Lorsque Caelan avait reçu l’appel de Marcus, son monde s’était écroulé encore une fois. Il n’avait pas hésité une seconde pour tout lâcher et sauter dans le premier avion en direction de Brisbane pour aller rejoindre les membres de sa famille pendant cette période difficile. Son frère ainé lui avait donné toutes les informations disponibles à ce moment, bien qu’elles fussent assez incomplètes à son goût. L’état de santé de Norah était plutôt précaire et Caelan préférait ne pas penser à la possibilité qu’elle ne soit plus là à son arrivée. Depuis qu’il s’était exilé au Canada, suite à sa rupture, il semblait remonter lentement la pente mais il n’était clairement pas assez solide pour encaisser un choc de la sorte. Il ne le serait jamais en fait, perdre sa sœur jumelle serait le coup de grâce. Le trajet entre Banff et Brisbane lui parut littéralement comme une éternité. Son colocataire conduisit avec la pédale au fond jusqu’à l’aéroport de Calgary mais, pour la suite, Caelan n’avait aucun contrôle sur la vitesse de déplacement, ce qui le rendait fou. Sans compter les heures qu’il dut attendre pour le premier vol, à l’aéroport de Calgary, il arriva à Brisbane plus d’une journée après son départ.

1 heure et 30 minutes de route entre Banff et Calgary.
3 heures et 18 minutes de vol jusqu’à Los Angeles.
10 heures d’escale à Los Angeles.
14 heures de vol jusqu’à Sydney.
2 heures et 30 minutes d’escale à Sydney.
1 heure et 30 minutes de vol jusqu’à Brisbane.

Inquiet au point de se ronger les ongles jusqu’au sang, Caelan fut tout simplement incapable de se reposer pendant le trajet et les différentes escales. Lorsque l’avion atterrit à Brisbane cependant, il ressentit un soudain regain d’énergie qui lui permit de se rendre à l’hôpital et d’être mis au courant des derniers développements sur l’état de santé de Norah. Ses proches tentèrent de le convaincre d’aller se reposer en constatant l’état lamentable dans lequel il était, mais il se sentait incapable de partir alors qu’il venait tout juste d’arriver. Il passa donc quelques heures au chevet de Norah, en lui tenant la main, pendant que ses proches profitaient de sa présence pour aller se reposer de leur côté. Lutter contre sa fatigue commençait à être de plus en plus difficile alors que sa dernière vraie nuit de sommeil remontait à deux jours plus tôt. Il portait d’ailleurs encore les mêmes vêtements qu’à son départ et une douche commençait à être plus que nécessaire alors que ses cheveux commençaient à être gras et que son odeur corporelle n’était pas à son meilleur, comme pouvait en témoigner l’odeur de transpiration qu’il dégageait à cause du stress. Il décida donc qu’il était temps qu’il aille s’acheter un café et quelque chose à manger dans les machines distributrices qui se trouvaient au bout du couloir. Il sortit son portefeuille de ses poches et inséra la monnaie dans la première machine qui refusa son argent. Il réessaya à quelques reprises jusqu’à ce qu’il réalise que la seule monnaie qu’il avait sur lui était en devise canadienne. Épuisé et frustré d’être incapable de s’acheter à manger, Caelan lâcha un grognement en donnant un coup de pied sur la machine devant lui. Il se prit le visage à deux mains en soupirant, à deux doigts de craquer. C’est à ce moment qu’il entendit quelqu’un s’approcher de lui. Il se dépêcha de reprendre sa monnaie dans la machine distributrice et il se tassa pour laisser la place. « Désolé, mauvaise journée. » dit-il en relevant la tête vers la femme à côté de lui, les traits tirés. « Oh, Lily. » dit-il sans trop d’enthousiasme de croiser quelqu’un qu’il connaissait alors qu’il se retrouvait dans cet état. Ses paupières étaient bouffies et ses yeux étaient rougis par l’émotion. Son regard habituellement pétillant manquait cruellement d’éclat. L’air piteux, le trentenaire baissa les yeux vers son portefeuille comme s’il s’attendait à ce que de la monnaie australienne y soit soudainement apparue. « Ça te dérangerait de me prêter un peu d’argent s’il te plait? Je viens d’arriver du Canada et je n’ai pas un sous d’ici. » dit-il en ouvrant la main pour montrer sa monnaie canadienne.

L’accident de Norah n’avait pas mis longtemps avant de se propager dans les différents services de l’hôpital et d’être porté à la connaissance de tous. L’australienne a effectué assez de remplacements un peu partout pour être connue comme le loup blanc et apprécié de tous, raison pour laquelle l’ambiance est pesante, aujourd’hui encore. Les différentes équipes médicales se relaient au chevet de la Leckie lorsque l’heure n’est plus aux visites et chacun apporte un peu de son aide à ses soins ou la vérification de ses constantes. Pourtant, même les plus éminents soignants ne peuvent rien pour elle : le temps doit faire sa part et ils sont contraints d’attendre à leur tour, incapables de donner des nouvelles à la famille, qu’elles soient bonnes ou mauvaises.

