| (aleph) when the fires have surrounded you |
| | (#)Ven 23 Oct 2020 - 20:40 | |
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@JOSEPH KEEGAN & ALFIE MASLOW ⊹⊹⊹ when the fires, when the fires have surrounded you, with the hounds of hell comin' after you, i've got blood, i've got blood on my name. Replaçant ses lunettes sur son nez du bout du doigt, Alfie fait glisser son stylo sur la feuille en papier devant lui, dessinant des arabesques irrégulières tandis que son regard ne quitte pas la page du livre ouvert devant lui. Un album de photos légué par sa mère, bien trop heureuse quant à la perspective que son fils puisse enfin avoir envie de conserver le moindre souvenir de cette famille pour oser demander le retour de celui-ci. Il n’a pas eu le cœur de l’avouer qu’il s’en fiche bien de l'aspect nostalgique du bouquin et que sa volonté ne touche à aucune mélancolie, mais à un désir de faire travailler sa mémoire encore défaillante, plus d’un an après cette nouvelle agression. Alors, assis à son bureau, l’anthropologue tente de lister les prénoms de tous ceux qu’il parvient à reconnaître sur les photos – et pour une famille aussi religieuse et impliquée dans un grand nombre d’activités adjacentes, il y en a, du monde, sur ces photos. Bien trop à son goût et à celui de ses capacités qui mettent le holà alors qu’il essaie tant bien que mal de forcer les choses pour compléter la feuille de papier déjà froissée de nombreuses fois sous l’agacement. Si Jules était là, nulle doute qu’elle aurait volontiers partagé un de ses speechs inspirants visant à le réconforter quant au fait que n’importe qui n’arriverait pas à se souvenir de l’identité de tous ceux qu’ils ont l’opportunité de croiser au cours d’une vie et qu’il ne fait pas exception à la règle. Et bien sûr qu’Alfie le sait, d’autant plus avec sa manière d’être qui fait qu’il se préoccupe si peu du reste du monde que la grande majorité des personnes qu’il a pu rencontrer n’ont pas laissé une empreinte suffisante pour qu’il prétende se souvenir d’elles (il n’essaie même pas lorsqu’elles sont face à lui, pourquoi le faire quand il est seul ?). Les prénoms, les visages, ce sont des aspects qu’il est en mesure de retenir lorsqu’il le veut, le problème réside donc plus dans le fait qu’Alfie n’a pas d’intérêt à se surcharger avec des gens qui, eux, sont désintéressant au possible. Mais ce constat ne l’aide pas à être moins sévère avec lui-même, car cet agacement est avant tout dicté par la colère. La colère de ne pas être celui qu’il désire et la prise de conscience qu’il ne le sera probablement plus jamais. Si jusqu’ici ce n’était qu’une question d’emploi qui brimait sa liberté, c’est désormais quelque chose de bien plus handicapant, bien plus grave, parce qu’il s’agit de facteurs sur lesquels il n’a aucune prise : il ne peut pas se contenter de claquer des doigts pour que son système cognitif daigne être coopératif. Il ne l’est plus depuis une année, il ne le sera probablement plus jamais et ce constat ne fait qu’accentuer l’amertume d’un Alfie qui se réfugie dans de vieux travers qu’il pensait avoir abandonnés.
Joseph s’apprête à en faire les frais ; même si l’on pourrait croire que le désir de vengeance du plus jeune quant à l’origine de son agresseur surpasserait tout le reste. Et à le voir s’affairer à rendre les lieux agréables, après avoir abandonné ce livre de souvenirs dans un coin, petite tarte concoctée avec amour au four et apéritifs élaborés en cours de préparation, il serait judicieux de se questionner si la régression d’Alfie est véritablement un problème. Pourtant, comme chaque acte d’apparence désintéressé du brun, il y a une idée sous-jacente qui ne vise que ses propres intérêts. Aujourd’hui, le besoin d’être sur un pied d’égalité avec Joseph et de lui demander les réponses aux questions qu’il s’est posé pendant une (trop) longue année. La principale n’a donc jamais été qui, puisqu’en réalité comme il l’a admis à Lily il savait pertinemment que son meilleur ami fut derrière ce tel déferlement de haine. Il s’en est fait des ennemis au cours des années, Alfie, mais jamais personne n’aurait frappé avec autant de rage que Joseph. Il voulait lui laisser le bénéfice du doute, la satisfaction de se condamner tout seul ; mais même ça, son imbécile et lâche ami n’a pas été capable de le faire. Alors Alfie lui offre une ultime chance, chance qui vise aussi à répondre à la question la plus importante, celle qui lui permettra (enfin) d’avancer : pourquoi ? Car il ne se souvient pas, l’anthropologue, des raisons qui auraient pu amener Joseph à réagir ainsi. Oh, il se doute qu’il n’est probablement pas innocent à son sort, sa grande gueule et son égoïsme caractéristiques faisant de lui une cible privilégiée, mais sans autres éléments, difficile pour lui de prendre la pleine conscience de ses erreurs. Erreurs est un terme d’ailleurs inadéquat, puisqu’il saura probablement les justifier, non pas pour les excuses comme la plupart le ferait, mais simplement parce qu’il assume la majorité de ses actes, Alfie, c’est un point sur lequel on peut s’agacer autant qu’apprécier. Il n’a jamais cherché à s’excuser d’être qui il est, ni ses réactions qui façonnent sa personnalité ; et même aujourd’hui, en sachant qu’il sera peut-être confronté à ses pires aspects, l’anthropologue ne compte pas baisser sa garder simplement pour flatter son ami. Est-ce qu’il l’a fait, lui ? Est-ce qu’il y a pensé quand il propulsait avec toute sa vigueur sa tête contre l’évier ? Avec une telle force que celui-ci a dû être remplacé ? Non. Il ne s’est pas excusé sur le moment, il ne s’est pas excusé après, Alfie retient la leçon et offrira la même à son ami, peu importe la teneur de ses accusations qui viseront à justifier son acte.
Acte qui est pourtant déjà pardonné. Il n’est pas rancunier, Alfie, c’est peut-être l’une des seules qualités qu’on peut mettre exagérément en avant le concernant. Il ne s’offusque pas des attitudes des autres, conscient que les siennes sont souvent pires : ce qui fait de lui un très bon client du pardon. Fort heureusement pour Joseph, car d’autres n’auraient pas hésité à parler en premier lieu à la police avant de se confronter au principal concerné. D’autres auraient certainement cherché à lui tendre un piège avec une invitation d’apparence anodine. Et si Alfie est effectivement fourbe, qu’il n’a aucun mal à manipuler les autres et ne s’en prive pas, l’invitation est sincère ; il tient à ce que son ami se présente. Certes, il a menti sur la forme et ils ne seront que les deux, mais cela leur permettra d’avoir une discussion sans prendre le risque d’être interrompus, discussion que Joseph aurait probablement rejeté en connaissant les véritables intentions de son ami (l’est-il toujours ?). Alors, il l’est, sournois, mais Alfie choisit minutieusement ses moments. Et, à cet instant précis, ça n’en est pas un, alors que la sonnette résonne et qu’il se précipite avec un engouement non-feint pour accueillir son meilleur ami. « Hé, salut ! » Un large sourire aux lèvres, Alfie se décale pour laisser entrer son ami. [color:01d2=#darkseagreen]« Tu connais le chemin. » Il souligne tandis qu’il s’empresse de verrouiller derrière lui, se justifiant par un « pardon, vieux réflexe » lorsqu’il croise le regard de Joseph, mais ayant besoin de laisser la porte bien fermée pour son propre bien. « T’es le premier, Jules est encore en train de faire quelques courses. » Il ajoute, tandis qu’il le rejoint jusqu’à la cuisine près de l’entrée. « Ça tombe bien, tu vas pouvoir être mon... » Et s’il arrive à nouveau à faire des phrases sans s’interrompre à chaque mot, bien que son débit sera toujours ralenti, Alfie se perd lorsque le terme qu’il désire employer est plus complexe que son vocabulaire journalier. « ... commis ! » Il s’exclame avec joie lorsqu’il trouve ses mots, se remettant à table pour finir de piquer les tomates et la mozzarella ensembles. « Comment tu vas ? J’ai l’impression que ça fait une éternité. » Il ajoute par la suite, tandis que son regard se relève vers Joseph et que la sincérité sur son visage n’est pas feinte. Oui, il est heureux qu’il soit venu, véritablement heureux.
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| | | | (#)Ven 23 Oct 2020 - 21:58 | |
| L’invitation avait fait vibrer son téléphone sans qu’il ne s’y attende. Il avait presque sursauté, à moitié endormi devant un mauvais film qui passait ce soir-là à la télévision. Il faut le comprendre : cela faisait plutôt longtemps qu’il n’avait pas reçu un message et la surprise avait été d’autant plus grande lorsqu’il avait observé le nom d’Alfie sur le petit écran de l’appareil. Il avait longtemps fixé les mots qu’il lui avait envoyés en se mordant le bout de la langue, mauvaise habitude qu’il a adoptée lorsqu’il se met à trop longtemps réfléchir. C’était bizarre. Son ami l’invitait à diner chez lui cette semaine, une sorte de pré-anniversaire, comme si la véritable date de cette célébration avait été effacée du calendrier cette année. Par réflexe, le garçon avait jeté un coup d’œil à la date actuelle, se rappelant avec justesse du premier novembre, cette journée durant laquelle il n’oubliait jamais d’envoyer un message à Alfie pour lui souhaiter une agréable journée même lorsqu’ils ne s’étaient pas vus depuis l’éternité. L’anthropologue restait son premier véritable ami, jamais il ne pourrait l’effacer de sa vie.
Pas même lorsque la plus brutale des confrontations tente de les séparer. Il ne peut pas lâcher prise, cet imbécile. Il faudrait qu’il lui coupe les mains pour qu’il ne réponde pas à l’invitation d’Alfie en jouant la comédie qui fait partie de sa vie depuis un an : il est l’innocent ami d’enfance qui répondra présent si on le demande à la barre (voyez ici la petite métaphore). C’est donc après avoir hésité seulement dix secondes qu’il confirme son intérêt pour cette soi-disant petite fête, priant toutefois pour ne pas être celui qui doit ramener le vin. Il ne peut pas se permettre une bouteille de bonne qualité et il ne ferait probablement pas fureur s’il ramenait la marque la moins chère trouvée à l’épicerie. Par prudence, il s’assure aussi de ne pas être le seul invité et Alfie lui confirme que ce ne sera pas le cas. Alors, sceptique mais heureux, il avait rangé son téléphone dans sa poche, avait croisé ses bras contre sa poitrine et avait reposé son attention sur le mauvais film, incapable de suivre l’histoire, trop profondément plongé dans ses pensées.
