Il est parti avec cinq milles dollars mais il ne lui reste plus que trois milles pour trouver le courage de faire le premier pas. C’est stupide. Pas seulement les prix des motels ou des restaurants, mais aussi cette impression qu’a Raphael de tout gâcher s’il ne fait rien. Cela fait dix jours qu’il observe Kieran devant lui parce qu’il est toujours celui qui mène la marche (et le bouclé s’empêche de croire qu’il préfère être devant pour se sentir seul en ne voyant personne, pas même son ombre). Il aime bien prendre de l’avance, c’est tout. Et ses chaussures, bien que laides, doivent être confortables. Là, c’est la faute de Raphael qui met toujours l’importance là où il ne devrait pas : il a peut-être commencé une collection d’ampoules sous ses pieds, mais, au moins, il déambule avec style. Il sera toujours fier de porter ces baskets rouges vifs qui brunissent au fur et à mesure que les kilomètres sont parcourus sur le territoire des kangourous.  

La tête basculée vers l’avant et ses yeux parcourant l’écran de son téléphone, il cherche le nom d’un restaurant sur la carte. Ils sont arrivés à Cairns ce matin-là et ils ont traversé la ville à pieds au courant de la journée, s’arrêtant à plusieurs endroits pour admirer l’architecture (bon, la ville est plutôt banale mais Raphael s’est toujours dit que Kieran aimerait peut-être prendre une pause pour admirer les perspectives, lui qui a le cœur d’un artiste et un crayon derrière l’oreille). Ils ont aussi retrouvé la mer pour se saucer les pieds sous le soleil toujours aussi pesant du pays. Mais, ce que le geek ne sait pas, c’est que son ami a prévu de laisser une assez grosse somme d’argent dans un grand restaurant, ce soir. Ses dents sont serrées alors qu’il tente de repérer « Le Tamarind » sur sa carte interactive et il maudit soudainement sa haine envers les téléphones portables de dernière génération, ceux qui permettent de simplement créer un itinéraire facilement et de se laisser guider par la voix de Siri. Il aurait pu demander à Kieran de lui prêter le sien mais ça aurait gâché la surprise. « AH ! » Il s’exclame fièrement, posant son index sur le fameux restaurant qu’il cherchait depuis une dizaine de minutes. « C’est bon, on ne l’a pas passé. » Il s’assure en observant les alentours, notant la rue sur laquelle ils se trouvent. Après avoir fait quelques calculs dans sa tête, et après s’être assuré que le garçon devant lui s’est arrêté pour le regarder, il pointe une direction : « C’est par là ! Dans quelques rues à peine. » Et il s’élance, sans attendre la réaction de son ami. Toutefois, il sait qu’il lui posera un tas de questions. Kieran ne semble pas apprécier lorsqu’il perd le contrôle de la situation. « N'essaye pas de m’interroger, je ne te dirai rien. J’espère que tu as faim, en tout cas. » Il est dix-neuf heures et son ventre à lui crie famine. Cela fait plusieurs heures qu’il fantasme à l’idée de dévorer une assiette au prix d’un appartement. À quoi lui sert son argent gagné – malhonnêtement – si ce n’est pas pour faire plaisir à ses papilles gustatives et à celles de Kieran ?

Cette fois, c’est Raphael qui prend les devants, s’assurant sans arrêt que l’autre garçon le suit derrière. Il a peut-être peur que ce dernier s’envole sans prononcer un mot, il ne serait pas surpris que ça arrive vu sa tendance à rester muet pendant des heures. Ce soir, il a seulement l’intention de lui faire plaisir et il espère qu’il sera… ouvert à sa générosité. S’arrêtant enfin devant la façade du restaurant, Raphael constate avec une légère moue déçue que l’endroit n’est pas particulièrement joli. Cairns ne l’a vraiment pas impressionné jusqu’à présent mais il garde encore espoir d’être accueilli par une grande pièce luxueuse dans laquelle de jolis lustres pendent du plafond. Voyant dans le regard de Kieran qu’il est encore perdu, il pose son sac sur le banc le plus près, il passe sa main dans ses cheveux humides pour les replacer vers l’arrière et il part à la recherche d’une chemise. Il trouve celle à motifs d’ananas, celle à pois, mais, devant ces deux possibilités, il secoue la tête de droite à gauche en sachant pertinemment que Kieran refusera de se présenter dans un tel accoutrement aussi voyant et coloré. « Ah, voilà. » Il souffle, enfonçant ses doigts dans le fond du sac pour en sortir une chemise rose poudre unie, soigneusement pliée. Il se tourne vers son ami et la lui tend, les joues légèrement rougies (seulement la faute de la chaleur, évidemment). « Mets ça par-dessus ton t-shirt. Je n’ai pas de shorts à te prêter mais les tiens feront le boulot, je crois. »  

 

@RAPHAEL ELLY & KIERAN HALSTEAD ⊹⊹⊹ 'cause aren't we all just looking for a little bit of hope these days? looking for somebody you can wake up with? looking for a little bit of hope these days? we are, we are.

(SUR LA ROUTE). La catastrophe annoncée n’a pas eu lieu. Pour autant, Kieran n’a pas trouvé la sérénité qui lui permettrait de profiter pleinement de ce voyage.

Ne vous détrompez pas ; il l’apprécie autant qu’il apprécie de le faire aux côtés de Raphael, un ami cher dont il a pourtant maltraité l’affection a bien des reprises au cours des années. Son dernier méfait a eu lieu quelques jours auparavant - lorsque sa première réaction face aux interrogations de son ami a été de fuir au plus vite. Si dans la finalité le danseur a obtenu ce qu’il souhaitait, ça n’a pas été sans que Kieran se voit contraint de renoncer à une partie de lui dans les justifications. Et ce constat m’agace autant qu’il me plaît ; parce que cette partie qu’il a laissé filer, c’est celle que j’essaie de lui faire abandonner depuis des semaines - sans succès. Raphael y est parvenu, mais la confrontation (pourtant douce) entre les deux amis a laissé un trou béant dans le cœur du dessinateur ; obligé de renoncer à des bribes de son ancienne histoire pour expliquer les mensonges qui ont été les siens. Mensonges qui demeurent protecteurs, quoi que vous puissiez en penser, quoi que je puisse en penser. J’ai été témoin, je les ai détesté, je les ai accepté ; dans la finalité tout ce que je retiens est que je ne l’ai pas aidé, incapable de passer ce baume réconfortant sur son cœur de par mon égoïsme qui m’oblige à être distant dès lors qu’il s’agit de cette femme, de celle qui lui a brisé le cœur en un millier de morceaux. Et si la conversation semble avoir été acceptée, je suis le témoin privilégié des pensées du brun, sachant pertinemment que les aveux faits ce soir-là auprès de Raphael continuent de le tourmenter plus que de raison. Son ami continue de le tourmenter plus que de raison, qu’il le veuille ou non - et en ce sens, malgré mon insistance, il ne s’autorise pas à profiter du séjour, il ne s’autorise pas à y prendre goût ; il ne s’autorise pas à avancer, comme toujours, au fond.

Dans les faits ; Kieran avance, à quelques pas d’avance de Raphael, dans le silence le plus total. Bien qu’il soit préoccupé, je lui murmure que cette façon de faire n’est pas des plus correctes envers son ami, à quoi il s’empresse de songer au fait que c’est justement parce qu’il s’agit de son ami qu’il n’est pas sans ignorer sa façon de fonctionner et qu’il ne peut se outrer de son silence. Il ne porte plus vraiment d’intérêt à ce qu’il se passe autour de lui qu’il en vient à oublier jusqu’à la présence du blond, reconnue lorsque sa voix s’élève et que Kieran s’en retrouve à sursauter sous l’effet de surprise. Se retournant, il reste à bonne distance jusqu’à ce que Raphael rattrape son retard, il obéit docilement tandis que, cette fois-ci, c’est le danseur qui mène le chemin. La bouche du brun s'entrouvre pour poser une question et se referme aussitôt en ayant un semblant de réponse. « J’ai toujours faim. » Il souligne, le plus sérieusement du monde, retournant dans son mutisme tandis que ses pas, eux, suivent Raphael avec curiosité.

Il ne s’arrête que lorsqu’ils arrivent à destination et que son regard se perd sur la devanture autant que ses sourcils se froncent de scepticisme en découvrant les lieux. Ses prunelles s’accrochent au restaurant tandis qu’il recule maladroitement jusqu’au banc où s’est arrêté Raphael, avant d’enfin lui accorder son attention. « Euh… non ? » Il s’oppose avec hésitation, mine fermée tandis que ses yeux s’arrêtent cette fois-ci sur la chemise que Raphael lui tend. « Pourquoi je mettrais ça ? » Il interroge, tandis que sa tête se baisse légèrement pour observer son t-shirt noir avec une (petite, non, minuscule) fleur blanche brodée pour prétendre avoir opté pour la couleur. « C’est quoi ce plan ? » Il poursuit, visiblement perdu, autant qu’il est vexé que son allure soit, il semblerait, un problème pour le danseur aux goûts pourtant… atypiques.

Il est silencieux, Kieran. Raphael aurait dû s’y habituer depuis le temps qu’ils traversent ensemble l’Australie mais son silence est plus que déconcertant depuis qu’ils se sont dit les vraies choses, sur la plage. Le bouclé aurait pensé que son mutisme serait progressivement disparu au fur et à mesure que les jours passent mais les pensées de son ami ne semblent pas avoir fait de progrès. Quand il croise son regard, c’est toujours la même expression qu’il y lit. La même tête que ton patron ferait s’il apprenait que ta mère venait de décéder. Un mélange d’incompréhension, de compassion aussi, mais, surtout, de nervosité. On ne sait jamais quoi dire lorsqu’on apprend le décès d’une personne. Seulement, cette semaine, personne n’est mort et Kieran semble vivre un deuil éternel.

