« Merde ! » Andrew lâcha le plat brûlant qu’il avait dans le main sur le plan de travail. Il avait mal jaugé la température du four, visiblement, et avait manqué de finir avec la paume de la main complètement brûlée en sortant ses frites. Il leva la tête, jetant un coup d’oeil à la petite tête blonde qu’il avait exceptionnellement ramenée chez lui et installée sur la chaise du bar. « Ne t’avise pas de répéter une seule fois le mot que je viens de dire, Bonnie, ça serait vraiment très mal ! » Il agita son torchon devant elle. Mais Bonnie, trop occupée à gribouiller ce qui semblait ressembler à un personnage avec ses crayons de couleur - à vrai dire, Andrew avait plus l’impression qu’elle avait esquissé une pomme de terre avec des bras - n’avait même pas daigné lever les yeux vers lui. En temps normal, il n’était pas vraiment recommandé de ramener des enfants du centre chez soi. C’était même carrément interdit. Mais avant de quitter le travail, Bonnie avait refusé de lâcher Andrew. Elle avait tellement pleuré et crié que tout le personnel en était arrivé à la conclusion que, pour une fois, ce n’était pas forcément dramatique qu’elle passe la nuit chez Andrew. Ça cassait un peu ses plans pour la soirée, à vrai dire. Mais il était content de l’avoir avec lui. En la portant pour la descendre du siège auto qu’il avait installé en quatrième vitesse, il avait été transporté quelques 25 ans en arrière, avec Mia. Les mêmes petites bouclettes, la même façon de s’exprimer. Il était ravi de pouvoir s’en occuper un peu. Sur le chemin, il lui avait expliqué une bonne dizaine de fois que c’était exceptionnel, que demain elle devait absolument retourner au centre, que sa maman allait s’inquiéter - si elle daignait un jour remettre les pieds au centre. Andrew installa deux assiettes et des couverts sur la table basse du salon. Il sortit deux bouteilles de bière du frigo. Il s’attarda de nouveau sur Bonnie, cette fois-ci très appliquée dans la conception d’un semblant d’animal - encore une fois, une patate avec des bras. « Tu pourras rester un peu avec nous, Bonnie, mais après, il faudra aller dormir. Et pas de crise, cette fois ? » Il posa les bières sur la table. « Sinon, tonton Geo se fera un malin plaisir à aller te coucher avec un coup de pied aux fesses ». Le bruit de la sonnette de la porte d’entrée tira Bonnie de ses rêveries. Elle se laissa glisser le long de la chaise du bar et, avec ses petites jambes potelées, elle se dirigea bon an mal an vers la porte, gesticulant les bras pour qu’Andrew vienne ouvrir la porte. Ce qu’il fit rapidement, beaucoup trop pressé de retrouver son meilleur pote. Il se jeta presque dans ses bras, pour une accolade bien bourrue, comme ils savaient si bien le faire, sous les yeux perplexes de Bonnie, qui se demandait bien qui était ce grand gaillard chevelu qui venait de garer une moto bruyant devant la maison. Geo. Leur histoire était à la fois compliquée et pourtant si simple et surtout, sincère. Il avait toujours été là pour lui. Il avait cherché son fils pour lui pendant des mois. Il l’avait accompagné au fin des Etats-Unis sur des fausses pistes. Il avait surveillé sa fille de loin et informé Andrew de toutes ses allées et venues et ses mésaventures. Il avait été son épaule pour pleurer quand il en avait besoin. Il n’avait jamais vraiment su ce que faisait Geo quand il ne s’occupait pas de lui. Et à vrai dire, il n’a jamais été vraiment sûr de vouloir. Mais il était content de pouvoir le retrouver à Brisbane. Il l’avait invité ici pour rattraper tous ces longs mois sans