Il aurait été stupide de ne pas songer une seconde à l’éventualité que cette soirée soit une sorte de piège tendu vers lui. Un chasseur tendant une grappe de fruits rouges à un petit lapin maigre et affamé. Sa dernière balade en nature avec Alfie ne s’était pas terminée dans la peinture rose. Elle avait laissé des marques sur son avant-bras, des marques bien plus profondes que celles que lui affligent les piqûres de bonheur artificiel. Il avait passé la journée entière derrière des barreaux qui l’avaient protégé de lui-même. Il avait supplié à ce qu’on l’enferme parce qu’il ne pensait plus avoir la force de combattre son envie de s’injecter une quantité fatale de cocaïne. Ça aurait été tellement facile. Il aurait serré les dents quelques secondes en attendant que le sommeil profond l’absorbe dans son antre confortable et personne ne sait s’il se serait réveillé par la suite. Il n’aurait plus à supporter la vision du visage déformé et ensanglanté d’Alfie ni les remords qui le bouffent de l’intérieur depuis ce jour-là.
Mais Alfie n’est pas le genre de chasseur à s’attaquer à une proie aussi vulnérable.
Observant son reflet, Joseph tente de faire un peu d’ordre dans sa tignasse emmêlée. La salle de bains et plongée dans un brouillard chaud et il doit sans cesser essuyer le miroir avec sa serviette pour ne pas perdre son visage dans la condensation. Il se dit qu’il aurait grand besoin d’un barbier mais il se résout à simplement glisser sa main dans le tiroir du comptoir pour en sortir son trimeur. Il sait qu’il ne peut pas raser sa barbe en entière : la dernière fois qu’il s’y est risqué, il est tombé nez-à-nez avec un horrible squelette. Il vaut mieux pour lui de cacher le manque de chair dans ses joues rongées par le manque d’appétit. Toutefois, pour les cernes, il ne peut pas faire grand-chose : seulement blâmer son manque de sommeil qui est en partie responsable de cette gueule qu’il affronte tous les matins.
Il aurait aimé pouvoir se vêtir des beaux habits que lui a offerts Gabriel quand il l’a embauché pour cet emploi honnête. Le costume lui allait bien, ainsi que la cravate, mais il n’a même pas besoin d’essayer l’ensemble pour savoir qu’il flottera entre ses tissus trop larges. Il avait été fabriqué sur mesure et, à cette époque, il y avait encore bien des muscles enroulés autour de ses os. C’est donc avec un agacement visible qu’il enfile ses habits habituels, du moins, ceux qui sont en meilleur état. Il veut faire des efforts, et, évidemment, il ne jette pas un seul coup d’œil au t-shirt qu’il portait le jour où il est venu porter les clefs à Alfie. De toute façon, il ne l’a presque plus jamais remis, ce vêtement au parfum de sang. Il l’aurait jeté s’il avait les moyens de refaire sa garde-robe. « J’vais diner chez Alfie. » Le garçon dit en sortant finalement de sa chambre. Il glisse dans ses poches son portefeuille et son téléphone, ne souhaitant pas s’encombrer de son sac à dos. « J’pense pas revenir trop tard mais j’t’envoie un message si y’a un changement de plan. » Il ajoute en contournant la cuisine dans laquelle se trouve Deborah, occupée à se servir une boisson. Il passe une dernière fois devant un miroir pour replacer ses cheveux – il devrait abandonner, en fait – et il sort de l’appartement après avoir souhaité une bonne soirée à sa meilleure amie.
« Hé, salut ! » La porte s’ouvre à peine cinq secondes après que le doigt de Joseph ne se décolle de la sonnette. Il avait longuement observé la façade de l’appartement, légèrement mal à l’aise de la retrouver. Son instinct lui avait soufflé de jeter un coup d’œil dans la rue pour chercher d’autres voitures mais il n’en avait pas trouvé : peut-être que les autres invités avait opté pour les transports en commun. « Salut ! » Il répond finalement après s’être vaguement figé par la surprise de voir Alfie si rapidement. Ce dernier l’invite à entrer, ce qu’il fait en enfonçant instinctivement ses mains dans ses poches afin de cacher la nervosité dans ses mains. Son regard se pose naturellement là où il a abandonné le corps ensanglanté d’Alfie, il avale de travers, se racle la gorge, et redresse la tête en constatant que son ami a préféré fermer à clef derrière lui. « T’inquiète, j’comprends. De toute façon, Jules a sa clé, j'imagine. » Il répond, esquissant un sourire rassurant, quand son ami lui explique que c’est devenu un réflexe de verrouiller la porte. Ce qu’il ne sait probablement pas, c’est qu’il a déjà laissé entrer celui qui lui a imposé cette nouvelle habitude. « Oh, c’est pour ça que je trouvais ta rue un peu vide. » Il est le premier arrivé, alors. Mais il y aura bel et bien d’autres invités, comme il avait confirmé. L’enthousiasme d’Alfie semble bien réel lorsqu’il lui propose – ou lui impose – de l’aider à terminer ce qui ressemble à des hors d’œuvre à base de tomate (il n’est pas un grand chef, Joseph, lui il ne voit que des tranches de tomates et un bloc de fromage blanc). « Oui, avec plaisir. » Il a l’impression de lui devoir bien plus qu’un coup de pouce pour assembler les hors-d’œuvre, de toute façon. Alors, naturellement, il se dirige vers la cuisine pour se laver les mains. Son cœur se serre dangereusement lorsqu’il remarque que le lavabo a été remplacé. Il compte sur l’odeur du savon pour lui changer les idées tandis qu’il s’empresse de quitter la cuisine qu’il déteste désormais. Il s’installe à table, face à Alfie. « Comment tu vas ? J’ai l’impression que ça fait une éternité. » Plantant un petit pic en bois dans une première tomate il secoue la tête de bas en haut, toujours incapable de répondre sincèrement à cette question : « Oh, ça va, tu sais. Ça fait p’t’être une éternité, mais j’ai rien de neuf à t’raconter. » Enfin, rien de neuf dont il peut lui parler. Il travaille à nouveau pour une organisation criminelle, son addiction est de pire en pire, sa relation avec sa sœur stagne au niveau zéro… Que de bonnes nouvelles, quoi. « Et toi ? » Il demande en retour, se risquant à passer un commentaire qui se veut encourageant mais qui cache une montagne de culpabilité : « Tu n’as pas bégayé. Tu t’améliores, c’est cool. » Ta gueule Joseph. « Enfin, tu parles plus clairement, je veux dire. Moi aussi j’aurais longtemps cherché le mot commis. » Il ajoute, s’empressant de piquer un morceau de fromage pour se distraire et ainsi cesser de trop réfléchir.
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| | | | (#)Mer 4 Nov 2020 - 13:26 | |
| Cela peut sembler paradoxal, pourtant si Alfie n’est pas rancunier, il ne saurait se passer d’une vengeance en bonne et due forme, quand bien même il a déjà pardonné à la personne qui devient alors sa cible. Dans sa vision des choses, les deux ne sont pas incompatibles ; et le pardon peut aller de pair avec la volonté de blesser volontairement. Le pardon est une chose ; la leçon qui en découle en est une autre et c’est très exactement dans cette optique que se dessine la deuxième option. La vengeance n’a pas tant pour but de l’aider à se sentir mieux que de se mettre à égal – et que les blessures causées, tant physiques que psychologiques, soient comprises par les deux partis. Il n’y a pas meilleure explication qu’une démonstration selon lui ; et c’est la raison des diverses escalades de mauvaises décisions qui ont rythmé sa vie. D’abord avec Amelia au moment où il a tenté de s’émanciper de cette éducation trop stricte : leur relation n’était qu’un jeu où l’un et l’autre se faisait subir les pires outrances simplement par volonté que l’autre comprenne et non pas pour le détruire. Il en va de même dans ses relations actuelles, même avec Jules, où chaque déception s’accompagne d’un retour de bâton. Il sait que ce n’est pas sain pour le commun des mortels, mais ce n’est pas ce qui l’empêche de vivre et faire subir les choses à sa façon. Il a toujours été ainsi, Alfie, se fichant bien de l’opinion extérieure qui pourrait être émise sur ses comportements pourtant régulièrement considérés comme inappropriés. Et lui-même a conscience qu’ils le sont, parfois, souvent, même. Mais ça ne l’arrête pas pour autant, parce qu’aussi inapproprié qu’ils soient, ils sont justifiés – et dès le moment où il peut justifier les choses, il n’y a plus de barrières qui l’empêchent d’agir comme il le souhaite lui, et seulement lui.
Alors oui, bien sûr que le désir de vengeance n’a pas quitté son esprit et s’est très vite pensé dès lors qu’il a été en mesure de comprendre la situation qui était la sienne à son réveil et qu’il a pu prendre du recul sur les événements. Le recul a été aussi vite pris que la décision s’est imposée : sa vengeance, il était motivé à l’obtenir. Il a souvent imaginé le contexte de celle-ci. Il s’est surpris à imaginer divers scénarios lui étant favorables, tous à partir de la même base selon laquelle le cambrioleur à l’origine de ses blessures serait arrêté – quand bien même cette hypothèse lui est vite apparue comme peu probable. Il s’est imaginé lui rendre la pareille avec une violence plus virulente encore (question d’être celui ayant le dernier mot, ainsi qu’un esprit de compétition bien trop exacerbé pour son propre bien), il s’est imaginé avec une défense si convaincante au procès que l’accusé n’aurait pas pu échapper à la plus lourde des peines. Il s’est imaginé d’autres scénarios bien plus insidieux, où une fois l’identité du coupable dévoilée, il n’aurait pas réagi à chaud et se serait contenté de se frayer une place dans sa vie pour mieux la détruire sur le moyen terme, très exactement comme cela s’est passé pour lui. Car il n’y a pas eu que les coups ; les stigmates de ceux-ci ont très vite disparus. Mais le reste des séquelles, elles, ont perduré et perdurent toujours, empêchant l’anthropologue de clore ce chapitre qui ne demande qu’à l’être. Oui, dans son imaginaire, les choses s’exécutaient parfaitement ; et il aurait obtenu la vengeance tant désirée, peu importe les moyens pour y parvenir. Rien ni personne n’aurait pu le dissuader et, en réalité, il en est encore convaincu.
Pourtant, si l’annonce de l’identité de son bourreau ne l’a pas surpris outre-mesure, force est de constater que cela a imposé une remise en question de ses désirs et, surtout, un argumentaire féroce pour que le contre pèse plus que pour le pour, afin de préserver cette amitié déjà bien bancale et pourtant ô combien précieuse pour l’anthropologue. Et fait rare ; la raison a pesé plus que l’envie : et c’est bien une dernière chance qu’Alfie offre à son ami aujourd’hui, sous ce faux prétexte, pour qu’il décide du sort qui sera le sien. Quant à savoir si ce mensonge perdurera encore des mois durant ou si la possibilité d’une porte de sortie est utilisée par le plus vieux. Parce qu’il n’est pas rancunier, Alfie. Il ne l’est pas, pour autant il ne justifie pas les actes de son ami et pire encore, il n’oublie pas. Les coups n’ont pas été un problème, habitué à en recevoir autant qu’à en donner, le mensonge et le jeu qui s’en est suivi l’ont été, par contre. Pas tant parce qu’il prône l’honnêteté (ce qu’il fait, d’ordinaire), mais parce qu’il a été la victime d’un jeu de manipulation qu’il a lui-même inventé et que cette sensation d’être pris à son propre jeu est des plus désagréables. Et les explications qui sauront le satisfaire ne résident pas tant sur la rage qui a poussé Joseph à le défigurer que sur l’audace qu’il a eu de continuer à se positionner comme un ami alors qu’il n’était qu’un bourreau durant tout ce temps. Son sort n’est donc pas acté ; mais Alfie ne le laisse pas quitter son appartement sans qu’il ne le soit.
