Oh le mal de tête.
Et la gorge sèche.
Et la langue pâteuse.

Je comprends parfaitement comment le moral de Jill peut être aussi horrible lorsqu’elle se réveille le lendemain de ses escapades avec Mia. Même chose, c’est l’évidence qui explique à quel point Matt peut être de mauvaise humeur quand il traîne sa carcasse à travers la maison familiale après ses soirées de beuverie à la fac. J’ignore il est quelle heure jusqu’à ce que mes prunelles soient calcinées - non, je ne suis pas dramatique, elles le sont vraiment, brûlées - par la lueur d’un cadran qui semble avoir eu la vie dure, lui qui est posé à l’autre bout de la chambre. La chambre d’ailleurs, que je ne reconnais absolument pas. Et c’est la panique, la vraie, alors que l’après-midi est avancé, que les rideaux sont tirés, que mes vêtements traînent au sol et que j’ai l’impression d’avoir des courbatures dans chaque membre et muscle de mon corps.

J’ai aucune idée d’où je peux bien être.

Je ne sais absolument pas pourquoi mon t-shirt sent la noix de coco et mes jeans l'ananas. Mes cheveux puent la cigarette par endroits et sentent bon la lavande à d’autres. C’est un puzzle dont je n’ai ni les pièces ni le résultat final en tête qui me donne l’impression d’avoir été le personnage principal dans un film d’horreur à petit budget et à gros potentiel. Là où on s’est assuré que j’ai perdu la mémoire autant à long qu’à court terme tellement rien ne fait de sens et tout est synonyme de danger.

Alors évidement que je me lève d’un bond d’un seul du lit. Que je titube en ramassant toutes les couvertures à portée pour les enrouler autour de ma silhouette. Ma tête tourne, un mal de cœur remonte et j’ai juste envie, besoin, d’un immense verre d’eau à la taille d’un océan. Mes pieds maladroits s’emmêlent ensemble mais surtout dans le bol de métal posé au sol qui fait un vacarme impossible alors que mes pas le projettent à l’autre bout de la pièce. Là encore, j’abuse sans le savoir, tant l’écho me lacère les tempes et me donne l’impression d’être similaire à une infinité de clous plantés à même mon front.

La porte grince lorsque je l’ouvre, le plancher de vieux bois vernis craque sous ma sortie. L’impression de déjà-vu est chassée par l’angoisse d’être à l’autre bout de la ville sans savoir du tout ce que j’ai bien pu faire, totalement terrifiée par le risque dans lequel j’ai bien pu me mettre. Et mes parents, mes pauvres parents. Ils doivent être morts d'inquiétude à ignorer où je peux bien être, moi qui ne le sais pas plus. D’un pas incertain j’en viens à me précipiter aussi vite que mes hauts-le-cœur me le permettent, à la recherche d’un téléphone ou d’une sortie de secours, c’est l’un ou c’est l’autre. Mais la couleur aux murs me dit quelque chose et l’odeur de peinture à l’huile aussi. Le couloir donnant vers la salle de bain me rappelle des bribes aussi, d’un hier que je n’arriverais même pas à remettre dans l’ordre tant il reste en désordre dans ma tête.

C’est là d’ailleurs où je m’arrête, sans souffle aucun. Rien que pour m’envoyer de l’eau froide au visage en croyant que ça aidera. Spoiler alert : ça n’aide pas du tout.

C’est la première fois que je me réveille avant elle, sans aucun doute - si on oublie ce matin (ok c’était le début de l’après midi en fait) où je l’ai attaqué avec un oreiller à Pago simplement pour être le premier de nous deux à poser les pieds sur le sol, quand bien même elle lisait son livre depuis une éternité. Aujourd’hui j’ai été tenté de rester quelque heures de plus au lit, c’est vrai, mais entre ses ronflements d’alcoolique cachée et le fait de passer pour un creep doublé d’un pervers, je ne sais pas ce qui m’a le plus motivé à en sortir. Il y avait une toile que je voulais terminer, aussi, et c’est finalement cette raison là qui l’emporte largement sur les deux autres. La gamine n’a pas pour habitude de tomber dans des excès en tout genre et elle aura sûrement besoin d’une autre nuit de sommeil supplémentaire pour s’en remettre totalement.

Sa part du repas est déjà de côté lorsque je l’entends piétiner sur le sol de la chambre, buter dans le saladier et probablement trois autres meubles au passage. Je laisserai la faute reposer sur les rideaux tirés et les volets fermés, c’est à dire l’obscurité ambiante plutôt que sa tête qui tourne et sa sensation de dépaysement. Elle n’a jamais vu mon appartement et l’état dans lequel elle est n’est sûrement pas le plus propice à ce genre de débuts, alors je me contente d’avoir un simple sourire de travers plutôt que de rire à gorge déployé - c’est pas drôle Auden, voyons, c’est pas drôle.