s’être vus. Pour parler de Mia, aussi, parce que leurs retrouvailles n’étaient pas un long fleuve tranquille et qu’il avait eu besoin de son son soutien. Toute la journée, il avait évité d’y penser, se focalisant sur le travail puis sur la préparation du repas du soir. Mais maintenant qu’il était arrivé, Andrew commençait à sentir les besoin de parler. Il le laissa entrer chez lui. « Ça change des piaules que j’avais aux Etats-Unis, hein ? » A cinquante-et-un balais, il n’était pas peu fier de son chez lui. Il avait pendant longtemps eu une situation stable avec une grande maison pour sa famille et lui, et se retrouver tout seul dans des motels ou petits appartements avait été assez compliqué à gérer. Il montra d’un geste de la main le canapé, invitant son comparse à s’installer. Il en profita pour présenter la petite tête blonde qui s’était cachée derrière un des accoudoirs. « Et je te présente Bonnie ! » Il eut un léger rire, prenant conscience que la situation pouvait paraître assez cocasse. « Rassure-toi, ce n’est pas un de mes énièmes enfants, je n’aurais pas besoin de tes services cette fois-ci ». Il installa la petite avec ses crayons de couleur, et retourna s’asseoir sur le canapé avec Geo. Il ouvrit les deux bières, et trinqua avec lui. « A nos retrouvailles ! » A l’Australie, à Brisbane, à sa famille. A Mia, surtout. Plusieurs images et sons ne cessaient de lui revenir en tête : son visage entremêlé dans des fils, le bruit des couloirs de l’hôpital. Il culpabilisait encore énormément. Il ne voulait pas embêter Geo avec ses histoires, pas ce soir…Mais il ressentait tout de même le besoin d’en parler. Il avait laissé Mia faire ce qu’elle voulait : c’était à elle de décider si elle voulait revenir vers lui ou non. Lui n’insisterait pas. Mais il avait quand même ce besoin iridescent de savoir ce qu’elle faisait. Où elle était. Qui elle voyait. Et il espérait secrètement que Geo continuait à la surveiller. Pour pouvoir lui fournir toutes les informations dont il avait besoin. Les yeux brillants, il avala une gorgée de bière, avant de faire une tentative. « Tu as des nouvelles de Mia ? Je veux dire…Tu sais si elle va bien, ce qu’elle fait ? » S’il avait été attentif, il aurait pu percevoir le malaise qu’il venait de créer, encore une fois. Mais il était trop occupé à écouter le bruissement des crayons de couleur de Bonnie sur le papier et à se rappeler que Mia, elle aussi, adorait dessiner.
Andrew et Geo. C’était un peu comme Bonnie et Clyde. Batman et Robin. Les dix doigts de la main. Enfin, vous voyez le genre, quoi. Inséparables, toujours à s’arranger pour faire les quatre-cents coups ensemble. Alors voir son meilleur ami dans son salon, dans son chez-soi, qu’il avait mis si longtemps à acquérir, ça lui mettant un peu de baume au coeur. Il n’aurait vraiment su dire pourquoi, au fond. Il avait comme la sensation d’être posé, d’avoir atteint quelque chose, d’être arrivé au bout de la ligne. Alors même s’il se sentait toujours un peu vide, par moments, il avait quand même réussi à atteindre un semblant d’accomplissement en arrivant à poser ses valises ici. La remarque de Geo sur son sens du goût lui arracha un petit rire. « Je n’ai aucun mérite, les anciens propriétaires avaient laissé traîner un catalogue de décoration intérieure, je crois que j’ai piqué la plupart des idées là-dedans… ». Il disait ça pour faire marrer son meilleur ami, mais au fond, c’était presque vrai. Il n’avait jamais vraiment eu un sens artistique très développé et c’était pire quand il s’agissait de choisir quels rideaux