Elle éclate de rire, dans le plus discret des silences possibles. Auden le grand méchant loup a encore frappé et elle, elle se complaît à la station où on l'a postée il y a une poignée de minutes déjà. On la maquille et on la coiffe, on ne tente pas de sortir des indications du photographe non plus, jamais au grand jamais. C'est bien ce qui est arrivé à la pauvre mannequin précédente, celle qui s'est retrouvée à tenter d'improviser sous la lentille du Williams. Elle n'a pas suivi les consignes et elle est allée contre ses demandes, elle s'est cru capable de lui montrer quelque chose d'autre et quelque chose de mieux, et les voilà qui sortent le bec et les ongles, qui s'en prennent aux piques que Chloe écoute d'une oreille, attendant fatalement son tour à elle.

La journée avait commencé difficilement, déjà, avec une part de l'équipe qui était tout simplement en retard. Les stylistes venues dans la même voiture avaient mis bien trop de temps à se perdre dans les dédales des rues du quartier industriel avant d'arriver ici. L'assistant à la photographie avait oublié la moitié du matériel chez lui et avait dû y retourner en catastrophe repoussant le photoshoot à une heure complètement ridicule pour la pauvre quantité de gens qui étaient là à l'avance. Chloe en faisait partie, elle qui avait eu le temps d'aller chercher des cafés pour l'équipe, de s'allumer une clope et de laisser la brise laver toute odeur de fumée de ses fringues comme de ses cheveux avant qu'on leur ouvre la porte et qu'on puisse (enfin) lancer le scénario originel.

Auden donc, le personnage dont tout le monde craint les remarques acerbes, les regards noirs, la totale des attaques. Elle serait mal placée pour lui reprocher son soucis du détail, son professionnalisme. Même si ses manières lui donnent envie de rouler des yeux, le fond de la forme est relativement valable. Mais il va falloir qu'il se calme, l'artiste, s'il ne veut pas se retrouver avec - oh, voilà. Quand elle relève les yeux vers la glace, quand elle décale ses prunelles vers l'endroit où se déroulait le spectacle, c'est là qu'elle voit que non seulement les autres mannequins sont parties, mais le reste de l'équipe aux vêtements, et même les gens au maquillage se sont tous tirés. Ne reste qu'elle, l'oubliée dans sa chaise à attendre son tour, et lui, l'enragé à l'appareil encore vissé au cou. Bon, okay. Plan B.

J’imagine que ce serait le moment opportun pour faire la liste de tout ce que je déteste dans cette journée, mais après on risque encore de dire de moi que je ne sais que pourrir l’ambiance. C’est pas moi qui était en retard (ou pas autant que l’assistant, pas assez pour que ça se remarque). C’est pas moi qui n’est pas foutu d’obéir à des ordres clairs. Ce n’est pas moi qui ne sait pas poser, alors que ce sont des putains de mannequins payées pour. Ce n’est pas moi qui ait proposé ce stupide photoshoot, de toute façon, parce que si on m’avait prévenu je leur aurait dit que j’allais tout faire capoter. Je sais même pas pourquoi j’ai accepté, de toute façon. Je m’ennuyais et je pensais que ça aurait finalement pu être une bonne idée ; et ça aussi c’était stupide. Si rien ne va pas aujourd’hui, donc, c’est la faute du monde tout entier mais certainement pas de la mienne.

“Tu comptes faire le boulot ou partir dans une crise de larmes ?”

Non pas que toute l’équipe me soit utile, mais quitte à être venu pour faire des photos, je veux vraiment faire des photos. Et je n’ai pas de temps à perdre avec des amateurs ou des pleurnicheuses. Si elle compte suivre le même chemin tracé par toutes les autres blondes artificielles passées juste avant elle, alors autant arrêter de faire perdre du temps à tout le monde. Je ferai des photos d’autres choses qui m’inspireront bien plus encore, si jamais elle décide que sortir de cet appartement loué est mieux pour elle. On pourrait faire une infinité de choses qui sortent des photos stéréotypées des magazines, pourtant. Si j’avais moindrement eu mon mot à dire, c’est ce dont je leur aurais fait part à la place des insultes et des regards de travers. Ils sont assis sur une montagne d’or mais ne savent que fuir dès que cela devient à peine compliqué, difficile. Ce n’est pas comme ça qu’ils arriveront à créer quoi que ce soit, ces amateurs. “Si je peux avoir une réponse dans l’heure, ça nous sauverait du temps.” Elle ne s’est pas enfuie parce qu’elle n’a pas vu les autres partir, je le sais bien. Elle n’a rien de plus.