Ma main est tâchée de peinture mais je jure que son omelette ne l’est pas, que le café qui attend d’être pressé dans la machine ne l’est pas non plus. Je me raccroche à tout ce que j’entends et tout ce qui prouve par la même occasion son lent cheminement jusqu’au salon, elle qui avance moins vite encore qu’un escargot, si jamais vous voulez mon avis. Après avoir détruit ma chambre c’est au lavabo de la salle de bain qu’elle s’attaque et je doute que ce soit pour retrouver les références de shampooing utilisés la veille. Je doute même qu’elle se souvienne de quoi que ce soit qui se ramène à la veille, en réalité, et autant dire qu’une immense et lâche partie de mon âme préfère cette version des faits.

“J’ai déjà vu Les Gremlins pourtant, j’aurais dû savoir que te donner à manger après minuit n’était pas une bonne idée.” Ni la mouiller mais hey j’ai décidé de me la jouer lâche qui ne parle que de la partie qui l’intéresse et appuie sa cause. Pour aujourd’hui, ce sera “limiter les dégâts de la soirée de la veille et ce, dans tous les sens du terme”. “Tu as de l’aspirine dans le meuble.” Elle est encore dans la salle de bain et je parle littéralement à personne, mais j’imagine qu’elle saura faire bon usage de précisions comme celle-ci. J’imagine aussi qu’elle préfère se débrouiller seule plutôt que je lui mâche tout le travail comme on le ferait à un enfant, raison pour laquelle je retourne à mon tableau pour quelques précieuses secondes de plus.

“J’ai déjà vu Les Gremlins pourtant, j’aurais dû savoir que te donner à manger après minuit n’était pas une bonne idée.” c'est la voix d'Auden qui cause d'abord le sursaut, et ensuite le plus grand relent de mal de tête possible pour l'homme. Il dira qu'il fait souvent cet effet-là et je parie qu'il en serait absolument ravi, n'en reste que même si ses mots volent à travers les couloirs il est partout mais il n'est nulle part. Je ne serais pas étonnée qu'il ait transformé l'endroit en véritable Big Brother, que des caméras soient planquées dans toutes les pièces avec des microphones de manière à ce qu'il parle à ses invités avec la même voix caverneuse que le faisait Jigsaw le sourire sadique aux lèvres. “Tu as de l’aspirine dans le meuble.” je sais où est l'aspirine mais je ne sais pas où je suis tout court. La logique déterminant donc que je dois être chez lui ce qui à mes yeux sort plus de l'ordinaire que de croiser trois licornes sur le chemin entre ma maison et le royaume du Père Noël. De comment est-ce que je suis ici et de comment est-ce qu'il est là lui aussi?

Un coup d'oeil d'un côté qui m'arrache un grognement parce qu'apparemment ma nuque aussi me fait mal, avant de laisser ma voix prendre le relais. Elle est rauque, elle craque, ma gorge est enrouée et c'est un des soucis de plus que j'ajoute à la longue liste d'un hier dont je ne me rappelle que par bribes. Il y avait un bosquet et il y avait des fleurs, elles étaient jolies et elles sentaient bon. Y'a eu une voiture aussi, du café je pense. Une douche? « Quel meuble? » mes pas prennent du recul, je hausse le ton et me donne la migraine à mon tour, quel enfer. « Aouch. » en reculant pour voir les différents tiroirs et placards à disposition dans l'attente de la carte au trésor qu'il allait sans doute - ou pas du tout - me dresser à distance, c'est dans un autre meuble que mes pas d'empotée se sont pris au piège. Les flacons et énièmes bouteilles tombent au sol, certains en plastique n'éclatent pas, mais il y a du parfum là, qui gît sous ma maladresse meurtrière. L'odeur en elle-même me donne bien plus mal au coeur que l'alcool ingéré hier. C'est pour dire.

« Et les serviettes? » oh l'ingénue, qui fait comme si de rien n'était, affalée au sol les cheveux en bataille et les vêtements volés qui sentent Auden à un niveau où même Auden trouverait que ça sent trop lui. Et il est imbu. « C'est pas pour ce que tu crois. » déjà, j'appréhende, rampant et essuyant au mieux, les yeux fermés et le visage contracté dans ce qui aurait du potentiel pour être la pire grimace de toute l'histoire de l'humanité. « Je sais pas ce que tu crois. » finalement, c'est mieux qu'il laisse de la distance et qu'il me parle à travers ses hauts-parleurs de psychopathe suspect.