iraient le mieux avec le tissu du canapé. Internet et quelques catalogues l’avaient bien aidé sur ce coup là. Il eut un petit pincement au coeur en se disant qu’il aurait bien aimé que Mia soit là. Elle qui adorait dessiner, elle aurait très certainement pu lui faire quelques croquis pour qu’il agence au mieux sa maison. Elle l’aurait très certainement accompagné faire des emplettes. Il la revoyait dans les allées des magasins de meubles, quand ils avaient pris la décision de refaire la décoration de sa chambre, il y a quelques années. Le jeune fille avait pris un malin plaisir à lever les yeux au ciel et à soupirer quand son père lui montrait des objets qui, visiblement, n’avaient aucun valeur ornementale. Andrew fut tiré de ses pensées par Geo, qui lui fit une remarque sur la petite Bonnie. C’était loin d’être du travail, mais plutôt une grande partie de plaisir que de s’occuper de la petite. Il s’émerveillait de la voir découvrir le monde de ses yeux d’enfant, et il appréciait de plus en plus être celui qui lui apprenait tout un tas de choses. Il avait déjà prévu mille et une activités avec elle, pour maintenant ou pour plus tard : du bricolage, du surf, de la cuisine, de la lecture. C’était égoïste mais il espérait que Bonnie resterait suffisamment longtemps au centre pour qu’il ait le temps de faire toutes ces choses avec elle. Une nouvelle fois, Geo l’extirpa de ses rêveries en posant sachet sur la table. Andrew jeta un coup d’oeil à l’intérieur : son ami avait visé haut. Un whisky japonais qui avait dû lui coûter un rein. Il but une gorgée de sa bière, avant de jeter un coup d’oeil en haussant les sourcils. « Si t’as prévu de faire boire ça à Bonnie, je te préviens tout de suite, c’est mort ! Les règles de la maison son très strictes : pas d’alcool avant cinq ans ! » Il jeta un coup d’oeil vers la principale intéressée qui, bien qu’impliquée dans la confection d’un dessin / patate, ne pouvait s’empêcher d’observer les deux gaillards. « N’est-ce pas Bonnie ? » La petite pouffa de rire, sans vraiment trop comprendre ce qu’on venait de lui dire. Elle lui rappelait tellement Mia. Ses mimiques. Sa façon de tenir ses crayons pour dessiner. Il tenta d’aborder le sujet de sa fille avec Geo, mais celui-ci en avait décidé autrement. Il l’interrogea sur son nouveau bras droit en cuisine, qui effectivement, n’avait même pas la taille d’atteindre le comptoir. Andrew but une nouvelle gorgée de bière avant de se lever et d’aller ébouriffer les cheveux de la petite. Il commença à s’affairer dans la cuisine pour préparer la cuisson des steak. « Bonnie est arrivée au centre en même temps que moi, avec sa mère ». Il baissa légèrement la voix, pour que la petite n’écoute pas trop, même s’il savait qu’à cet âge là, leurs oreilles traînaient un peu partout. « Sa mère a sombré dans les méandres de l’alcool et de la drogue il y a peu. Elle cherchait un endroit où loger après avoir perdu son emploi, on les a accueilli toutes les deux avec plaisir. Depuis, on voit sa mère par intermittence. Elle part tôt le matin pour faire on ne sait trop quoi, parfois elle revient le soir-même, parfois elle revient des jours après. On a bien essayé de la recadrer et de la remettre sur le droit chemin, mais je te laisse imaginer qu’on s’est retrouvés face à un mur… » Il marqua une légère pause, observant la gamine concentrée sur le plan de travail. « On a hésité à appeler les services sociaux. Mais pour l’instant, on préfère attendre. Tout le monde au centre est tombé amoureux de cette petite. Alors quand sa mère n’est pas là, on