C’est en reconnaissant la silhouette du jumeau de Norah qu’elle s’est avancée jusqu’à lui, ayant soudainement décidé de faire table rase d’un passé bien peu glorieux pour elle. Lily a toujours du mal à passer l’éponge sur ce genre de choses et elle ne le fait pas véritablement aujourd’hui, ce n’est qu’une trêve pour le bien de la mère de famille. « Désolé, mauvaise journée. » Par habitude, elle préfère rester à distance raisonnable encore alors que le distributeur se fait le souffre douleur de sa rage associée à sa fatigue et sans doute un bon millier d’autres facteurs aggravants. Cette fois-ci elle ne porte pas de jugement sur ses actes. Si Matt avait été à la place de sa sœur, elle ne sait pas comment elle aurait pu réagir non plus. Personne ne nous apprend comment réagir face à ce genre de situations qui font pourtant parfois partie de la vie - ou, ironiquement, de la mort. « Oh, Lily. » L’infirmière hausse les sourcils face au manque d’engouement probant de cette entrée en matière mais décide plutôt de ne pas s’en formaliser. Elle a décidé que cela ne devrait pas être ses affaires, elle qui n’intervient qu’en sa qualité d’ancienne amie (et quand bien même elle vient de s’inventer ce rôle, n’osez pas le lui retirer).

Sans ajouter un mot pour ne pas ranimer sa fatigue, la trentenaire se contente de se poser à ses côtés sans laisser ses yeux bleus insister sur ce qu’elle peut bien voir ou non. Sa fatigue est évidente et à agir ainsi il va simplement finir par mettre à mal sa propre santé, ce qui serait bien la dernière chose à faire à en juger par la situation actuelle de la famille Leckie. « Ça te dérangerait de me prêter un peu d’argent s’il te plait? Je viens d’arriver du Canada et je n’ai pas un sous d’ici. » Elle ne prend pas la peine de vérifier s’il n’a bien que de l’argent Canadien. Elle n’est pas à quelques dollars près, de toute façon, et elle sait Caelan assez droit dans ses bottes pour ne pas profiter de la situation. “Je te conseille les bonbons, ou le sandwich jambon beurre.” Elle insère les pièces elle-même pour ne pas qu’il ait à se battre une fois de plus avec le mécanisme de la machine et de là le laisse faire son propre choix, après l’avoir mis en garde contre les aliments que tout le personnel sait être de très mauvais choix. Elle lui conseille du sommeil, aussi, mais pour ça il ne l’écoutera sans doute pas. “On s’occupe bien d’elle. T’as pas à tout porter sur tes épaules.” Lily avance ces quelques mots sans le regarder, occupée à utiliser d’autres de ses pièces pour commander un énième café qu’elle ne comptera pas. Les raisons sont différentes mais le but identique : personne ne veut dormir. “Je vais le boire dehors. Tu veux venir ?” Question n’attendant pas de réponse, elle lui désigne la marche à suivre d’un bout de la tête. L’état de sa sœur ne changera pas d’un claquement de doigts, on le lui a sûrement déjà expliqué. “J’allais te dire qu’il faisait froid, aujourd’hui, mais ce n’est sûrement rien en comparaison au Canada.” Ils sortent à peine de l’hiver, ici, et pour les australiens cela semble être le bout du monde. Pourtant elle n’apprendra rien à Caelan ; elle essaye simplement (maladroitement) de trouver un sujet de discussion tout en évitant tous ceux qui ont été déclarés comme interdits. Et maintenant qu’elle y pense, il y en a beaucoup.