Les bruits se succèdent dans la pièce d’à côté et aucun d’entre eux n’est véritablement une bonne chose. Les objets tombent par dizaine et ce n’est pas tant ça qui me pousse à me lever, pas même lorsqu’elle butte contre un meuble et que j’espère qu’elle n’a pas abîmé la peinture de ce dernier. Je ne me lève que lorsqu’au bruit de plastique sur le sol se mêle à celui du verre brisé ; et là je sais qu’il n’y a plus rien de drôle et qu’elle serait capable de se planter chaque minuscule bout de verre dans le corps sans même s’en rendre compte.

« Et les serviettes? » Ce sont plutôt les torchons que j’aligne entre mes mains, les dérobant depuis la cuisine - là où l’odeur de parfum se fait déjà sentir et où j’ai presque peur de voir le carnage qu’elle a pu causer en quelques secondes à peine. Elle était mieux, quand elle dormait. Elle avait l’air plus apaisée aussi. « C'est pas pour ce que tu crois. » “C’est pas pour faire une statue à mon effigie ?” Au jeu de celui qui s’extirpe le plus de la réalité, je suis certain de gagner. Ma voix d’imbécile fait concurrence à la sienne alors qu’on se parle d’un bout à l’autre de la maison comme un vieux couple qui a déjà tout vu et tout connu. « Je sais pas ce que tu crois. » Je ne crois pas grand chose finalement, quand je me contente de savoir qu’elle a sans doute mis sans dessus dessous ma salle de bain en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire.

Les confessions de la veille sont loin. Il n’existe plus de jeu de shampooing, il n’existe plus de repas improvisé ou de choix de hoodie. Il n’est plus question d’aimer personne ni même de s’embrasser parce qu’on est redevenus comme avant, ou presque. Parce que je n’oublierai jamais ce qu’elle a pu me dire. “T’essayes de voir le plus de désordre que t’arrives à mettre en le moins de temps possible ?” J’ironise à l’entrée de la porte, me présentant déjà comme le sauveur de l’Humanité avec ma munition de chiffons. Mon sourire de merde inspecte la scène et ses mains avec, simplement pour m’assurer qu’en plus de tout avoir cassé elle ne risque pas d’y ajouter de traces de sang ô combien difficiles à nettoyer. “Je t’assure que t’es bien classée mais t’auras pas de bonus si tu te fais mal, et j’ai pas envie de jouer au docteur non plus.” Je lui lance un chiffon pour qu’elle écarte les bouts de verre du passage, simplement assez pour qu’elle puisse sortir de là sans encombres, elle et son équilibre plutôt rudimentaire. Hier était hier ; aujourd’hui on a plus le droit de jouer au même jeu.

Je ne veux pas jouer au docteur, et pourtant. “Mal à la tête ou pas ?” Je ne sais pas si elle a eu le temps de prendre l’aspirine avant de déclencher la fin du monde. “Pour savoir si je prévois de jouer de la batterie ou si taper sur les poêles suffira.” Stupide gamin au sourire de merde.

Le parfum me monte au nez, me monte aux yeux. C'est une suite d'éternuements qui n'en finit plus de ne pas finir et de ne faire que recommencer qui secoue mon corps ankylosé. Mes mains elles, se font exploratrices, récupèrent du bout des doigts les éclats de verre éparpillés sur le carrelage sans que je ne m'explique de quelle façon j'ai bien pu réussir à ne pas me lacérer la peau depuis autant de minutes à être si peu concentrée mais tellement dédiée.

“C’est pas pour faire une statue à mon effigie ?” la voix d'Auden se rapproche et son sourire avec, et c'est là que je sais que j'ai fait une connerie. Je ne viens pas ici et il ne m'y invite encore moins, je n'ai pas ma place dans sa vie et encore moins chez lui. Il l'a rendu assez clair y'a des mois de ça et ça ne sera jamais discutable tant et aussi bien qu'il se ferme dès l'instant où je fais mention à la vie hors de l'Académie. Le plus loin où j'ai pu aller avec lui, c'est au coffee shop en bordure du campus, et les quelques maigres fois où il est venu réviser à la maison, toujours prêt à fuir au moindre craquement dehors prétextant que mes parents étaient nuls à confronter et mon frère, ma soeur encore plus. « Y'a pas assez de plâtre dans le monde pour faire ta tête tu le sais aussi bien que moi. » j'ai gaffé et j'ai gaffé fort, pour être dans cette pièce et dans cette maison (ou cet appartement? je ne sais même pas s'il s'agit de l'un ou de l'autre).