se relaie pour s’occuper d’elle. Normalement elle reste là-bas, mais ce soir elle n’a pas voulu me lâcher, alors on a enfreint les règles et je l’ai ramenée ici ». Bonnie releva la tête de son dessin, un peu penaude. Elle avait bien compris qu’elle ne resterait pas ici éternellement, mais du haut de ses quelques années, ça lui convenait. Elle était contente de pouvoir rester ici, même si ce n’était qu’un petit peu. Andrew balança la viande dans une poêle chaude avant de se retourner vers son ami. Il se pinça l’arrête du nez. « Je sais qu’il ne faut pas trop que je m’y attache mais…C’est comme une deuxième Mia, Geo. C’est ma deuxième chance. Ma seule et dernière chance. C’est l’opportunité pour moi de ne pas merder, d’essayer de la faire grandir pour le peu de temps qu’elle sera avec nous, et de rester avec elle jusqu’au bout, cette fois-ci. Je n’aurais pas pu faire autrement. Et de toute façon, je n’aurais jamais pu résister à sa bouille ». Andrew avait les yeux brillants. Dire tout ça à voix haute lui avait fait réaliser à quel point il voyait Mia à travers Bonnie et combien il comptait sur Bonnie pour se racheter en tant que père. C’était à la fois galvanisant et très douloureux, parce qu’il savait que ça ne serait jamais qu’un pansement sur une blessure bien trop profonde. Il eut un petit sourire, s’adressant de nouveau à son meilleur ami. « Et puis au moins, Bonnie n’a pas encore l’âge de m’envoyer promener et de refuser de me voir… » Il retourna les steaks dans la poêle. La cuisson était presque terminée. Il retourna à la table du salon pour récupérer les assiettes qu’il avait déposé avant l’arrivée du biker. Il s’arrêta pour le regarder, avec un air de défi. « Maintenant que j’ai répondu à tes questions… » Il retourna à la cuisine. « Comment va Mia ? » Il posa les assiettes un peu plus brutalement que prévu sur le plan de travail, ce qui fit sursauter Bonnie. Il avait les mains tremblantes et les yeux humides. Il avait besoin de savoir.
Andrew avait attendu avec impatience cette soirée et il était content de pouvoir la passer avec Geo. Il savait qu’il pouvait compter sur son meilleur ami. Enfin, en tout cas, il croyait dur comme fer qu’il pouvait compter sur son meilleur ami. Après tout, c’était lui qu’il avait envoyé surveiller Mia. Entre autres personnes, parce qu’il n’était pas le seul, mais c’était une autre histoire. Il lui avait assez fait confiance pour ça. C’était aussi pour ça qu’il était content qu’il puisse rencontrer Bonnie, même si ça n’était pas du tout prévu à la base. Il ignorait quel serait la réaction de Geo face à ce petit lutin qui dessinait dans sa cuisine. Après tout, Geo n’avait pas d’enfants. Il craignait qu’il n’approuve pas totalement la relation qu’Andrew entretenait avec le petit monstre. Et pourtant. « Elle a de la chance de t’avoir, la petite ». Les yeux déjà humides d’Andrew s’humidifièrent un peu plus. Geo n’était pas sans savoir que ce genre de remarques le touchait au plus profond de son âme. Comme il le lui avait dit plus tôt, Bonnie était un peu sa deuxième chance. Sa deuxième chance de ne pas tout foirer. D’être au près de Bonnie comme il aurait dû l’être avec Mia. De construire quelque chose sur la durée. De ne pas louper quinze ans de sa vie. « Je suis sûre que tu l’aidera à être une bonne personne. Peu importe le temps qu’elle passe à tes côtés ». S’il n’était pas en train de cuire ses steaks, Andrew aurait sûrement versé quelques larmes. Geo était l’une des personnes, et sûrement la seule personne, avec qui il pouvait se permettre d’être