Ainsi, son enjouement n’est pas feint ; il est heureux quant à cette confrontation qui s’annonce. Impatient, surtout, même s’il sait se tenir pour que cela ne soit pas flagrant. La porte s’ouvre alors sur un Alfie au sourire des plus sincères, aux réflexes encore bien tenaces – et tant mieux que Joseph y assiste, dans un sens. « T’imagines bien. » Il glisse en réponse à son ami, tandis que celui-ci s’étonne du peu de voitures dans la rue. « Ouais, c’est bien possible. Je t’avoue que je sais plus trop quelle heure j’ai donné à qui, il va y avoir autant de ponctuels que de... » Allons, voyons, ça n’est pas si complique. « ... retardataires. » Bien sûr, Joseph fait partie de cette première catégorie et sera le seul à être classé, en réalité, mais il n’a pas à le savoir. Autant qu’il n’a pas à savoir qu’Alfie se fiche bien de ces préparations devant leurs yeux, mais cela lui semble être un début bien moins confrontant et le but n’est pas de faire fuir Joseph (même s’il ne le pourrait pas, de toute évidence). Le regard de l’anthropologue s’attarde un peu plus sur la silhouette de son ami près du lavabo, avant qu’il ne se replonge sur les tomates alors qu’il vient s’asseoir à la table de la cuisine. Une question anodine entame la conversation, un premier élément entre les mains de Joseph qui, sans surprise, ne sait qu’en faire. Un point pour Alfie. « Vraiment ? T’occupes toujours tes journées de la même façon, à la... ? » Sandwicherie. « Enfin, excuse-moi. Ma mémoire me fait encore défaut et je me souviens pas de notre dernière conversation. Ni des précédentes, en fait. » Il souligne avec un haussement d’épaules désintéressé alors qu’il pique à nouveau les tomates. « Ouais, en même temps ça fait des mois que je vais chez un logopédiste, il était temps que ça commence à faire effet. » Il rit légèrement à sa réflexion, avant de reprendre la parole : « C’est gentil de me rassurer. Mais c’est... » Compliqué, pénible ? Non, pas assez fort. « ... affligeant, d’avoir encore autant de peine à trouver mes mots et d’avoir tous ses trous de mémoire à tout moment. » Autant en terme de vocabulaire que de souvenirs, mais ça, Alfie ne le dit pas, parce que c’est une autre conséquence des coups portés par son ami : il peine à avoir un débit rapide, il s’épuise à réfléchir et il ne peut plus parler avec la même aisance qui le caractérisait il y a un an. Merci, Joseph. « On m’a parlé du syndrome anniversaire, il paraît que quand t’approches la date de l’événement, tu ... disjonctes un peu. Ça fait un an, ça colle. » Il précise, avant de relever le regard vers Joseph un bref instant. « Mais je crois que la police a une piste, je dois passer la semaine prochaine. Alors si ça se trouve, d’ici deux semaines je serai un homme... nouveau et tout sera comme avant s’ils trouvent le coupable. » Oui, l’espoir fait vivre. Et si l’optimisme l’a souvent caractérisé, il n’en est désormais plus rien. Merci encore, Joseph.
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| | | | (#)Dim 8 Nov 2020 - 21:47 | |
| Il est nerveux, anxieux, soucieux. Une petite clochette a tinté en plein milieu de son crâne en même temps qu’il a reçu le sms d’Alfie quelques semaines plus tôt. Il savait que ce n’était pas une bonne idée d’accepter une telle invitation chez lui. La dernière fois qu’il a mis le pied dans cet appartement, c’était pour en sortir avec les mains couvertes de sang. Mais il est têtu, Joseph, et, même s’il s’était promis de ne plus jamais approcher celui qui l’a transformé en monstre au gré de ses sourires et de ses sarcasmes, il n’arrive toujours pas à tourner la page. Parce qu’il y a l’impression qu’il n’y a plus qu’Alfie qui le rattache à ses derniers souvenirs de jeunesse. Il n’y a ni parent, ni sœur qui se fait invisible aujourd’hui et depuis toujours. Il s’imagine seulement le visage de son meilleur ami quand il ferme les yeux pour mieux contempler son passé et les quelques moments qui l’avaient fait sourire. Il n’y avait qu’Alfie qui lui faisait oublier pendant un moment que, quand il rentrerait le soir cinq minutes en retard, ce ne seraient pas des baisers et des câlins qui l’accueilleront.
Oh, Alfie. Tu ne comprends pas à quel point le grand imbécile que tu es compte pour moi. Même quand tu joues ce rôle du pire des connards, même quand tu rejettes toute la faute sur moi alors que les torts sont partagés ; ils l’ont toujours été. C’était toi et moi, moi et toi, dans les bons moments mais encore plus dans les pires. Je n’arrive pas à laisser le vase brisé. Je dois le recoller, je dois espérer que les choses redeviendront comme elles l’étaient lorsque ton sourire alimentait le mien et quand tes bêtises me faisaient rire comme s’il n’y avait pas de lendemain. T’étais un frère, le seul que j’ai eu, celui que je n’aurais pas dû perdre.
La porte se ferme derrière lui une fois qu’il pénètre dans l’habitacle qu’il espère un jour apprécier à nouveau. Cet appartement l’a hébergé pendant des mois, il y a trouvé confort, chaleur, drôle d’odeur qui a imprégné les murs, les meubles, les vêtements de l’anthropologue et ceux de Juliana. Le parfum est exactement le même qu’avant. Une année a passé mais rien ne semble avoir changé : sauf ce lavabo qui a été remplacé dans la cuisine. « Ouais, c’est bien possible. Je t’avoue que je sais plus trop quelle heure j’ai donné à qui, il va y avoir autant de ponctuels que de... retardataires. » Détachant son regard de la grande salle lumineuse, il esquisse un mince sourire en observant son ami du coin de l’œil. Il hoche la tête, rassuré de savoir que, s’il est le premier arrivé, c’est seulement parce qu’il n’a pas perdu sa ponctualité. Il veut bien croire sur parole son ami. Il a perdu la mémoire, pas vrai ? Il ne se souvient que du bon. Joseph serait presque jaloux de lui parce qu’il peine à repousser le négatif dans lequel il se noie tous les jours. Et la seule bouée qui fonctionne pour lui en ce moment a la forme d’une seringue. Naturellement, Alfie lance la conversation - il a toujours été le plus bavard et c’est parfait pour Joseph qui, lui, n’a pas beaucoup de choses à dire depuis que la grande majorité de son vocabulaire se fait broyer par des marmonnements. « Vraiment ? T’occupes toujours tes journées de la même façon, à la... ? » Fronçant les sourcils, il attend la suite de la phrase mais celle-ci ne vient pas. Il est toutefois assez lucide pour comprendre où il voulait en venir et, effectivement, Alfie semble avoir perdu beaucoup de morceaux de sa mémoire. Cela doit faire plus de deux ans qu’il ne prépare plus de sandwichs. « Enfin, excuse-moi. Ma mémoire me fait encore défaut et je me souviens pas de notre dernière conversation. Ni des précédentes, en fait. » Tant mieux. « Oh, t’inquiète Ali. » Aoutch, le surnom maudit. « Je crois que la dernière fois qu’on a discuté, j’étais encore garde du corps pour une agence de mannequinat. » Il se secoue les puces, léger spasme nerveux qui trahit son inconfort de mentir de la sorte. Habituellement, il le fait avec la facilité d'un homme qui a fait du mensonge son métier mais, devant Alfie, c'est différent.« Et c’est encore le boulot que je fais alors… Comme je t’ai dit, y’a pas vraiment d’neuf. » Cela fait des mois qu’il utilise Gabriel, son ancien patron, comme alibi. Jusqu’à présent, il ne s’est jamais emmêlé dans ses propres histoires. C’est bien lui qui possède une excellente mémoire, il doit savoir l’utiliser même si cette dernière est plutôt un énorme fardeau actuellement. Souhaitant changer de sujet pour ne pas trop se perdre dans les mensonges, Joseph complimente son ami. Il semble avoir fait beaucoup de progrès, ses phrases sont plus fluides qu’avant. « Ouais, en même temps ça fait des mois que je vais chez un logopédiste, il était temps que ça commence à faire effet. » Oui, c’est bon, Alfie. Il sait. Par sa faute, tu dois voir un logopédiste, par sa faute tu as des trous de mémoire à tout moment, par sa faute tu souffres tous les jours. « Oui, je comprends. Mais il faut voir le bon côté des choses, j’crois. J’suis certain que d’ici quelques mois tu seras comme avant. » Il marque une pause, plante à plusieurs reprises un petit bâtonnet en bois dans une tranche de mozzarella. « Enfin, comme avant… J’veux dire, t’es encore comme avant mais disons que… Tu me comprends, j’suis certain. » Sa phrase se termine en un souffle précipité, comme s’il souhaitait à nouveau changer rapidement de sujet. Il n’y a vraiment aucune conversation qui le rendra à l’aise, avec Alfie. Il a bien hâte que d’autres invités fassent leur apparition. Ils auront certainement d’autres choses à dire. « On m’a parlé du syndrome anniversaire, il paraît que quand t’approches la date de l’événement, tu... disjonctes un peu. Ça fait un an, ça colle. » Raclement de gorge, sourire nerveux, hochement de tête compréhensif, puis énième tentative de diriger le voilier dans une autre direction : « Ouais, clairement, mais c’est ton anniversaire bientôt, c’est ça l’important ! Tu as prévu de fêter plus tôt parce que tu as quelque chose de prévu le premier novembre ? » Il l’interroge, fier d’avoir trouvé cette petite porte de sortie. « Mais je crois que la police a une piste, je dois passer la semaine prochaine. Alors si ça se trouve, d’ici deux semaines je serai un homme... nouveau et tout sera comme avant s’ils trouvent le coupable. » RRRRRRRRRRRRRRRRRRRR. Concentration, concentration. La nouvelle lui fait l’effet d’une bombe atomique dans l’estomac mais il serre les muscles, la mâchoire, il colle ses pieds au sol, gratte le parquet avec ses orteils pour contenir l’explosion dans son ventre. Il ne se rend pas compte qu’il exerce une trop grande pression sur le cure-dent et ce dernier, après avoir traversé la chair d’une tomate, vient se planter dans le bout de son index. Il sursaute légèrement mais ferme rapidement les poings pour dissimuler la minuscule blessure. Ses yeux se redressent pour s’attacher à ceux d’Alfie, qui l’observe comme un vautour attendant qu’il crève pour lui arracher la peau et le dévorer miette par miette. « Ah oui ? Quel genre de piste ? Des empreintes ? Des cheveux ? J’espère vraiment qu’ils le trouveront parce que tu le mérites, clairement. Y’a vraiment des malades en ville. Ça m’dégoûte d’me dire qu’il s’promène en liberté depuis tout c’temps. Putain. » Tu en fais trop là.