Tout ce qui me reste est un semblant de sens de l'humour additionné à une voix cassée par l'alcool visiblement ingéré la veille, et une migraine qui prend en ampleur au fur et à mesure de ses pas que je distingue et qui se rapprochent. “T’essayes de voir le plus de désordre que t’arrives à mettre en le moins de temps possible ?” ses pas qui se rapprochent et qui finalement arrivent en bordure de la porte. Je l'entends se moquer même si je suis dos à lui, je le sais hilare même s'il ne rigole pas - encore. « C'est quoi mon temps au compteur? » autant gratter quelques secondes et d'autres minutes, autant faire comme si la conversation était la même qu'on aurait pu avoir au détour de deux cours, à traîner devant la porte de la salle sans jamais proposer ni l'un ni l'autre d'y entrer. Ça date, au final, les mots qui veulent tout dire sauf ce qu'on veut vraiment affirmer. “Je t’assure que t’es bien classée mais t’auras pas de bonus si tu te fais mal, et j’ai pas envie de jouer au docteur non plus.” « Quand Jill le dit ça sonne bien plus deg que quand c'est toi qui le fait. » jouer au docteur, ou comment m'arracher un frisson de malaise et un de plus.

Et il aide Auden, pour mieux se moquer ensuite je parie. “Mal à la tête ou pas ?” mon regard se lève vers le sien, je n'ai aucune intention de lui mentir ni aujourd'hui ni demain et encore moins sur mon état actuel quand je devine celui de la veille encore bien pire. « Mal. » les aspirines sont déjà sorties de mon esprit alors que chaque inspiration ne fait qu'entrer plus profondément les notes de son odeur tatouée jusqu'au sol, jusqu'à mes mains aussi. Je vais finir par être mala- “Pour savoir si je prévois de jouer de la batterie ou si taper sur les poêles suffira.” - ou juste par éclater de rire. Il règle toujours tout Auden, même sans essayer. « Le nom de ton band ça serait les Angry Tiramisu. » et on est repartis pour un tour, alors que mon sourire prend toute la place et que les relents de vodka qui me remontaient y'a peu à la tête ne sont plus. « Et c'est une question-piège :  on tape pas sur les poêles, elles servent à faire à manger c'est sacré. » mon air est sérieux, mes fossettes le trahissent.

Puis, c'est l'eureka, ou l'addition de trop d'éléments ensemble pour que je sois rassurée. « Qu'est-ce qui s'est passé? » et comme ce genre de questions entre nous sera toujours et éternellement proscrit, vaut mieux que je précise d'office. « Pourquoi je suis ici? » il faut que j'apelle mes parents.

« C'est quoi mon temps au compteur? » “J’dirais deux secondes, le temps d’ouvrir une porte pour rentrer dans n’importe quelle pièce.” Et une fois Ginny dans une pièce, n’importe laquelle, c’est un peu comme un éléphant dans un magasin de porcelaines. Même là où vous pensez qu’elle ne pourra jamais rien casser, croyez en elle pour vous prouver le contraire. Si elle veut parler d’autres choses, on parle d’autres chose. Même au milieu d’une pièce qu’elle n’avait jusque là jamais vue, entourée des restes de toutes les fioles possibles et inimaginables. Pourtant, j’ai juré de ne pas vouloir jouer au docteur et là je jure de ne pas vouloir lui faire un interrogatoire sorti de nulle part. Ses parents seront bien heureux de le faire à ma place, en version un millier de fois pire. « Quand Jill le dit ça sonne bien plus deg que quand c'est toi qui le fait. » Son intervention m’arrache un sourire, elle est une éternelle enfant qui tente de se dédouaner en accusant les autres et c’est quelque chose qui me plaît sans doute plus qu’elle ne le pense.

Les questions redeviennent sérieuses pendant un temps alors que je demande pour l’état de sa tête, feignant l’indifférence avec brio. « Mal. »  Et puisque la réponse ne me plait pas je parle d’autre chose, j’improvise, j’essaye de passer à d’autres sujets le temps que les médicaments fassent effet. Et puisque ça marche, je sais que je recommencerai la même chose à peu près un million de fois, ou autant dont elle aura besoin en tout cas. « Le nom de ton band ça serait les Angry Tiramisu. » Mon sourire fait écho au sien ; et y’a la véritable écho de son rire qui se répercute sur les murs trop rapprochés de la salle de bain. Je préfère ça aux déclarations de la veille, égoïstement. “Y’a du tiramisu au frigo.” J’aurai pas de band, par contre je sais que si je ne m’occupe pas d’elle tout ne finira que par être pire encore jusqu’à ce qu’elle soit totalement invivable. C’est comme ça que ça marche avec les gamins, non ? « Et c'est une question-piège :  on tape pas sur les poêles, elles servent à faire à manger c'est sacré. » C’est stupide mais là, juste là, j’ai le sourire le plus fier du monde, au milieu des relents de parfum, des yeux qui piquent et de la fatigue due au manque de sommeil. Elle se débrouille plutôt bien, pour une Mary Sue.