vulnérable. Combien de fois il l’avait récupéré à la petite cuillère, après avoir suivi une fausse piste ? Combien de fois il l’avait soutenu, alors que ses rêves et ses espoirs se brisaient en milles morceaux, tel un miroir reflétant son âme brisée ? Combien de fois Geo l’avait laissé se vider de ses larmes, l’écoutant sans dire un mot jusqu’à qu’il n’ait plus rien à dire ? Il espérait sincèrement qu’il serait cette bonne personne pour Bonnie. Qu’il serait là pour elle jusqu’à la fin. Mais il voulait aussi retrouver ça avec Mia. Et c’est pour ça qu’il insistait autant. Mia était sa fille. « Comment veux-tu que je le sache ? ». Andrew tiqua. Geo avait répondu de manière un peu agacée. Il savait l’homme un peu bourru, mais sa réaction était quelque peu inattendue. Peut-être n’avait-il simplement pas envie de parler de Mia. Sûrement n’était-il pas venu là pour ça. Après tout, Andrew imaginait très bien qu’il devait en avoir assez d’entendre parler d’un fils disparu, volatilisé et d’une jeune femme à l’air revêche qui refusait de reprendre contact avec son père. Geo lui rappela que ça faisait quinze ans, qu’il devait lui laisser du temps. Qu’elle n’était pas prête à avouer qu’elle avait besoin de lui. Et qu’avec leurs caractères de cochon, c’était pas étonnant qu’ils ne s’en sortent pas. Andrew ne put s’empêcher de laisser échapper un petit rire triste. Il attrapa les assiettes pour venir les déposer sur la table basse. « Je veux bien lui laisser du temps, Geo. Mais du temps, je commence à ne plus en avoir suffisamment. Tu sais tout comme moi que c’est en partie ce qui m’a fait revenir ici, à Brisbane. Je suis épuisé d’avoir couru après des chimères et d’avoir couru pour rattraper le temps perdu. Ca m’a pris quinze ans de ma vie, quinze ans où je ne l’ai pas vue grandir ». Les larmes perlaient presque au coin de ses yeux, mais là encore, il se retenait. Il essuya son visage d’un revers de la main, et s’attela à remplir deux verres de vin. « J’ai cinquante balais, Geo. Je ne sais pas si je serai toujours là dans cinq, dix ou quinze ans. Mia a toute sa vie devant elle, moi un peu moins ». Il posa les deux verres de vin sur la table, releva la tête pour fixer Geo. « Et je ne te dirais jamais que tu ne peux pas comprendre, Geo. Jamais. Parce que tu es celui en qui j’ai confiance. Celui à qui j’aurais confié ma propre vie si j’avais dû. Je t’aurais tout aussi bien confié la vie de Mia. Parce que peut-être que tu n’as pas de famille, Geo, mais tu es comme un frère pour moi. Et tu en sais plus sur moi que n’importe qui d’autre ici ». Il jeta un coup d’oeil à sa montre. Il se faisait tard, et il était grand temps d’aller coucher la petite Bonnie. Il était presque sûr de l’avoir vu se retenir bailler plusieurs fois depuis que Geo était arrivé. « Je…je sais que je t’en ai beaucoup demandé, ces dernières années. Tu as déjà fait beaucoup. Mais je vais avoir besoin de toi, Geo. Pour faire comprendre à Mia que je ne suis pas un monstre. Que je comprends qu’elle ait besoin de temps. Mais que j’ai besoin d’elle et qu’elle me manque ». Il tourna les talons pour s’approcher de Bonnie. « Le marchand de sable est passé, ma petite dame ! ». Bonnie posa presque automatiquement les crayons sur la table et tendit ses petites mains potelées vers Andrew pour qu’il la prenne dans ses bras. Andrew s’exécuta, la petite nichant sa tête dans son cou, les yeux déjà à moitié fermés. Il commença à s’avancer vers le couloir, et se tourna avant vers son ami. « Commence à manger, ça va être froid. Ca serait dommage de gâcher un si bon steak ».
