Raphael, son nom c’est Raphael.

Et le plan, c’était à mon retour d’en faire des charades et des jeux, d’en créer un pop quiz avec des flashcards comme lorsqu’on passait des soirées entières à réviser - aka moi je révisais, lui il se moquait en vidant les placards de mes parents à cuisiner des biscuits jusqu’à pas d’heure. Je sais qu’il avait complètement oublié le nom d’un garçon avec lequel j’ai grandi, du voisin qui au fil des années était devenu un incroyable ami. Il a autant oublié son nom que la consonance de leur première et unique rencontre, et je ne pourrais pas en vouloir à Auden sachant déjà à quel point il a une mémoire sélective (c’est son excuse préférée, qui ça étonne) concernant tout ce qui ne l’intéresse pas. La liste est longue.

Ma liste de trucs mnémotechniques est longue elle aussi, quand j’entre sans déverrouiller la porte, soulagée qu’il n’ait pas mis la clé dans la serrure avant de partir s’il est bel et bien parti. J’ai oublié et/ou perdu mes clés une bonne dizaine de fois ce mois-ci, les hormones de grossesse ayant le dos particulièrement large lorsque je leur donne toute responsabilité pour mon esprit dilué. Les valises pour le Japon ne sont pas faites ou du moins ce qui l’est n’est constitué que de vêtements. Il manque des livres dedans, il manque tous les livres que j’ai achetés aujourd’hui d’ailleurs. Raph ne m’a pas mis la moindre heure limite, il a été impeccable à me laisser visiter trois fois plus de librairies qu’à l’habitude, et toutes autant de bibliothèques sur le chemin. Mes bras eux, sont épuisés de tenir autant de bouquins en cargaison, la table basse de l’entrée qui n’est même pas là pour accueillir mes trésors. Auden a dû la déplacer de pièce parce que c’était moi qui l’avait mise là de base et que c’est sa façon aujourd’hui de se rebeller sur le fait que j’habite officiellement chez lui. Un gamin.

Pizza ne vient pas me voir, pas de suite du moins. Ils doivent être sortis marcher, ils doivent être à la baie cachée sur la plage, ils doivent s’y être ancrés les pieds. Les miens, je les libère de mes Converse dans le seul et unique but d’aller les rejoindre en passant par le jardin pour finir par troquer l’herbe entre mes orteils pour le sable blanc de - mais.

Et il est là, Pizza. Il est là, il est dans l’embrasure de la cuisine. Je jure qu’il tremble, lui qui est couché au sol, lui qui fixe une tache pourpre, au sol elle aussi. Je détaille tout autour, l'entièreté des miettes de la scène avant de la réaliser en entier, complète. C’est Auden, par terre. C’est Auden inconscient et entouré de rouge, c’est Auden qui ne parle pas et qui ne se moque pas des livres par dizaines que j’avais entre les mains y’a une poignée de secondes. C’est Auden et son bras plié dans un sens qui n’a rien de normal, c’est Auden qui n’a pas utilisé mon absence pour me jouer une de ses blagues à sortir toutes mes affaires sur le palier pour me faire croire qu’il a décidé de divorcer. C’est Auden muet, c’est Auden allongé, c’est Auden blessé. Blessé, j'insiste là-dessus. L’autre scénario est inconcevable.

Mon cœur a arrêté de battre, mon souffle s’étouffe de lui-même. J’ignore à quel moment j’ai quitté l’entrée pour finir à sa hauteur, j’ignore à quel moment mes paumes se sont éparpillées sur son visage et contre sa nuque, touchant chaque parcelle de peau pour y chercher la moindre trace de chaleur. J’ignore ce que je peux bien lui dire, à son oreille, ce que je peux bien hurler aussi tant le volume de mes paroles est impossible à gérer. Y’a des larmes aussi, des tremblements, la totale.

Puis y’a l'ambulance, qu’une voisine appelle. Elle qui a été alertée par je ne sais pas quoi, elle qui s’assure que le personnel médical m’installe dans l'ambulance avec lui, elle que je ne vois pas et que j’entends encore moins. Il n’y a que les sirènes que je devrais entendre. Ironiquement, tout ce que j’entends pourtant, c’est son silence à lui. Pas une seule seconde depuis que je l’ai trouvé au sol à la maison ma main n’a quitté la sienne.