«  Je te conseille les bonbons, ou le sandwich jambon beurre. » Caelan soupira de soulagement lorsqu’elle accepta de lui prêter de l’argent. « Merci, c’est gentil. » Il lui sourit faiblement, rangea sa monnaie canadienne dans ses poches et s’approcha de la machine distributrice pour commander le fameux sandwich jambon beurre qu’elle venait de lui recommander. Il commença à le déballer pendant que Lily se commandait un café dans la machine distributrice. « On s’occupe bien d’elle. T’as pas à tout porter sur tes épaules. » Le trentenaire n’avait aucun doute que Norah était entre bonnes mains, ça devait avoir un certain avantage d’être une employée de l’hôpital, mais il se sentait quand même responsable d’elle et il n’arrivait pas à lâcher prise aussi facilement. Il culpabilisait de ne pas avoir été présent pour elle dans les sept derniers mois et il ne pouvait s’empêcher de penser qu’il méritait beaucoup plus qu’elle d’être dans ce lit d’hôpital. Il se sentait impuissant de ne pas pouvoir changer de place avec elle afin qu’elle puisse être à la maison pour Julie et Aidan. Contrairement à elle, Caelan n’avait personne qui l’attendait le soir. Du moins plus maintenant, par sa faute. « Je sais qu’elle est entre bonnes mains, mais c’est difficile de ne rien pouvoir faire pour l’aider. Elle ne mérite pas ce qui lui arrive, ses enfants non plus. Ils ont déjà perdu leur père. » Il s’arrêta net et détourna la tête en se raclant la gorge pour étouffer les émotions qui remontaient. Légalement, il était le parrain de Julie, il se retrouverait donc responsable d’elle si Norah ne survivait pas à son accident. Caelan adorait sa nièce et il prendrait ses responsabilités s’il le devait, mais il n’était clairement pas dans la meilleure position possible pour prendre une gamine de dix ans à sa charge. Il n’avait pas de logement, pas de boulot et sa santé mentale avait déjà été en meilleure condition, bien qu’elle s’était tout de même améliorée depuis le début de l’année. Il devait se monter fort pour Julie et Aidan, être un pilier pour eux et non un boulet à traîner.

« Je vais le boire dehors. Tu veux venir ? » Il hocha la tête et commença à marcher dans la direction qu’elle lui indiqua. À l’extérieur, il se dirigea vers un petit banc un peu plus loin où il prit place, sandwich à la main. « J’allais te dire qu’il faisait froid, aujourd’hui, mais ce n’est sûrement rien en comparaison au Canada. » La bouche pleine, il haussa les épaules avec nonchalance. Les saisons semblaient se décaler et la première moitié de septembre pouvait toujours être propice aux baignades au Canada, selon l’emplacement. Sans parler de l’été des Indiens, un phénomène météorologique qui se produit généralement en octobre ou novembre où il fait plus chaud. « À ce temps-ci de l’année, c’est encore confortable. Partir là-bas en février n’était pas ma meilleure idée par contre. » dit-il en écarquillant les yeux. Au moins, il s’était épargné les journées les plus froides de janvier, où la température avoisinait – 40°C par moment. « Je pense que je ne m’habituerai jamais à des températures aussi basses. - 26°C c’est insupportable. » Évidemment, son opinion sur le Canada ne s’arrêtait pas que sur la température, il en gardait de très bons souvenirs. Il était quand même content d’être de retour chez lui avec les gens qu’il aimait. Bien que la famille ait toujours eu une place très importante dans son cœur, il avait réalisé encore plus son importance alors qu’il en était privé. Il faut parfois perdre ce que l’on apprécie le plus pour prendre conscience de sa valeur réelle. « Je ne me souvenais pas que tu travaillais ici, c’est nouveau? » demanda-t-il pour faire la conversation, en essayant de diriger la conversation sur un sujet qui ne le concernait pas. Il ne s’était jamais vraiment considéré proche de Lily et connaissait peu les intérêts du moment de cette dernière. De plus, il n’était pas certain si elle gardait une certaine rancune envers lui, après qu’il ait refusé ses avances à l’époque où Jessica et lui étaient toujours en couple. Pour le moment, elle ne laissait paraître aucune animosité envers lui et il lui en était particulièrement reconnaissant dans ce moment difficile. Il n’avait ni l’envie ni la patience de se battre pour quelque chose qui lui paraissait si insignifiant alors que Norah était entre la vie et la mort.

Observer Caelan à fleur de peau n’a jamais été dans les habitudes de la jeune femme et aussi imparfaits ses souvenirs peuvent-ils être, elle ne se souvient pas même l’avoir un jour vu réprimer de quelconques sanglots. L’inverse est tout aussi vrai et autant qu’elle le sache, elle ne risque pas de changer la donne à ce sujet là. Si elle a un jour osé espérer qu’ils se rapprochent, cela n’a finalement jamais été le cas et jamais ensuite son ego brisé n’aurait osé se montrer vulnérable après un tel concours de circonstances. Désormais les années se sont accumulées et de l’eau a coulé sur les ponts ; assez pour qu’elle fasse passer le bien commun avant sa rancœur enfantine contre le Leckie. « Je sais qu’elle est entre bonnes mains, mais c’est difficile de ne rien pouvoir faire pour l’aider. Elle ne mérite pas ce qui lui arrive, ses enfants non plus. Ils ont déjà perdu leur père. » Son regard dévie et son corps avec alors Lily n’insiste pas davantage à ce propos, se contentant d’ajouter quelques mots d’un ton assuré. “Ils ne perdront pas leur mère.” Si la santé de Norah est bien sûr ce qui l’inquiète le plus, elle ne peut pas s’empêcher de souvent penser à ses deux enfants dont elle connaît déjà la tragique histoire de leur père. Ils ont déjà connu le deuil trop tôt dans leur douce existence ; cela ne risque pas de se reproduire sous ses yeux. Les blessures de Norah sont tout sauf négligeables mais elle va s’en sortir. Ce n’est pas une option, ce n’est pas négociable non plus. Même si elle avait ordre de ne pas réanimer, Lily n’en aurait qu’à sa tête jusqu’à obtenir gain de cause. Le serment d’Hypocrate, parfois, elle préfère lui marcher dessus et le remettre à plus tard. Ne le dîtes pas trop fort.