*
Andrew plia le bord de la couverture pour border la petite Bonnie, qui dormait déjà. A peine posée dans le lit, elle s’était effondrée de fatigue. Elle paraissait minuscule dans le lit de la chambre d’amis trois fois trop grand pour elle. La journée avait dû être éreintante pour elle aussi. Assis sur le bord du lit, Andrew ne put s’empêcher de laisser échapper quelques larmes. Il revoyait Mia à sa place. Il se souvenait des soirs où ils invitaient du monde et où ils allaient couchés Mia. Un peu éméchés, ils la bordaient pendant quelques minutes, ses bouclettes blondes de bébé étalé sur l’oreiller. Andrew se revoyait prendre le temps d’allumer la veilleuse, de la couvrir de baisers, avant de repartir à leur soirée. Même la tête embrumé par les vapeurs d’alcool, il se souvenait très bien qu’à ces instants, il se sentait empli d’un bonheur si particulier, comme une vague de chaleur qui parcourait son corps et venait comprimer son coeur. Et c’était un peu ce qu’il ressentait avec la petite Bonnie, et qu’il voulait retrouver avec Mia. Il voulait retrouver ce sentiment de plénitude qu’il avait eu quelques dizaines d’année auparavant et qu’il avait égaré en chemin. Andrew essuya ses larmes, déposa un baiser sur le front de Bonnie et quitta la chambre. Il prit le soin de laisser la porte entrouverte et d’allumer la lumière du couloir, quand il le faisait avec Mia.
*
Quelques heures plus tard, les verres de vin avaient été troqués contre des verres à whisky. La bonne bouteille japonaise que Geo avait ramenée était déjà bien entamée. Andrew ne savait plus vraiment quelle heure il était. Il ne savait plus trop de quoi ils avaient parlé, mais il se souvenait qu’il s’était retenu de ne pas parler de Mia. Geo avait parlé avec lui de quelques virées en moto qu’il avait fait récemment, d’endroits qu’il aimerait montrer à Andrew quand ils en auraient l’occasion. Andrew avait lui parlé du centre, des ennuis administratifs qu’il avait eu à son arrivée, de quelques cas particuliers qu’il avait eu à gérer, de personnes un peu étranges qu’ils avaient reçus. Il avait passé des heures à se raconter leur vie, à rire, pendant que la bouteille diminuait dangereusement. Et puis, un silence s’était installé. Le genre de silence qui arrive parfois en soirée. Chacun avait continué à boire son verre en contemplant la table basse, perdus dans leurs pensées. Et puis Andrew avait fouillé au fond de sa poche pour en sortir un paquet de cigarettes. Il se tourna vers Geo. « On s’en grille une ? ». Les deux compères se dirigèrent tant bien que mal vers l’arrière de la maison, pour rejoindre le petit jardinet. L’air était bon, les étoiles brillaient, c’était une belle soirée, pour ainsi dire. Andrew s’installa sur un petit banc qu’il avait installé sur la terrasse. Il alluma une cigarette et tira dessus, avant de recracher la fumée. Il avait terriblement envie de parler de Mia, mais il s’avait que Geo avait été un peu sur la défensive toute la soirée à ce sujet. Etrange, par ailleurs, mais Andrew ne releva pas plus que ça. Alors il choisit de parler d’un sujet qui concernait Mia, mais qui certainement ferait marrer Geo. « Tu sais qu’après avoir vu Mia à l’hôpital, il m’en est arrivé une bien bonne. Je te passe les détails mais je suis allé voir un de ses amis, Adam ». Nouvelle latte, nouveau panache de fumée. « On passait une bonne soirée, et là, d’un coup, venu de nulle part, il me sort qu’il a couché avec elle ». Andrew ne put s’empêcher de rire en repensant à cette scène digne des plus grands films comiques. « Tu te rends compte, Geo ? Je lui ai accordé ma confiance, à ce petit gars. Je lui ai demandé de surveiller Mia, et au final, j’apprends qu’il se la tape ». Il secoua la tête, toujours hilare. « C’est comme si toi, tu m’annonçais que t’avais fricoté avec Mia au Mexique…Tu imagines ? ». L’esprit un peu embrumé, Andrew ne remarqua pas la mine déconfite de son ami. Il ne se doutait pas qu’il avait mis le feu aux poudres.