“Tu comptes faire le boulot ou partir dans une crise de larmes ?” elle ancre ses prunelles noisettes à celles homologues du photographe. Sa voix sonne en écho, excédé, dans l’immense loft réaménagé tout en haut d’une ancienne usine à papier. Elle a fouillé, a vu son portfolio. Elle a fait ses devoirs Chloe, a noté qu’il est peintre d’abord et avant tout. Il fait du tatouage aussi, elle trouve ses tracés cool mais son avis importera peu dans la nuée de commentaires qu’il peut bien recevoir sur Instagram. Certains plus acides que d’autres donnant le ton, il est du genre colérique, il a le caractère en dents de scie et aujourd’hui semble n’être qu’un exemple comme un autre. À l’inverse par contre, elle est persuadée qu’il n’a pas regardé ce qu’elle, elle faisait.  Elle ne lui en tiendrait pas rigueur. Il n’a pas vu (et doit se contreficher) qu’à la base elle est actrice, qu’elle fait dans le cinéma et le théâtre, qu’elle ne pose devant la caméra que lorsqu’on fait de la promo pour un film ou pour une pièce dans laquelle elle fait partie du casting – faisait. Aujourd’hui pourtant, il n’y a aucun tournage à promouvoir à la clé. L’agence de Chloe et des autres actrices et mannequins présentes mais maintenant envolées ne faisait que payer pour différentes photos qui s’ajouteraient à leur book en commun.

En gros, lui, il a son image entre les mains. Et elle devrait partir, sûrement. Il a l’air enragé, il ne va probablement même pas vouloir continuer, même pas finir le contrat pour lequel il est engagé. Ou pas. “Si je peux avoir une réponse dans l’heure, ça nous sauverait du temps.” pour simple réponse, Cohen se lève de son siège. En quelques pas, elle constate que non seulement la totalité de l’équipe est bel et bien partie mais surtout que la lumière est bien meilleure à l’autre bout complètement de l’appartement. Elle l’a entendu rager et râler, elle sait maintenant facilement que si elle veut faire approuver une de ses idées à elle il faut qu’elle passe par son idéation à lui. “J’ai les yeux bien trop maquillés pour que ce soit intelligent de pleurer.” elle fait dans l’humour, pourtant son ton est sérieux, catégorique. Elle reste, si lui reste aussi. Elle restera même s’il part, de toute façon. C’est pas sorcier de se servir toute seule du déclencheur automatique d’un appareil photo non? “Tu veux continuer ce que vous faisiez tout à l’heure ou on essaie autre chose?” elle insiste sur le « on », elle s’impose là où le silence lui suggère qu’il est soit opé pour poursuivre la séance, soit déjà prêt à se tirer. Quitte ou double, donc.

Bien sûr que je la juge et que je tire des conclusions hâtives après la moindre de ses actions, de ses gestes, de ses coups d'œil. Beaucoup disent que c’est mal de faire ça et pourtant je ne ressens aucun remord, bien loin de là. Je trouve ça au contraire aberrant qu’on nous apprenne à ne jamais juger les autres. C’est en le faisant qu’on apprend de qui rester proche et de qui s’éloigner ; et pour son cas, je n’ai pas encore pris de décision. Les pour, c’est qu’elle est restée. Le contre, c’est que je n’ai pas envie de faire le moindre effort que ce soit. L’autre versant, c’est que j’ai une passion pour la photographie à assouvir et sans modèle, je m’ennuie bien trop rapidement - et sans modèle, je n’ai personne sur qui m’énerver non plus. “J’ai les yeux bien trop maquillés pour que ce soit intelligent de pleurer.” Mon regard ne cesse de toiser le sien pour m’assurer de n’y décerner aucune limite. Si de simples yeux peuvent la mettre à cran, alors elle ne vaut pas la peine que je m’attarde. “Ça dépend du rendu que tu veux avoir.” Je pourrais composer avec du mascara qui a coulé. Ce serait bien loin d’être une chose négative à mes yeux, même. Ce n’est qu’une partie de la scène, pas le plus important. Il faut aussi avouer que ce ne serait pas étonnant qu’elle en vienne à pleurer, si ce n’est pas maintenant alors ce sera plus tard. “J’aime pas vraiment rester dans le formel.” Son argument ne tient pas. Pas avec moi. Je fais la moue, j’hausse les épaules, je montre mon peu d’engouement à ce sujet. Qu’elle pleure donc, cela sera plus intéressant à photographier. Ce sera éphémère et tout sauf beau, c’est ce dont j’ai besoin de travailler.