A la recherche d’air, ses pas la mènent dehors alors qu’elle suit la silhouette chambranlante d’un Caelan dont chaque partie de lui crie à la fatigue - et c’est sans pareil de l’état de ses traits tirés. Le banc devient leur refuge pendant un temps et la brune profite de sa pause pour ramener ses pieds sur le siège et sous ses cuisses ensuite, trahissant une fois de plus son éternel besoin de retour en enfance qu’elle peine à cacher. « À ce temps-ci de l’année, c’est encore confortable. Partir là-bas en février n’était pas ma meilleure idée par contre. » Elle l’écoute et boit ses paroles sans même savoir s’il lui raconte la vérité ou un amas de mensonge. La jeune femme n’a quitté le pays qu’une seule fois dans sa vie et c’était pour sa lune de miel (sous l’objectif des caméras et sans qu’elle n’ait eu son mot à dire) à Cuba. Autant dire qu’elle ne connaît pas grand chose dès qu’on sort de l’Australie, mais elle se doute bien que les deux pays ne sont pas comparables. « Je pense que je ne m’habituerai jamais à des températures aussi basses. - 26°C c’est insupportable. » Est ce que parler du Canada est réellement ce dont elle a envie ? Sans doute que non, et pourtant elle sait que cela a au moins le mérite d’occuper Caelan et de doucement éloigner de son esprit les souvenirs de sa jumelle dans le coma et tous les problèmes liés à son accident et son coma. “On parle du Canada ou de la Sibérie ?” Elle tente de relancer son court récit d’un sourire en coin. Tout est maladroit mais elle a au moins le mérite de vouloir faire au mieux et d’essayer de tout son coeur, si ce n’est pour Caelan alors pour Norah au moins. Elle a toujours mérité son respect et sa considération et ce n’est pas aujourd’hui qu’elle risque de l’abandonner.

Elle relance d’un côté, lui de l’autre. L’infirmière se prête donc au jeu, désormais habituée à ce genre de questions venant de la part de personnes à qui elle n’a pas parlé depuis un certain temps. Avec Caelan, cela se compte en années. Cinq, six, sept ? Peut être. Elle ne sait même plus, ce n’est que de l’histoire ancienne après tout. « Je ne me souvenais pas que tu travaillais ici, c’est nouveau? » Ses lèvres se posent sur le verre, elles qui sont désormais à la température éternellement brûlante d’un café éternellement intorchable. “Je suis arrivée il n’y a que deux mois, à vrai dire. Mais j’ai pu parler avec Norah, plusieurs fois.” Mais, parce qu’elle assure déjà ses arrières s’il compte venir un seul instant douter de ses capacités à être une bonne infirmière. Elle a étudié longuement, elle a tout donné et aujourd’hui encore elle ne laisse rien de côté. Sans doute se prépare-t-elle à des reproches qui n’arriveront jamais et quand bien même avec lui, elle a l’impression de ne rien pouvoir anticiper. C’est ce qui l’effraye sans doute le plus, elle qui a pris pour habitude de toujours tout contrôler à la perfection. “C’est vraiment quelqu’un de bien. Et ta nièce et ton neveux, ils sont adorables.” S’il y a pourtant une chose en ce monde qu’elle n’aura jamais besoin de surjouer, c’est son éternel affection pour les enfants de tout âge. Dans ces mots pourtant, elle se veut sincère et sans langue de bois - pour le moment encore. “Tu repartiras lorsqu’elle ira mieux, j’imagine ?” Quelques années plus tôt elle aurait prié pour que ce ne soit pas le cas et qu’elle puisse continuer à lui parler, aujourd’hui elle espère avoir tort simplement pour que Norah puisse compter sur lui lors des prochains mois. Elle risque d’en avoir besoin, même si elle ne le dira jamais.