Assis sur son banc, cigarette à la main, Andrew était pensif. Tout en racontant à Geo ses mésaventures avec Adam, il ne pouvait s’empêcher de repenser à ce qu’il lui avait dit plus tôt. Qu’il ne fallait pas qu’il les enterre avant l’heure. Et qu’il était optimise, à la fois pour lui, mais aussi pour Mia. Ça lui avait réchauffé le coeur, sur l’instant, et il avait couché Bonnie avec une sorte de tranquillité et de tendresse. Et pourtant, c’était sans savoir qu’un cataclysme allait suivre. Il racontait comment il s’était senti trahi par Adam, comment il lui avait annoncé l’air de rien qu’il avait couché avec sa fille. « Andrew…Fallait que ça arrive ce soir, hein ? ». Andrew haussa les sourcils, perturbé par la réaction de son ami, et ne voyant pas du tout où il voulait en venir. « Pardon ? ». C’était la seule chose qu’il avait réussi à sortir, ne comprenant pas du tout ce qui allait suivre. « Parce qu’il se la tape, il ne mérite plus ta confiance ? Est-ce qu’il a soudainement perdu toute crédibilité, toute valeur, toute droiture parce qu’il a couché avec ta fille ? ». Andrew tira une nouvelle latte sur sa cigarette, recrachant la fumée, légèrement irrité par les remarques de Geo. « Je lui ai fais confiance pour qu’il surveille ma fille, pas pour qu’il saute entre ses cuisses à la moindre occasion. Et tu sais ce qui est pire, dans tout ça, Geo ? C’est qu’il n’a même pas eu les couilles de me le dire au moment où c’est arrivé. Il a attendu. Il attendu plutôt que de me le dire directement. Il avait peur que je le bouffe, ou quoi ? ». Andrew tira de nouveau sur sa cigarette, agacé par la tournure que prenait la conversation. Et c’était sans compter ce qui allait suivre. « J’ai pas pu le faire. Il y a cinq ans, au Mexique ». Andrew leva de nouveau les sourcils. Il n’eut même pas le temps de dire quoi que ce soit, ou même de réfléchir à ce qui allait lui tomber sur le coin du nez. Il l’écouta, de façon presque lunaire, lui raconter que pendant tout ce temps, il était resté en contact avec Mia. Que pendant tout ce temps, ils avaient parlé, échangé. Que pendant tout ce temps, Mia savait que c’était son père qui avait envoyé quelqu’un à sa recherche, pour surveiller ses moindres faits et gestes. Les bras d’Andrew commençaient à fourmiller. Il écrasa sa cigarette sur l’accoudoir du banc et se leva d’un coup, pris d’un élan d’adrénaline, la tête légèrement retournée par les vapeurs d’alcool. « Je t’avais demandé une seule chose, Geo, UNE SEULE CHOSE ! ». Il avait crié malgré lui. Il pensa soudain à Bonnie, qu’il ne voulait pas réveiller. Il essaya de baisser le ton de sa voix, mais il savait que c’était peine perdue. « Tu devais la surveiller. T’assurer qu’elle ne merde pas. T’assurer qu’elle allait bien. Sans qu’elle le sache. C’était tout, Geo. C’ETAIT TOUT ». Il marqua une légère pause. « Tu m’étonnes qu’elle ne veut plus voir ma gueule, si depuis tout le temps elle sait que j’ai envoyé quelqu’un d’autre que moi pour épier ce qu’elle faisait ! ». Geo lui faisait face, mais semblait peiner à soutenir son regard. Sous l’énervement, Andrew donna un coup de pied dans le banc, qui bougea de quelques centimètres. Il ignora la douleur qui irradia presque instantanément dans son pied - sans doute rien d’important. Il fulminait. Il avait du mal à mettre des mots sur ce qu’il ressentait, précisément, mais il se sentait trahi. D’un autre côté, il commençait à mieux comprendre la réaction qu’avait eu Mia en le voyant débouler dans sa vie comme ça, alors que depuis quinze ans, elle savait que son père n’avait jamais eu les couilles de venir, et qu’il avait