“Tu veux continuer ce que vous faisiez tout à l’heure ou on essaie autre chose?” Je rigole tellement la réponse me semble évidente. Maintenant qu’ils m’ont laissé seul, je vais sans doute faire tout l’inverse de ce qui m’a été demandé jusque là et m’assurer qu’ils détestent les photos au point où je pourrai bien en faire ce que je désire. “C’est quoi, ta zone de confort ?” Elle est ma pièce maîtresse. C’est elle qui va décider de la suite des événements - et oui, ok, d’accord, elle n’est peut être pas aussi insignifiante que j’ai pu le croire. Bien sûr qu'on va essayer autre chose.

“Ça dépend du rendu que tu veux avoir.” leur rendu à eux devait être professionnel. Les indications étaient simples et claires ; on voulait quelque chose de sérieux, avec un élan créatif juste assez bien contrôlé. C'est d'un ridicule ça, d'ailleurs, de contrôler la création. Chloe n'a rien dit parce que dans le milieu, on apprend à la dure que ce genre de décisions doivent rester entre les mains de ceux qui vous trouvent des contrats et qui vous placent sur la sellette. Or pour elle, les avants-plans sont quelque chose de nébuleux, de latent. Elle est dans les limbes Chloe, et ce ne sera certainement pas une photo de portfolio un peu décalée et quelque mascara qui a coulé qui y changeront quoi que ce soit. “C'est censé être pour un portfolio d'agence.” keyword here : censé. Le dédain avec lequel elle l'annonce est à peine retenu, elle joue de sarcasme et d'ironie en comptant sur ses pommettes de poupée pour adoucir l'amertume. “J’aime pas vraiment rester dans le formel.” “Je m'en doutais.” et ni pour lui ni pour elle, ça ne sonne comme un reproche. Ce sont plutôt de jolis compliments.

L'appartement est grand, illuminé. À gauche on dénote un canapé, quelques livres, l'endroit où l'équipe se reposait au préalable avant de s'envoler d'ici en un seul geste comme si prendre la fuite était ce qu'il y a de plus professionnel. “C’est quoi, ta zone de confort ?” elle prend possession des lieux Chloe, esquissant quelque pas vers les fenêtres, laissant ses doigts glisser sur les carreaux poisseux qu'on tentait de garder hors du cadre quand à ses yeux ils font tout le charme de l'endroit. “Peu importe ce que je vais dire, tu vas à aller à l'extrême de ça, non?” alors elle n'a pas de zone de confort. C'est une actrice après tout, et du moment où elle se sent confortable en un lieu, en une relation ou en un rôle, elle s'esquive, elle disparaît, elle change et casse tout. Le confort l'horrifie, dirons-nous.

“Elles servent à rien les photos. On ne m'engage plus depuis un an.” l'instant émotion arrive, quand elle se détourne pour rattraper son regard du sien après avoir remarqué un baignoire en plein milieu de l'autre pièce dans l'angle, et quelques structures de fer forgé au mur toutes plus rouillées les unes que les autres. Affirmer que son book ne servira à rien puisque si elle veut travailler sur un nouveau projet de film il faudra qu'elle le finance de sa poche et que les idées viennent d'elle et d'elle seule ne lui fait étrangement pas mal à dire comme à entendre. Elle ne cherche pas de pitié non plus, surtout pas, juste une raison de plus pour sortir des cadres de qui que ce soit. “Autant aller au-delà de leur zone de confort à eux.” ils ne veulent pas d'elle? Tant pis, elle ne veut plus d'eux.

“C'est censé être pour un portfolio d'agence.” Il n’y a pas d’entrain dans sa voix et il n’y en a pas non plus dans mon regard auburn. On dévie peu à peu du chemin tout tracé, et regardez nous ne pas nous en vouloir un seul instant, une seule seconde. Sa voix fait echo à la mienne, on parle avec dédain, on se moque du pense. On se pense, que dis-je, on se sait meilleurs qu’eux, de toute façon. La fuite de l’équipe n’est pas une perte, ce n’est qu’une chance pour nous de faire ce qu’on désire réellement. “Je m'en doutais. Je m’en doutais aussi, pour elle. Elle a cet éclat au fond des yeux, celui qui est synonyme de problèmes. Tant mieux.