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| | | | (#)Dim 22 Nov 2020 - 16:20 | |
| Les mensonges font partie intégrante de sa vie. En ce sens, il ne devrait pas être étonné qu’on lui en adresse ; de la même manière qu’il ne devrait pas s’offusquer que Joseph décide de faire de lui la cible privilégiée de ses omissions. Dans d’autres circonstances, probablement que son esprit altéré s’en serait réjoui : l’élève aurait surpassé le maître et l’anthropologue aurait eu un adversaire à sa hauteur pour valoriser cette valeur considérée comme intolérable dans cette société dans laquelle aucun d’entre eux ne se retrouve. Oui ; son désir de vengeance est autant dû à un besoin d’égalité qu’à une volonté de trouver une autre méthode à l’habituelle concernant son besoin d’adrénaline. D’ordinaire, il se l’injecte dans les veines ; mais il ne le peut plus, Alfie et si les années ont passé, il ne sait toujours pas faire le deuil de cette façon de faire – il n’y arrivera jamais, alors qu’il perçoit encore l’excitation autant que le désarroi qui l’avaient envahi lorsque la poudre magique de Joseph s’était collée à sa peau. Lorsqu’il avait dû lutter contre l’envie de passer sa langue sur ses lèvres autant que sur son besoin irrépressible d’ôter son t-shirt pour le coller contre son nez et s’assurer qu’aucune poussière ne serait perdue. Il avait lutté ; il aurait pu se persuader que le simple fait d’avoir réagi serait source d’éloges et contribuerait à se sentir victorieux : mais il s’était surtout senti perdant, et ce ne sont que lorsque les coups ont été portés qu’il a enfin épousé ce rôle de gagnant tout désigné malgré les allures de défaite de la situation. Joseph avait réagi, Joseph les mettait enfin sur un pied d’égalité et jamais plus Alfie n’aurait à se sentir redevable auprès de son ami. Alors, ça valait bien quelques os cassés, ça valait bien cette adrénaline plus efficace que jamais de par la douleur dans laquelle elle avait été infligée – et c’était une autre addiction qui s’était réveillée ce jour-là ; ce n’était plus la substance, mais la souffrance qu’il s’infligeait d’ordinaire et à laquelle son meilleur ami avait décidé de contribuer qui était devenue à nouveau essentielle à son quotidien.
Ainsi, que son ami le berce d’illusions n’est pas un réel problème. Qu’il se condamne lui-même en précisant qu’il « était encore » garde du corps avant de se contredire quant au fait qu’il s’agit toujours de son statut, qu’il lui fasse croire que sa situation s’améliorera, qu’il use du même espoir, factice, que tout le monde lui adresse, n’est pas un problème. Pour preuve, il entrecoupe ses réflexions de quelques haussements approbatifs, de fins sourires, parfois même de consolation : « t’inquiète, je comprends, oui » et autres « rien de prévu, non » qui lui permettent de contribuer à la conversation tout en scrutant son ami. Et d’afficher un sourire, large, sincère, presque euphorique, qui traduit de l’état de l’anthropologue. Ses yeux ne quittent plus son ami, ennemi, il ne sait plus vraiment, tandis qu’il glisse un « merci, Joseph » là-aussi de toute sincérité. La gratitude est surprenante, mais entière.
Merci Joseph, de te préoccuper de moi. Merci Joseph, d’être un aussi mauvais acteur. Merci Joseph, de m’ôter tous les regrets qui pourraient être les miens.
Oui, les mensonges de Joseph peuvent être pardonnés, en fin de compte. Encore plus quand ils sont surpassés par ceux d’Alfie.
Personne d’autre n’est convié à la fête – l’évidence même, le plus petit mensonge parmi les autres. Il n’a jamais eu l’intention de célébrer son anniversaire, pas plus qu’il n’a eu l’intention de pardonner à Joseph sans s’assurer au préalable que celui-ci comprenne la leçon. Que s’il veut s’attaquer à plus malin que lui, il vaut mieux imaginer tous les scénarios susceptibles d’aller à l’encontre de la manière dont son plan est supposé se dérouler. Que s’il veut s’attaquer à plus tordu que lui, surtout, il veut mieux avoir l’intelligence de pouvoir rivaliser – Joseph ne la possède pas, pas plus qu’il peut se permettre de croire qu’Alfie est une force tranquille sur qui les événements glissent sans conséquences. Ils en ont toujours et son ami va l’apprendre à ses dépens.
C’est un vieux réflexe que de verrouiller cette porte – ça ne l’est pas, en réalité, pas plus qu’il s’agit d’une volonté de s’assurer de piéger son ami au sens propre comme au sens figuré. Il ne sortira pas de cet appartement indemne et il ne pourra s’en prendre à personne d’autre que lui-même. Il est venu ici en toute connaissance de cause ; s’il avait peur que ses actes ne soient retournés contre lui, jamais il n’aurait dû accepter une rencontre dans les lieux qui ont marqué la fin de leur amitié.
Et si Alfie a menti à Joseph, il ne s’est pas menti à lui-même.
Il a besoin de laisser la porte bien fermée pour son propre bien ; parce qu’il ne saurait tolérer que Joseph lui échappe – l’a-t-il pu, lui, lorsque ce dernier s’est rendu coupable d’un tel déferlement de haine ? Lui a-t-il laissé une porte de sortie, un moyen de s’évader ? Il l’a piégé autant qu’Alfie s’apprête à le piéger ; l’argument est irrecevable, les regrets seront inexistants.
Sournois, Alfie choisit ses moments. À cet instant précis, lorsqu’il a ouvert la porte, ça n’en était pas un. C’est avec un engouement non-feint qu’il s’est précipité vers son ami ; oui, il est heureux qu’il soit venu. Et sa joie n’était effectivement pas feinte ; elle ne l’est toujours pas alors que le plan se met en place, alors que sa revanche est à portée de mains. Il était sincère dans ses pensées, Alfie, heureux d’avoir Joseph en face de lui – mais pas pour les mêmes raisons que le baroudeur aurait pu le penser.
Dans son imaginaire, les choses s’exécutaient parfaitement ; et il aurait obtenu la vengeance tant désirée, peu importe les moyens pour y parvenir. Rien ni personne n’aurait pu le dissuader et, en réalité, il en est encore convaincu. Car rien ni personne ne le dissuade à cet instant ; pas même la perspective de pouvoir être surpris par sa filleule et sa petite amie, pas même les conséquences qui pourraient en découler, pas même tout le chemin parcouru qui s’apprête à être réduit à néant seulement parce que sa fierté surpasse sur tout le reste.
L’identité de son bourreau a imposé une remise en question ; il a dû tenter de faire peser le contre plus que le pour. Mais le pour ne visait pas à préserver la santé physique de Joseph autant que le contre ne s’adressait pas à la violence facile dont il pourrait se rendre coupable ; les argumentaires se sont inversés et c’est bien le fait de ne pas laisser son ami s’en tirer indemne qui a plus de valeur que le fait de préserver leur amitié, déjà réduite en miettes dès le moment où Joseph a porté le premier coup.
Son sort était en réflexion ; si la vérité avait pu s’échapper d’entre les lèvres du Keegan, peut-être qu’une discussion avec lui-même aurait pu s’envisager pour se raviser. Néanmoins, une chose était certaine, Alfie ne l’aurait pas laissé quitter son appartement sans que son sort soit acté. L’énième mensonge de son ami vient de sceller celui-ci.
Son sort était en réalité acté dès le moment où l’invitation a été formulée ; chaque geste, chaque parole, chaque pensée est hautement prémédité et la spontanéité d’Alfie, peut-être malmenée depuis cette confrontation un an plus tôt, n’a jamais été aussi jouée qu’aujourd’hui. À charge de revanche, à vrai dire, pour punir son ami de s’être joué lui-aussi de la situation.
Sa main glisse dans un geste contrôlé, renverse les boules de fromage et les tomates autour d’eux, à terre ; et Alfie se lève précipitamment. « Merde ! » Qu’il s’agace, tandis qu’il désigne du bout des doigts le papier près du lavabo. « Passe-moi le papier et l’éponge, s’il te plait. » Il fait un pas, fait danser ses doigts d’impatience.
Il ne s’agit pas de ce papier ou de cette éponge qu’il désire en main.
Mais des cheveux de Joseph dans lesquels il vient glisser ses doigt et serrer sa prise, aussitôt que celui-ci lui fait dos, aussitôt qu’il se précipite vers son ami, aussitôt qu’il lui renvoie littéralement la monnaie de sa pièce ; alors que de tout son corps et de toute sa force il est contre lui, alors que de toute sa rancune et sa déception il abat son crâne contre le bord du lavabo. « Je crois que je me rappelle de certaines choses, en fin de compte. » Ses gestes minutieux et contrôlés prennent le dessus sur la surprise de Joseph ; son impulsivité et son sadisme prennent le dessus sur la désinvolture d’Alfie. Le goût du sang prône sur l’acte de raison ; et ce qui devait être un coup isolé en appelle un second – et peut-être, juste peut-être, il comprend le plaisir qu’a du ressentir Joseph à abattre son crâne contre ce lavabo, à laisser ses démons le contrôler, un instant, une minute, juste pour évacuer toute cette rage que l’un et l’autre se sont provoqués mutuellement au fil des années. Et de la même manière qu’un sourire était né sur les lèvres d’Alfie au moment de perdre conscience, ses lèvres s’étirent aujourd’hui aussi, alors qu’il est plus conscient que jamais ; ce qui est nécessaire pour mieux observer le visage déformé à son tour de son ami, tandis qu’il tire en arrière sa tête, pour qu’il puisse regarder les traits de son bourreau, un honneur dont Alfie n’a pas bénéficié quelques mois plus tôt : la différence est là, Joseph était le coup d’essai, Alfie termine l’œuvre. « Je continue ou je m’arrête ? » Il interroge son ami en maintenant fermement son crâne, en imposant qu’il ne perde pas le contact avec lui. « Tu t’es dit quoi, toi ? » Il poursuit d’une petite voix presque moqueuse, son sourire fermement vissé sur ses lèvres. « Ne m’en veux pas, Joseph. » Il souligne, toujours moqueur, toujours souriant. « J’essaie de reproduire la situation au mieux pour comprendre, tu vois ? » Il ne bégaie plus, il n’hésite pas ; il a réfléchit de longues semaines aux paroles qui pourraient être les siennes au point de s’en entraîner pour s’assurer de ne pas donner une nouvelle fois l’avantage à Joseph. Ce dernier a détruit son quotidien, ses aspirations, son retour sur le terrain, ses capacités, sa personnalité. Il a tout détruit sur son passage ; il connaîtra la douleur d’être impuissant à son propre sort et là, seulement là, ils pourront être quittes.