Je n’entends que des bourdonnements, je ne distingue que des éclats de lumière derrière mes paupières closes. Je pourrais presque dire que je ne ressens rien, si justement l’entièreté de mon corps n’était pas en train de me faire souffrir. La tête, surtout. Non, le bras. Le bras en priorité. Le bras et la tête. L’épaule, pour être plus précis. L’épaule contre laquelle je me revois encore essayer de me retenir pour me relever, celle là même qui ne daigne même pas me répondre. Je me suis rarement senti aussi faible et inutile qu’en ce moment, alors même que mon propre corps était simplement dans l’incapacité de me répondre. Cassé, c’est ce qu’ils diront. Points de suture, c’est ce qu’ils diront aussi. Je me souviens de la chaleur du sang glissant le long de mon visage, cela ne laisse que peu d’optimisme possible. Ce qu’ils diront du reste, je n’en sais rien. Ma main me gratte, j’ai envie d’arracher la perfusion de merde qui me donne du sucre de merde ou je sais pas quelle autre merde. J’en ai pas besoin, tout comme j’ai pas besoin de rien, j’ai pas besoin de personne. J’aurais pu me relever seul, j’aurais pu faire les points seul, j’aurais pu tout faire tout seul s’ils ne s’étaient pas mis en tête de m’aider. Quelle bande d’imbécile. La douleur finit toujours par s’en aller, plus ou moins rapidement. Celle là aussi serait repartie. Ginny n’avait pas à s’inquiéter autant, elle a sûrement déjà vu pire - hein, qu’elle a déjà vu pire ?

J’ai perdu toute notion de temps après avoir simplement senti mon corps être ballotté d’un endroit à un autre, du sol froid de la cuisine - on prendra un chauffage au sol pour l’usine - aux draps chiffonnés d’un lit que je ne connais pas. Ce sont mes doigts qui arrivent à bouger les premiers, ce sont eux qui s’interrogent sur l’endroit où j’ai fini par atterrir. Ce sont eux qui voudraient rager, déjà, mais qui n’en ont pas la force, encore. Ils n’arrivent pas à me faire me redresser, ils arrivent encore moins à passer de l’autre côté de mon corps pour retirer les perfusions. Ce sont eux, qui, se resserrent au milieu de la main gelée de Ginny que je saurais reconnaître entre toutes. Je suis soulagé autant qu’enragé de la trouver là. Elle ne devrait pas avoir à s’inquiéter de rien, elle devrait être en train de regarder sur internet quelle est la taille en fruit du bébé, elle devrait faire la liste de tous les endroits où elle voudrait aller. Elle ne devrait pas être à l’hôpital (l’odeur, je reconnais l’odeur) en train de s’inquiéter pour son mari qui n’a même pas eu l’occasion de rendre le moindre coup. Ce ne sont pas ainsi que tout était supposé se passer et autant je suis un adepte de vivre au jour le jour et de faire avec ses aléas, autant, celui ci, je le rejetterai encore et toujours.

Je les soupçonne de m’avoir donné un anti douleur, et je les déteste encore un peu plus pour ça. Parce que ça sera pire ensuite, parce que ça me fait oublier une fois de plus que mon corps a décidé de me faire chier aujourd’hui et de ne plus m’obéir. La tentative de me redresser est un échec, celle d’articuler quelque chose à Ginny - une blague de merde -, l’est tout autant. Le pire dans tout ça, c’est que je suis tellement préoccupé par elle et toutes les heures qu’elle a peut être perdues ici que je ne pense plus au gars qui justement est la cause de tout ceci - pour le moment en tout cas. A défaut de pouvoir agir largement sur mon corps, je me contente donc du bout de mes doigts qui commencent à se mouvoir légèrement dans le seul et unique but d’entourer les siens. La chaleur de ma main n’est que partielle et bien loin de celle de d’habitude mais elle sera toujours ça de plus par rapport à ses doigts encore un peu plus gelés aujourd’hui. Je ne m’excuse que rarement, mais en cet instant j’aurais aimé pouvoir le faire, parce que c’est à moi de la protéger et que jamais je n’aurais accepté que les rôles s’échangent.