«  Ils ne perdront pas leur mère. » Caelan ne savait pas s’il devait se sentir rassuré par la confiance de Lily. À son âge, il savait que Norah pourrait ne pas survivre même si on lui prodiguait les meilleurs soins possibles. Il n’était plus un enfant, il ne se laissait pas endormir par ces belles paroles même s’il appréciait quand même qu’elle tente de le rassurer. « J’espère que tu as raison. » dit-il en retournant la tête vers elle, un léger sourire aux lèvres. Le trentenaire accepta ensuite son invitation à la suivre dehors et il suivit ses indications jusqu’à ce qu’ils prennent place sur un banc. Après toutes ces années, Caelan ne savait pas trop quoi lui dire, d’autant plus qu’ils n’avaient jamais été particulièrement proches l’un de l’autre. À son grand bonheur, Lily brisa le silence en mentionnant la température du Canada. Ce n’était pas un sujet très passionnant, mais ça faisait largement l’affaire pour briser la glace et lui changer les idées pour quelques minutes. « On parle du Canada ou de la Sibérie ? » Il sembla réfléchir un moment alors qu’il dévora son sandwich comme s’il n’avait pas mangé depuis des jours. Il roula en boule le sac de son sandwich et s’essuya les mains sur ses pantalons avant de répondre. « Je ne suis jamais allé en Sibérie, je ne peux pas trop me prononcer. Ça doit être près de la même latitude j’imagine. Ou pas, les cours de géographie sont beaucoup trop loin dans ma mémoire. » Évidemment qu’il savait qu’elle n’était pas vraiment sérieuse dans sa question, mais il n’était pas assez en forme pour renchérir avec une blague comme il en avait l’habitude. Il préféra donc répondre sérieusement, même si l’information donnée dans sa réponse n’était pas très pertinente. Il s’avachit légèrement sur le banc et croisa ses bras contre son torse pendant qu’il humait le vent qui lui caressait le visage. Les rayons du soleil faisaient plisser ses yeux déjà fatigués. L’air frais lui faisait du bien et il sentait qu’il pourrait rapidement s’assoupir, s’il fermait les yeux rien qu’un peu, mais il ne voulait surtout pas que Lily croit qu’elle était ennuyante. Il se redressa donc légèrement en prenant une grande bouffée d’air frais, accota un bras contre le dossier du banc et tourna le haut de son corps vers elle pour se concentrer sur leur conversation.

Il s’intéressa donc à sa présence à l’hôpital, n’ayant aucun souvenir qu’elle y travaillait à l’époque où ils se parlaient plus. « Je suis arrivée il n’y a que deux mois, à vrai dire. Mais j’ai pu parler avec Norah, plusieurs fois. C’est vraiment quelqu’un de bien. Et ta nièce et ton neveux, ils sont adorables.» Il hocha lentement la tête en souriant sans la quitter des yeux. Il ne pouvait qu’être d’accord avec ses paroles, Norah était effectivement quelqu’un de bien et il était incapable d’imaginer sa vie sans elle. Ils étaient ensemble depuis le premier jour, avant même leur naissance, et ils avaient une complicité qu’il ne retrouvait avec personne d’autre. Caelan considérait sa jumelle comme une partie de lui, ils étaient comme les dix doigts de la main. Ce n’était pas pour rien qu’il n’avait pas encore osé lui avouer la raison de son divorce, il savait qu’elle ne réagirait pas bien et il craignait que son aveu ne brise quelque chose entre eux. Maintenant qu’elle était dans le coma et qu’ils ne savaient pas si elle allait s’en sortir, il s’en voulait d’être parti et de lui avoir caché la vérité. Il aurait dû appuyer sur le bouton pour l’appeler, ce soir-là, et lui faire assez confiance pour tout lui dire dès le début. Il aurait ainsi pu être présent pour elle dans les derniers mois, même si ça n’aurait probablement rien changé quant à son accident. « Pour être quelqu’un de bien, c’est quelqu’un de bien. C’est la meilleure personne que je connais. Semble-t-il que la pomme ne tombe jamais bien loin de l’arbre. » dit-il en pensant à Julie et Aidan. Il manquait peut-être un peu d’objectivité, mais ses paroles reflétaient vraiment ce qu’il pensait d’elle et de ses enfants. À défaut d'en avoir, il ferait tout pour protéger ceux de sa jumelle, quitte à mettre sa propre vie en danger. « Vous travaillez dans le même service? » Il s’y connaissait peu dans le domaine, mais il avait cru comprendre que les infirmières avaient tendance à être attitrées à un service en particulier et à rester à cet endroit à moins d’un remplacement. Du moins, c’est qu’il avait compris des quelques discussions que Norah et lui avaient eues à propos de son travail. « Tu aimes ça ici? » demanda-t-il poliment pour faire la discussion tout en s’éloignant des sujets un peu plus sensibles. « Tu repartiras lorsqu’elle ira mieux, j’imagine ? » Caelan ne fut pas tellement surpris de se faire poser cette question, il s’attendait à ce que tous lui demandent en fait. En guise de réponse, il secoua la tête et posa celle-ci dans la paume de sa main avant de poursuivre. « Non. Mon passage au Canada n’était que temporaire, je ne savais juste pas encore quand j’allais revenir. Dans les circonstances, je pense qu’il est temps que je rentre de façon définitive. » Il devait bien se rendre à l’évidence que ses problèmes ne s’arrangeraient pas en fuyant. Tôt ou tard, il devrait faire face à ce qu’il avait fait à Jessica et vivre avec les conséquences. Pour le moment, il préférait toutefois se concentrer sur Norah et ses enfants, chaque chose en son temps. « Avec la vente de la maison, j’ai pu me mettre un peu d’argent de côté. Je devrais être capable d’attendre qu’elle aille mieux avant de retourner travailler, je sais qu’elle aura besoin d’aide. Je la connais, elle ne voudra pas se reposer en retournant à la maison. » Un sourire sincère pointa le bout de son nez à cette pensée. Il ne pouvait pas vraiment lui en vouloir d’être comme ça, elle avait dû prendre tout en charge sur ses épaules après le décès de Frank quatre ans plus tôt.