“Peu importe ce que je vais dire, tu vas à aller à l'extrême de ça, non?” “Je garde un peu de surprise, sinon c’est pas drôle.” Mais ouais, ouais bien sûr que c’est exactement ce que j’aurais fait ; ce que je ferai aussi.

“Elles servent à rien les photos. On ne m'engage plus depuis un an.” C’est qu’elle est bavarde, la gamine. J’aurais cru qu’elle s’ébranlerait au moindre coup de vent tellement elle est fine, pourtant. Je n’aurais pas parié gros sur elle. Bon potentiel mais mauvaise enveloppe charnelle ; ça aurait été ça, ma conclusion. Jusque là pourtant j’avoue qu’elle ne s’en sort pas si mal, même si je me moque éperdument de savoir si elle a du boulot ou si l’actrice est plutôt une caissière qui rêve de briller. “Autant aller au-delà de leur zone de confort à eux.” Si je devais mettre quelques mots sur ma spécialité, ce seraient sûrement ceux-là. Faire ce qui déplaît, voilà quelque chose que je connais bien. “Tu pleures sur commande ?” Je n’attends pas autre chose qu’un oui, cela va de soi. La question n’attend même sûrement pas de réponse alors que du salon je me faufile vers la salle de bain, allumant l’eau à son maximum pour rapidement remplir la baignoire. Mascara qui coule, on a dit. Qui ne plaira à personne, on a statué. Bien. “Lâche tes cheveux. Garde tes habits.” Et après, on va improviser.

Quand on lui aurait dit de partir d’ici dans la seconde, quand on l’aurait encouragée à aller faire faire ses photographies sérieuses par un professionnel sérieux, Chloe est déjà en train de sillonner les pièces à sa portée pour y faire encore plus ses marques et s’établir encore mieux ici. “Je garde un peu de surprise, sinon c’est pas drôle.” elle rirait, Cohen, si elle n’était pas occupée à voir comment la lumière tombe sur les angles de son visage, comment elle égare des ombres au sol. Lorsqu’on est payée à bien paraître à la caméra, on prend le temps d’observer ce genre de détails et de les user tous et chacun le plus possible à son avantage.

“Tu pleures sur commande ?” la demande par contre, la ramène à l’ordre. Bonne petite élève surtout lorsqu’il s’agit d’aller à l’encontre de ce à quoi on s’attend d’elle rien que pour jouer avec les imites un peu plus, elle ne met pas moins d’une fraction de seconde avant de laisser doucement l’émotion marquer son visage. De ses lèvres occupées à choir on finit par voir un brin de nostalgie passer sur ses prunelles, l’orée de ses paupières désormais moites sous le coup de la fausse tristesse parfaitement jouée. “Comme ça?” les larmes s’agglomèrent et coulent, elle n’en fait pas trop mais arriverait vous briser le cœur sur grand écran si on ajoutait à la scène une chanson tragique et la mort d’un personnage lambda qui grâce au montage devenait précédemment une perle aux yeux des téléspectateurs. Charmant.

Elle a envie d’aller contre les règles, il lui offre sa liberté sur un plateau d’argent. “Lâche tes cheveux. Garde tes habits.” jamais les photographes de plateau ne lui aurait donné si peu d’indications. Ses mèches quittent le chignon de l’enfer qu’elle était à même de détacher d’elle-même, elle garde son t-shirt trois fois trop grand et son jeans ajusté à la perfection et balance la veste blazer qu’ils avaient jugée parfaite pour montrer un tantinet trop de sérieux en elle. Elle n’est pas sérieuse Chloe, elle vole et tergiverse, mais lorsqu’il s’occupe d’ouvrir les robinets et de laisser l’eau couler à son intention, elle est on ne peut plus attentive à la suite. “Oui chef. ”