Ils ont dit des mots et ils ont choisi pour moi, quand mes hochements de tête étaient aussi vagues que l'étaient les hésitations qui suivaient. La seule chose que je suivais moi, c'était le brancard sur lequel ils ont installé Auden à la seconde où on est arrivés à l'hôpital. Les couloirs que je connaissais par coeur dans une autre vie me semblent tous plus inconnus les uns que les autres. Les visages familiers que j'ai pu croiser aujourd'hui entre deux silences et trois ravalement difficiles de salive se confondent tous ensembles en une grande ombre inutile que je ne regarde même pas malgré les sourires compatissants qu'ils semblent tous assez ingrats pour m'envoyer. Ils ont fini par nous isoler dans une grande chambre et j'en déteste la signification. C'est là où on met les gens qui vont attendre, c'est là où on place les patients qui devront rester un bon moment ici, qui auront besoin d'être confortables comme de pouvoir recevoir des visites en attendant. Je ne veux pas attendre. J'ai été patiente toute ma vie, je le serai peut-être à nouveau demain. Aujourd'hui et pour l'heure, tout est trop et tout est un calvaire et il ne bouge pas, il ne bouge plus. Il respire à peine, les machines le font presque pour lui, et même si on me parle d'aller prendre l'air et d'aller chercher un thé, même si on m'assure qu'ils me le diront à la seconde où il se réveillera jamais je ne quitterai son chevet.

Jamais je ne manquerai ses doigts qui se referment sur les miens. « Y'avait rien de bon à la télé du coup j'ai inventé une chanson à partir du bruit des machines. » que je tente, parfaitement en contrôle de mes moyens. Le monde entier et tous les pires scénarios que je me faisais violence d'ignorer l'instant d'avant se sont envolés dès que le soubresaut qui a animé sa main m'a ramenée à ici et à maintenant. Il n'y a que lui, il n'y a jamais eu que lui et il est là, il bouge et il respire et il est là. Tout ira. Ah oui, la chanson. Et j'inspire pour deux, avant de laisser index et pouce prendre possession du revers de sa paume. Ils s'associent aux bips incessants, ils perdent la mesure et oublient les gammes. Auden grogenerait et critiquerait le tempo, dirait que jamais il ne me montrera à jouer du piano pour autant de fois que je l'ai harcelé à le faire. Qu'il dise quelque chose, juste un mot, un son. Qu'il me laisse entendre sa voix à défaut de laisser la mienne se confondre aux machines bien trop nombreuses pour que ce soit bon signe.

Il ne peut pas parler, et je suis bien trop lâche pour l'assumer. « Serre mes doigts une fois si je peux venir dans le lit avec toi et deux fois si je peux venir dans le lit avec toi. » oublions donc cette option et oublions tout le reste, quand les seules avenues que je lui laisse en sont qui restent à portée. Si je ne lui demande pas de parler, il ne parlera pas et rien ne sera confirmé. Un Auden qui se tait est un Auden qui va mal, une Ginny qui s'impose en est une qui panique. Pourtant, ma voix reste stable et ma respiration avec, laissant un faible sourire en coin mais un sourire tout de même couronner mes lèvres. « Oui, y'a pas d'autres choix. » et pourtant je ne me hisse pas contre lui, yet. Il doit avoir besoin de sa bulle, il ne doit pas avoir besoin de ma proximité à moi autant que moi j'ai besoin de la sienne. « J'ai mis deux paires de chaussettes. Mes pieds sont pas froids promis. » la voilà qui gagne du temps la gamine, qui essuie de sa main libre le coin de ses paupières - au cas où.