« Je continue ou je m’arrête ? » Et il insiste, le lion qui tourne autour de sa proie, qui s’amuse avec elle, qui laisse exploser son sadisme sans même tenter de le maîtriser, qui laisse place à sa véritable nature simplement parce que Joseph est le premier à l’avoir appelée. Merci, Joseph.
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| | | | (#)Lun 23 Nov 2020 - 4:26 | |
| Alfie, c’est le type qui enchaine une phrase après l’autre sans compter les mots. Il est celui qu’on doit faire taire quand il se perd trop longtemps dans ses pensées. Il ajoute des détails à d’autres détails et finit par oublier le sujet de conversation initial. L’expression « passer du coq à l’âne » a probablement été inventée pour lui.
Pourtant, ce soir, ses réponses sont brèves. Et, ça, c’est quelque chose que Joseph a remarqué en seulement quelques secondes. C’est lui-même qui tente de guider le sujet vers les ragots inutiles, les blablas formels parce qu’il ne veut pas aborder le thème qui hante tous les deux depuis un an déjà. Il espérerait que cette soirée d’anniversaire lui permettrait de lier Alfie à d’autres pensées mais il est le premier arrivé – et il commence à lentement réaliser qu’il sera peut-être le dernier. « t’inquiète, je comprends, oui » Un regard vers la cuisine, le long de la surface des comptoirs, sur le four fermé duquel s’échappe une effluve de tarte. Mal à l’aise, le brun baisse les yeux vers les tranches de mozzarella et de tomates coupées en dés. Il n’a pas l’impression qu’ils trouveront un propriétaire, ces hors-d’œuvre. Soudainement, alors qu’il réalise que l’air est suffoquant et que quelque chose cloche, ses mains semblent si légères au-dessus de la table. « rien de prévu, non » Il redresse les yeux pour observer les iris de son ami, ébranlé par sa réponse. « Ah ? » Ça ne fait pas de sens. Pourquoi fêter son anniversaire quelques semaines en avance s’il serait disponible pour le faire le jour-même ?
Il aimerait la poser à voix haute, cette question, mais c’est l’anthropologue qui dirige la danse ; ça l’a toujours été. Bien obligé d’aborder le sujet de cette agression, Joseph s’enfonce trop profondément dans ses mensonges et le ton de sa voix se métamorphose. Elle devient plus fluette, plus coupable. « merci, Joseph » Le sourire du jeune homme hérisse les poils sur ses bras et il a l’impression que tous les moteurs des voitures s’arrêtent, toutes les aiguilles des horloges se stoppent, toutes les étoiles s’éteignent. Il porte un regard machinal en direction de la porte verrouillée, serrant entre ses doigts une tranche de tomate de laquelle s’écoulent quelques gouttes rosées. Aucune clé ne se glissera dans la serrure. Il en a la certitude maintenant. Il connait assez Alfie pour ne plus le reconnaître alors qu’il l’enlace d’un sourire de plus en plus effrayant.
Il enfonce sa main dans la poche de son pantalon. Fortement, il serre son téléphone en hésitant une dernière seconde avant de s’en emparer et de l’allumer. Envoyer un message à Deborah, peut-être ? À sa sœur, qui est la seule au courant pour ce film dans lequel il s’est projeté ? « Merde ! » Tendu comme un chat, il sursaute lorsque tous les aliments rencontrent le sol et y roulent pour se réfugier en-dessous de la table, du comptoir et des chaises. Il se redresse à son tour en gardant ses yeux rivés vers Alfie. « Passe-moi le papier et l’éponge, s’il te plait. » Lèvres entrouvertes, il hésite plus longtemps qu’il ne devrait avant de finalement ranger son téléphone, mettant de côté l’hypothèse selon laquelle il est coincé dans une cage. « Ouais ! » Il lance, contournant la table en faisant patiner ses doigts dessus comme si cette dernière le maintenait sur Terre. Son focus est posé sur le papier et l’éponge dont il est question, mais il fait tout autant attention aux boules de fromages et de fruits dispersés sur le carrelage.
Il allait l’attraper, l’éponge. Elle n’était plus qu’à un mètre de ses doigts tendus. Il s’imaginait que, derrière lui, Alfie s’était déjà mis à ramasser le dégât, agenouillé au sol. Pourtant, la douleur se fait vive dans son crâne lorsque plusieurs mèches de ses cheveux sont tirées vers l’arrière et, la pression qui se fait contre son dos, il ne peut la contrer. Son souffle se coupe et il vire au bleu au moment où la carrure d’Alfie le presse contre le comptoir. Une sorte de gémissement ressemblant davantage à un couinement d’oisillon se fraie un chemin en dehors de sa bouche mais c’est trop tard ; le lavabo s’approche de son arcade sourcilière à une vitesse trop importante pour qu’il ne puisse luter. Le premier coup résonne comme une cymbale mais il ne perd pas tout de suite conscience de son corps. La paume de ses mains s’écrase lourdement contre le comptoir tandis qu’il tente de pousser vers l’arrière ; et il maudit ses muscles, aujourd’hui affaiblis, qui lui auraient évité le second coup dans le passé. « Je crois que je me rappelle de certaines choses, en fin de compte. » Si Alfie ne s’était pas débattu lorsque les rôles étaient inversés, Joseph tente du mieux qu’il peut de ne pas le laisser le manipuler comme un vulgaire pantin de bois. Les doigts de sa main droite s’accrochent désespérément au robinet en métal et ses bras tremblent quand il tente une seconde fois de se décoller de la table de torture. Troisième coup, la cymbale résonne au plus profond de ses tympans et de sa conscience, il ferme les paupières pour protéger ses yeux d’un flot de sang s’échappant de son sourcil déchiré. Une grimace étire ses traits quand sa tête est cambrée vers l’arrière. Les yeux d’Alfie ne sont plus aussi bleus mais il s’y accroche quand même, cherchant la moindre familiarité dans son regard.
Tu n’es pas réellement comme ça, Alfie ?
« Je continue ou je m’arrête ? » Les mots sont flous, brouillés, mais Joseph arrive à en déchiffrer le sens. Il comprend aussi que ce n’est pas une véritable proposition. « Ali… » Il arrive à souffler après avoir avalé plus de sang que de salive. « Tu t’es dit quoi, toi ? » L’expression sur son visage est terrifiante. Elle fait bien plus mal que les coups. « Ne m’en veux pas, Joseph. J’essaie de reproduire la situation au mieux pour comprendre, tu vois ? » Il aimerait hurler, se défendre ou le raisonner mais il est bien trop faible pour tenter la moindre stratégie. S’il ne s’est pas évanoui jusqu’à présent, c’est seulement parce que son instinct de survie a toujours été plus fort que le reste. Il serait déjà mort s’il ne souhaitait pas une énième chance de corriger ses méfaits. « Je continue ou je m’arrête ? » Plusieurs secondes de grimacements et de gémissements suivent mais Joseph arrive à récupérer assez de souffle pour murmurer en soulevant sa main pour serrer celle d’Alfie qui le maintient immobile au niveau de ses cheveux : « Arrête-toi ou je ne serai pas… le seul à crever… en prison… » Il sait qu’il ne pourra pas raisonner l’anthropologue en braillant parce que c’est exactement ce qu’il souhaite entendre : des supplications, des promesses, des excuses. Là, il vient de lui offrir un ultimatum. Deux têtes ou une seule derrière les barreaux ; parce qu’il le sait bien. Il ne s’en sortira pas, cette fois.
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| | | | (#)Sam 12 Déc 2020 - 23:36 | |
| Il l’a attendu, il l’a espéré, il l’a rêvé. Ce jour où son chemin croiserait à nouveau celui de son bourreau pour que leurs rôles s’en retrouvent échangés. Il n’a pas eu la naïveté de croire que la police lui permettrait d’assouvir son désir de vengeance ; les scénarios imaginés étaient bons, sans néanmoins être plaisants. Ils s’arrêtaient au simple fait de mettre un nom sur cet inconnu ; mieux, un visage. Parfois, il rêvait d’un procès qui lui permettrait de faire perdurer le plaisir un peu plus longtemps – celui de détruire une vie comme la sienne a été détruite. Souvent, il a imaginé qu’il resterait sans réponse et que le temps ferait son œuvre ; tout en sachant pertinemment que le temps n’a jamais été de son côté.
Mais jamais il n’aurait pu imaginer que la vérité ne serait pas seulement plaisante, mais véritablement euphorisante.
Qu’il puisse identifier son bourreau n’est pas le plus important ; l’élément central réside évidemment dans le fait que celui-ci lui soit proche, que celui-ci soit en réalité son meilleur ami. Celui avec lequel il a partagé de nombreuses choses, celui qui a fait les quatre cents coups avec lui, celui qui était toujours là pour le couvrir autant que pour le pousser sous les roues du bus. Un jeu malsain s’est créé entre eux quand les deux adultes qu’ils sont devenus ont continué d’agir comme des enfants découvrant leurs limites (sans accepter d’en poser, en réalité). Et c’est bien ça, le plus plaisant. Joseph est son agresseur. Ce qui devrait lui ôter toute volonté de lui porter une quelconque atteinte morale ou physique est en réalité le déclencheur de cette même volonté. Joseph est son agresseur, Joseph est son ami ; l’un et l’autre se confondent et l’on en revient à ce qui a dicté leur relation depuis leur enfance : les limites sont floues, par conséquent elles sont rendues inexistantes.
C’est parce qu’il est aussi proche de son tortionnaire que tous les coups sont permis – et Alfie ne compte pas se contenter de réciter l’adage, mais bien de le vivre.
Et même dans ses rêves les plus fous, il n’était pas aussi heureux, Alfie. Parce qu’à la seconde même où il pousse avec virulence le crâne de Joseph contre le lavabo, il se sent vivant. Pour la première fois depuis une année, il a l’impression de pouvoir respirer à nouveau, en espérant que Joseph, lui, soit privé de son oxygène. Rectification. C’est une certitude. Il était à la place de son meilleur ami, quelques mois plus tôt. Et dans sa volonté de s’assurer qu’il comprenne les dégâts qu’il a provoqués, il compte lui causer les mêmes souffrances. Alors, il sait, Alfie. Il maîtrise chaque geste ; de manière à ce que sa souffrance passée soit la souffrance future de Joseph. La respiration coupée, la panique généralisée, les dents cassées, le nez broyé, la mort certaine ; il veut qu’il ressente tout ce qu’il a vécu. Absolument tout, de manière décuplée par l’avantage que l’anthropologue possède : il n’avait pas pu anticiper, lui, mais Joseph le peut. C’est très certainement perturbant ; c’est donc encore plus réjouissant.