Ce comportement agace un peu Raphael, certes. Lui qui a l’habitude d’être le plus calme dans une foule, la compétition devient de plus en plus rude. Il s’était imaginé un road trip inoubliables, des soirées à boire des mélanges d’alcool sur la plage et des discussions qui ne terminent pas avant que la lune ne se couche. Il n’avait rien eu de tout ça et ce n’était pas faute d’avoir fait des efforts. Ce soir, le restaurant, c’était l’énième tentative de faire comprendre à Kieran qu’il ne lui en veut pas d’avoir alimenté un mensonge trop longtemps. Ou la première tentative de frôler son doigt avec le sien. « Euh… non ? » Ça, c’est ce qu’on appelle recevoir un bloc de glace en plein milieu du front. C’est froid, dur, étourdissant. Raphael se retrouve embêté, rabaissant rapidement son bras pour serrer la chemise rose poudre contre lui. Ses lèvres s’entrouvrent et ses pupilles sautent dans toutes les directions tandis qu’il réfléchit à la chose à faire. Il aurait pu refuser de porter le chemise avec un sourire, un ricanement, la surprise sur les traits mais son ton de voix a été plutôt sec et déstabilisant. On ne peut pas en vouloir aux joues de Raphael de se teindre d’un rouge de plus en plus sanguin. Son petit cœur était excité à l’idée d’offrir un repas luxueux à son ami mais, maintenant, il bat de plus en plus fort pour sortir de sa poitrine et s’enfuir en courant – à moins que ce soit le danseur lui-même qui ait envie de disparaître. « Pourquoi je mettrais ça ? » Sa gorge est trop sèche pour qu’il ne formule le moindre mot sans s’étouffer. Il ressemble à un triste bonhomme de neige qui fond de plus en plus au milieu d’un terrain redevenu vert. « C’est, eum… » Ce devrait être facile à dire. Ils se rendent dans un restaurant bien plus chic que ceux qu’ils ont fréquentés depuis le début du voyage alors ils doivent s’habiller pour les circonstances. Il ne lui demandait pas non plus de porter veste et cravate. « C’est quoi ce plan ? » Visiblement paniqué, Raphael repli soigneusement la chemise et secoue vivement la tête de droite à gauche, envoyant valser ses bouclettes. « Non, rien, c’est inutile, ton t-shirt est très bien. » Il ment, se mettant de dos à son ami pour cacher ses yeux qu’il sent humides. Ses émotions sont à vif et la moindre faute de sa part lui donne l’impression de bousiller toute leur amitié. C’est stupide. Tu es stupide, Raphael. Kieran n’a pas besoin que tu l’impressionnes. Il ne pense qu’à Autumn et tu rêves en couleurs si tu penses qu’il te regardera d’une façon différente si tu lui offres le luxe le temps d’une soirée. « C’est un restaurant quatre étoiles… » Il finit par murmurer en refermant son sac à dos très lentement, trop lentement, pour faire éterniser cette position grâce à laquelle il peut cacher son visage. Il fait mine qu’un morceau de tissu s’est coincé dans la fermeture éclair, se mordant le bout de la langue, imitant la concentration. « Si tu préfères, y’a un Subway quelques rues plus loin. » Il continue, s’acharnant sur son sac qui n’éprouve véritablement aucune difficulté. Tout pour ne pas revoir l’expression complètement désintéressée de Kieran. Mais il s’imagine des choses, Raphael ; s’il voyait un sourire, il entendrait un rire, s’il percevait l’impassibilité, il la confondrait avec la colère et les yeux perdus de son ami semblaient plutôt refléter du dégoût.  

Il est certain que quand on le voit, Kieran donne l’illusion de ne guère se soucier de son style vestimentaire. Or, pour être à ses côtés chaque matin lorsque vient le moment de choisir ses vêtements pour la journée, je peux vous assurer que cette idée reçue est terriblement fausse et qu’il passe en réalité un temps considérable à fouiller sa maigre penderie.

Comprenez que le choix des habits qui sauront le rendre invisible aux yeux du monde prend un certain temps et qu’il faut sans-cesse s’assurer que le noir de ses vêtements ne perd pas de sa superbe, au risque d’être un peu trop visible s’il vire au gris délavé. C’est déjà trop, comme couleur. Rares sont les occasions où le brun opte pour une touche de fantaisie. Elles sont même carrément inexistantes, puisqu’il ne se complaît que dans les tenues sombres, exception faite des quelques motifs, souvent pas plus grand que cinq centimètres, que l’on peut retrouver sur ses hauts. Il y a cette fleur blanche brodée, aujourd’hui, ce qui est un effort suffisamment considérable pour que notre protagoniste n’accède pas à la requête de son ami. Dans d’autres circonstances (à comprendre : si la chemise était aussi noir que le café qu’il prend le matin) il n’aurait jamais râlé de la façon dont il vient de le faire. Bien que les chemises n’aient pas sa préférence, la couleur est essentielle et l’aurait convaincu. Mais ce rose poudré... imaginez bien que cela relève d’un véritable cauchemar pour notre ami qui n’apprécie pas d’être aussi voyant. C’en est presque une phobie, si vous voulez mon avis. Ah, mourir de chaud en été sous les températures australiennes à en faire un malaise, pas de soucis ; porter un t-shirt bleu pétrole, c’est déjà trop. Ne me demandez pas la logique d’une telle réflexion, je n’y ai moi-même pas accès.

Quoi qu’il en soit, on peut aisément dire qu’il est vexé, Kieran, étant encore sous le coup de ces critiques concernant sa manière trop simpliste et terriblement banale de se revêtir. Au pire, il fait bien ce qu’il veut, n’est-ce pas ? Ah, si seulement. Ça, c’est l’objectif que je souhaite atteindre avec lui. Dans les faits, c’est plus compliqué, alors qu’il perçoit la déception de Raphael. Il reste néanmoins muet, espérant que quelques secondes suffiront à son ami pour se calmer – après tout, il ne s’agit que d’une chemise, justement, il n’y a pas à s’énerver pour si peu.

Son mutisme persiste ; son regard s’égare tandis qu’il observe à nouveau la devanture et que son mauvais pressentiment est concrétisé. Il n’a pas l’argent pour manger dans un tel restaurant. Oh bien sûr, ça le fait inévitablement rêver, je vous rappelle que Kieran ne cesse d’imaginer une vie à mille lieux de celle qu’il vit réellement et ainsi se restaurer dans des endroits d’un tel acabit relève d’un désir profond qu’il ne réalisera néanmoins jamais, rapport à ses poches vidées par un mariage avorté. Alors, en l’état des choses, bien sûr qu’il préférerait le Subway à quelques rues plus loin. L’aspect financier est important ; pour autant ce n’est pas le seul frein. Il y a cette tenue qu’il devrait porter, ses regards qu’il va attirer et le simple fait qu’il n’a pas sa place dans un tel restaurant, Kieran. Certes, l’excuse est facile, à vrai dire si vous lui demandez, il n’a sa place nulle part alors il ne l’a pas plus dans ce restaurant que sur ce banc. Mais il se sent terriblement mal à l’aise à cette perspective, autant qu’il se sent mal à l’aise en voyant que Raphael évite soigneusement son regard et le renvoie à leur échange tumultueux qui a marqué le début de ce road-trip. « C’est juste que je suis pas certain que ce soit bon pour nos finances de manger là. » Il souligne néanmoins, avant de finir par tendre la main et d’étirer ses lèvres dans un sourire (forcé, mais il est passé maître dans l’art de le rendre naturel). « Je vais la mettre, ta chemise. » Je vais crever de chaud, je vais transpirer et tout le monde se foutra de moi, mais je vais la mettre, ta chemise à la con. Il fait bouger ses doigts pour convaincre Raphael d’ouvrir ce sac et d’en sortir le tissu. Le cœur de Kieran s’accélère. Pour vous, c’est peut-être anodin. Pour lui, c’est un véritable sacrifice. Il survit en étant le plus invisible possible et tout ce qu’il s’apprête à faire pour Raphael va à l’encontre de ce qu’il est. Mais son quotidien consiste à aller à l’encontre de ce qu’il est pour faire plaisir aux autres, alors si le plaisir de Raphael est dans le fait de manger ici et de lui prêter une chemise, il mettra son propre ressenti de côté. Il le fait constamment, ce n’est pas comme si l’effort lui est difficile. « Par contre, il y a une occasion particulière à ça ? » Il questionne, sourcils froncés, dans l’incompréhension quant à la soudaine envie du Elly de s’offrir un tel repas, lui qui l’a plus habitué aux sandwichs secs et aux pizzas à l’emporter. En soit, exactement les menus de Kieran au quotidien, alors le simple fait de changer les habitudes semble être une excellente raison.

S’il n’y avait qu’une seule chose que Raphael ne pourrait jamais faire, ce serait de critiquer le style vestimentaire de Kieran à voix haute. Certes, il ne se gêne pas pour penser à tous les commentaires qu’il pourrait passer à propos des tons moroses qu’il arbore tous les jours, mais son ami n’a pas l’exclusivité. Il faut dire qu’il passe une grande majorité de son temps à observer les passants à travers la fenêtre de son salon, accompagné d’un café ou d’un thé, notant sur dix les accoutrements des « candidats ». C’est une passion qu’il a sans vraiment en parler à personne ; les gens n’ont qu’à regarder ses vêtements colorés et uniques pour comprendre qu’il passe beaucoup de temps à actualiser les pages web de ses sites préférés en attendant de dénicher une nouveauté à motifs loufoques – plus c’est ridicule, mieux c’est, voilà son dicton.

Il y a bien une raison derrière laquelle il ne se permettrait jamais de commenter le t-shirt noir de Kieran à cet instant-même : il ne voudrait pas le vexer une énième fois. Il faut dire que ce road trip n’a pas été de tout repos émotionnellement parlant pour les deux garçons et Raphael ne souhaite que de réparer ses torts en offrant à son ami un dîner quatre étoiles. S’il lui tend une chemise rose, c’est seulement pour qu’il se camoufle mieux à travers les clients chics du restaurant qui n’attend que leur arrivée. Il a réservé une table près de la fenêtre afin qu’ils profitent d’une vue sur la plage, même si ça fait une dizaine de jours qu’ils la piétinent, résultant en une pause à tous les kilomètres pour vider leurs chaussures pleines de sable.

Mais Kieran semble sur la défensive depuis cette nuit où ils ont dormi sur celle-ci, à la belle étoile. De son côté, Raphael n’arrive tout simplement pas à comprendre ce qui se trame dans la tête de l’artiste parce qu’il lui a dit à plusieurs reprises : il ne lui en veut pas d’avoir menti. Il l’a fait simplement parce qu’il n’a pas le courage de tourner la page. Pourtant, il est toujours aussi tendu et sensible, peut-être, parce que sa réaction quand son ami lui propose une chemise est exagérée, incontrôlée. C’est comme s’il venait de lui demander de se dénuder en plein milieu de la rue. Alors, déboussolé, Raphael évite son regard et propose plutôt le Subway à l’autre bout de la rue. « C’est juste que je suis pas certain que ce soit bon pour nos finances de manger là. » Il se pince les lèvres, se mord le bout de la langue, et pivote très légèrement la tête vers son ami pour noter sa réaction à sa future réponse. « Je te l’ai dit. J’ai eu une prime. Tout cet argent, je voulais le garder pour le voyage. » Il hausse mollement les épaules et conclue en marmonnant : « Je veux t’inviter. Il me reste assez pour qu’on se paye un homard, ou du caviar… Ou du foie gras… J’en sais rien, je ne connais pas le menu. Je sais seulement que je peux me le permettre… » La fin de sa phrase est presque murmurée alors qu’il se remet à s’attaquer à la fermeture éclair faussement coincée de son sac à dos. « Je vais la mettre, ta chemise. » Il arrête de respirer le temps de s’assurer que son ami ne plaisante pas. Sa main est tendue vers lui, attendant d’y accueillir le vêtement pastel. « T’es certain ? » Il demande, l’interrogeant du regard, souhaitant à tout prix qu’il soit confortable – bien qu’il ne comprenne pas en quoi ça le tuerait de porter une seule couleur. Et, devant le sourire de Kieran et ses doigts qui s’agitent, il finit par ressortir la chemise de son sac pour la lui tendre doucement. Il cache évidemment son sourire timide derrière ses joues rougies alors que son ami enfile le vêtement. Il ne peut s’empêcher de se dire qu’il porte maintenant son odeur. C’est presque une petite victoire pour l’amoureux. « Par contre, il y a une occasion particulière à ça ? » L’interrogé referme son sac et le pose à nouveau sur son épaule. Il réfléchit quelques secondes, sourcils froncés, et il finit par répondre : « Nous sommes presque arrivés à destination. On a probablement marché plus de cent-cinquante kilomètres, on ne s’est brisé aucun os. » Et il pointe les chaussures du jeune homme : « Et tes godasses tiennent encore le coup. Ça se fête, non ? » Il rit nerveusement ; le genre de ricanement un peu forcé qui sert à cacher sa timidité – bien que cela fait au moins dix ans que Kieran connait la personnalité introvertie de Raphael. « Elle te va b-bien, en tout cas. » Il désigne la chemise du doigt, cette dernière étant très légèrement trop grande, mais elle l’est aussi pour Raphael qui a toujours préféré ses vêtements amples. Sans se laisser voir la réaction de Kieran, il tourne des talons et fait un pas en direction de la porte d’entrée du restaurant en invitant son ami à le rejoindre. Rapidement, ils se font guider par un serveur jusqu’à leur table réservée près de la fenêtre. Le ciel est déjà orangé parce que le soleil se rapproche de la surface de l’eau. L’endroit est luxueux, magnifique, comme il espérait. La façade extérieure ne lui rendait pas justice. « Ne… Ne regarde pas les prix, prends ce que tu veux, d’acc ? » Le danseur commente immédiatement lorsque les deux menus sont apportés. Fais-toi plaisir Kieran, parce que je veux te faire plaisir.            

