Je ne connais que très bien ces repas de famille qui se jouent sur un fil, ces reproches que l'on essaie de chasser pour conserver l'unité du groupe, pour tenter de préserver nos parents, qui ont toujours eu le rôle de médiateur dans nos différentes histoires. Ils devinent dans le fond que tous ces sourires et ces échanges parfois ennuyeux ne sont que des leurres, nous parvenons à régler -plus ou moins- nos problèmes dans leur dos, certains y parviennent mieux que d'autres... En leur présence, nous jouons cependant le rôle dans lequel nous nous sommes nous-même enfermés avec les années. Eux, sont dans le déni, et finalement, nous faisons tous en sortes de les protéger, parce qu'ils ne survivraient pas à nos nombreux secrets, c'est une certitude. Malheureusement, le destin a décidé de s'en mêler, et c'est presque comme un devoir que nous faisons le choix de partager un repas en famille, comme si celui-ci pourrait être le dernier. Assise à cette table, mon regard parvient à se figer sur cet homme qui aura été l'un des premiers à croiser mon regard, ou encore assister à mes premiers pas, et je souffre. Je souffre de savoir que la maladie se charge de me l'ôter si injustement, et je souffre encore plus de constater les dégâts que cette dernière occasionne dans ces derniers moments avec nous. D'une certaine façon, il donne parfois l'impression de ne plus être là, il n'est plus lui-même, mais nous nous affairons à ignorer ces débordements ou ses phrases inédites que nous n'aurions jamais pensé entendre. Du moins, nous avons essayé...

Je me montre présente auprès de ma mère, allégeant la scène par des mots anodins, mais ses nombreux silences sont lourds de sens et pour la première fois depuis longtemps, elle se retrouve sans arme face à cette guerre survenue ouvertement dans cette famille. Veillant à ce qu'ils rentrent en taxi, je tente de me montrer rassurante et bienveillante, précisant que les choses s'arrangeront, pourtant, lorsque je referme la portière et que je les observe à travers la vitre de la voiture, j'ai cette certitude que jamais nous n'y parviendront. Ma main tape doucement le dessus de la voiture pour indiquer le départ du véhicule. C'est fini. Les repas, remplis de faux semblant ne seront plus. Les règlements de compte à l'écart dans le jardin et la cuisine non plus. La fin d'une ère, et j'en suis probablement la seule touchée, parce que je suis la seule à avoir tenter de resserrer nos liens. Ma peine n'est cependant rien face à ce que autres peuvent ressentir, notamment Damon qui vient de découvrir que sa vie toute entière repose sur un mensonge. Alors j'encaisse, silencieusement, faisant mine de gérer la situation, mais clairement, tout ca n'est qu'illusion. Mais il y a Ginny, celle qui parvient par sa simple présence à apporter un sentiment réconfortant, celle qui a les mots justes, et qui sait aussi se montrer silencieuse lorsque c'est nécessaire. Celle sans qui je n'aurais peut-être pas su faire bonne figure lorsque je devais m'occuper de mes parents après le déluge. Nous nous réfugions à l'abri des regards, comme les dernières rescapés de la bataille. J'aimerais pouvoir sortir une phrase banale, rassurante, capable de lui faire oublier cette soirée catastrophique, mais je n'y parviens pas, ma gorge nouée s'accorde à attendre encore un peu, alors je fuis son regard, espérant que ce malaise se dissipe de lui-même, en vain. « On a pas besoin de rien dire, t’as pas besoin de rien dire. Juste cinq minutes et on y va. » Mon regard croise le sien, constatant qu'une fois de plus elle fait preuve d'une compréhension et d'une force incroyable, et étrangement, elle parvient à me donner le courage pour me lancer dans cette discussion que je ne suis prête à avoir avec personne d'autre ce soir. "...J'suis désolée pour tout ça..". Désolée d'avoir une famille ingérable. Ma main qui s'affaire à jouer avec les dosettes de sucre mises à disposition sur la table, mon regard qui se perd sur mon geste. "J'pensais que ca serait différent ce soir." Différent parce que mon père s'apprête à tirer sa révérence plus vite que ce qui était prévu? Je hausse les épaules, finalement peu surprise par la naïveté dont je fais preuve lorsqu'il s'agit de l'être humain et ce qu'il peut éprouver. Je me mordille la lèvre intérieurement, en proie aux doutes. "On s'en remettra pas hein?" Elle connaissait Auden mieux que quiconque, et même si je faisais parti de cette famille, je m'évertuais à rester en dehors des problèmes et des (més)ententes de chacun. Elle avait l'avis objectif que je n'aurais jamais, et même si la réponse risquait de ne pas me plaire, j'étais prête à l'entendre.