Bien que je sois supposé représenter la raison de Kieran, ça ne veut pas dire que tout m’apparait comme rationnel autour de lui. Voyez, cette énergumène surnommée Elle semble en être le parfait exemple ; et si je sais que je n’ai guère d’expérience en termes d’interactions sociales (principalement parce que je n’ai tout simplement pas d’existence et qu’en ce sens je dois me baser sur les enseignements de Kieran qui sont, vous vous en doutez, quelque peu... foireux), je suis suffisamment conscient que le comportement de cette fille n’a rien de normal. Je suis persuadé qu’elle possède son propre chapitre dans la collection « le WTF expliqué aux nuls » et qu’elle illustre à la perfection le terme ; rien n’est cohérent, tout est bizarre et Kieran ne sait pas, de son côté, dans quel entre-deux il se situe à cet instant précis. Bien sûr, la réponse la plus évidente se lit sur son visage et se traduit par ses mains qui serrent sa peau jusqu’à tenter de lui couper toute once de circulation sanguine : il la déteste. Il la déteste pour ce qu’elle essaie de faire, il s’essaie même à l’exprimer – avec la conciliance habituelle qu’est la sienne – mais, sans surprise, il ne m’écoute pas quand il est question d’y ajouter une fermeté qui ne lui permettrait pas de remettre sa demande en question et de simplement y accéder. Non, elle n’a aucune envie d’arrêter, puisqu’il semblerait qu’il n’ait absolument pas compris la leçon. Oh, Elle. Bien sûr qu’il l’a compris – et en ce sens, il l’adore. Il l’adore parce qu’il ne cède pas à ses pulsions qu’on lui associe, celles qu’il a l’impression d’être le seul à renier et qui pourtant, sont attestées par des faits. N’est-ce pas lui qui a cassé le nez de ce Keith, un an plus tôt, parce qu’il sous-entendait avoir eu une relation avec son ex-fiancée ? N’est-ce pas lui qui a poussé parfois cette même ex, de manière un peu trop virulente quand ses propres gestes se faisaient agressifs ? N’est-ce pas lui qui se rend coupable de ne pas maîtriser une certaine violence à cet instant, alors que ses mains marquent toujours un peu plus la peau de la jeune femme ? Pourtant, il voit cela comme une victoire – et je l’aide, dans un sens, même si je ne concède évidemment pas à son opinion sur lui-même. Elle fait tout pour le faire réagir et d’autres n’auraient pas hésité un seul instant avant de se dégager de manière plus brutale ; peu importe si cela l’aurait déséquilibrée et inévitablement blessée. Hors de question qu’il soit responsable de quoi que ce soit, Kieran et sa neutralité générale se traduit aussi dans son propre comportement. Pourtant, j’ai accès à toutes les images qui défilent dans sa tête et je peux vous assurer que ça n’a rien de bien joyeux. La tête d’Elle vient rencontrer ce four au point d’en retrouver la pizza, parfois la variante suppose que ce plan de travail saura faire l’affaire et d’autres fois c’est le sol – classique, mais efficace. Il y a ces débris de verres qui sont utilisées contre elle (juste retour des choses, il plaidera la légitime défense de ce pauvre verre qui n’a rien demandé), il y a cette cheville qu’il pourrait peut-être briser avec suffisamment d’adrénaline, il y a tout ce qu’il aperçoit d’un regard et qui, dans son esprit agacé, saurait devenir une arme.

Mais comme souvent avec Kieran, son manque de réaction est la plus expressive de toutes et je l’en félicite ; car s’il finit par plaider coupable d’homicide involontaire (oui, dans tous les scénarios précédemment mentionnés, les chances de survie de la jeune femme sont inexistantes – à quoi cela servirait de rêver, sinon ?), je ne suis pas sûre de pouvoir lui être d’une grande aide dans pareille situation. Allez comprendre que mon rôle consiste à lui faire ouvrir les yeux sur certaines choses autant que l’aider à se reconstruire, mais je n’ai absolument aucune foutue d’idée du meilleur moyen de s’évader d’une prison haute sécurité. Autant s’abstenir d’une telle destinée, Halstead, tu seras gentil. Et n’allez pas croire que mes commentaires rendent la situation plus légère ; j’essaie de contraster les pensées de Kieran qui s’échappent et qui, comme trop souvent, ne visent qu’à lui faire du mal. Il est grandement aidé par les paroles d’Elle, qui insistent sur son manque évident (selon elle) de virilité. Oh, si tout était aussi simple. Et si seulement elle savait, peut-être que ses provocations s’arrêteraient là, peut-être qu’il n’aurait pas l’air aussi ridicule à se laisser dominer par quelqu’un qui pèse moitié moins que lui. Ses doigts n’ont pas l’air d’en avoir fini avec elle et c’est une certitude, alors que j’essaie de lui faire comprendre de lâcher prise. Que malgré les paroles qui blessent, malgré la situation pathétique et l’humiliation qu’elle vient de lui offrir, rien de bon ne peut sortir d’un excès de colère que je peine de plus en plus à contenir. Il est de mon devoir de le raisonner – mais comment faire quand il ne veut pas l’être ? J’ai l’habitude qu’il ne m’écoute pas, je ne m’en formalise même pas, mais d’ordinaire il n’est pas dangereux qu’il fasse la sourde oreille. À cet instant précis, malgré l’être inoffensif qu’il représente, je sais que tout ce qui se déroule dans sa tête est bien plus violent que tout ce qu’Elle pourrait imaginer. Calme-toi, Kieran et ne lui donne pas raison. Ne leur donne pas raison. Tu t’es laissé faire toute ta vie, est-ce vraiment le bon moment pour décider de rendre les coups ? Je ne crois pas, non et je sais qu’au fond tu en es tout autant persuadé. « Lâche-moi maintenant. J’ai pigé, t’as pas une once de testostérone ou d’violence là-dedans. J’te laisse la pizza, j’me barre. » Elle secoue son pied pour l’inviter à céder à sa demande, mais il n’y arrive pas, pas après cette dernière pique. Pourtant, elle a raison, Kieran. Il n’y a pas une once de violence là-dedans et il ne peut y en avoir. Je suis persuadé que si tu te voyais ainsi, tu serais le premier à avoir peur – parce que dans ta quête d’identité, tu ne peux clairement pas te situer de ce côté-là des choses. C’est répréhensible et c’est par conséquent absolument hors de question. Le minuteur du four le rappelle à lui et c’est seulement à cet instant qu’il lâche naturellement la cheville d’Elle. Sa main vient repousser son pied, tandis qu’il se glisse de côté pour finalement se relever, silencieux, son regard noir qui ne la quitte pas alors qu’il ne reformule pas la sienne, de demande. Qu’elle dégage d’ici et vite. Et lorsque c’est enfin le cas, qu’il en a l’assurance pour l’avoir accompagnée jusqu’à la porte, il verrouille celle-ci. La pizza restera sur le comptoir toute la nuit, dans l’indifférence, ses pensées visant à réfléchir à une explication adressée à son ancienne famille d’accueil quand il faudra justifier que le miroir de la salle de bain s’est réduit en dizaines de débris ; et le fait qu’il ne supporte plus son reflet fait partie de ces vérités qui ne sont pas bonnes à dire.

@Anastasia Williams  

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