« J’espère que tu as raison. » A défaut d’avoir les mots suffisants pour savoir quoi lui répondre, elle se contente de penser très fortement qu’elle espère la même chose. Ce qu’elle espère, aussi, c’est que sa formation d’infirmière lui permette réellement d’affirmer que sa sœur pourra bien s’en sortir - et s’en sortir, tout court. Lily sait bien que leurs sentiments ne doivent jamais interférer dans leur travail et même si elle est douée pour le cacher, ce n’en est pas pour autant qu’elle est incapable de penser tel un robot. De son demi-sourire, elle répond du sien, se rappelant soudainement pourquoi parler avec la famille des patients (le mot fait mal) n’est souvent pas une bonne idée. La jeune femme se contente de garder un sourire au coin des lèvres alors que la conversation sur le Canada Sibérique s’étend et bien qu’elle ne soit pas passionnée par le sujet, elle est pourtant heureuse de le voir en parler puisque cela lui permet au moins de penser à autre chose, pour quelques secondes.

Le sujet en revient inlassablement à sa sœur puisque c’est bien plus elle qui les unit que le lien qui n’a jamais existé entre eux, à l’époque. Lily ne pense plus à ce moment avec amertume puisqu’elle a aujourd’hui tourné la page et est surtout follement amoureuse de Matt, qui plus est elle préfère se focaliser sur l’infirmière qui mérite qu’on s’occupe d’elle. A ce sujet, elle saurait trouver un millier de personnes se rangeant de son côté. « Pour être quelqu’un de bien, c’est quelqu’un de bien. C’est la meilleure personne que je connais. Semble-t-il que la pomme ne tombe jamais bien loin de l’arbre. » Elle ne connaissait pas les enfants de la jeune femme avant cet épisode et aujourd’hui elle peut affirmer d’un simple hochement de tête que le point de vue de Caelan à propos de ses neveux n’est pas biaisé. Il les connaît bien mieux qu’elle, bien sûr, il n’y a aucun doute à cela et pourtant Lily se permet déjà d’affirmer que ce sont deux parfaits petits êtres humains et qu’elle a déjà hâte de voir leur mère se réveiller pour de nouveau entendre des anecdotes à leur sujet. « Vous travaillez dans le même service? » L’infirmière reprend rapidement ses pensées. Elle a toujours un sourire au bout des lèvres, habitude oblige. Même quand le sujet n’est plus vraiment joyeux, elle ne peut pas s’empêcher de faire comme si tel était le cas. Qui sait, à force d’espérer cela risque peut être de devenir réalité. “Non. Norah fait des remplacements dans différents services, en fait. Dont le mien.” La situation de sa jumelle n’a sans doute pas de secret pour lui alors elle ne s’appesantit pas sur les détails qu’elle juge sans importance - surtout s’ils viennent à préciser qu’elle en fait sans doute bien trop pour une seule personne. Le but n’est pas d’alarmer un peu plus Caelan, et le but est encore moins de s’immiscer dans des problèmes de famille qui ne sont pas les siens. Justement, elle en a déjà bien assez de sa propre famille et de Joseph son parfait (non) drogué de grand frère. « Tu aimes ça ici? » Il n’en a sans doute rien à faire de la réponse qu’elle pourrait lui apporter mais elle répond quand même de bon coeur, en donnant autant de précisions que possible pour occuper le temps et l’espace. “J’adore. Je travaille en pédiatrie, je trouve ça vraiment intéressant, tu sais.” Elle est rêveuse, Lily, elle a ses yeux perdus dans le vide et ses doigts collés à la tasse brûlante. “Tu as des enfants, toi ?” Et à peine prononcée, elle juge déjà sa question stupide, oui. Norah lui aurait dit si elle avait des neveux ou nièces.