On en revient toujours aux questions qui dérangent, pourtant. A croire que tout le monde ne sait faire que ça. Personne n’est capable de se taire quand il le faut ou se fermer les yeux sur ce qui dérange. Parfois, je jure que ça a du bon. Parfois, c’est réellement la meilleure chose à faire et beaucoup devraient s’y référer. « Qu'est-ce qui s'est passé? » J’ai les idées claires, aucune goutte d’alcool dans le sang et encore moins de drogue. Ce n’est pas pour autant que j’ai envie de me refaire la chronologie de la veille dans mon esprit, du moment où je suis celui à qui elle envoie des messages quand elle a trop bu, à quand j’ai frappé un inconnu qui le restera, jusqu’au moment où sa bouche n’a décidé de ne plus former que des mots destinés à rendre tout infiniment plus compliqué entre nous. Ca brûle, sous mon plexus, et ça brûlera à chaque fois qu’on abordera le sujet de près ou de loin sans que jamais je ne sois capable de franchir le cap à mon tour, d’une manière ou d’une autre. J’hausse les épaules, comme si elle avait posé une question inutile et de peu d’importance. « Pourquoi je suis ici? » “T’as menacé de te rebeller contre Sanders si je te donnais pas à manger.” Y’a absolument rien de vrai dans tout ça, j’espère silencieusement qu’elle se souviendra de tout par elle même parce que je serai incapable de le faire à sa place. “Et j’ai toujours su que tu rêvais secrètement de foutre en l’air ma salle de bain.” Chaque faux argument de merde est bon à prendre, parce qu’ils sont tout ce que j’ai. “Sors de là, tu vas finir par tâcher mon sol.” Elle va finir par se couper, c’est certain, surtout si elle cherche à obtenir des réponses que je ne peux pas lui donner. Si je lui tends la main c’est simplement pour la tirer trop haut ensuite, parce qu’elle est une enfant qui mesure un mètre cinquante les bras levés et parce qu’elle va râler ou rigoler et qu’ainsi on passera à autre chose. C’est tout. “T’as juste fait de ma vie un enfer mais du coup rien de nouveau.” Et là, même si je souris et roule les yeux au ciel théâtralement, c’est surtout ce qui se rapproche le plus de la vérité dans tout ce que j’ai pu lui dire. Elle n’aurait jamais dû dire tout ça, hier.

“Y’a du tiramisu au frigo.”
« T’es pas obligé de le dire si fort que ça. »

Il le dit d’un volume qui est correct Ginny, il le dit avec la voix d’un humain normalement constitué et quand bien même je fronce des sourcils et bats des cils ce n’est toutefois pas ça et pas du tout. Entre mes deux tempes c’est l’avalanche et le tsunami, entre mes deux yeux la vie en entier chauffe et me donne l’impression de me redécouvrir un relent de migraines qui semblent avoir toujours été là, au creux de mes méninges qui vont trop vite. J’ai fait quoi hier? Tu poses pas les bonnes questions. J’ai dit quoi? “T’as menacé de te rebeller contre Sanders si je te donnais pas à manger.” oh, oh oh. À l’entendre par contre, c’est impossible de savoir si j’ai mangé, ou s’il m’a laissée faire n’importe quoi après avoir traqué Sanders dans toute la ville pour me poster sur son pallier l’œil brillant la bouche en cœur. « Et tu as cuisiné quelque chose ou on est allés chez lui? » autant lui demander d’office avant de laisser mes pensées reprendre le fil et la panique remonter avec. Je suis incapable de dire si l’un ou l’autre est véridique, autant miser sur la confiance totale que j’ai envers lui quand le monde entier me dit de prendre mes Converse et de m’enfuir d’ici tant tout est logiquement et fort probablement de sa faute alors qu’au final ce n’est que moi la fautive. Ça je sais pourtant, ça j’en suis persuadée. “Et j’ai toujours su que tu rêvais secrètement de foutre en l’air ma salle de bain.” « Le salon aussi. Et la cuisine, et l’entrée et oh – ça tourne. » bonne idée de me lever d’un coup d’un seul, bonne idée si j’avais envie de tituber, d’attraper la serviette accrochée au mur à sécher et de m’y ancrer de toutes mes forces pour éviter de retomber entre un vertige et un autre au sol. Éclater mon crâne et me rompre la nuque sur le rebord de sa baignoire encore humide – il prend des bains, Auden? – n’étaient pas dans mon planning de survie du jour pourtant. “Sors de là, tu vas finir par tâcher mon sol.” de mon sang, de ma dépouille, de tous ces choix au final. “T’as juste fait de ma vie un enfer mais du coup rien de nouveau.” là par contre, c’est un immense sourire de gamine et un oups soufflé qui franchit mes lèvres. Mon souffle revient, normalement, et ma silhouette qui sort de sa précieuse salle de bain dans un soupir soulagé de sa part, j’en suis sûre.