La voilà qui entre dans la baignoire dès que le niveau d’eau de celle-ci leur convient. L’eau d’ailleurs est glacée, mais elle n’en dit rien Chloe. C’est une déformation professionnelle comme une autre d’utiliser chaque aspect positif comme négatif d’un set pour s’aider à composer son rôle. Ici, la température frôlant les négatifs dans laquelle elle se glisse ne servira qu’à dresser les lignes de son inconfort à la caméra. Facile. “J’ai le droit de dire un truc sans que tu me noies? ” sa voix perce le silence, un peu après que les clics de l’appareil d’Auden aient fait de même. “Essaie à contre-jour. ” elle a repéré les grandes fenêtres qui servent parfaitement à apporter un drôle d’éclat à la scène. “Si c’est nul tu pourras me le remettre sur le nez cent fois.” une porte de sortie comme une autre, pour que chacun des deux y trouvent leur compte.

“Comme ça?” Comme ça, oui que mon sourire en coin à peine visible trahit pourtant. Elle pleure parfaitement et elle pleure vite ; je n’aurai même pas à lui asséner un nombre infini d’insultes pour en arriver à ce résultat et c’est donc un gain de temps précieux que je sais pouvoir utiliser pour autre chose désormais. Je ne sais pas encore si elle est réellement utile et intéressante mais au moins elle se démarque du lot de mannequins sans cervelle ni avenir que j’ai pu croiser jusque là, bien malgré moi.

Je règle l’appareil à ma guise lorsqu’elle entre dans l’eau sans se plaindre, ce que mes yeux momentanément déviés de l’écran de l’appareil photo prennent le temps d’observer. Elle ne se plaint pas, et j’aime ça.  “Oui chef. ” “Pas besoin de me cirer les pompes.” Pas à ce propos en tout cas. Le reste du temps, quand les mots valent véritablement quelque chose, alors je tiens un discours bien différent. Pour le moment encore je ramasse le blazer au sol et le place autour de mon avant-bras, sachant pertinemment que je compte l’utiliser pour contraster avec les photos qu’on s’apprête à prendre.

Mes yeux attentifs observent le contraste entre sa peau et le blanc de la baignoire, entre les reflets de l’eau agitée et ses lèvres se colorant doucement de violet. J’aurais préféré des yeux clairs ; comme quoi personne n’est parfait. “J’ai le droit de dire un truc sans que tu me noies? ” Je n’attends pas qu’elle soit prête pour commencer à prendre les photos. Elles ne seront pas retenues pour la plupart d’entre elles mais si une sort du lot alors je sais déjà que ce sera ma préférée, parce qu’elle n’aura pas été mise en scène ou en tout cas, pas totalement. Son regard n’est pas professionnel, elle est prise de court et derrière le viseur se voit mon sourire. “Si t’es ventriloque tu crains rien.” Sinon ses lèvres vont bouger et son menton avec et tout ce qu’elle va en récolter, c’est savoir me mettre en colère. Si elle n’en pas ventriloque, je ne peux pas lui promettre qu’elle aura une longue vie. “Essaie à contre-jour. ” Je me déconcentre de l’objectif pendant un instant et ne l’observe désormais plus à travers ce dernier pendant un cours instant. Mon regard jauge le sien pendant une seconde avant que je ne dérive vers les différentes sources de lumières et autres d’ombres. “Si c’est nul tu pourras me le remettre sur le nez cent fois.” Je n’avais pas besoin de son autorisation pour savoir comment agir, d’où ma réaction d’un sourcil levé en sa direction. Pourtant je suis son conseil et change de position, modifiant les réglages dans le même temps, m'accroupissant à hauteur de la baignoire pour changer d’angle de vue. Tout est modifié et cela n’est en rien un problème pour moi. “Va sous l’eau.” Ses lèvres n’en seront que plus bleues encore et son parfait petit visage de poupée le sera bien moins. Jouer des contrastes, c’est tout ce dont j’ai envie et à son propos je ne cherche pas à me faire aimer d’elle. “J’espère que t’es bonne en apnée aussi.” Parce que si je la garde moi même sous l’eau, on va crier au meurtre. Conneries. "Si c'est nul, t'es morte." Au sens propre ou au figuré, j'en sais moi même trop rien. Qui vivra verra. Ou pas, du coup.