envoyé un gars débraillé aux cheveux longs pour la surveiller. Il brandit un doigt accusateur vers Geo. « Tu n’avais pas le droit, Geo. Tu n’avais pas le droit de prendre ma place. C’était moi, qui devait être présent pour elle, pas toi, Geo ! C’était moi, qui devait lui donner mon numéro et lui dire qu’elle pouvait me joindre quand elle voulait ! ». Andrew enrageait. Il était dans une colère noire, et en même temps, profondément meurtri par les mots de Geo. Parce qu’il se rendait bien compte que c’était entièrement de sa faute s’il n’avait pas été là pour sa fille. Geo n’y était pour rien, c’était lui et lui seul qui n’avait pas eu le courage de partir des Etats-Unis pour repartir en Australie ou la rejoindre au Mexique. Mais c’était toujours plus simple de blâmer les autres, n’est-ce pas ? « Tu ne seras jamais son père, Geo, tu m’entends ? JAMAIS ! Tu n’as pas d’enfants, et tu n’en auras probablement jamais si tu trahis les gens comme tu viens de le faire avec moi ». Les mots dépassaient ses pensées, mais Andrew ne savait pas quoi dire d’autre. Il était plus facile de rejeter la faute sur Geo, plutôt que d’admettre que c’était lui, le con, dans l’histoire. Qu’il avait volontairement abandonné sa fille pour parcourir la poussière des déserts américains. « Tu ne sauras jamais ce que ça fait, de faire ses valises devant les yeux embués de sa fille, cette même fille à qui tu as appris à faire du vélo, à grimper aux arbres ! Cette même fille qui a pleuré sur ton épaule, qui a exprimé ses craintes ». Il s’avança vers Geo, le bousculant des deux mains. « C’ETAIT MA FILLE, GEO ! MA FILLE ! ». Il disait ça au passé, comme si Mia n’était plus, comme si elle avait disparu. « COMMENT T'AS PU ME FAIRE ÇA ? C’ETAIT MA FILLE ! ». S’il avait été attentif, Andrew aurait pu entendre la porte de la chambre s’ouvrir, les petits pas sur le parquet, et la petite Bonnie qui s’était installée sur le canapé, les observant à travers la baie vitrée, cachée sous un coussin, à la fois intriguée et apeurée par leurs cris. Mais il était trop obnubilé par sa propre colère pour se rendre compte de quoi que ce soit. Il avait la vue presque trouble, mélange entre l’alcool qu’il avait ingurgité et la colère qui s’épandait dans tout son être. « T’as été capable de tenir sa promesse, de tenir la promesse d’une gamine que tu ne connaissais même pas, que tu ne connaissais que par moi, mais pas la mienne ? Comment t’as pu me faire ça, Geo… ». Andrew se laissa retomber sur le banc, soudain lassé de la situation. Son menton et sa lèvre inférieure tremblaient, comme s’il allait pleurer. « J’ose espérer que tu ne l’as pas touchée, que tu n’as pas tenté quoi que ce soit avec elle, Geo…Sinon…Tu sais aussi bien que moi ce qui t’arrivera. C’était ma fille… ». Il avait dit ça dans un dernier souffle, comme un dernier appel lancé dans le vent. Il releva les yeux vers lui. Embués. L’air mauvais. « Je ne sais même pas ce que tu fous encore chez moi. Tu prends tes cliques et tes claques, ta bécane, et tu te casses d’ici. Je veux plus te revoir. Retourne voir Mia si ça te chante, puisque vous vous entendez si bien ». Il se leva du banc, se dirigeant vers la baie vitrée. Il ferma les yeux quand il aperçut Bonnie, le pouce dans la bouche, figée sur le canapé. Il avait merdé avec Mia. Et maintenant il merdait avec Bonnie. Parfait. Il rentra dans la maison, s’approcha d’elle et la prit dans ses bras. « Tu sais où se trouve la sortie ». Il n’avait pas envie que Geo s’éternise. Il n’avait pas envie d’entendre ses explications. Alors il espérait qu’il aurait reçu le message 5/5 et qu’il partirait.