Si vous voulez mon avis (je sais que vous ne l’avez pas demandé, mais je vous le donne quand même), les fées qui se sont penchées sur le berceau du petit Kieran Patricia Halstead ont eu la main lourde quand il a été question de saupoudrer le bambin avec le flacon « gêne ». C’est cliché au possible ; il semble pourtant que ce soit la vérité : et la totalité de la bouteille s’est déversée sur le garçon. C’est la seule hypothèse cohérente au fait que, trente-et-un ans plus tard, il soit toujours aussi embarrassé dès qu’une situation échappe à son contrôle et, surtout, qu’il s’étonne encore de n’avoir du pouvoir sur absolument... rien, nada, pas même sa propre vie, alors imaginez bien que les réactions des autres sont bien évidemment hors de sa portée. Pourtant, la réaction de Raphael a justement été de celles qu’il aurait dû accueillir avec soulagement une fois le jeu de la vérité lancé entre eux au gagnant tout désigné : Raphael a obtenu ce qu’il désirait, sans pour autant que Kieran soit le perdant de ce duel. Finalement, il s’agit d’une égalité : le danseur a obtenu les explications qu’il demandait, le dessinateur n’a plus à se remémorer chacun de ses souvenirs pour vivre dans un monde qui, de toute manière, est voué à s’effondrer. Mais ce soulagement, Kieran ne le ressent pas ; et j’ose le dire : c’est un ingrat. Raphael a toujours tout fait pour lui, jusqu’à cette confrontation qui s’est voulue bien plus douce dans la réalité que par rapport à la version biaisée que Kieran souhaite garder en tête (comptez sur moi pour que ce ne soit pas le cas, il y a du ménage à faire là-haut). Raphael est resté à ses côtés malgré les années, malgré l’attitude abjecte du plus vieux, ayant préféré consacrer son quotidien à une fiancée désormais disparue plutôt qu’à ses amis toujours fidèles malgré la distance et le silence. Raphael ne s’est pas offusqué de ce retour brutal, de la même manière qu’il n’avait pas demandé d’explications lors de leurs retrouvailles. Il ne l’a pas même fait lorsque Kieran a perçu que son ami était au courant de ses mensonges au détour d’une conversation par message à laquelle Kieran n’a pas donné suite. Il ne lui en a même jamais voulu d’avoir annulé leur plan à la dernière minute pour vivre cette histoire d’amour désormais fracassée (à défaut d’être pleinement enterrée) ; mieux, il n’a pas réfléchi plus longtemps avant d’accepter la proposition lorsque celle-ci a été réitérée, sans même mettre en doute la fiabilité du brun. Non, vraiment, pensez ce que vous voulez de Raphael (et sans même le connaître, je partage votre avis : il n’est pas très vendeur, quand on le voit ainsi), mais ce type est plutôt un bon gars et j’estime que Kieran ne devrait pas continuer à se montrer aussi peu investi dans ce road-trip simplement parce que sa gêne prédomine sur tout le reste. Il gâche le voyage, il gâche les bonnes  intentions de Raphael ; comme souvent, il gâche tout dira-t-il, mais je m’assure de faire porter ma voix plus forte que la sienne. Le moment n’est pas venu de se flageller, mais d’accorder à Raphael l’attention qu’il mérite et, surtout, de faire un pas en sa direction plutôt que de se murer dans le silence et la distance comme il l’a déjà fait par le passé.

Bien sûr, il ne peut s’empêcher d’être sceptique et lorsqu’il comprend que sa formulation est hasardeuse, le plus vieux se reprend rapidement : le problème ne réside pas tant dans le fait d’être ici que d’y laisser leurs maigres économies. « Je te l’ai dit. J’ai eu une prime. Tout cet argent, je voulais le garder pour le voyage. » La tête de Kieran se secoue avec vigueur ; une prime, tiens, parlons-en. L’un d’eux n’a pas de prime et il n’est pas compliqué de savoir celui dont il s’agit : son air effrayé en voyant la devanture qui annonce un restaurant d’une catégorie qu’il ne peut se permettre suffit à le reconnaître. Raphael poursuit en précisant que la note sera réglée par ses soins et les signaux d’alerte s’activent dans l’esprit de Kieran (et j’apprécierais d’ailleurs qu’il cesse de paniquer de la sorte, je vous assure que ce n’est guère confortable pour l’intrus que je suis). Il est impensable qu’il se fasse inviter, si l’un doit se montrer redevable envers l’autre, c’est bien à lui de faire des efforts. Mais lesquels, quand ses poches sont désespérément vides et sa spontanéité cruellement manquante ? Le silence s’éternise et je l’oblige à reprendre la parole ; réagis, Kieran, ce n’est pas compliqué de refuser et tu devrais être en mesure de le formuler sans qu’il s’en vexe. Pourtant, c’est bien la peur d’offusquer une nouvelle fois son ami qui prédomine.

« Je pense pas qu’ils auront du caviar dans un restaurant thaï. » Et comme toujours, avec Kieran, cette panique laisse souvent place à la mise en évidence de l’élément le plus essentiel (non).

« Je veux dire, euh, t’as pas à faire ça, hein. » Il précise aussitôt (je l’aide à préciser, rendons à César ce qui appartient à César, merci). Son regard voudrait fuir celui de Raphael, mais ce dernier anticipe et il n’existe plus que son sac qu’il n’arrive pas à refermer alors que sa proposition d’aller manger à la sandwicherie du coin semble teintée d’un défaitisme que même un naïf comme Kieran parvient à identifier. Il lui faut bien quelques instants de long combat (je vous assure, ce n’est pas drôle là-haut) et bien qu’il y ait plus de contre que de pour, je raie la première liste de son esprit pour imposer à celui-ci la seconde. Il est de son devoir de se racheter, il est de sa mission de faire plaisir à Raphael, au moins pour un soir. Ses doigts s’agitent pour réclamer la chemise, il ne répond pas lorsque Raphael lui demande confirmation – sans quoi il lui dirait très probablement qu’il a changé d’avis. Il se pince les lèvres lorsque le tissu lui vient en main, masquant l’air de dégoût sur son visage à l’idée de revêtir ça. Non pas que la chemise ne soit pas belle – disons qu’elle n’est pas à son goût, pour le facteur politiquement correct – mais elle est assurément très éloignée de ses standards vestimentaires et c’est donc un véritable exploit qu’il finisse par l’enfiler par-dessus son t-shirt.

L’habit sur le dos, il essaie de faire abstraction de celui-ci alors que son regard fuit la vitrine dans laquelle il pourrait apercevoir son reflet, préférant poursuivre l’interrogatoire du Elly. Dans l’esprit de notre protagoniste, il y a toujours une raison derrière chaque action et rien n’est désintéressé – allez-lui faire comprendre le contraire après ses récentes expériences, ce n’est pourtant pas faute de m’y essayer. « Elles sont... » Encore en assez bon état pour te botter le cul, Elly. Mais Kieran se tait, retenant cette virulence qu’il n’exprime jamais. « ... solides, tu veux que je te dise quoi. » Alors il redevient le garçon pas bien intéressant qui enchaîne les banalités. « Mais euh, ouais, ok. Si tu le dis, fêtons ça. » Il cesse de tergiverser, esquisse un sourire, reprends ses vieilles habitudes qui visent à satisfaire autrui en toutes circonstances. Pinçant les lèvres en guise de réponse au compliment de Raphael (parce qu’il n’est absolument pas convaincu, qu’on se le dise), il finit par suivre le jeune homme à l’intérieur, se sentant la cible des regards alors que, je vous l’assure, personne ne s’intéresse à eux. Pour autant, le sentiment de malaise ne le quitte pas ; autant à cause de la décoration que de l’avertissement préalable de son ami. L’avantage, il dira, c’est qu’il sait très bien vivre avec son malaise pour satisfaire les besoins d’autrui ; l’inconfort fait partie intégrante de sa vie et ce soir ne fait pas exception à la règle – seulement, il arrive à prétendre le contraire. « Euh, ouais, ok, mais t’es sûr ? » Il demande à nouveau confirmation, alors que son regard se glisse sur la carte pour fuir celui de Raphael. Après quelques instants de silence, il finit par dire : « Je vais prendre, hm... le curry végétarien. » Pas cher et, détail légèrement important, exempt d’arachides – de quoi assurer sa survie. « Et toi ? » Il interroge naturellement, par curiosité autant que par nécessité de meubler la conversation. Très vite, une idée lui vient en tête et il enchaîne aussitôt : « Y’a encore des trucs en particulier que tu veux qu’on fasse avant d’arriver à destination ? » Il est évident depuis le début que Raphael sert de guide touristique ; alors autant s’adapter à ce qu’il désire, de cette invitation jusqu’à la visite éventuelle d’un musée de statues en cérumen, si ça peut lui faire plaisir (il ne l’espère pas).

Est-ce à cela que ressemble une amitié ? Raphael ne se souvient pas des malaises et des longs silences. Avant qu’ils ne soient séparés par Autumn, ils ne craignaient pas de se regarder trop longtemps dans le blanc des yeux sans que la pression ne monte et ne réchauffe leurs joues. Ils étaient comme deux potes qui pouvaient s’insulter sans que l’un ou l’autre ne le prenne personnellement parce que, à cette époque qui semble si lointaine, ils comprenaient le sarcasme. Raphael est persuadé que, si les choses sont moins naturelles qu’elles ne l’étaient, c’est de sa faute à lui seul parce que ses sentiments se sont métamorphosés. Il ne se souvient pas avoir senti les papillons dans son ventre quand il pensait encore à Diana jour et nuit. Kieran était son ami, simplement, et il n’y avait rien de compliqué. Seulement des rires et des échanges de ragots.