Je me serais moi même traité de con si j’avais un jour osé dire que le pire sentiment que j’ai vécu c’est celui d’avoir des dizaines de blagues en stock mais de ne pas pouvoir en dire une seule. J’ai vécu des trucs moches et vraiment pas cools, j’en ai une liste à en faire pleurer les ménagères, mais jamais rien n’a été semblable à aujourd’hui. Ce n’est pas tant la douleur le problème, c’est surtout cette impression de ne pas pouvoir disposer de mon corps comme je le souhaiterais et de simplement rester spectateur de la détresse de Ginny. Elle essaye d’aller bien, elle essaye vraiment fort. Elle est douée pour ça, elle a l’habitude et elle est parfait dans ce rôle mais personne ne lui a appris à aller bien pour les autres quand justement, ce sont eux qui faiblissent et perdent le cap.

Je voudrais la rassurer et lui dire que le lit est pas si horrible qu’il en a l’air. Je voudrais me plaindre et dire que je ne mettrai pas une bonne note sur TripAdvisor. Je voudrais lui dire que sur l’annonce, le mur était pas aussi degueu. Je voudrais lui dire qu’Halloween c’est bientôt et qu’elle, elle n’a toujours pas son costume. Je voudrais lui dire d’arrêter de s’en faire parce que tout va bien, je le jure, et n’importe quel médecin ayant osé prétendre le contraire n’est qu’un sombre crétin. Je voudrais lui dire qu’elle est nulle, sa chanson, et que c’est bien parce qu’elle n’a aucun sens du rythme que je ne lui apprends pas à jouer du piano. « Serre mes doigts une fois si je peux venir dans le lit avec toi et deux fois si je peux venir dans le lit avec toi. » Je voudrais lui dire que j’y arrive pas, et que je me déteste pour ça.

Elle sait ce que je veux bien plus que personne d’autre, pourtant, et si ça implique qu’elle appuie sur les câbles et participe à la compression de ma cage thoracique et à la mauvaise cicatrisation de mon bras alors je me demande bien pourquoi elle n’est toujours pas montée dans le lit. C’est tout ce que je veux, moi. « Oui, y'a pas d'autres choix. » Dans mon esprit, j’esquisse un sourire. Dans la réalité, il est bien plus contrasté - pour ne pas dire faible et inexistant. « J'ai mis deux paires de chaussettes. Mes pieds sont pas froids promis. » A Noël c’est promis, en plus du pull moche qui gratte, elle aura les chaussettes qui vont avec. La torture doit cesse, j’y mets fin moi même si c’est le seul moyen. Et puisqu’elle est toujours trop loin et que je ne peux pas sentir son parfum mêlé à la peinture d’où elle se tient, je regroupe toutes mes forces pour les concentrer dans ma main et tenter de serrer ses phalanges. Les efforts demandés sont stupidement considérables alors que même les nouveaux nés sont capables de mieux mais je jure que je fais de mon mieux et je jure que je m’applique autant que lorsque je peins. Au delà de la vouloir à mes côtés et d’enrager le personnel médical au passage, j’ai besoin de la savoir près de moi pour savoir qu’elle se porte bien et le bébé avec - et pour, ensuite, m’accorder le temps nécessaire pour guérir. Ce ne sont pas ses doigts que j’ai envie de serrer, c’est stupide comme exercice. Je voudrais qu’elle soit à mes côtés, rien de plus et rien de moins. Qu’elle porte des chaussettes ou non, c’est bien le jour où je n’en ai rien à faire.

Il serre mes doigts. Il les serre à peine, il rage autant de le faire que de n'arriver à faire que ça. À la seconde où le contact change, où il manque une expiration d'à peine un demi-souffle, c'est mon corps en entier qui se soulève de la chaise sans que je n'y pense à deux fois.

Les câbles se poussent facilement, ils sont tous déjà alignés les uns à côté des autres, rangés sans les noeuds que j'aurais pu y laisser si c'était moi qu'on avait mise en charge de leur pose. Sans un mot, sans autre chose que quelques rires de voir la gymnastique dans laquelle je me contorsionne au mieux, c'est une jambe puis une autre qui passe sous les draps, qui rejoint les siennes. Jamais les contacts ne sont prolongés, c'est à peine si je sens sa silhouette contre la mienne tellement je fais attention, tellement tous mes moindres mouvements sont calqués sur les plus minimes sursauts qu'il pourrait laisser aller bien malgré lui si ma peau dérive contre l'une de ses (trop nombreuses) ecchymoses, contre l'une de ses (infinités de) blessures.