Le couloir est bien moins grand et bien moins long que dans mes souvenirs brouillés. Est-ce qu’il m’a portée dans ses bras, hier, entre la cuisine et son lit? Non, bien sûr que non, jamais il aurait fait ça, même si je sens furtivement le fantôme de la chaleur de sa paume derrière ma nuque. Nuque que je gratte d’office. « Faut que j’appelle mes parents. » j’aurais dû lui dire merci. J’aurais dû le regarder dans les yeux et le remercier, mais je sais qu’il aurait ri. Qu’il aurait roulé des yeux aussi, sûrement, en me disant que le remerciement est obsolète parce que je me suis foutue la honte devant lui et qu’il s’en moquera éternellement. Quand les cachets descendent le long de ma gorge, c’est stupide, mais j’ai presque l’impression que la veille n’était pas si honteuse que ça. Ah non, mon souffle court et la massue qui martèle mon front ne me le rappellent que trop. « Et Matt. Et Sanders, je dois lui présenter mes excuses à lui aussi? » mes yeux trouvent ceux de Auden. Il a l’air frais et dispo, alors que je me sens sale, fatiguée et dépassée aussi. Quel enfer. « J’ai juste besoin d’un peu d’air avant. » et la voilà la gamine que je personnifie, qui file à nouveau, passant à côté de lui à la recherche d’une fenêtre ou peut-être même d’une porte vers le jardin. J’ai juste besoin de me creuser un lit dans l’herbe, sans coussins sans couvertures sans rien. La brise fera du bien.

« Et tu as cuisiné quelque chose ou on est allés chez lui? » “J’ai cuisiné. Tu t’es endormie. C’est au frigo.” Si je parle plus doucement c’est simplement pour une expérience scientifique de savoir jusqu’à quelle tonalité elle est capable de m’entendre. Si cela ne tenait qu’à moi je lui hurlerais dans les oreilles rien que pour être certain qu’elle comprenne enfin que l’alcool ne réglera pas le moindre de ses problèmes et l’aidera encore moins à se faire des amis - ou alors que de ceux qui chercheront à l’embrasser, elle, la trop douce Ginny. Ils n’ont pas à traîner près d’elle et elle, elle n’a pas à se mettre dans un tel état. Quoi qu’il en soit je m’assurerai qu’elle reste ici tant qu’elle n’aura pas retrouvé la possession totale de ses moyens et de ses sens. Appelez ça une séquestration si vous voulez, ce n’est pas une étiquette qu’on m’avait encore collé et je la trouve plutôt amusante, à vrai dire.

J’inspecte ses mains lorsqu’elle sort de la salle de bain, histoire de m’assurer qu’elle ne tâche pas de sang le reste de ma maison. Ses pas, eux, ne laissent au moins aucune trace. « Faut que j’appelle mes parents. » Je ne prends pas le temps de lui dire qu’elle est supposée sortir à ses parents l’excuse d’être chez Jenna et de ne plus avoir de batterie sur son téléphone. Jenna, c’est sans doute mon doppelgänger ou quelque chose du genre - même si la réalité n’a pas grand chose d’artistique. Jenna, c’est celle avec qui elle travaille à la bibliothèque, c’est avec elle qu’elle va au café en face du campus, c’est avec elle qu’elle rend ses devoirs. Elle est vraiment cool, Jenna, hein, avouez. Surtout, surtout, son prénom n’évoque aucun doute chez ses parents et laisse Ginny respirer à peine un peu plus. Rien ne pourrait être moins pire que si elle leur annonçait avoir passé la nuit chez moi, de toute façon. “Ton téléphone est sur le plan de travail.” Je le lui ai enlevé des mains quand elle est arrivée ; on dira que c’était pour ne pas qu’elle puisse appeler à l’aide et on passera sous silence le fait que ça l’a surtout empêchée de faire un millier de choses qu’elle aurait ensuite regrettées. « Et Matt. Et Sanders, je dois lui présenter mes excuses à lui aussi? » Cette fois-ci je rigole, par contre. Jaune, certes, mais on dira que c’est l’intention qui compte. “Tu dois des excuses à aucun des deux.” Son frère n’a pas à avoir de ses nouvelles, il va simplement lui hurler dessus et l’accuser de tous les maux du monde. Il n’est pas important. Il n’est pas bon pour elle. Je ne l’empêcherai jamais d’appeler qui bon lui semble mais mon haussement d’épaules trahit mon manque d’engouement à ce sujet, bien plus faible encore qu’à propos du fait d’appeler ses parents. C’est pour dire.