S’il avait pu choisir de ne pas tomber amoureux, il aurait appuyé sur ce bouton-là. Il l’aurait même défoncé à coups de machette pour l’empêcher de refaire son apparition. Maintenant, et seulement à cause de Raphael, les discussions ne viennent pas aussi instinctivement et il réfléchit à chaque mot qu’il veut prononcer pour ne pas montrer ses failles. En la présence du plus vieux, ses mains sont constamment moites parce que c’est l’effet qu’il a sur lui. C’est injuste. C’était mieux avant. Avant, ils ne se seraient pas posé de question : c’est la sandwicherie bon marché qui aurait gagné haut la main le cœur des voyageurs. Et le danseur ne serait pas planté comme un con à attendre la réaction de Kieran lorsqu’il lui annonce qu’il payera toutes ses consommations, ce soir. Mais, la réaction, elle prend du temps à venir et, si Raphael tente de rester le plus impassible possible, on peut clairement voir la panique qui fait trembler sa mâchoire serrée. Répond, putain de merde. Ne me laisse pas comme ça, en plein milieu d’un champ de mines. « Je pense pas qu’ils auront du caviar dans un restaurant thaï. » Oh. D’accord. Il faut dire que Raphael avait simplement nommé un plat dispendieux de façon aléatoire sans vraiment réfléchir au type de restaurant dans lequel il voulait mettre les pieds. En effet, ils ne trouveront pas des œufs de poissons dans une thématique thaïlandaise, t’es un champion, Kieran, félicitations. « Je veux dire, euh, t’as pas à faire ça, hein. » Il profite de sa position pour lever les yeux au ciel sans que son ami ne puisse le voir. Ce serait tellement plus simple s’il acceptait sa générosité sans peser le pour et le contre et sans poser les questions qui semblent existentielles pour lui. « Je sais, mais je veux le faire. » Le bouclé répond sans tourner autour du pot, le ton légèrement plus sec, comme s’il voulait faire comprendre à Kieran qu’il ne pourra plus supporter ce genre de comportement plus longtemps. Il finira par fuir. Raphael devrait être le seul timide du duo; si les deux prennent le rôle ça va virer au chaos. Il n’y a qu’un seul élu dans la Matrice, un seul sorcier qui a survécu à un sort mortel dans Harry-Potter. Malgré tout, la tension – tension qui se trouve peut-être seulement dans la tête du danseur, cela dit – s’évapore progressivement quand l’indécis finit par accepter la chemise qui lui permettra de se fondre au décor. Les questions continuent toutefois à pleuvoir et Kieran l’interroge quant à l’occasion qui l’a poussé à réserver des places dans un restaurent qui n’accueille habituellement pas des genres de leur classe sociale. Il prétend vouloir fêter la fin du voyage et la résistance de leurs chaussures et la répartie de Kieran est… Certainement décevante. Il a l’impression de se retrouver devant un gamin qui n’a pas assez révisé son oral avant de se tenir debout devant le reste de la classe. Il serait prêt à parier que l’artiste n’a jamais été dans une troupe d’improvisation et, s’il se trompe, alors il était ce type qui a besoin d’hurler sur scène pour faire rire, faute d’avoir de bonnes idées qui feraient réagir le public. « Mais euh, ouais, ok. Si tu le dis, fêtons ça. » C’est terriblement pénible pour Raphael parce qu’il a l’impression de mener la danse – et il n’a jamais été un danseur en duo. Habituellement, il est celui qui se laisse trainer sans poser de questions mais, ce soir, il doit faire d’énormes efforts pour prendre le rôle du leader. Ce n’est pas pour rien qu’il a marché des centaines de kilomètres derrière l’autre garçon : il n’est pas celui qui a les initiatives. Et il commence à regretter d’avoir contré sa nature en prévoyant cette soirée dans le restaurant chic. Ce doit être le karma qui s’est assis dans son visage.

Au moins, une fois attablés, les deux amis ne ressemblent plus à de pauvres petites âmes perdues au milieu de nulle part. Ne laissant pas le temps à Kieran de lire les prix sur la carte, il le prévient tout de suite : il peut prendre ce qu’il désire sans s’inquiéter pour la facture. « Euh, ouais, ok, mais t’es sûr ? » Découragé, il ne fait que lui répondre en le regardant avec ses yeux gros comme des melons. Tais-toi et choisis ton plat, il pense. Et, heureusement, quelques secondes plus tard, Kieran jette son dévolu sur un plat végétarien. Enfin, c’est au tour du blond de feuilleter les pages du menu et il secoue la tête de droite à gauche. « Je ne sais pas encore. Commencer par un verre d’eau me ferait le plus grand bien. » Et il faut dire que de voir Kieran dans cette chemise rose satisfait déjà son appétit – quoi ? « Y’a encore des trucs en particulier que tu veux qu’on fasse avant d’arriver à destination ? » La question le surprend et, nerveux, il se mord la lèvre inférieure avant de sortir de sa poche arrière un petit pamphlet qui annonce une soirée musicale sur la plage ce soir même. Il le pose sur la table et le glisse lentement sous le nez de son ami pour le laisser lire. « Si tu veux bien, évidemment. Il y aura un petit groupe de musique local et… de l’alcool. Probablement des feux d’artifices, aussi, c’est l’un des événements les plus connus dans cette minuscule ville. » Et il pose son dos contre la banquette, attendant la réaction de Kieran même si ses attentes sont de moins en moins élevées depuis que ce dernier s’est transformé en statut de cérumen. « Oui, j’ai fait mes recherches avant d’arriver… Surprise… » Il couine, arborant un sourire forcé et ridicule. Au même moment, une serveuse les approche pour les saluer et rempli leur verre d’eau bien glacée. Raphael la remercie d’un signe de la tête et gobe l’entièreté de la boisson froide en fixant le plafond.    
         

« Je sais, mais je veux le faire. » Kieran pince les lèvres, secoue légèrement la tête en guise d’acceptation ; incapable de verbaliser le fait qu’il est touché par ce geste tant celui-ci lui semble surprenant.

Traitez-le d’ingrat ; je considère qu’il l’est. Il est si persuadé de ne rien mériter qu’il s’étonne d’un simple acte : lui offrir un repas relève d’une manipulation dont il attend l’issue ; qu’est-ce que Raphael attend de cette soirée ? Lui ou un autre, le raisonnement est le même, Kieran ne peut s’empêcher d’attendre la contrepartie. Et si j’ai conscience que son historique lui permet d’avoir cette impression, de mon côté je me contente de souligner l’amitié qui l’unit au Elly et la manière dont deux amis sont simplement supposés apprécier la présence l’un de l’autre sans autre exigence particulière. Ce n’est pas la première fois que l’un paye quelque chose à l’autre, ce n’est pas la première fois que l’un propose une soirée à l’autre ni une activité comme le fait d’aller manger au restaurant. Pourquoi est-ce que les choses devraient être différentes ce soir ?

Parce que tout est différent, depuis qu’ils ont entamé ce voyage. Depuis que les masques sont tombés, depuis que son masque est tombé, du moins. Sa gêne ne diminue pas malgré la bienveillance de Raphael qui, je le perçois, fait tout pour le mettre à l’aise, pour qu’il comprenne que ce mauvais départ est en réalité susceptible d’avoir resserré les liens entre les deux amis après des années d’absence et de nombreux non-dits. Je crois surtout que Kieran se rend compte que l’amitié que lui offre Raphael n’est pas à la hauteur de celle qu’il offre au danseur. Ce dernier a toujours tout pardonné, même ses mensonges les plus aboutis, même cette manière de s’être joué de lui pendant des semaines, tout comme son silence, sans parler des nombreuses promesses jetées à la poubelle par le plus âgé, sans réelle justification. Et pourtant. Raphael est toujours là, prêt à tendre l’autre joue. Comme si l’attitude de ce dernier renvoyait Kieran à celle qu’il a lui-même auprès des autres et qu’il ne tolère pas lorsqu’il y est confronté, au point de ne pas réussir à se faire pardonner comme il le souhaiterait car cela équivaut à se pardonner lui-même. Il ignore à quel moment son attitude envers celui qu’il a longtemps considéré comme son meilleur ami s’est modulée à ce point. À quel moment ce n’est plus de la sympathie et de la bienveillance qui les unit, mais une certaine forme de rancœur, mêlée à des regrets qui sont encore difficiles à exprimer.

Ce n’est pas Raphael qui devrait payer ce repas, mais bien Kieran. Ce repas et tous les suivants, l’ensemble même du voyage. C’est lui qui devrait amener les conversations, guider la fin de son séjour, se plier en quatre pour faire plaisir à son ami ; l’aspect financier vaut autant que l’aspect humain qu’il a volontairement mis de côté au cours des derniers mois. Mais êtes-vous aussi surpris que moi si je vous annonce que notre protagoniste, comme toujours, ne prend pas la moindre initiative et se laisse guider ? Non, bien sûr que non.

Comme toujours, les doutes faisant de lui ce qu’il est, il a besoin d’une ultime confirmation de la part du Elly qu’il prend en charge les frais de ce repas et qu’il ne le regrettera pas. La confirmation obtenue, il peut se permettre de lorgner sur la carte qui lui fait envie, bien que son œil revienne toujours sur les prix et que, malgré les remontrances de Raphael, il opte pour un plat qui reste plus ou moins abordable (moins que plus, d’ailleurs). Le choix fait, la gêne l’envahit à nouveau tandis qu’il ne lui faut que quelques instants pour choisir un sujet de discussion qui saura les occuper. Et qui saura l’empêcher de se poser cette même question, encore et encore, quant à savoir ce qui a changé avec Raphael. Auparavant, bien que tous les deux réservés, les conversations ne manquaient pas et jamais il ne s’est senti aussi mal à l’aise en présence de son ami. Bien sûr, je sais que Kieran est mal à l’aise en toutes circonstances, mais voyez-vous, il y a des instants où ce sentiment est diminué, lorsqu’il est auprès de personnes qu’il apprécie. Sawyer, Mira, Ilaria, Rhea, Raphael ; tous ont su l’aider à vaincre cette anxiété généralisée. Pourtant, depuis son retour en début d’année, Raphael est devenu coupable de réactiver celle-ci, sans que Kieran ne puisse l’expliquer. Le poids des mensonges, qu’il suppose, mais ceux-ci n’en sont plus et cette justification est invalidée.

Heureusement pour notre protagoniste, Raphael semble convaincu par la question, suffisamment pour reprendre la parole avec plus de mots qu’ils n’ont échangé depuis le début de la journée. S’emparant du flyer glissé par Raphael, le dessinateur s’en empare pour le lire pendant quelques secondes, tout en écoutant son ami avec attention et se détendant légèrement lorsqu’il rit à la réflexion de Raphael. « Tant mieux, ça nous évite de tourner en rond, au moins. » Car s’il est prévoyant et qu’il a effectivement jeté un œil sur les activités qu’ils pourraient être amenés à rencontrer durant leur périple, il est néanmoins bien moins organisé que Raphael. « J’aurais dû faire par... » Il relève les yeux vers Raphael pour l’observer boire son verre d’eau en fixant le plafond, s’interrogeant quant à savoir s’il s’arrêtera. Cela ne semble pas être prévu. « Euh ça va ? Tu fais une crise de potomanie ? » Il questionne, un léger sourire sur les lèvres pour tenter de ramener Raphael vers lui, sans vraiment comprendre la raison pour laquelle il s’est échappé. Je souligne à Kieran que la façon de faire n'est pas des plus adéquates et que sa touche d'humour ne sera probablement comprise que par lui-même. Je lui souligne également que ce qui serait une bonne idée, c'est de répondre à la proposition du plus jeune. « Mais ça me va. Ça a l’air franchement cool comme programme, alors je te suis. » Et pour une fois, ses paroles ne visent pas à faire plaisir autrui, alors qu’il est sincère : je perçois que ce programme l’enchante réellement et qu’il s’en réjouit. « Et pour la suite du périple, t’as déjà des idées, du coup ? » Il interroge, curieux, en buvant à son tour dans son verre d’eau, laissant tout le soin à Raphael de reprendre les rênes de cette conversation.