De base, j'aurais inspecté les cicatrices. Dès que ma tête se serait déposée sur l'oreiller à ses côtés, que mes yeux auraient snobbé les siens pour dériver sur son profil, ç'aurait été aussi facile que naturel que de repérer toutes les nouvelles au compteur, de leur donner des noms et des formes associées, des angles et des histoires. Pourtant pas une fois j'y pense, à lâcher ses iris des miens. « T'as un goût affreux. » ça, c'est dit dans un souffle, quand mes lèvres se dégagent des siennes après s'y être déposées de la plus douce des façons. « Mais c'est vraiment ton haleine qui est la pire. » je l'aime même s'il goûte le fer et la sueur et le sang et les médicaments et les produits chimiques. Je l'aime même s'il se déteste en l'instant, même s'il enrage d'autant de raisons que j'éparpille de baisers partout où sur son visage tuméfié j'arrive à trouver de minces parcelles d'épiderme qui n'ont pas été touchées.

« J'ai commandé tes céréales préférées pour le dîner. » à défaut de lui demander ce qui a bien pu se passer je prends les devants. Des solutions par dizaines et l'infirmière en pédiatrie que j'ai soudoyée pour toutes ces années à la côtoyer. Elle s'est chargée d'aller chercher dans les placards des collations pour les gamins sur l'étage le truc le plus ressemblant à des Coco puffs dans les environs. « Comme ça c'est pareil qu'à l'hôtel ou à la maison. » comme ça on peut rester ici autant de temps qu'il faudra, autant de temps qu'ils nous y forceront. Comme ça, on mangera des céréales, on passera nos journées et nos nuits sous les couvertures, on regardera les pires émissions de télé-réalité à répétition et j'oublierai que pendant de trop longues minutes, j'ai cru que je l'avais perdu, pour toujours. À nouveau.

A aucun moment je ne retiens ma respiration, craignant qu’elle ne me fasse mal sans même le vouloir. Cette fois-ci tout est différent et ses gestes le son tout autant. Elle n’est pas la Ginny que j’ai toujours connue et aimée et elle est loin d’être la version que je préfère, tout comme je me doute déjà que je ne suis pas celle qu’elle voudrait voir au jour le jour. Je suis simplement soulagé qu’elle ait pu sentir le contact de mes doigts contre les siens, aussi faible ce dernier a-t-il pu être. Je me déplace à peine contre les barreaux qui glacent mon dos, pitoyablement rassuré de pouvoir encore ressentir tout ça.

Elle n’aurait pas dû se retrouver sur le lit d’un hôpital avant de longues semaines et cette fois-ci je ne fais rien pour lui rendre la vie difficile, je n’essaye même pas de bloquer l’arrivée de sang dans un bras pour laisser croire aux machines que je suis en train de mourir. Au contraire, j’ai simplement envie de lui prouver que tout va bien et que ce n’est pas près de changer. Je suis en vie, je reprends un peu de forces à chaque seconde qui passe et elle, elle va bien aussi. Le bébé va bien. Tout le monde va bien, on fait simplement un séjour à l’hôpital pour s'entraîner pour le jour J. Rien de plus, rien de moins.