Il n’aurait dû être question que d’un seul coup, de quoi remettre (littéralement) les idées en place à son ami, pour qu’il comprenne qu’il sait, qu’il n’oubliera pas, mais qu’il s’agit de sa façon de le pardonner. Un seul coup pour lui rendre la monnaie de sa pièce et s’amuser de la situation qui, pourtant, ne prête à pas à rire. Un coup qui aurait marqué une fin autant qu’un commencement.
Un seul coup. Mais Joseph n’a pas frappé un seul coup. Et celui-ci en appelle à d’autres.
Un second, un troisième ; et il ne ment pas, Alfie, quand il compare cela à sa manière d’accorder son pardon à Joseph. C’est le cas. Mais pour ça, il faut frapper un peu plus fort encore et personne ne peut s’en offusquer, après ce qu’il a lui-même reçu comme coups, n’est-ce pas ? Il pourrait s’agir d’une stratégie pour tenter de se dédouaner et se donner bonne conscience ; mais l’anthropologue n’en a pas besoin. Sa décision était prise au moment où Lily lui a annoncé l’identité de son agresseur et rien ne pourra le faire changer d’avis autant que le raisonner. Dans sa vision du monde, son acte est parfaitement répréhensible et pourtant ô combien compréhensible. Il n’a jamais brillé par ses regrets, Alfie et aujourd’hui n’est pas le jour où ceux-ci vont commencer à l’envahir.
Le murmure de son surnom ne l’arrête pas ; plus rien ne peut le faire, pas même Jules – parce qu’il s’est assuré qu’elle ne serait pas présente avant plusieurs heures, le temps de s’assurer que Joseph comprenne la leçon autant que de prétendre que celle-ci n’a jamais eu lieu. Joseph pourrait être doté de quelques ultimes capacités verbales – tiens, tiens, l’arroseur arrosé – qu’il ne pourrait tenir aucun discours susceptible d’arrêter Alfie. Ses mains sont déjà pleines de sang, il n’est plus à quelques gouttes près, mais son envie lui crie de poursuivre et ne peut être rassasiée. C’est donc ça, que Joseph a ressenti. Il comprend. Il pardonne encore un peu plus.
« De quoi tu parles, Joseph ? » Il interroge, bougeant légèrement son poignet pour décoller la main de son ami, fragilisé par les coups, tandis qu’il maintient sa prise dans ses cheveux, son sourire qui ne quitte pas ses lèvres. « Comment un anthropologue respectable pourrait finir en prison, il marque une pause durant quelques instants pour reprendre le fil de ses pensées, son regard qui s’ancre toujours plus dans celui de son ami. Il ne faudrait surtout pas qu’il rate une miette de ce spectacle. Alors qu’il se défend face à un marginal venu l’agresser une seconde fois. Il souligne, sa main libre venant se poser sur celle de Joseph, dictant les gestes de celle-ci alors qu’il oblige son ami à se saisir d’un couteau à viande posé sur l’égouttoir. Un ami, en plus. C’est ainsi qu’il a appris qu’il existe un enregistrement de son appel aux secours. Il ajoute, ses doigts qui s’agrippent toujours plus fort autour de ceux de Joseph pour s’assurer d’une maîtrise de la situation. Il dirige le couteau jusqu’au niveau de son estomac où la pointe s’appuie. Et qu’il devait donc terminer le travail pour se protéger. Le sourire d’Alfie ne quitte pas ses lèvres alors qu’il s’abaisse légèrement. Mais finalement, ce n’est pas lui qui s’est protégé. » Il achève, desserrant légèrement ses doigts sans pour autant rendre sa liberté à son ami. Alfie sait qu’il possède le contrôle à cet instant – que son ami pourrait réagir et ne ferait ainsi que lui donner raison, ou cesser de participer à ce combat inégal en sachant qu’Alfie ne ment pas et est prêt à tout pour faire entendre sa vérité. Joseph n’a pas été assez intelligent pour rendre la sienne crédible, mais Alfie compte le surpasser – comme toujours, peu importe les moyens nécessaires à sa réussite.
Il compte y mettre du sien, littéralement et encore une fois ; il n’aurait pas pu rêver mieux.
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| | | | (#)Mar 15 Déc 2020 - 3:24 | |
| Alfie a toujours été le plus brillant des deux. Il était toujours celui qui proposait les meilleures idées de farces à faire à Lily, sans jamais la blesser réellement, juste pour la faire crier parce que c’est ce qu’elle faisait toujours quand son frère se laissait trop emporter par le jeu de son meilleur ami. Il était le plus malin, aussi, parce qu’il n’était pas discret. Il était l’enfant dont tous les croyants connaissaient le nom parce qu’à plusieurs reprises on le trouvait en train de gratter les bancs de l’Église pour en retirer le vernis posé là depuis des années. Joseph, à côté, ne faisait que marcher dans son ombre sans jamais avoir le courage de devenir comme lui. Alors il était la proie facile ; celle qu’on ne remarque pas, celle trop silencieuse même lorsqu’elle hurle, le petit garçon deux fois plus petit que son père et deux fois moins apprécié. Parce qu’on répétait sans cesse qu’il était un mauvais exemple pour Lily et qu’il n’avait pas de bonnes manières, du moins, il n’arrivait pas à suivre le protocole d’un bon catholique. Il oubliait toujours de laver ses mains avant de passer à table.
Le plus discret, c’est celui que les prédateurs coincent entre leurs griffes. Les loups chasseront toujours les rennes les plus faibles, les plus petits, ceux qui ont été isolés parce qu’ils ne posent pas un sabot devant l’autre assez rapidement dans l’épaisse neige. Joseph n’a jamais eu la chance de rejoindre l’avant du troupeau, il n’a jamais pu faire plus de trois pas avant que les bêtes ne plantent leurs crocs dans sa nuque. Il n’était pas le plus brillant des deux parce que ses ongles étaient trop courts pour qu’il arrive à arracher le vernis des bancs de l’Église.
Ce doit être pour cette raison que les garçons s’entendaient si bien. Ils n’étaient pas faits pour être des amis mais ils ont toujours défié les règles à leur manière. L’un le faisait consciemment, l’autre n’arrivait pas à mettre le doigt sur ses failles. Et, aujourd’hui, comme si tous les deux réalisaient enfin qu’ils sont trop différents pour que leur petit jeu ne puisse continuer, il n’y aura que les coups qui arriveront à les séparer pour de bon.
Il aurait dû faire confiance à son instinct parce que c’est ce qu’il a de plus précieux. La justice traîne, parfois, mais si cette dernière n’arrive pas à trouver les faits, c’est le karma qui s’occupera de terminer le boulot. Cela fait un an que Joseph n’offre à Alfie que des faux sourires, il pensait presque que l’anthropologue finirait par croire que ces sourires ont toujours été comme ça. Il penserait que c’est sa mémoire qui lui joue des tours parce qu’il la combat depuis qu’il a perdu trop de sang contre le lavabo de sa cuisine. Le plan aurait dû être parfait mais Alfie a toujours été le plus brillant des deux. Joseph ne saura probablement jamais par quel miracle il a réussi à revoir le visage de son meilleur ami agresseur avant que ses paupières ne se ferment. Il a été naïf de penser qu’il ne se souviendrait que de leur amitié mais, de toute façon, rien ne serait plus jamais comme avant. Alfie n’était plus lui-même ou, au contraire, il montrait finalement son vrai visage, comme s’il s’était caché pendant trop d’années. Et, tandis que sa main se presse contre le crâne de Joseph pour le maintenir immobile contre le comptoir, ce dernier se surprend à penser qu’il est rassuré de finalement comprendre qu’ils ont toujours été faits pour être des ennemis. Il ne pleurera pas quand il le perdra pour de bon.
« De quoi tu parles, Joseph ? » Et ses mots sont froids et tranchants comme s’il avait répété son numéro devant le miroir avant de piéger la souris dans la cage. L’odeur de la tarte est toujours présente dans la pièce mais le nez de Joseph ne fonctionne plus, fracturé, complètement bouché par le sang qui s’est trop accumulé. Il ne peut que tousser sans arrêt dans l’espoir que sa gorge ne s’obstrue pas à son tour. « Comment un anthropologue respectable pourrait finir en prison. » Joseph est assez lucide pour le voir venir, son sale coup. Il en a côtoyé, des hommes fous, et il ne peut que retrouver l’un d’eux dans les pupilles dilatées de celui qui prend plaisir à lui rappeler que ce sera la parole d’un homme respectable contre celle d’un marginal. Il n’a plus la force de luter lorsque la main du garçon écrase la sienne pour lui intimer un mouvement en direction d’un large couteau qui semble être apparu par magie. Ses lèvres miment des mots mais aucun son ne s’échappe de sa bouche. « C’est ainsi qu’il a appris qu’il existe un enregistrement de son appel aux secours. » Et il comprend, à ce moment. Il comprend qu’Alfie a reçu de l’aide, qu’il n’est pas arrivé à ses fins par ses propres moyens. Parce qu’il n’est qu’un légume, dorénavant, pas vrai ? Toutefois, ce que cet enregistrement ne possède pas, c’est la raison derrière laquelle cet affrontement qui a eu lieu.
Il sait que la lame du couteau est posée contre le ventre d’Alfie. Il n’a pas besoin de baisser les yeux pour s’en assurer. Il sent la pointe caresser sa chair vulnérable et la poigne de l’anthropologue autour de sa main qui, elle, est complètement détendue. Il maintient son regard dans le sien, difficilement, certes, mais il y arrive, comme si ça lui sauverait la vie de le faire. « Regarde-toi. » Il finit par souffler, leurs deux corps n’étant séparés que par la longueur de l’arme blanche. « T’as toujours été le plus brillant, Alfie. Mais regarde-toi. » Il répète, sur un ton plus sec, plus froid, semblable à celui qu’avait emprunté son interlocuteur quelques secondes plus tôt. Ses doigts enroulés autour du manche du couteau se serrent pour la première fois et il ne se sent plus aussi fragile. « Tu viens de mettre une arme dans la main d’un marginal qui est venu t’agresser une seconde fois. » Il crache, ses iris devenus noirs. La mâchoire cambrée, il souffle tout son air entre ses dents en approchant davantage la lame de l’estomac d’Alfie. C’est grâce au minuscule rictus déformant le visage du plus jeune qu’il comprend que la pointe a pénétré sa chair de quelques millimètres. « Je suis foutu dans tous les cas. J’n’ai plus rien à perdre. Meurtre ou pas, ma peine sera la même. » Ses paupières tremblantes se ferment le temps qu’il retrouve ses esprits. « Alors dis-moi, Alfie. Qu’est-ce que je dois faire ? » Il rouvre les yeux. « C’est à toi de décider si Jules trouve ton corps en rentrant ce soir. » Il marque une pause, ses doigts toujours aussi serrés autour du manche de l’arme. « Je resterai à tes côtés, ça ne me sert plus à rien de fuir. Notre histoire se terminera ensemble. C’est beau, pas vrai ? » Et il enfonce un peu plus le couteau, ne lui donnant que quelques secondes pour réfléchir.
Mais il a toujours été le plus brillant des deux. Il fera le bon choix.