Le niveau de nervosité de Raphael semble avoir monté en flèche depuis qu’il est installé à table avec celui dont il est honteusement amoureux. N’importe quel dîner de ce genre, avant que ses sentiments n’évoluent en quelque chose de plus précieux, se serait passé aussi aisément qu’un repas entre vieux potes. Des anecdotes, des rires, des « wow » et des « miam » devant la beauté des assiettes qui se poseront sous leur nez lorsque leurs commandes seront passées. Mais, cette fois, c’est différent. Le danseur a l’impression que le moindre de ses mots pourrait être interprété maladroitement et il s’empêche de respirer trop fort pour ne pas se faire entendre. Le coin du restaurant que le serveur a choisi pour eux est plutôt calme, d’ailleurs. La vue sur la mer y est magnifique et invitante ; Raphael remarque même la présence d’une scène qui a été préalablement installée pour la soirée festive prévue. Quelques personnes de l’équipe technique sont d’ailleurs déjà sur place, probablement pour tester le micro afin d’éviter que celui-ci ne fasse défaut lorsque le chanteur du groupe de musique lui prêtera sa voix. Mais, tous ces détails, le bouclé se doute que Kieran ne les voit pas. Ils sont encore trop loin de la mer pour qu’il ne puisse comprendre que la plage accueillera un festival d’ici quelques heures. Et puis, ses yeux sont plongés dans la carte qui présente d’appétissants repas à des prix plutôt élevés pour deux garçons qui jonglent entre les boulots en espérant accumuler assez d’argent pour gonfler leur collection de soupes instantanées – à moins que ce ne soit que la passion de Raphael. D’ailleurs, ce dernier semble avoir oublié le menu ouvert devant lui. Ses yeux n’arrivent pas à s’arrêter sur les lettres qui composent les noms des plats asiatiques et, quand il lit un mot, il l’oublie instantanément. Le problème c’est que cent pourcents de ses pensées sont occupées par la nervosité et il serait surpris si ses joues n’étaient pas à nouveau rougies comme à chaque fois que son regard croise trop longtemps celui de Kieran. Et pourtant, en ce moment, il se fait plutôt une joie de sortir un flyer pour le tendre à son ami. Il préfère occuper ses yeux sur cet objet plutôt que sur lui-même. « Tant mieux, ça nous évite de tourner en rond, au moins. » Il hoche vivement la tête de haut en bas mais c’est dans ce mouvement incontrôlé qu’il se rend compte que sa gorge est asséchée. En grimaçant, il s’empare du verre d’eau que la serveuse lui sert – excellent timing de sa part, ceci-dit – et il l’absorbe sans compter les millilitres. C’est seulement la question de Kieran et son ton surpris qui le sortent de sa transe. Reposant son verre vide, il plaque le revers de sa main sur ses lèvres, son estomac manifestant contre la trop grande quantité d’eau glaciale qu’il a gobée et il arrive à couiner entre deux hoquets : « Je ne sais pas ce que ça veut dire. » Et ça l’aurait probablement arrangé de pouvoir rire de sa boutade (c’en était une ?) sans avoir besoin d’un dictionnaire. Là, il se sent plutôt ridicule à se battre contre son ventre et il remercie silencieusement mille fois Kieran pour relancer le sujet sans trop s’attarder à son numéro de cirque qui semble être venu de nulle part. « Mais ça me va. Ça a l’air franchement cool comme programme, alors je te suis. » Se pinçant les lèvres, il lui répond avec un sourire. Étrangement, son taux de nervosité aurait redescendu s’il avait refusé cette activité surprise. Maintenant, il doit mettre son plan à exécution jusqu’au bout.

Il n’a pas de plan B, ni de plan C. Seulement un plan A qui va certainement mal se passer parce qu’il y a des centaines de failles à celui-ci. Kieran n’a jamais été aussi peu sociable en sa présence. Kieran a passé la moitié du voyage à admirer les paysages pour éviter de regarder son ami dans les yeux. Kieran pense encore à Autumn. Et, le plus important : tous les deux ont seulement parlé des filles quand des boutons poussaient dans leur front et quand leur voix sont passées du stade cri de papillon dans la nuit au stade grognement d’ours affamé. « Et pour la suite du périple, t’as déjà des idées, du coup ? » Dans un monde parfait, l’aventure se terminerait par un baiser sous un coucher de soleil mais ils ne se trouvent pas dans une bande-dessinée de Lucky Luke. Pourtant… C’est le moment d’essayer. Allez. Allez. Allez. Allez. Allez. Allez. Allez. Allez. Allez. Allez. Allez. Allez. « Eum… Non je… » La distance entre leurs pieds a été calculée quelques secondes plutôt. Raphael devrait avancer le sien que de vingt centimètres. Alors il s’élance. Un, deux, trois, quatre, cinq, dix, quinze centimètres. Il tâte un peu trop à droite, n’entre en contact avec aucune chaussure. « Enfin… Je voulais qu’on décide ensemble de la suite. » Il tâte un peu trop à gauche, sa mâchoire se tend, son cœur s’accélère, il se racle la gorge et se recule légèrement sur son siège pour jeter un coup d’œil discret sous la table, incapable de trouver le pied de Kieran. Il réévalue la trajectoire puis repose ses coudes sur la table pour replonger son nez dans le menu qu’il n’arrive pas à lire puis… Il y arrive. Sa semelle se pose contre celle de Kieran. Il ne bouge pas d’un poil pendant trop de secondes. Il reste là, figé comme un rocher, n’exerçant pas vraiment de pression, se contentant de combattre cette crise cardiaque qui le guette. Et, évidemment, c’est à ce moment que la serveuse revient sans prévenir, armée d’un sourire, d’un petit carnet et d’un crayon de plomb. « JE PEUX PRENDRE VOS COMMANDES ?!?! » Elle n’a pas du tout hurlé. Tout ça, ce n’est que dans la tête de Raphael qui décolle immédiatement son pied de celui de Kieran en redressant le dos. Il désigne son ami d’un signe de la main pour qu’il se lance en premier, lui qui n’a aucune idée de ce qu’il veut manger – excepté les lèvres du garçon hahahahahahahahahahahahahahahahaha.                

Il y a quelque chose de différent entre eux ce soir et si Kieran n’est d’ordinaire pas le plus éveillé concernant ces indices-là, il ne peut s’empêcher de s’interroger sur les raisons du malaise perceptible de son ami. Bien évidemment, il ne cherche pas des raisons très loin en supposant qu’il en est la cause : il faut dire que c’est bien lui qui s’est volontairement éloigné de Raphael depuis cette conversation au début de leur périple, supposée remettre les choses au clair et qui, finalement, n’a fait que les obscurcir un peu plus. Et je ne peux le raisonner qu’à moitié ; alors qu’il est vrai que son attitude est probablement à l’origine d’une certaine gêne entre les deux hommes. Néanmoins, ces derniers se connaissent depuis suffisamment longtemps pour ne pas s’avérer déstabilisé par le comportement de l’autre. Après tout, c’est aussi le principe d’une amitié : ils se doivent d’être là l’un pour l’autre, même lorsque la situation n’est pas au beau fixe. Le coup de mou de Kieran tombe évidemment mal compte tenu de ce périple attendu depuis des années, pour autant qu’il se déroule aujourd’hui ou dans un mois, le résultat est le même : Raphael est supposé l’accepter et faire avec. Autant que Kieran est supposé mettre du sien pour ne pas que son évidente mauvaise humeur ne finisse de gâcher la fin du voyage – je suis peut-être là pour le soutenir, ça ne m’empêche pas de remarquer ses défauts. C’est bien ce qu’il fait ce soir, revêtant cette immonde chemise pour le plaisir de Raphael, autant que le fait de l’avoir suivi dans cet établissement chic où ils risquent d’y laisser une partie de leurs maigres économies. Kieran ne devrait pas avoir de souci à se faire lorsque Raphael propose de payer le repas, pour autant s’il accepte cette générosité il a (j’ai) conscience qu’elle devrait être inversée. Il est celui qui doit se faire pardonner des choses, pas le plus jeune et malgré tout il ne sait pas comment s’y prendre, Kieran, alors il accepte ce statut d’être privilégié pour un soir, sans pour autant abandonner ses efforts alors que l’attitude de Raphael l’intrigue et qu’il tente de faire une plaisanterie pour détendre une atmosphère qui a réellement besoin de l’être. « Je ne sais pas ce que ça veut dire. » Kieran se mord les lèvres en comprenant qu’il a dépassé une limite qu’il se fixe d’ordinaire ; celle qui implique qu’il doit toujours passer pour plus bête qu’il ne l’est. Et la confiance difficilement acquise lors de Race of Australia en étant le plus fort de tous les candidats quant aux énigmes a vite été balayée à son retour à la vie normale ; il est stupide, tout le monde l’a toujours dit, un mois ne peut pas changer cette vérité absolue. « Euh ouais, moi non plus, je-je sais pas pourquoi j’ai dit ça, c’est juste un mot que j’avais en tête parce que je l’ai lu quelque part et je- j’sais pas, il est sorti tout seul. » Il s’excuse en laissant échapper un rire nerveux et en s’empressant de faire sortir ce mot de son vocabulaire. Il n’a pas totalement menti : il l’a bel et bien vu dans un livre, mais là-aussi, quelle idée de prétendre être intellectuel alors qu’il ne l’a jamais été et qu’il ne le sera jamais.

Néanmoins, ses yeux ne quittent pas Raphael alors qu’il ne cesse de se questionner sur l’attitude de son ami et – inévitablement – de s’inquiéter. Pourtant, d’apparence, le danseur a l’air normal, bien qu’un peu nerveux. Probablement l’effet de ce restaurant chic sur lui, que pourrait-il y avoir d’autres ? Est-ce réellement justifié de le demander ? Bien sûr que oui, comme je le souligne à Kieran, mais il a trop peur d’être mis face à ses fautes. Pourtant, j’essaie de lui faire comprendre qu’il ferait bien de mettre cette fierté soudainement existante de côté pour se soucier de son ami ; peu importe si ce que celui-ci a à dire peut être vexant. Il est son ami, c’est son rôle d’être là pour lui ; alors à défaut de parvenir à le verbaliser comme il l’aimerait, il accepte sa proposition – sans se forcer, le programme lui semble effectivement agréable. Et peut-être que dans un contexte où ils seront plus à leur aise, le plus jeune parviendra à lui dévoiler ce qui semble le tracasser. Pour l’heure, c’est à lui d’émettre une proposition quant Raphael lui suggère de réfléchir à la suite ensemble. « Euh, ouais, ouais on peut... » Il réfléchit un instant, ne s’étant pas réellement préoccupé de l’endroit, contrairement à Raphael. « Hm, si je me souviens bien, il y a des forêts tropicales, enfin un genre de parc naturel si on poursuit vers le... » Il fronce les sourcils, s’interroge face à l’attitude de Raphael qui regarde sous la table, tente de ne pas se laisser déstabiliser. « ... nord. » Tente aussi de ne pas l’être lorsque le pied de Raphael s’appuie contre le sien. Il relève les yeux, remarque que son camarade est absorbé par la lecture du menu, décide de ne pas souligner qu’il ne s’est pas appuyé contre le pied de la table. Il se contente de se redresser à son tour quand la serveuse arrive, collant ses deux pieds contre le sol. « Le curry végétarien pour moi, merci. » Il annonce, ses yeux qui se relèvent vers Raphael pour qu’il réponde à son tour. Une fois à nouveau seuls, il hésite un instant avant d’interroger, dans un murmure comme si cela était confidentiel : « T’es sûr que tout va bien ? Tu te sens pas bien ? T’es malade ? » Ceci expliquerait son teint blafard autant que son temps de réaction avant de commander.