Je jure que mes iris tentent de rassurer les siennes et qu’elle saura y lire des sourires, quand bien même les yeux ne sont pas connus pour pouvoir sourire. Elle, elle sait. Elle, elle me connaît mieux que quiconque encore. Mon corps n’en est peut être pas encore capable mais mon cerveau, lui, ne souhaite que lui sourire. Même sous les néons orangés, elle est belle, ma femme. « T'as un goût affreux. » J’avais pas besoin de respirer calmement et tout le bordel, finalement. Je voulais juste l’embrasser, encore un peu. Ça me prend de longues secondes et toutes mes forces pour faire remonter ma main jusqu’à sa joue mais une fois posée dessus, cela n’a plus rien de douloureux que de la caresser doucement de mon pouce. « Mais c'est vraiment ton haleine qui est la pire. » Ses baisers se conjuguent au pluriel et mes caresses redoublent d’intensité simplement pour lui prouver que tout va bien, je le jure, qu’elle n’a pas à s’inquiéter autant. Et puisque je me dis que parfois les mots peuvent prévaloir sur les gestes, ils sont tout ce qu’il me reste pour tenter d’être un mari un peu moins pitoyable en cet instant. “T’es pire encore.” J’aurais pu le lui prouver avec une liste d’exemple infinie mais on comprendra bien tous les deux que le timing pour ça n’est pas optimal. Cela ne m’empêche pas pour autant de repousser doucement son visage pour qu’elle retourne contre l’oreiller partagé et que je dois finalement le seul à m’avancer vers elle pour l’embrasser une ultime fois. Elle est pire encore mais je le savais déjà. Je le sais depuis quinze ans.

Elle tente de faire au mieux, quand bien même même pour elle ce devient presque mission impossible. A son « J'ai commandé tes céréales préférées pour le dîner. » je ne comprends finalement que le fait que je suis supposé rester en observation pour la nuit et que c’était loin d’être ce que j’avais prévu. Je fronce des sourcils, je grogne et elle comprendra bien que le problème n’a rien à voir avec les céréales. Je n’ai pas envie de rester loin d’elle en cette période tout comme je n’ai pas envie qu’elle passe la nuit ici avec moi à dormir contre un lit inconfortable ou une chaise qui le sera plus encore. Ce n’est pas un endroit adapté pour une femme enceinte, elle le sait autant que moi. C’est aussi un endroit aussi peu adapté pour un être aussi têtu et obstiné que je le suis. « Comme ça c'est pareil qu'à l'hôtel ou à la maison. » Elle essaye. Elle essaye et c’est tout ce qui compte finalement. Cela ne m’arrache pas de sourire supplémentaire mais je sais qu’elle a toutes les bonnes intentions du monde. “T’es là depuis combien ?” Je parle comme un enfant, chaque mot mettant à mal ma mâchoire abîmée et mes côtes qui le sont tout autant. Je pourrais lui demander ce qu’ont dit les médecins, ce dont je souffre, combien de temps ils me veulent ici ou encore ce qu’ils ont bien pu m’injecter comme anti douleurs et autres merdes mais ce n’est pas ce qui m’importe ; absolument pas. Je veux savoir combien de temps elle a perdu à me veiller alors que ça aurait dû être mon rôle et seulement le mien.

“T’es pire encore.”
« Blablabla. »

Je refuse qu'il parle et je refuse qu'il gaspille la moindre énergie censée être utilisée pour qu'il aille mieux. Parce que oui, il ira mieux, il passera à travers et il guérira vite et bien. Et rien de ce qui a seulement pu le mettre dans cet état ne lui fera de mal dans quelques heures (jours?) (semaines?). Les médecins ont dit des tas de trucs et les détails sont encore nébuleux, derechef c'est ici qu'on fera comme si on était à la maison ou à l'hôtel, ou déjà au Japon. La télé et les céréales au lit, les débats pendant des heures sur qui énerve le plus l'autre, sur quel artiste du passé comme du présent a le meilleur coup de pinceau et sur lequel des personnages de T'choupi survivrait le mieux à l'Apocalypse. Je le vois ainsi : on a du temps à l'infini pour faire ce qu'on aurait fait n'importe où et encore ailleurs au final. Mes baisers sur sa nuque s'y éparpilleront jusqu'à ce qu'il s'en plaigne, comme dans notre propre lit, et dans nos propres affaires. Un grognement suffira ici comme là-bas de toute façon.