Dans un autre monde, Chloe aurait eu des répliques à ajouter à ses mimiques. Dans un monde où elle n’aurait pas foutu sa carrière en l’air à cause d’un réalisateur de merde qui se la coule douce à l’instant où on se parle à compter ses billets et à penser à ses prochaines victimes. Elle, elle serait toujours à l’écran, elle, elle aurait le monde en entier comme canevas. Aujourd’hui elle se contente de pleurer sur commande une seconde avant d’avoir joué à la poupée de chiffon la précédente. La vie est injuste mais elle ne perd pas une seule seconde à se morfondre, préférant plutôt faire un pied de nez à toutes les conventions qui décrètent qu’on doit avoir l’air de ceci ou de cela sur des photos de casting. On ne l’engage plus de toute façon – ce n’est pas une photo compromettante ou une autre plus dérangeante qui changera quoi que ce soit.

Son mascara coule, elle aurait l’air pathétique s’il ne savait pas parfaitement ce qu’il fait. Elle le capte de suite, en voyant Auden attraper le tissu qu’elle a lâché au sol sans plus de cérémonies, l’utilisant comme altercation de décor à son sens. Il est ingénieux et elle est curieuse ; ils forment un drôle de duo mais ils n’ont rien à perdre et tout à gagner, elle comme lui. “Pas besoin de me cirer les pompes.” Cohen ne cire rien en tout cas, quand elle roule des yeux dos à lui et file dans la baignoire sans broncher ensuite. L’eau lui donne l’impression d’être emplie d'une infinité de couteaux lui transperçant la peau, autant s’en servir pour relancer quelques larmes de crocodile qui reflèteront comme autant de gouttes noyant ses joues.

L’australienne réfléchit aussi, accessoirement. “Si t’es ventriloque tu crains rien.” plusieurs auraient craint la suite, personne n’aurait vraiment osé. Ceux qui l’ont fait il y a une poignée de minutes se sont d’ailleurs tirés, pourtant ce n’aurait pas été elle de ne pas pointer l’idée qu’elle a en tête. Jamais elle ne lui dira qu’elle a fait classe de photo et qu’elle regrette plus souvent qu’autrement ces temps-ci de ne pas avoir choisi un cursus la postant derrière la caméra que devant. Pourtant il suit la recommandation un sourcil haussé après l’autre. “Va sous l’eau.” s’il écoute ce qu’elle propose, elle fera tout ce qu’il dira. L’entente est scellée dès qu’elle plonge, l’entendant râler à la surface sans y porter la moindre attention.

Elle y reste autant de secondes qu’elle arrive à tenir, sous l’eau. Les flashs et les clics y résonnent, le monde entier est en sourdine et égoïstement, elle y trouve là le calme que jamais le monde extérieur ne lui a fourni en ce moment. Quand sa peau est glacée au toucher et que ses jambes commencent incessamment à trembler, elle casse la séance photo aquatique pour remonter, dégageant d’abord sa tête comme ses mains des flots. Ses doigts s’ancrent au rebord de la baignoire, triturés par le froid et les fourmis suggérant qu’un semblant d’hypothermie la guette. Des mèches blondes plus sombres qu’à leur habitude encadrent son visage taché du maquillage gâché, son menton vient s’appuyer sur le versant alors qu’elle ne cesse de le fixer à travers l’objectif. Elle doit être horrible à voir ; c'est sûrement ce pourquoi elle adore chaque clic plus que le précédent.

Du bout de l’index, elle lui montre la table des maquilleuses, un item en particulier. Ses doigts tremblent, il s’en fout sûrement presque autant qu’elle. “Prends la teinte la plus foncée que tu trouves.” qu’il lui ramène un rouge à lèvres bordeaux, qu’elle en applique savamment et avec toute la précision dont elle est capable sur ses lèvres. L’effet sera aussi crève-cœur que terrifiant. Des yeux barbouillés et des joues avec, un bouche parfaite et carmin, tragique au possible. “Plus proche.” qu’elle pleure à nouveau en gros plan, qu’ils ajoutent un peu de drame de plus au tableau.

Les seules fois où je ne pense pas même à raconter de blague ou me plaindre voire même à me vanter, c’est lorsqu’il est question de créer. Peindre, photographier, dessiner, peu importe. Quand il s’agit d’être créatif, je n’ai pas le temps de jouer au con en plus de cela - et je n’en ai même plus envie non plus. L’objectif est braqué sur son visage flou plongé sous l’eau et il se pose ensuite sur ses doigts osseux et tremblants. Ses veines sont bleues, son visage blanc, ses cheveux blonds et tout est sombre autour de nous. Les contrastes sont parfaits, elle est horriblement belle. L’eau reflète la couleur de ses iris.