@Raphael Elly

Il ne s’attendait pas à ce que son niveau de nervosité monte en flèche à cet instant précis. Il s’était habitué, au fil du temps, à tempérer son rythme cardiaque avant une audition de danse importante devant des juges de renom dans le domaine artistique. Il faut croire que de faire le premier pas vers la personne qu’il aime ne sera jamais une chose aisée – et il est naïf d’avoir pensé le contraire, lui qui n’a pas pu approcher Diana après avoir fréquenté les mêmes lieux qu’elle pendant toute son enfance et son adolescence. Il la voyait tous les jours et n’a jamais pu lui adresser la parole. Il ne devrait pas être si sévère envers lui-même devant Kieran même si ce dernier ne l’aide absolument pas en alimentant mensonges après mensonges ou en évitant de lui adresser la parole plus de cinq minutes, comme s’il avait vendu ses cordes vocales au diable en échange de… De… Il n’en sait rien, en fait, Raphael. Parce qu’il a pardonné ses torts, pensant qu’ils pourraient enfin tourner la page et retourner à cet instant où il n’y avait aucun malaise quand un silence s’installait entre eux. Ils lisaient chacun dans les pensées de l’autre, ils se ressemblaient beaucoup – ils sont surtout deux handicapés sociaux. Mais rien n’est plus pareil. Et contrairement à ce que l’illustrateur pense, ce n’est pas à cause d’Autumn. Celle-là, Raphael l’a balayée du revers de la main dès l’instant où Mira a ri à son visage lorsqu’il a abordé le sujet d’un mariage qui n’aura jamais lieu.  

Il avait faim avant d’entrer dans le restaurant. Ses pas pressés l’avaient guidé sans souci là où il avait réservé l’une des plus belles tables – il en avait fait la demande au téléphone, avait même appelé trois jours en avance en espérant que leur trajet ne serait pas modifié. Mais, maintenant que les deux garçons sont obligés se regarder dans le blanc des yeux, Raphael a perdu son appétit. Il doit se tenir au plan qu’il travaille mentalement depuis qu’ils ont quitté Brisbane mais la simple idée d’aborder le sujet d’une potentielle plus qu’amitié ramolli ses mains et couvre son front de sueur. Rien de bien élégant pour celui qui ne souhaite que faire bonne impression en pliant soigneusement ses chemises et ses jeans, lui qui nettoie la semelle blanche de ses chaussures tous les matins dans le premier lavabo qu’il trouve. Il en fait trop et il le sait, parce qu’il connait Kieran et son incapacité à remarquer ce genre de détail. Il est trop lunatique pour porter attention à ses chaussures nouvellement propres. Mais Raphael tente simplement de faire du mieux qu’il peut pour arriver à ses fins – il le mérite sûrement après avoir tourné en rond pendant des années sans jamais allumer une bougie au milieu de sa table à manger. Ses soupes instantanées ne lui offrent pas le genre de compagnie dont il a besoin.

Alors ses inspirations sont de moins en moins profondes parce qu’il a l’impression de manquer de souffle. Il a chaud, et ce n’est pas à cause des derniers rayons du soleil qui traversent la vitre pour caresser son visage et celui de Kieran. Wow. Ses yeux. Ils sont plus bleus que le ciel et l’océan combinés lorsqu’ils sont éclairés de cette façon. « Euh ouais, moi non plus, je-je sais pas pourquoi j’ai dit ça, c’est juste un mot que j’avais en tête parce que je l’ai lu quelque part et je- j’sais pas, il est sorti tout seul. » Il bégaie alors que ce devrait être le handicape de Raphael à ce moment-même. Est-ce la nervosité de Raphael qui déteint sur l’autre garçon ? Misère. « Haha. » Ça y est, ils viennent de goûter à la saveur de soirée. Ça s’annonce un peu trop acide mais le plan ne peut être interrompu dorénavant. Et puis, cette timidité dans la voix de Kieran est peut-être un bon signe.

Alors Raphael entreprend de mettre en œuvre la première étape. Il a bien vérifié la distance qui sépare son pied et celui de Kieran en faisant mine d’échapper sa serviette en tissu sur le sol. C’est au moment où le brun l’interroge quant à la suite du voyage qu’il avance très doucement son pied pour faire face à une suite d’épreuves terriblement embarrassantes. « Hm, si je me souviens bien, il y a des forêts tropicales, enfin un genre de parc naturel si on poursuit vers le... » Il relève les yeux, attend la suite de sa phrase qu’il n’a absolument pas écoutée. C’est à lui de répondre ? « ... nord. » Merde… C’est vraiment à lui de répondre. Les yeux grands comme des melons et les joues colorés du rouge le plus pur qui existe, il se pince les lèvres en silence, sentant le pied immobile de Kieran sous sa semelle. Il n’a pas remarqué, c’est ça ? « Tout à fait » Il souffle, sans savoir si c’était la réponse à donner. Heureusement, la serveuse vient le sauver en questionnant les deux clients. Kieran commande son plat avant lui et, quand les deux yeux curieux de la jeune femme se posent sur lui, il la fixe deux secondes et plonge rapidement son regard dans le menu qu’il n’a, finalement, pas lu. « Oh eum oui. » Il commence, afin de gagner du temps. Mais il n’arrive toujours pas à déchiffrer les lettres sur la carte alors il finit par opter pour la facilité : « Je vais prendre comme lui. » Un plat végétarien, ce sera parfait, lui qui tente justement de changer ses habitudes alimentaires. Légèrement perplexe, la serveuse détache finalement son regard du jeune homme qui semble frôler l’arrêt cardiaque et elle décide de ne pas se mêler des choses qui ne la regardent pas. Elle repart avec son petit carnet, son crayon de plomb, les cartes et les deux commandes identiques. « T’es sûr que tout va bien ? Tu te sens pas bien ? T’es malade ? » Il a remarqué ? Zut. « Non, tout est parfait. J’ai simplement chaud, avec le soleil qui nous tombe dessus… » Il désigne la vitre mais le fameux soleil s’est couché dans les dernières minutes, ne laissant plus qu’un voile orangé flotter sur la plage. « Oh, super, il n’est plus là. Ça ira mieux. » Il conclue, se redressant du mieux qu’il peut sur sa chaise, abandonnant l’idée de se rapprocher de son ami à table. Il vaut mieux laisser toutes les chances à son repas de ne pas se retrouver dans une toilette à peine ingéré.

Il a pu reprendre ses esprits en même temps que la nuit est tombée sur la ville dont il a déjà oublié le nom. Un groupe plutôt nombreux rempli déjà la plage autour de la scène qui a été installée là pour l’occasion. La plupart des gens ont apporté leur bouteille d’alcool mais quelques consommations sont proposées à un bar près de la berge. Raphael se trouverait habituellement dans son environnement s’il n’y avait pas autant de personnes pour le juger (c’est ce qu’il pense, un intraverti a toujours l’impression que tous les yeux sont rivés sur lui). Sa jambe se languit ; il a envie de danser au rythme de la musique mais il est bloqué. « J’ai besoin de boire quelque chose, je crois ! » Il lance, assez fort pour que son ami l’entende. Le festival a commencé depuis déjà une trentaine de musique et les artistes en sont à leur troisième chanson. « Qu’est-ce que tu bois ? » Il demande ensuite, réalisant rapidement que Kieran ne l’a pas entendu. Il se rapproche un peu plus pour hurler plus près de son oreille : « QU’EST-CE QUE TU BOIS ? » Lorsque son annulaire frôle le poignet du garçon, il soulève rapidement sa main pour la passer dans ses cheveux et ainsi feinter la simple maladresse. Mais, oui, le contact était volontaire. Il fait comme il peut.  
           

Raphael est l’une des premières personnes que j’ai appris à connaître depuis que je me suis immiscé dans le quotidien de Kieran et, à vrai dire, connaître est un bien grand mot. Il est difficile à cerner, le danseur, alors je ne m’étonne pas de la gêne que peut parfois percevoir le brun en compagnie de son ami, quand bien même cela est surprenant de vivre pareille émotion avec quelqu’un d’aussi proche. Soit, vous me direz que je ne peux guère comprendre du fait que je ne suis moi-même proche de personne à l’exception de Kieran (ce qui n’est pas toujours facile, je vous assure, j’aimerais bénéficier d’une autre compagnie par moment), mais il ne me semble pas que les amitiés soient supposées se décrire par des moments de silence interminables, par une gêne partagée ou des discussions qui ne dépassent rarement quelques syllabes. Cette description, elle correspond à celle d’un premier rancard et non à une amitié datant de plusieurs années. Pourtant, j’ai plus l’impression d’assister au fiasco de la première proposition plutôt qu’un moment qui s’inscrit dans la continuité de la seconde ; à en voir le comportement de Raphael. Bien sûr, encore une fois je le connais pas suffisamment, parce que le danseur me semble quelque peu inaccessible à quiconque lui est inconnu. J’ai compris très vite que sa personnalité était détonante, mais jusqu’ici, cela ne m’avait jamais dérangé. Et oui, aujourd’hui, c’est le cas, alors que je ne sais comment accompagner Kieran face à cette soirée qui, bien qu’il ne le dira pas, semble être un véritable supplice. Oh, ce n’est pas que pour Kieran, Raphael semble prêt à s’échapper à tout moment ; à croire que lui-aussi ne sait pas quelle attitude adopter. Et malgré les souvenirs du blond qui me sont accessibles dans la mémoire de Kieran, je suis bien incapable de me faire une idée du pourquoi autant que du comment, je crois qu’au fond, Kieran lui-même n’a jamais vraiment compris comment fonctionnait Raphael malgré l’espoir d’y parvenir un jour. Alors je crois que je suis un peu trop rêveur à l’idée d’y arriver moi-même ; et que peut-être, pour une fois, c’est bien Kieran qui peut m’indiquer la marche à suivre et non l’inverse.

Les silences s’ensuivent au même titre que les malaises ; la plaisanterie de Kieran ne trouve bien évidemment pas son public. Ça n’en était pas vraiment un, de toute façon, qu’il songe pour se rassurer, usant d’une excuse qui à défaut d’avoir du sens, semble acceptée par Raphael qui force un rire. Le bégaiement dont fait preuve Kieran, que je croyais aux oubliettes en compagnie de ses plus proches amis, revient en force ; et je m’interroge sur tout ce qui se joue. Il y a quelque chose qui m’échappe, mais quoi, exactement ? Je l’ignore et je compte sur notre protagoniste, autant que son ami, pour m’aiguiller. Sans indices, difficile pour moi d’être la raison de Kieran ; peut-être est-ce bon signe pour ce soir ? Plus le temps défile, plus le comportement de danseur perd en logique, à en voir la façon dont il semble soudainement intéressé par ce qu’il se passe autour d’eux puis sous la table. Kieran tente de faire abstraction pour évoquer la suite de ce voyage dont il est urgent de profiter avant d’avoir des regrets – c’est la seule chose sur laquelle je suis sûr, ce soir. Il y a ce parc, dont il ne se souvient plus ni du nom, ni de l’emplacement, mais il est persuadé qu’il ne doit pas être très loin et qu’il serait parfait pour clôturer leur visite de cette ville. Il n’y a que lui qui semble de cet avis, alors que Raphael se contente de lui confirmer l’emplacement à défaut de lui dire ce qu’il en pense, au même moment où son pied s’appuie contre celui de Kieran. Attendez. Quoi ? L’hypothèse que j’aimerais émettre est vite balayée par Kieran pour qui c’est hors de question. Bien. On s’arrête là. Pour l’instant, du moins.