« J’ai juste besoin d’un peu d’air avant. »

Bien sûr. J’aurais dû m’en douter. Mes yeux restent dans les siens autant de temps qu’elle retient mon regard et tout s’évapore lorsqu’elle part à la recherche de la baie vitrée qui accède au jardin et sa terrasse de fortune - juste un truc surélevé dont je n’ai jamais rien fait, mettons nous d’accord. Si elle fuit la cuisine alors moi je m’y engouffre, préparant une assiette et une seule de tiramisu, avec une fourchette et une seule aussi. Après tout, cette fois ci je lui en ai vraiment proposé. Je ne dis pas que je lui en aurais donné si elle me l’avait demandé, mais au moins j’ai gardé intactes les apparences. Une fois la portion froide entre mes mains, je suis le même chemin jusqu’à l'extérieur où je m'assois sur le rebord de la baie vitrée, jambes croisées, humeur pas si exécrable que d’habitude, bizarrement. “Tu connaissais des gens à cette soirée ?” Je ne lui en proposerai pas et je lui en donnerai encore moins. Elle a qu’à se servir, elle connaît le chemin maintenant. “Je veux dire, des gens à qui tu tiens ?” Ça a craqué, quand il est retombé au sol. Je m’en souviens. Ce n’est jamais bon signe. Tant pis pour lui.

Fidèle à lui-même, il n’y va que du strict minimum entre deux grognements, Auden. “J’ai cuisiné. Tu t’es endormie. C’est au frigo.” et il a dû râler avant, pendant, et maintenant le voilà qui reprend du nerf avec l’après. Moi, le nerf, je l’ai laissé je sais plus trop où même si je le sens coincé dans ma nuque comme le long de mes flancs. J’ai mal à des endroits où je ne savais même pas pouvoir ressentir quoi que ce soit, finalement.

Qui est-ce que j’ai ignoré hier, donc? “Ton téléphone est sur le plan de travail.” il doit être déchargé, limite l’écran doit être éclaté. Je sais que dès la seconde où j’aurai mes parents à l’autre bout du fil je serai grondée dans tous les sens et de toutes les manières possible. C’est très certainement les relents de l’alcool de la rébellion ingéré la veille qui me rendent nettement moins prompte à vouloir recevoir quelque punition que ce soit. Il est confortable le déni, elle est essentielle la lâcheté. “Tu dois des excuses à aucun des deux.” et à lui, je lui en dois? À Auden l’étudiant libre devant qui j’ai lâché l’entière totalité de mon sac la toute première journée à l’Académie? À Auden qui se moque de moi sur une base régulière, avec qui j’ai bossé sur deux trois devoirs d’équipe déjà, que j’ai à peine côtoyé hors des murs de l’école ou du café scolaire, à lui, je dois quoi comme discours vu l’endroit où je me suis réveillée ce matin?

J’ai juste besoin d’un peu d’air, avant de trouver la réponse à quoi que ce soit je n’ai même pas toutes les pièces de réponse. “Tu connaissais des gens à cette soirée ?” il est parti et il revient, je ne l’ai même pas entendu faire ou alors j’ai joué à l’ignorante de première. Un peu des deux, sûrement, lorsque je passe une couverture sur mes épaules et une autre ensuite juste parce que je peux – et que l’air fait du bien, même s’il me fait aussi frissonner. “Je veux dire, des gens à qui tu tiens ?” des gens devant qui je me suis fait honte, en plus de lui? La liste est longue. Pourtant rapidement, elle ne se résume qu’à un seul nom qui me vient en tête. « Raphael. Tu l’as vu? » il devait être dans les parages quand Auden est arrivé. Il devait être là et il a dû me voir me tourner en ridicule, m'apercevoir aussi envoyer un message à Williams de nulle part. Une seule et unique impulsion de gamine bourrée pensant à l’amour de sa vie qu’elle ne qualifiera jamais comme tel pour encore une bonne décennie. « On a grandi ensemble. Ses Converse sont toujours plus cool que les miennes. » les miennes d’ailleurs, j’ignore où elles peuvent bien être. C’était ma paire préférée, celle que je portais hier. Quel gâchis. « Je lui dois des excuses, à lui? » Auden a dit que Matt et Sanders l’étaient, saufs. « Et je t’en dois, à toi? » les questions qui remontent de nouveau, c’est la faute aux nerfs, juste. Hm.