Elle donne des ordres et je la déteste, pourtant ses idées ne sont pas si terribles qu’elles peuvent en avoir l’air, au point où mon œil se déloge du viseur de l’appareil. Mon regard dérive un temps entre son index et la table avant qu’elle ne précise sa requête. “Prends la teinte la plus foncée que tu trouves.” Je n’ai pas besoin de chercher bien longtemps avant de trouver ce qu’elle veut et après passé ledit rouge à lèvre sous mes yeux attentifs, j’en viens à la conclusion qu’elle ne fait effectivement pas de choix aussi mauvais qu’il n’y paraît.

Les coudes posées sur le rebord de la baignoire, je suis désormais posé à sa hauteur ou presque. “Plus proche.” - “Tes doigts tremblent. Laisse moi faire.” Cela n’a rien d’une simple demande, c’est plutôt un ordre. Je lui fais signe à son tour de s’approcher pour que je puisse lui appliquer le rouge à lèvre sur ses lèvres que je sèche avant, du bout de ma chemise. La ligne est fine, ses lèvres s'épaississent. Elle a l’air d’une femme, maintenant, et je prends le temps de m’assurer que tout est parfait sur son visage où coule un mascara hors de prix. Les maquilleurs auraient été fou de rage. Et sans prévenir, finalement, l’appareil vient capturer l’instant dans un cliché tout sauf net, tout sauf parfait. Et pourtant, je n’aurais pas voulu qu’il soit autrement.

Alors oui, d’accord, elle a passé le test. “Une actrice qui ne tourne plus de films, ça a beaucoup de temps pour faire des photos, non ?” J’ai envie d’essayer d’autres choses et de ne pas me cantonner à ce simple décor là. Et je n’ai pas envie de le faire avec qui que ce soit d’autre.

Il est beau quand il a les sourcils froncés et qu’il semble prêt à aboyer sur qui que ce soit fera contre ses idées ou obéira quand il voulait se faire contredire. Chloe aurait facilement pu le détailler des yeux et mémoriser chacun de ses traits, s’intéresser à sa mâchoire qui se contracte quand un négatif l’enrage comme au sourire en coin qu’il ajoute à son visage dès que le contexte est assez horrible et dérangeant pour lui plaire assurément. Mais elle est trop occupée à s’assurer qu’il choisisse la bonne teinte de rouge à lèvres, qu’il la lui ramène dans l’élan. Elle n’est pas là pour draguer qui que ce soit et encore moins pour sortir son regard de poupée et ses manières qui vont avec. Ici, plus elle casse et plus elle craque, mieux elle sortira sur pellicule et c’est ça qui est important.

“Tes doigts tremblent. Laisse moi faire.” lui aussi, il a remarqué? Elle ne les ressert que plus fort sur les rebords de la baignoire pour prouver son point, avançant tout de même le menton vers le photographe pour qu’il obtempère sans que ni l’un ni l’autre ne perde la moindre minute supplémentaire.

C’est une drôle d’ambiance qui se place pour l’heure. Entre le temps qu’ils pressent comme si chaque instant était calculé au compteur, et les secondes qui s’égrènent minutieusement tant chaque cliché a son importance. “Une actrice qui ne tourne plus de films, ça a beaucoup de temps pour faire des photos, non ?” “Autant qu'un photographe qui voit tous ses modèles se tirer de son plateau, mais qui a quand même besoin d’un valeur sûre qui se pliera à ses indications. ” c’est un oui à sa question ça, assurément. C’est un oui pour prendre tout le temps qu’il faudra aujourd’hui comme la prochaine fois où il aura besoin d’une imbécile sur papier qui saute à pieds joints dans les baignoires d’eau glacée et autre contexte décalé devant lesquels on fronce souvent du nez.

Sans jamais baisser les yeux et montrer une seule fois qu’elle aura besoin de tous les stocks de thé bouillant et de soupe brûlante de la ville pour s’en remettre, Chloe restera aussi longtemps qu’Auden le décidera aujourd’hui. Espérant que la prochaine fois ne sera pas aussi lente à venir qu’aura été leur rencontre éclatée, en plein milieu d’un immeuble désaffecté. Il l’inspire, étrangement – et elle, elle ne veut que lui rendre la pareille.