Passer la commande semble être un effort surhumain pour un Raphael définitivement pas dans son état normal, ce que Kieran verbalise avec bienveillance et hésitation – il ne voudrait pas que le blond lui en veuille pour ces questions intrusives. « Le soleil... » Il répète, tandis que son regard se tourne vers la vitre pour en apercevoir l’horizon déjà bien assombri. « D’accord... » Il glisse, peu sûr de lui. Mais si Raphael le dit, c’est qu’il ira mieux. Qu’il a intérêt à aller mieux, car je vous assure qu’il n’est pas facile de supporter un Kieran aussi gêné.

La suite du dîner s’est déroulée entre les silences et les anecdotes peu intéressantes, mais qui ont permis à l’un et à l’autre de ne pas subir cette soirée plus que cela aurait pu être le cas s’ils avaient poursuivi dans ce malaise. Malaise qui se dissipe pour le brun lorsqu’ils rejoignent cette fête sur la plage – s’il n’est pas toujours à l’aise en compagnie d’inconnus, Kieran, à cet instant ils sont perçus comme ses sauveurs, autant que ce vacarme assourdissant qui leur empêche de dialoguer comme au restaurant (et ce n’est pas vraiment un mal, en réalité). Il suit Raphael jusqu’au bar – bien que l’envie de le perdre dans la foule est tentante, en réalité – son regard qui se pose sur ce qui se passe autour d’eux, les yeux émerveillés d’un Kieran bien trop souvent dans la retenue se voulant admiratifs de l’aisance de certains fêtards. Il se retourne lorsque la voix de Raphael résonne à son oreille, sursautant légèrement par la proximité tout en reculant légèrement son visage, encore plus quand le vif geste de Raphael manque de l’assommer. Suffisamment aussi pour pouvoir ensuite se rapprocher à son tour de l’oreille de son ami, dans laquelle il souffle : « Une bière, merci ».

Bière qui s’avère bien vite la première d’une longue lignée, l’alcool ayant toujours aidé Kieran à prétendre une assurance qu’il n’a pas au quotidien, qui lui permet de ne pas dénoter dans la foule lorsque son corps bouge, légèrement, au rythme de la musique. Son esprit tangue ; mais pas suffisamment pour lui faire conscience de ce qu’il se passe autour de lui. Il se sent simplement bien, dans un état d’euphorie suffisant pour qu’il abaisse ses barrières, sans pour autant les rendre parfaitement inexistantes. Un état qu’il voudrait vivre au quotidien s’il pouvait se l’autoriser – problème, il ne le fait pas, autant que je l’en empêche. N’allez pas croire qu’il s’agit de cruauté, mais je crois qu’il se doit d’affronter ses problèmes et de ne pas les masquer derrière quatre bières comme c’est le cas ce soir. Mais ce soir, je le laisse faire, parce que je n’ai pas le cœur à me rappeler à lui, alors qu’il semble si léger, si heureux – il ne l’a pas été depuis de nombreuses semaines. C’est le troisième groupe de la soirée qui occupe la scène, le plus connu visiblement en vue de l’euphorie qu’il provoque, de la manière dont les gens se serrent les uns aux autres pour sauter, s’ambiancer et Kieran, d’ordinaire gêné par une telle aisance, se prend au jeu, s’amusant même à chantonner par-dessus des paroles que, pourtant, il ne connait pas. Finalement, entre deux chansons, c’est dans l’oreille de Raphael qu’il glisse : « c’était une bonne idée, t’as assuré. » Ce qui semblait être un fiasco s’avère être une soirée des plus appréciables ; et même Raphael semble avoir retrouvé contenance, ce qui m’empêche d’encombrer l’esprit de Kieran d’interrogations futiles sur son ami afin qu’il profite du moment présent, pour une fois, grâce à ce même ami.

@Raphael Elly

Ça ne se passe pas si mal, si on considère que Raphael s’attendait à s’enfermer dans une salle de bains pour vomir ce surplus de nervosité qui comprime son estomac depuis qu’il a exécuté les premières étapes de son plan.

Citation :

1. Être surprenant. Épater Kieran en l’invitant dans un restaurant de haute gamme et lui proposer de payer pour lui – ou plutôt lui enfoncer les billets verts de force dans les mains.

2. Sourire le plus possible, parce qu’il paraît que c’est grâce aux sourires que les gens normaux arrivent à charmer. Et, Raphael doit bien l’admettre, les papillons dans son ventre battent des ailes bien plus rapidement quand les lèvres de Kieran sont étirées pour dévoiler une rangée de dents blanches.

3. Rire de ses blagues. Cette étape-là s’était avéré la plus compliquée parce que la gêne installée entre les deux garçons depuis le début de la soirée les empêche de faire preuve de spontanéité. Tous leurs mouvements sont calculés, tous leurs mots sont réfléchis. Mais il a essayé, Raphael, même si trop souvent il a dû s’armer d’un rire complètement faux. Peut-être que l’autre garçon n’a rien remarqué ?

4. Être drôle. Rien à signaler de ce côté-là, même un asile ne l’engagerait pas pour divertir les malades. Il l’a vite rayée de son plan, cette étape.

5. Rester le plus naturel possible. Nope.

6. Ajouter de l’alcool à l’équation si jamais il n’arrive à rien. Le festival est une parfaite excuse pour lui proposer quelques verres et pour lui-même en avaler. Il paraît que les gens sont plus ouverts et tactiles lorsque l’alcool coule dans leur sang.

7. Faire en sorte de ne pas tout gâcher.

8. C’est tout, bonne chance.

La musique tape contre ses tympans et des silhouettes se dandinent dans tous les sens, de bas en haut, de gauche à droite. Les mains sont levées dans les airs et Raphael louche longuement sur ces dernières en se demandant quel genre d’être humain arrive à se laisser aller de la sorte dans une situation aussi étouffante. Il est plus grand que la plupart des gens présents au festival et, pourtant, il se sent aussi petit qu’une fourmi qui risque à tout moment de subir l’attaque du boyau d’arrosage ou celle du rayon de soleil redirigé par la loupe. C’est l’heure d’exécuter l’étape six et, justement, il entrevoit au loin un bar proposant des boissons de tout genre. Il hurle à travers la musique pour interroger son compagnon quant à ses préférences en matière d’alcool et, enfin, après avoir tenté de capter son attention dans tout ce bruit, ce dernier lui répond tout près de son oreille. Il se fige quelques secondes, les yeux écarquillés, certain d’avoir senti son souffle contre sa peau et il se secoue vivement les puces pour ne pas se ridiculiser davantage. Il repasse sa main dans ses cheveux à plusieurs reprises comme si ça allait l’aider à retomber sur terre et il acquiesce finalement avant de lui faire signe de ne pas trop bouger : il ne voudrait pas le perdre dans cette foule et se retrouver avec deux bouteilles de bière à lui seul (parce qu’il a décidé qu’il boirait la même chose que lui, bien qu’il n’ait jamais aimé le goût de l’urine).

Il se sépare finalement du groupe pour enfin respirer là où d’autres personnes avaient aussi besoin de prendre l’air. Glissant sa main dans sa poche pour en sortir son portefeuille, il réalise qu’il tremble énormément et il peine en s’emparer d’un seul billet. Son sourire est plutôt aléatoire quand il commande deux bières au garçon derrière le bar, posant maladroitement l’argent sur le comptoir entre deux personnes qui se poussent légèrement sur le côté pour le laisser passer. Il ne peut s’empêcher de s’excuser sans arrêt – il s’excuse d’exister, oui, et il s’empare finalement des deux consommations, remerciant le garçon dans un murmure qu’il n’entend probablement pas en raison du brouhaha incessant.

Il hésite trop de secondes en fixant la foule de gens qu’il n’a pas envie d’affronter à nouveau. Du coin de l’œil, il observe l’une de ses bières et cette dernière semble l’appeler. Elle est déjà ouverte ; il n’a besoin que de poser ses lèvres dessus et d’en boire le contenu, en commençant par une première gorgée, puis deux, puis trois, jusqu’à ce qu’il la termine en l’espace de deux minutes. Alors il le fait et, une fois débarrassé de cette première consommation, il va en acheter une autre pour enfin rejoindre Kieran dans le groupe. Il le trouve après s’être pris une dizaine de coups de coudes dans les côtes et dans les joues et, quand il croise à nouveau son regard bleu, il esquisse un sourire en sentant les petites bulles déjà pétiller dans son crâne. L’alcool fait déjà son effet et il n’a qu’à fermer les yeux pour s’imprégner du rythme. En à peine quelques secondes et quelques gorgées, sa main retrouve celle de tous les autres danseurs, dans les airs, et il touche le ciel.

Les artistes se succèdent sans que Raphael ne le remarque : ils ont tous un style semblable et il faut dire que le danseur n’apprécie que très rarement ce genre de rock. Pourtant, son cerveau est rempli de paillettes lorsqu’il termine sa cinquième bière et il entrouvre légèrement les lèvres lorsque Kieran se colle légèrement à lui pour complimenter son idée. Aussitôt, un sourire illumine son visage (étape deux) et son cœur fait un bond dans sa poitrine quand il réalise leur proximité. Certes, ils sont bien obligés de se coller comme des sardines sur la piste de danse en sable mais, pour une fois, leur position ne gêne pas l’introverti. Il arrête de se trémousser un moment et le monde s’immobilise tandis que Kieran, lui, continue de sautiller sur place en se laissant guider par un solo de guitare. Ses cheveux sont collés à son front humide, ses joues sont rougies par l’effort et l’alcool, et ses yeux sont brillants : il ne l’a jamais vu ainsi. Il n’entend plus que sa propre respiration quand il tend doucement sa main vers celle de son ami afin de serrer ses doigts. Il attend qu’il le remarque et qu’il cesse de bouger pour l’attirer lentement, très lentement – trop lentement – vers lui. Il a une autre idée.

Étape sept : essaye de ne pas tout gâcher.

Étape huit : bonne chance.

Il est devenu sourd, peut-être, ou alors il a cessé de respirer, parce qu’il n’entend plus rien quand il approche son visage de celui de Kieran et qu’il glisse sa main dans son cou pour sentir la chaleur de sa peau et pour transmettre la sienne – une promesse de tendreté, peut-être. Il ne lui veut pas de mal. Il n’y a qu’une seule chose qui est réelle et ce n’est plus Autumn, ce ne sont plus ses mensonges ni ses excuses : il l’aime, c’est tout. Et son cœur explose dans sa poitrine lorsque ses lèvres se posent contre celles de Kieran. Il en goûte la saveur pour la première fois : il en profite comme si c’était aussi la dernière.  

Avant d’entamer cette introspection, il va sans dire qu’un disclaimer est nécessaire : les enfants, n’oubliez pas que l’abus d’alcool est dangereux pour la santé.

Je me permets de le souligner, car à en voir l’état proche de l’euphorie de Kieran – ce qui ne m’aide moi-même pas beaucoup, mais sans surprise il s’en fout de mon opinion – on pourrait se croire dans une publicité vantant les mérites de l’alcool. Si j’étais les publicitaires, inutile de dire que j’aurais misé sur un autre ambassadeur, Kieran n’était pas réellement le plus adapté pour le poste. Il faut dire que lorsqu’il boit, il ne fait pas dans la demi-mesure, il glisse tout de suite dans l’excès initié par la nécessité de s’inhiber et il lorgne tout de suite plus du côté du parfait représentant pour promouvoir les réunions des alcooliques anonymes. Remarquez, à l’heure où ses factures peinent à être payées, en voilà une belle idée de reconversion, je pense que nous pouvons très sérieusement songer à celle-ci.