« Okay j’ai faim maintenant. » et accessoirement, si je lui vole son assiette de tiramisu et que j’en pique une immense bouchée, sûrement qu’on s’en sortira mieux tout le deux. Ce genre de conversation fait mal sans même être actée.

« Raphael. Tu l’as vu? » Je hausse les épaules, incapable de me souvenir d’un prénom de ce genre. D’ici dix ans je m’en mordrai les doigts mais aujourd’hui encore je n’en ai que faire de connaître le prénom de l’entourage de Ginny - j’ai déjà retenu le sien, de prénom, c’est un bon début. La question était stupide et sans intérêt de toute façon. Il est trop tard pour lui demander une photo ou son portrait robot, cela ne rimerait à absolument rien. Cela n’aiderait pas les os du garçon à revenir en place non plus ; et aussi bien il n’a peut être rien de cassé et le bruit que j’ai entendu était du verre brisé. J’ai dû en étonner plus d’un à ainsi venir interrompre leur petite soirée, mon explication a donc bien plus de sens que toutes les autres. Un être humain, ça ne se brise pas aussi facilement. Ca se saurait, sinon. « On a grandi ensemble. Ses Converse sont toujours plus cool que les miennes. » Ses Converse sont toujours plus cool que les siennes sans doute parce qu’il arrive à les garder aux pieds, lui, et c’est ce que lui fait bien comprendre mon sourcil levé et mon regard qui dérive vers ses pieds nus. Elle a la position d’une danseuse sans en être une, elle qui se contorsionne toujours dans tous les sens comme s’il n’y avait rien de plus normal à cela. De mon côté, tout continue de m’étonner et lorsque je pense l’avoir cerné, je comprends que c’est finalement loin d’être le cas. “Ca va, ça va j’ai pas demandé l’historique.” Et j’ai pas envie de le connaître, surtout, encore moins lorsqu’elle en viendra à préciser que ses lèvres étaient baveuses lorsqu’elle l’a embrassé pour la première fois et où est ce qu’il a bien pu la toucher ensuite et blah, blah, blah. Ce ne sont pas mes affaires et c’est encore moins ce qui m’intéresse. « Je lui dois des excuses, à lui? » Là pourtant je redeviens attentif et arrête de faire semblant de bouder pour un rien. Mes yeux remontent dans les siens, mon tiramisu est abandonné pour un temps. “Non. Bien sûr que non. Pourquoi tu lui en devrais ?” Si l’un doit des excuses à l’autre, je peux lui assurer que ce n’est pas elle qui est en tort. Dans cette histoire, il est bien le seul à avoir des choses à se faire pardonner, et pas des petites. « Et je t’en dois, à toi? » Mon expression reste immuable une seconde de plus, le temps pour moi de recouvrir mon sourir de merdeux et une parade allant avec. “Des centaine de milliers ouais, t’as absolument tenu à me prendre mon tee-shirt favori et t’as mangé tout ce qu’il y avait au frigo, t’es un enfer.” Et encore, je ne lui précise pas qu’elle a collé ses mains glacées contre mon torse et ses pieds qui l’étaient tout autant contre mes tibias. Je ne précise pas qu’elle a pris tous les coussins et la taie d’oreiller allant avec. La liste est interminable et ne fait même pas une seule fois référence à ce qui a pu se passer dans la salle de bain ; ni hier ni tout à l’heure.

« Okay j’ai faim maintenant. » Ma bouche s’ouvre d’un immense ‘O’ aussi outré que choqué alors que je reprends presque aussitôt mon assiette de ses mains de voleuses et que je suis à ça de lui enlever mon parfait tiramisu de sa bouche. “Refais ça et t’es le prochain repas que je cuisine.” Je menace et je grogne, je me plains et je râle. Bref, absolument rien de nouveau là dedans, pas même le sourire que je retiens de naître contre mes lèvres alors que mon regard croise le sien une dernière fois avant de revenir à la réalité.