Sa tête vire de droite à gauche avant de se poser dans sa paume, moment où Lily comprend qu’il risque de réellement tomber de fatigue. Les Leckie ont tous cette capacité à se croire invincibles et non soumis aux lois de la Nature, il faut croire. Elle connaît bien ce sentiment là. « Non. Mon passage au Canada n’était que temporaire, je ne savais juste pas encore quand j’allais revenir. Dans les circonstances, je pense qu’il est temps que je rentre de façon définitive. » Cette information-ci est intéressante, elle est bien heureuse de le savoir aux côtés de sa sœur pour une durée aussi indéterminée que sûrement très longue. Elle sera heureuse d’être avec son frère et lui, il sera sans doute rassuré de savoir quelqu’un près de sa sœur - lui, qui plus est. Ne parlons même pas des neveux qui, eux, trépigneront sans doute de pouvoir le compter aux repas de famille à venir. “Tu le prends comme une bonne ou une mauvaise chose ?” Le ton de Lily est neutre mais une chose est sûre : elle est bien trop curieuse pour une personne de son genre - c'est-à-dire une personne qui ne devrait pas avoir à s’en mêler d’aucune façon. « Avec la vente de la maison, j’ai pu me mettre un peu d’argent de côté. Je devrais être capable d’attendre qu’elle aille mieux avant de retourner travailler, je sais qu’elle aura besoin d’aide. Je la connais, elle ne voudra pas se reposer en retournant à la maison. » Lily a un sourire sincère, trop peu habituée à ce genre d’élans fraternels qu’elle n’a jamais eu le loisir de connaître. Elle en aurait bien sûr fait de même pour les personnes qu’elle chérit, mais cela n’aurait sans doute pas été Joseph. “Alors elle fait ça même avec sa famille.” La brune hoche de la tête en souriant, osant rigoler quelque peu. Une part d’elle osait espérer qu’elle osait montrer sa vulnérabilité humaine face à sa famille mais Caelan vient donc de lui prouver le contraire. Ce n’est pas un reproche et loin de là ; elle ne comprend finalement que trop bien cette façon de penser. “Elle va râler mais tu fais bien. Enfin, tu le sais sûrement déjà, mais bref. Je suis contente que tu sois là pour elle.” Elle ne voit les choses que dans un sens, mais au moins elle essaye vraiment de bien faire. “On est tous contents, je veux dire.” Se rendant compte de sa formulation maladroite, la Keegan se reprend rapidement. “Je suis mariée maintenant, au fait. Les choses changent, hein.” Elle est mariée et donc jamais elle ne voudrait tenter quelque chose avec lui à nouveau, c'est tout ce qu'il doit comprendre mais que son ego refusera de lui avouer à voix haute. Pour marquer ses mots elle lui montre son alliance, preuve ultime qu'elle n'est pas une menteuse - pas sur ce sujet-ci, en tout cas.

« Non. Norah fait des remplacements dans différents services, en fait. Dont le mien. » Caelan n’était pas surpris d’entendre que sa sœur jumelle faisait du remplacement dans différents services parce qu’elle était toujours prête à prêter main forte où le besoin se trouvait. Il craignait toutefois qu’elle en fasse trop au point de s’épuiser alors qu’elle en avait déjà bien assez sur ses propres épaules depuis qu’elle était monoparentale. D’un autre côté, il pouvait comprendre l’intérêt de travailler dans un service différent à tous les jours, ce qui lui permettait de toucher un peu à tout sans que les journées se ressemblent. « J’adore. Je travaille en pédiatrie, je trouve ça vraiment intéressant, tu sais. » Les paroles de Lily le font sourire alors qu’elle ne laisse aucun doute sur la passion qu’elle ressent pour son domaine. Il peut voir à son regard pétillant qu’elle pense tous les mots qu’elle vient de prononcer. « Tant mieux, c’est toujours beaucoup plus motivant quand on aime ce que l’on fait. » Et là-dessus il savait de quoi il parlait. Il avait perdu plus d’une dizaine d’années dans un domaine qui ne le faisait pas vibrer, y restant plutôt pour l’horaire qui lui convenait et les avantages sociaux intéressants. Au fil du temps il avait fini par ressentir une grande frustration quant à sa vie professionnelle et il avait décidé de tout lâcher du jour au lendemain. Il se cherchait encore un peu aujourd’hui, bien qu’il avait une petite idée de ce qu’il avait envie d’essayer. « Tu as des enfants, toi ? » La question de Lily le fit sourire tristement, le regard rempli de regrets. Il baissa les yeux pour rapporter son attention sur ses mains dans lesquelles il écrasait un peu plus le sac vide de son sandwich. « Non, je n’ai pas d’enfants. » Il voyait sa paternité inexistante comme le plus gros échec de sa vie à son âge. Il avait toujours cru qu’il aurait des enfants bien avant, bien qu’il ne fût pas prêt lorsque Jessica lui fit part de son envie de devenir mère. Il avait trop attendu et c’était finalement elle qui n’en voulait pas lorsqu’il se sentait prêt, ce qu’il avait seulement su après leur séparation. Il se contentait donc de passer du temps avec les enfants de Norah, bien qu’il aurait aimé pouvoir leur donner un cousin ou une cousine. « Et toi, as-tu des enfants? » demanda-t-il en relevant les yeux vers elle.