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| | | | (#)Dim 27 Déc 2020 - 12:26 | |
| Il s’est toujours cru meilleur que les autres, Alfie.
Il vaut mieux que ça, pourrait-on dire, mieux que cet instinct animal auquel le renvoie son meilleur ami devenu ennemi de choix ; il aurait dû faire le choix de la raison et ne pas pousser le vice jusqu’à lui rendre la monnaie de sa pièce, quand bien même tous les arguments attestent de la merveilleuse idée dont il s’agit. Il vaut mieux que ça, que de risquer de tout perdre pour un marginal qui n’a jamais réussi à assumer ses propres fautes et n’a jamais cessé de les rejeter sur les autres tout au long de sa misérable vie. Tous autour de lui ont évolué, grandi, mûri et Joseph est resté en retrait en jalousant de telles réussites sans jamais s’en donner les moyens lui-même. Il vaut mieux que ça, et ce n’est pas l’intelligence qui lui aurait manqué quant au fait d’élaborer une vengeance plus subtile, plus dévastatrice à termes, plus mature aussi, probablement. Rendre la monnaie de sa pièce à autrui n’a jamais fait avancer le monde ; mais Alfie n’a pas la prétention de vouloir de cette perspective. Oh non, de par son égoïsme caractéristique, c’est lui qui a besoin d’avancer ; de laisser derrière lui les traumas de cette dernière agression et d’expier les péchés qui y sont liés. C’est lui qui a besoin d’agir de la sorte ; alors à cet instant il n’a guère de considération pour ce que les autres voudraient – peu importe s’il vaut mieux que ça. Il n’a jamais valu mieux que les autres, en réalité ; bien au contraire, Alfie a toujours été le pire, il l’a déjà été aux yeux de Joseph en le faisant succomber à cette addiction dans laquelle il a été le premier à se perdre, en invitant son camarade à le joindre en enfer. Et s’ils sont sur un pied d’égalité quant à la place qui leur est réservée ici-bas, la compétition règne toujours en maître entre les deux hommes ; et le plus vieux a besoin d’asseoir, une fois encore, sa supériorité sur le plus jeune. Celui-ci a eu le pouvoir pendant plus d’une année, en atteste les mensonges qui ont été les siens vis-à-vis de l’état de son meilleur ami, en atteste aussi le jeu qu’il a mis en place pour mieux admirer les conséquences de son œuvre. Mais Joseph n’a jamais été le plus intelligent des deux – seulement le plus impulsif. Et de par ce statut, il y a toutes ces erreurs auxquelles il n’a jamais songé, toutes celles qui le font tomber aujourd’hui, qui nécessite que les rôles soient à nouveau inversés. Il a eu le pouvoir, il n’a pas su le garder et Alfie compte le lui reprendre, non sans s’assurer qu’il comprenne la leçon : il aurait dû s’attaquer à un adversaire à sa portée.
Car la vie bien rangée qu’il mène en apparence ne l’empêche pas d’imiter l’impulsivité de son ami ; bien au contraire : elle s’exprime comme jamais auparavant, contenue depuis de trop longues années, depuis son retour dans cette ville qui personnifie ses craintes autant que son dégoût de tout ce qui l’entoure. Il n’a jamais été à sa place ici et Joseph le lui a prouvé de la plus belle manière. Il devrait lui en être redevable. Il l’a été, pendant de longs mois, lorsque l’identité de son agresseur demeurait encore un secret, quand l’hypothèse du cambrioleur était presque attestée et acceptée. Lorsqu’il n’a pas verbalisé sa satisfaction d’avoir été mis dans cet état, conscient que son entourage ne validerait pas cette idée d’apparence complètement folle. Pourtant, il a été heureux, Alfie, lorsqu’il a fallu payer le prix de cette agression. Et avec le recul, il se souvient à quel point il l’a été au moment même où Joseph a pris le dessus, dans un mélange de satisfaction de l’avoir manipulé, façonné à l’image qu’il voulait, comme il l’a fait avec sa sœur autant que le simple fait de ressentir quelque chose, quand bien même c’étaient ses os qui se brisaient, ses dents qui s’échappaient. Il a ressenti les choses comme il ne l’avait pas ressenti depuis longtemps ; pourquoi en vouloir à Joseph ? Parce qu’il a attendu trop longtemps, parce que cette vengeance aurait dû éclater tellement plus tôt, parce que toute la rage accumulée au cours des mois l’oblige à franchir un seuil qu’il n’aurait pas accepté dans d’autres circonstances, celui qui menace de détruire l’entier de sa vie et plus seulement sa propre personnalité.
Et il lui est reconnaissant, une fois encore, alors que cette colère se déverse sur le plus jeune, alors que les rôles s’inversent et le pouvoir est repris par celui qui l’a toujours eu. Il n’a plus grand-chose de l’homme civilisé qu’il prétend être, Alfie et tout réside dans le fait qu’il joue un rôle depuis tant d’années et que Joseph lui ouvre les yeux comme personne d’autre ne l’a jamais fait. Il est ainsi. Il est ainsi et il s’est trop longtemps leurré quant à ce qu’il aurait dû être, quant à ce qu’on aurait voulu qu’il soit. Mais jamais personne n’a demandé son opinion à l’exception de Joseph. Oh, bien sûr, il ne l’a pas réellement demandée ; mais de la même manière qu’Alfie n’a pas demandé à être littéralement massacré par celui qui demeure son meilleur ami, Joseph n’a guère son mot à dire quant à ce que l’autre partie de leur duo désire. Cela a toujours fonctionné ainsi entre eux, du départ de Joseph à la descente aux enfers initiée par Alfie, à leur violence mutuelle – l’opinion de l’autre n’a jamais compté et ne compte pas plus aujourd’hui qu’elle ne l’ait fait par le passé. La seule opinion qui compte dans tout ceci, c’est bien celle d’Alfie et comme toujours avec lui, elle est bien arrêtée : il veut que son ami souffre. Il veut le voir souffrir. Mieux encore, il veut être à l’origine de cette souffrance.
Et la souffrance ressentie par son ami à mesure que le lavabo déforme sa structure osseuse n’a d’égal que la satisfaction ressentie par Alfie à mesure que ses doigts arrachent des poignées de cheveux de son ami par la force avec laquelle il maintient son crâne. Le bruit des craquements de ses os sont une mélodie harmonieuse à ses oreilles, autant que la vue du sang qui s’éparpille tout autour d’eux compose le plus beau des tableaux. Les supplications et autres gémissements de son ami ne sont que l’équivalent du chef d’œuvre et lorsqu’il cesse de frapper pour le questionner, Alfie contemple sa création. Sa plus belle création, faite de sang et de destruction, deux éléments qui l’ont toujours guidé tout au cours de sa vie et qui continuent encore aujourd’hui. Son sourire ne quitte pas ses lèvres et l’anthropologue n’a même pas à le forcer tant celui-ci est sincère. C’est magnifique. Magnifiquement ignoble diront certains, mais le plus important n’est pas tant ce qui est perçu que le message derrière cet acte. Ils sont à égalité. Les compteurs sont remis à zéro, mais, malgré tout, Alfie reprend le contrôle que Joseph lui a enlevé il y a quelques mois, lorsqu’il l’a réduit à l’état de légume. Des mois à ne plus être lui-même, à ne plus se reconnaître, ni devant le miroir, ni lorsqu’il s’agissait d’agir. Il a été dépossédé de tout ce qui faisait de lui ce qu’il était et ses gestes, aussi cruels soient-ils, sont une manière de réclamer quelques bribes de son ami que Joseph a conservé pour lui. Une manière de se reconstruire en s’assurant que Joseph en soit détruit.
Tout est pensé ; de la violence de ses gestes, de la volonté de le rendre aussi méconnaissable qu’il l’a été, des conséquences qu’il subira lui-aussi, de la défense qu’il plaidera lorsqu’il sera acculé. Parce que c’est ainsi, parce qu’il a toujours été plus intelligent que Joseph et que le rôle qu’il a joué durant toutes ces années a peut-être représenté une cage dans laquelle il s’est volontairement emprisonné, elle n’en demeure pas moins efficace pour poursuivre son chemin sans que ses desseins ne viennent se mettre au travers de celui-ci. Joseph s’est toujours prétendu libre, incapable de suivre les règles pour son plus grand bonheur ; et pourtant, lui-aussi va s’emprisonner, mais de la pire des manières, sans avoir le moindre contrôle sur quoi que ce soit. C’est Alfie qui le possède lorsque sa main vient entourer celle de Joseph pour s’assurer que ce soit ses empreintes sur ce manche, pour attester de la légitime défense qui a été la sienne. Oh, bien sûr, la violence des coups est discutable pour plaider une défense, mais la gravité de la plaie ne l’est-elle pas aussi pour la justifier ?
Son regard ne quitte pas celui de Joseph, qu’il soutiendra jusqu’au bout – pas question qu’il soit, une fois encore, en position de force. Il en a bien assez profité et ce soir, c’est lui la victime. Dès demain, aux yeux du commun des mortels, les rôles seront à nouveau inversés sans qu’Alfie ne s’en offusque : voyez le pauvre anthropologue qui n’a pas su se défendre face à unvéritable drogué qui n’en est pas à son coup d’essai, qui trempe dans les affaires louches d’aussi loin que l’on s’en souvienne. Mais cette nuit, il est le bourreau et il se complaît dans cette position ; car ce n’est pas seulement sur le plan physique, mais aussi psychologique, qu’il prend l’avantage, peu importe ce que la situation peut laisser croire.
Les paroles de son ami, qui s’essaient à être menaçantes, n’ont guère d’impact sur le plus vieux dont le sourire ne diminue pas. « Tu comprends vite. » Il souligne alors que Joseph évoque leurs deux rôles et semble comprendre le destin qui lui est réservé. Le sourire disparaît une fraction de secondes lorsqu’une brûlure réveille son abdomen et qu’Alfie comprend que Joseph n’est plus le seul à verser du sang. Mais loin de le faire souffrir, la plaie lui provoque un nouveau sourire plus large : tout fonctionne exactement comme il l’a prévu. « Ce serait trop facile, Joseph. » Il explique, son regard qui ne quitte pas celui de son ami. « Comment pourrais-je te hanter si je suis mort ? » Il le fera bien mieux en étant toujours vivant, un fantôme qui poursuit Joseph et ne le laissera jamais respirer ou accéder à la rédemption. Car contrairement à ce qu’il pense, leur histoire ne se termine pas ici, ce soir. Elle va se poursuivre, inlassablement, qu’ils le veuillent ou non ; l’un sera toujours l’ombre de l’autre pour s’assurer que jamais il ne connaisse la quiétude.