Quand il se replace et que je m'assure d'expirer au même moment où il lâche un soupir de douleur, c'est presque comme si mon coeur ne venait pas de se briser à nouveau. “T’es là depuis combien ?” « Le début. » je déteste mentir et je ne le fais jamais avec lui, ni avant ni aujourd'hui. Il va haïr ma réponse autant que je m'ai en horreur d'être arrivée trop tard. De ne pas avoir été là pour verrouiller la porte, de ne jamais verrouiller la porte d'ailleurs. De l'avoir laissé seul à la maison quand un fou furieux s'y était introduit et et et et et - et respire, Ginny. Le début, c'est aussi dire que je suis arrivée à temps. Que j'ai été avec lui pendant tout le trajet en ambulance, que je n'ai pas quitté son chevet même pas pour aller faire une razzia à la machine distributrice. C'est dire que j'aurais pu être à l'autre bout du monde que j'aurais tout abandonné pour Auden, que je l'aurais fait et que je le ferai encore.

Qu'il déteste mes mots est le dernier de mes soucis, lorsque je redresse le menton pour venir le poser contre l'oreiller et scruter son visage tuméfié, ses cernes qui prennent de plus en plus en ampleur. « Si tu dors t'auras même le droit de mettre tes jambes sur le dessus. » mes doigts ne lâchent pas les siens. Ce sont mes lèvres qui osent, embrassant chacune leur tour ses paupières en espérant que de lui chatouiller les cils l'encouragera à les fermer. À se reposer. S'il dort je dormirai avec lui, peut-être, je crois. Pour l'heure ma priorité reste lui et seulement lui : comme ça a toujours été le cas.

Je n’aime rien de la situation dans laquelle on se retrouve et supporte encore moins qu’elle m’embrasse simplement parce que rien ne va. Elle l’a déjà fait trop de fois par le passé mais aujourd’hui aucune de mes grognements ne suffit, aucun de mes doigts ne parvient non plus à la garder éloignée. Je souffle parce que jamais elle n’aurait dû avoir à faire tant d’efforts alors que, pour une fois, je le jure, je n’avais rien fait de mal non plus. A défaut, c’est dans son cou que mes doigts trouvent leur chemin, caressant sa peau au lieu de la repousser. « Le début. » La réponse est tout aussi détestable que le son désolé qu’elle utilise. Je ne sais pas si elle attend depuis une heure ou dix et cela ne fait que m’enrager davantage - et les médecins détestent ça, ils détestent toujours ça. Pourtant je ne dis rien de plus, elle me connaît bien assez pour savoir ce que je peux bien penser de la situation. Sans doute aussi qu’elle même ne sait pas combien de temps a pu s’écouler ; à sa place je ne saurais pas non plus.
Mes doigts s’enracinent désormais contre son visage alors que je réprime des grimaces de douleurs et d’autres encore, mal placé entre le lit, son rebord et mes côtes abîmées. Têtu, pourtant, je refuse de rester reposé sur le dos alors qu’elle est à mes côtés. « Si tu dors t'auras même le droit de mettre tes jambes sur le dessus. » Mon rire ne dure qu’une seule seconde avant de se transformer en toux, pourtant l’intention reste bien présente. Ses lèvres embêtent mes paupières alors mes doigts lui rendent silencieusement la pareille contre les siens. “Ils vendent des snacks ici, au moins ?” Les recommandations des médecins sont oubliées pour un temps ; elle peut prendre tous les biscuits dont elle a envie et autant qu’ils en vendent si cela peut lui faire passer une soirée un peu moins horrible. Je ne sais même pas dans quel hôpital de la ville est ce que j’ai bien pu être emmené mais je lui fais confiance, bien assez pour effectivement garder mes yeux clos alors que je laisse ma tête reposer contre son cou. Mes lèvres se posent de nouveau contre sa peau et ma main contre son ventre, pour m’assurer une ultime fois que tout va bien et que le pire est derrière nous. “Je veux partir.” Non seulement de l'hôpital mais aussi de la ville et du pays. J’ai simplement envie de partir comme on l’a déjà fait tant de fois, mais pour ce dernier voyage je ne risque pas de demander à aucun moment qu’on retourne à Brisbane. La maison elle même n’est pas sécuritaire et je n’ose même pas penser ce qui aurait pu se passer si elle avait été celle à la maison et non pas moi. Je veux partir, pas seulement pour m’enfuir mais pour la protéger aussi. Les protéger, elle et notre enfant.