Je vous l’ai dit que l’alcool avait une certaine influence sur moi-aussi ? Au besoin, je le répète.

Mais l’essentiel réside dans le fait qu’il se sent bien, Kieran, emporté par la musique et l’ivresse qui lui permettent d’être détendu, comme trop peu souvent au quotidien. Il doit en être à sa première bière (plus une, plus une, plus une et encore une dernière). Mais le nombre n’est pas important, du moment que l’effet est ce qu’il est ; et jamais je ne l’ai vu aussi souriant, aussi heureux – ou plutôt, pas depuis longtemps. Non, rembobinons. Jamais en fait ; depuis mon émergence. Je crois que ce jour est à marquer d’une pierre blanche ; ou plutôt d’une mousse de bière qu’il se renverse dessus dans l’effervescence du mouvement. Bien, en plus d’en avoir le mental, il aurait bientôt le physique adéquat pour suivre cette reconversion – quoi de plus crédible que d’avoir de la bière sur ses habits en plus du visage pourpre et la boisson bien en main ? Décidément, que quelqu’un le photographie dans pareille situation et qu’il se fasse des millions en étant le visage d’une nouvelle révolution.

Comment ça, je m’égare, encore ? Comprenez qu’il n’est pas facile d’être dans pareil état second et que je fais au mieux pour que ses radars ne se désactivent pas tous ; si je le laisse en pilote automatique, je ne suis pas certain de l’état dans lequel je vais le retrouver. Heureux, probablement, ce qui n’est pas une mauvaise chose, roi des décisions foireuses, certainement, ce qui là s’avère être plus problématique.

D’autant plus lorsque tout ce qu’il se passe autour de nous échappe à notre contrôle. Je dis notre, parce que je suis aussi perdu que notre protagoniste lorsque les doigts de Raphael se lient aux siens pour attirer son attention. Je suis aussi perdu que lui lorsque cela l’oblige à s’immobiliser. Je suis aussi perdu lorsque cette proximité initiée n’a rien de familière. Je suis aussi perdu que lui quand le regard que son ami pose sur lui n’a rien à voir avec les dizaines, les centaines, les milliers de regards qu’ils ont échangés par le passé. C’est une première fois, de celles qu’il ne pensait pas vivre un jour, de celles qu’il n’est pas certain d’avoir envie de vivre. De celles aussi qui ne dupent personne, lorsque son cœur tambourine dans sa poitrine. Mais il est toujours perdu, Kieran, ignorant la raison derrière cette accentuation de son rythme cardiaque ; la proximité qu’il a en horreur, l’excitation de la nouveauté qu’il n’assume pas lorsque Raphael lui vole ses lèvres. C’est bien ça le problème, il lui vole ses lèvres. Ce n’est pas le geste (qu’il aimerait répugner de tout son être, cette voix dans sa tête – qui n’est pas la mienne, ni la sienne – lui soulignant que les hommes ne font pas ça avec d’autres hommes) qui lui déplaît, c’est la manière de s’y prendre. La manière d’investir cette intimité qui n’est plus la sienne depuis longtemps, où son propre consentement ne semble être qu’une formalité ; si seulement il savait. Prisonnier des lèvres de son ami, je sens la panique l’envahir et pour une fois je concède celle-ci au dessinateur. Tu as toutes les raisons de l’être, Kieran. Son histoire lui donne le droit d’agir ainsi, lui donne la même autorisation de repousser Raphael. Je sais qu’il ne pourra pas éternellement se défiler quand des lèvres se poseront sur les siennes ; il le sait aussi. Il le sait aussi parce que malgré ces sueurs froides qui sont liées à son anxiété, ces frissons qui parcourent son échine, eux, n’ont rien d’angoissant. Ils sont agréables. Ils le sont – et c’est le problème.

Une, deux, trois, les secondes passent, mais son rejet n’est pas immédiat, lorsque son propre cœur manque d’exploser dans sa poitrine, lorsque sa propre respiration se coupe, lorsque ses lèvres cherchent, une microseconde, celles de Raphael au lieu de subir le moment. Pendant un instant qui semble être une poussière, il vit cet instant.

Et c’est terrifiant.

Ses mains remontent le long de son corps, se glisse sur le torse de Raphael ; mais ce n’est pas pour saisir ce tissu et le rapprocher de lui – l’idée t’as effleuré l’esprit, n’est-ce pas, Kieran ? – mais bien pour le repousser, mettant un terme à cette proximité qui, il se dédouane, il n’a pas voulu en premier lieu. Les hommes ne font pas ça, selon son éducation, n’est-ce pas ? Et c’est bien dommage, mais ça aussi, il se l’interdit de le penser, comme tant d'autres choses. « L-lâche... lâche-moi. » Il finit par verbaliser sans que son regard ne soit en mesure de se baisser sur celui de son ami. La musique n’existe plus, la foule a disparu ; et, il en est persuadé, leur amitié s’est perdue au milieu de tout cela. Entre ce dégoût générique et cet émoi qui n’a duré qu’une fraction de seconde. Une de trop, une pendant laquelle il a été autant déstabilisé qu’il l’a été, heureux.

Mais il ne l’est plus lorsqu’il tourne les talons sans adresser un dernier regard à son ami, lorsqu’il cède enfin à mes supplices, au moment le moins opportun. J’ai toujours eu envie qu’il affirme ses opinions, ses ressentis, j’ai toujours voulu le pousser à accepter cette colère ; pire, cette rage. Mais pas comme ça, pas ce soir, pas lorsqu’elle est destinée à la mauvaise personne. Et si Raphael semble être le destinataire tout désigné lorsque sa silhouette est définitivement perdue au milieu de dizaines d’autres tellement plus insignifiantes, la réalité est autre : c’est bien à lui-même qu’elle s’adresse, c’est bien lui-même qu’il déteste et cette incapacité de passer outre ce blocage, qui n’est décidément pas digne d’un homme.

Et un jour, Kieran, ce sera ta propre voix qui résonnera dans ton esprit. Et ce jour-là, tu réaliseras à quel point tous ces discours n’ont aucun sens.

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Ça aurait été parfait, n’est-ce pas ? Les papillons dans son ventre se seraient métamorphosés en feux d’artifices comme dans les films romantiques, à la fin, quand les deux protagonistes se tiennent enfin l’un contre l’autre, leurs lèvres ne formant plus qu’un tout ;  une finalité espérée à une histoire aussi épuisante que des montagnes russes.

Ça aurait été parfait, sans aucun doute. Mais il a été naïf, Raphael, de penser que toutes ces années à attendre le bon moment pour se lancer dans cet univers qu’il ne connait pas vraiment, au fond, auraient payé. Pourtant, il n’a jamais été question d’abstinence, seulement de malchance. Il n’est pas brisé – enfin, il ne croit pas avoir besoin d’être réparé. Ses pères ont toujours été là pour lui donner les bons conseils même lorsqu’il ne parlait que de Diana alors qu’ils voyaient bien que ses yeux n’étaient pas brillants d’amour, mais plutôt d’admiration. Comme un fan qui rencontre son idole. Il n’a jamais réussi à différencier ces sentiments très similaires, certes, mais qui l’ont toujours handicapé en un sens.

Ça aurait été parfait, comme il l’a rêvé sur toute la durée du voyage quand il se perdait dans ses pensées en observant le sac posé sur le dos de Kieran, toujours devant lui comme s’il fuyait Brisbane – ou Raphael. Dernière ville avant d’arriver à destination et d’atteindre leur but commun, celui d’user leurs chaussures sur toute la côte est de l’Australie. Ils en ont parcouru des kilomètres, ensemble, et le danseur aurait cru que ce temps passé les aurait unis bien plus qu’ils ne l’étaient déjà malgré leur amitié fragilisée par les mensonges d’un certain mythomane incapable d’assumer les conséquences de ses actes.  

Ce n’est pas parfait. Le cœur de Kieran tape contre sa poitrine mais pas au même rythme que le celui de Raphael. Il n’a pas appris la chorégraphie. Il se perd dans un échange qui n’est pas aussi réciproque que le bouclé l’aurait espéré. Il le sent, son souffle paniqué entre deux baisers, quand leurs lèvres se séparent de quelques millimètres pour se frôler à nouveau, dans l’espoir que cette fois-ci soit la bonne, que la magie opérerait enfin. Et la danse continue sans qu’aucun des garçons ne soit capable d’apprécier complètement le moment. Pendant une seconde, Raphael y a cru. Mais, quand les mains de Kieran se posent enfin sur son torse, il comprend immédiatement qu’il ne s’agit pas d’une tentative de prolonger le baiser et de rapprocher davantage leurs corps bouillant d’amour pour l’un, bouillant d’alcool pour l’autre. Au fond de lui, il a l’impression qu’il n’aurait jamais mérité que les choses tournent bien. Certains diraient qu’il l’a pris au piège pour seulement avoir une chance de goûter au plaisir vanté par tous ceux qui partagent leur vie avec un homme, ou une femme. Une toute petite chance. Une minuscule chance. Raphael ne pourrait pas les contredire ; il ne saurait pas argumenter en son avantage.

Il ne goûte plus la saveur de ses lèvres et ses paupières s’ouvrent à nouveau. Il n’est pas aveuglé par les lumières projetées de la scène au parterre. Les silhouettes autour de lui continuent de sauter comme si le monde n’avait pas arrêté de tourner alors que Raphael a l’impression que plus aucune vague ne sculpte la surface de l’océan. « L-lâche... lâche-moi. » Il n’entend que lui. Son visage se pétrifie. Son corps entier aussi. Il ne peut qu’assister au spectacle alors que Kieran tourne des talons comme s’il était poursuivi par un chasseur. Il est aussi blanc que la neige lorsqu'il se retrouve seul au milieu de gens qui continuent de vivre comme si rien ne s'était passé.

Il s’est peut-être évanoui à ce moment-là, il ne saurait dire. Il sait seulement qu’il a repris pleinement conscience de sa position lorsqu’il se faisait traîner en dehors de la foule par des mains d’étrangers. Les deux paires d’yeux le regardaient mais la sienne ne faisait que fixer l’horizon derrière les silhouettes arrêtées près de la mer. « C’était un pote ? » Demande l’un des étrangers. Sa voix est légèrement rauque : c’est celle d’un fumeur de plus de trente-cinq ans. « Respire un peu, on ne saurait pas quoi faire si tu perds conscience. » Renchérit l’autre, plus jeune d’au moins une dizaine d’années. « Je ne me suis pas évanoui ? » Demande Raphael après avoir avalé sa salive qui a le goût de la bile. Il n'a pas l'impression de se souvenir des dix dernières minutes. À moins que seulement trente secondes se soient écoulées ? « Non. » Il fronce légèrement les sourcils et seulement à ce moment il réalise que ses yeux sont remplis de larmes. Il les essuie rapidement, passant proche de se taper la pommette. « On est tous passé par là. T’inquiète. Ça pince quelques jours mais tu vas t'en remettre. » Continue le plus jeune en lui tendant une bière qu’il attrape mollement après avoir hésité quelques secondes. Ses jambes ne le supportent plus : ses fesses rencontrent le sable humide et une grimace étire son visage quand un sanglot s’échappe de ses lèvres tremblantes. « Tu sais où tu dors cette nuit ? » S’interroge l’un d’eux. Est-ce qu'il doit mentir comme Kieran le fait si bien pour se sortir des situations qui le rendent inconfortable ?

Non. Il n'est pas aussi stupide.

« Viens. On ne va pas te laisser là. »