La lame s’enfonce encore un peu plus dans sa chair, ne lui laissant qu’une fraction de seconde pour prendre sa décision. Pourtant, elle semble évidente ; mais la mention de Jules a plus d’effet qu’il ne l’aurait voulu et s’il peut lui imposer sa mort, il ne peut pas lui imposer la vision de celle-ci. Son regard finit par quitter celui de Joseph pour s’abaisser et constater la plaie qui s’agrandit en vue du sang qui tâche sa chemise ; et il n’a aucune envie de rendre l’avantage à Joseph, tandis qu’il prend néanmoins conscience que la blessure n’est pas encore suffisamment importante pour justifier cette défense dont il a attesté auprès de son ami, quelques instants auparavant. Mais la décision est finalement vite prise alors que sa main empoigne encore un peu plus celle de Joseph, entrant encore dans sa chair jusqu’à ce que la douleur en soit véritablement insupportable et l’empêche de poursuivre. La quantité de sang qui s’écoule est surveillée ; conséquente sans être importante. Son regard revient à Joseph alors que son sourire s’affiche sur ses lèvres ; il ne le laissera pas gagner et il ne lui offrira pas la grimace de douleur qui aimerait prendre place sur ses traits, ni les hurlements qui lui déchirent la gorge. Tout ça, il veut le recevoir de la part de son meilleur ami et non l’inverse. Sa main toujours perdue dans les cheveux de Joseph, il puise dans ses dernières forces pour élancer son crâne contre le lavabo, une nouvelle fois, faisant lâcher le couteau à Joseph. Ses paupières ne sont pas encore totalement closes, autant que son visage pas totalement fracturé ; deux raisons qui le poussent à vouloir réitérer le geste, à l’aide de ses deux mains. Ce serait facile et tellement apprécié que de se laisser envahir par toute la rage contenue en prenant conscience qu’il s’agit de son dernier acte de la sorte et qu’il ne pourra pas le réitérer avant longtemps, qu’il ne pourra pas retrouver ce plaisir. Que c’est sa dernière occasion de pousser le crâne de son ami avec toute la virulence dont il est capable, pour mieux se délecter des craquements de ses os sous la portée de ses coups autant que d’un grognement susceptible de lui indiquer que la douleur est vive, si vive que Joseph en perdrait connaissance, avant de s’abattre sur le sol comme lui l’a fait un an plus tôt. Mais il sait aussi, Alfie, pour avoir vécu cette scène, que l’abandon de Joseph serait le plus beau cadeau qu’il puisse lui offrir à cet instant. Que la douleur qui rend insupportable chacun de ses gestes, autant que lui rend impossible le simple fait de respirer ne peut être diminuée que par ce lâcher prise qu’il pourrait lui offrir en précipitant son crâne contre le rebord en métal une dernière fois. Et pourtant. Sa poigne dans les cheveux de Joseph s’estompe pour finalement lui rendre sa liberté, alors qu’il tombe sur le sol, sans pour autant perdre connaissance. « T’as cinq minutes pour dégager d’ici. » Il souligne, lui donnant un léger coup de pied pour le faire réagir. Peu importe le moyen, il peut appeler sa sœur ou sa mère qu’Alfie s’en contrefiche, l’essentiel étant qu’il déguerpisse de cet appartement et, plus concrètement, de sa vie. « Et peut-être, peut-être que si tu le fais, je ne bousillerai pas ta vie comme tu as bousillé la mienne. » Il ajoute, le regard satisfait qui trône de sa hauteur sur la silhouette presque inanimée de son ami, contemplant son œuvre. Dieu qu’il aimerait continuer, encore et encore, et qu’il l’aurait pu, mais ce ne serait pas productif si Joseph ne peut plus ressentir la souffrance qu’il lui inflige. Il veut que le marginal ressente absolument tout, chaque fracture, chaque goutte de sang, chaque respiration bloquée ; sans quoi sa vengeance n’aurait aucun intérêt. Et ce dernier regard est celui qui marque la fin de leur histoire, seulement pour ce soir, seulement pour quelques temps, seulement jusqu’au prochain chapitre.
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| | | | (#)Dim 27 Déc 2020 - 20:25 | |
| Alfie n’était pas seulement le plus brillant des deux. Il était aussi le plus chanceux.
Deux enfants nés à une seule année d’intervalle dans le même village, près de la même Église, élevés dans les mêmes dogmes. L’un d’eux se punissait lui-même lorsqu’il faisait une bêtise, l’autre écopait pour deux alors qu’il était plus petit qu’un homme qui mériterait réellement les coups. Mais certains chanceux ont tendance à penser qu’ils méritent tout ce qu’ils ont sans se rendre compte que, en bas, les gens qui lui ont fait la courte-échelle n’obtiennent aucun mérite. Joseph aurait pu le blâmer dès le moment où il a su qu’Alfie l’a incité au vice. Il lui a ouvert un monde qu’il ne connaissait pas parce qu’il avait été caché de ses yeux d’enfant. Les pilules magiques interdisent quiconque consommateur de rejoindre le paradis, c’est bien connu. Parce qu’un Homme n’a pas besoin de ce genre d’artifice pour répondre à la gentillesse de Dieu, un Homme ne doit pas opter pour ce genre de facilité. Et pourtant, Alfie lui a présenté la drogue comme si cette dernière possédait la réponse à toutes ses questions, comme si en l’avalant il ne serait plus perdu, il serait aimé de ses parents et il pourrait prendre sa sœur dans ses bras à nouveau. C’était tellement facile de le manipuler, Joseph, parce qu’il n’avait plus rien à perdre ; seulement des gains à obtenir, et cette pilule, c’est ce qu’elle devait faire. Lui donner un coup de pouce. L’aider à se relever. À trouver un boulot, un appartement, une petite amie, le bonheur. Et puis, il a toujours fait confiance à son ami parce qu’il était le plus brillant et bien meilleur que les autres. C’est pour ça qu’il l’adorait et qu’il le chérissait même lorsqu’ils ne se parlaient plus pendant des mois et même lorsqu’Alfie n’a pas eu le courage de venir croiser son regard derrière les barreaux, préférant plutôt lui envoyer des barres chocolatées pour éviter de voir ce que le petit garçon de ferme était devenu.
La justice avait parlé et lui avait collé l’étiquette de criminel sur le front et Alfie y a cru parce que c’était plus facile que de se rappeler que Joseph était celui qui marchait dans ses pas et qui le regardait avec des étoiles dans les yeux. Comme si toutes ces années étaient disparues en même temps que se sont fermées les portes juste devant son nez pour le mêler à des meurtriers, des pédophiles, des violeurs ; des gens qui n’était pas que des criminels en apparence, mais aussi dans le cœur.
Alfie est un traitre.
Alfie est égoïste.
Alfie ne mérite pas cette chance qu’il a eue.
Alfie devrait crever à son tour en prison.
C’est ce que Joseph devrait penser. Ce que n’importe quel être humain penserait en voyant cette malice maladive dans le regard de l’anthropologue alors qu’il prend plaisir à déformer le visage d’un homme qui l’a fait avant lui mais qui a été martelé par les regrets pendant plus d’un an. On pourrait croire que les deux garçons se ressemblent mais ce serait d’opter pour la facilité. Il y a bien quelque chose qui les différencie depuis toujours : un seul possède un cœur de pierre. Un seul est assez fou pour mettre entre les doigts de l’autre une arme blanche qui pourrait lui déchirer les entrailles par le biais d’une seule pression. Mais il semble se ficher complètement de cette mort qui le regarde avec appétit, sauf lorsque le prénom de Jules est prononcé à voix haute. L’expression d’Alfie n’avait pas changé jusque-là, et il avait incité Joseph à terminer le travail comme si la mort ne l’avait jamais effrayé - et Joseph aurait craqué si la pression à sa tête ne l’avait pas déstabilisé. Il aurait glissé la lame jusqu’à ce qu’elle transperce ses organes vitaux et il l’aurait observé se vider de son sang sans qu’aucune pensée ne traverse ses esprits. Un voile noir tapissé dans le fond de sa tête, jusqu’à ce que la silhouette de Jules apparaisse dans le cadre de la porte juste avant qu’elle ne pousse un cri de mort. Parce que l’amour de sa vie venait de cracher une dernière goutte de sang avant de s’éteindre.
Le coup l’étourdi de plus bel et le sol devient le plafond. Sa carcasse ramollie rencontre solidement le sol en même temps que le couteau à viande. Le tintement du métal contre la céramique le maintien éveillé alors qu’il peine à trouver son souffle à travers cette gorgée de sang qu’il crache. Les ordres d’Alfie sont flous mais il les comprend. Cinq minutes pour quitter les lieux. La première fois, il n’avait eu droit qu’à trente secondes pour disparaitre de sa vie. La différence, c’était qu’il était dans un état pour marcher à ce moment-là. Les yeux de Joseph, qu’il maintient de justesse ouvert, se posent sur la porte de sortie de laquelle personne ne viendra le sauver. Il était bel et bien le seul invité à cet anniversaire. Il se crispe légèrement quand le pied d’Alfie rencontre son estomac et il serre vivement les dents en plantant ses ongles dans le sol pour tenter de s’accrocher à quelque chose. Mais il n’y arrive pas, et il abandonne bien rapidement en ayant conscience que le moindre effort le pousserait à bout. Il connait la sensation que prodigue la menace d’un évanouissement imminent parce qu’il lui est trop souvent arrivé d’injecter un peu trop de drogue dans ses veines quand il était encore novice. « Et peut-être, peut-être que si tu le fais, je ne bousillerai pas ta vie comme tu as bousillé la mienne. » Il détache son regard de la sortie pour observer les yeux d’Alfie afin de déceler le mensonge de la vérité. Mais son visage est trop flou pour qu’il ne puisse tirer la moindre conclusion. Mais Alfie a toujours été le plus brillant… Il le laissera tranquille et ils pourront à nouveau vivre réellement. Ils n’auront plus à se battre comme de vieux ennemis.
C’est un miracle qui se produit quand Joseph arrive à se relever sur ses deux jambes tremblantes, non sans s’accrocher au moindre meuble qui jonche son chemin jusqu’à la porte. Il salie de son sang tout ce qu’il touche et il aurait probablement fait plus attention s’il était assez conscient pour s’en rendre compte. Il ne jette pas un regard en arrière de lui quand il déverrouille difficilement la porte avant de faire tourner la poignée. La noirceur est tombée sur Brisbane et c’est la seule raison pour laquelle il ne se fait voir par personne lorsqu’il se dirige à pas terriblement lents vers la ruelle la plus proche. Épuisé, il s’effondre entre eux poubelles et gémit quand son crâne percute une énième fois un objet non identifié. Il utilise ses dernières forces pour envoyer sa position à Ichabod, le seul qui viendra, il en est certain. Mais, s’il se trompe, ce ne serait pas plus grave : le ciel est magnifique ce soir et une sensation de paix intérieure gonfle ses poumons tandis qu’il observe les étoiles, une à une, sentant ses paupières se fermer seconde après seconde. S’il ne se réveille plus, il aura été accompagné par celles qui ne l’ont jamais abandonné quand il côtoyait les rues pendant trop longtemps. Il n’y a que ces petites boules de lumières qui étaient présentes pour lui même dans les moments les plus sombres.
Peut-être que c'est la meilleure façon de partir.
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| | | | | | | | (aleph) when the fires have surrounded you |
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