La conversation dévia sur les intentions de Caelan à repartir ou non, à quoi il répondit qu’il était temps pour lui de revenir en Australie de façon définitive. « Tu le prends comme une bonne ou une mauvaise chose ? » Le brun se sentait légèrement partagé entre la joie de retrouver les siens et la peur de devoir enfin affronter la plus grosse erreur qu’il avait commise de sa vie. C’était bien plus facile d’esquiver les questions de tous et chacun sur les raisons de son départ expéditif pendant qu’il se retrouvait à des milliers kilomètres d’eux. Maintenant qu’il était de retour à Brisbane, plusieurs personnes de son entourage (plus particulière Anwar) s’attendait à des réponses de sa part. Pour le moment l’attention était dirigée sur Norah, alors on l’avait quand même un peu épargné, mais il avait senti la frustration de son ami lorsqu’il l’avait croisé à son arrivée à l’hôpital. Il savait que ce dernier lui en voulait et qu’ils ne retrouveraient pas leur amitié d’avant sans que Caelan ne lui dise tout. Malgré les discussions difficiles qu’il ne pouvait plus repousser, il était tout de même très content d’être enfin de retour parmi les siens. « Bien. » répondit-il simplement après avoir réfléchi un moment. Lily et lui n’étaient pas suffisamment proches l’un de l’autre pour qu’il lui donne plus de détails. « Alors elle fait ça même avec sa famille. » Caelan sourit et hocha lentement la tête. « En même temps, est-ce qu’on peut vraiment lui en vouloir? Elle doit tout gérer depuis maintenant quatre ans. » Et pour avoir fui plutôt qu’avoir demandé de l’aide, Caelan savait à quel point ce n’était pas facile de montrer sa vulnérabilité aux autres pour demander de l’aide. « Elle va râler mais tu fais bien. Enfin, tu le sais sûrement déjà, mais bref. Je suis contente que tu sois là pour elle. » Lui aussi il était content d’avoir repris son rôle, bien qu’il aurait préféré le reprendre dans de meilleures circonstances. « C’est gentil. » répondit-il en lui souriant. « On est tous contents, je veux dire. » Caelan fronça légèrement les sourcils alors qu’il ne comprenait pas tellement quelle précision elle souhaitait apporter. La fatigue devait y être pour quelque chose. « Je suis mariée maintenant, au fait. Les choses changent, hein. » Son regard se baissa instantanément sur la main que Lily lui montrait pour prouver ses dires. Il n’était pas tellement surpris, ce n’est pas comme si Lily avait figé dans le temps depuis leur dernière discussion. Il était tout à fait normal qu’elle ne soit plus au même point que lorsqu’il avait dû se résoudre à refuser ses avances. Il ne la connaissait pas plus qu’il le fallait mais il était tout de même capable de voir que c’était une belle femme et qu’elle semblait avoir de bonnes valeurs avec ce qu’il voyait. Tout le monde mérite de trouver la personne qui les fera vibrer. « Les choses changent, tu ne peux pas être plus juste. » Instinctivement, il caressa son annulaire gauche avec son index droit. Lily ne pouvait pas mieux dire, les choses changeaient. L’annulaire de la jeune femme était orné d’une alliance alors que le sien était maintenant tristement nu. Il chassa ses pensées d’un battement de cil et préféra se concentrer sur la bonne nouvelle dont elle venait de lui faire part. « Ça fait longtemps que tu es mariée? »

 

@Lily McGrath

« Et toi, as-tu des enfants? » “Pas encore.”

S’il y a des sujets qu’il ne souhaite pas approfondir avec elle, l’inverse est tout aussi vrai. Elle ne lui expliquera pas son désir d’avoir des enfants depuis toujours ni même ce vide qu’elle ressent au fond d’elle depuis dix ans, nombre d’années passées avec une fausse couche sur la conscience. Il ne comprendrait pas, lui, de toute façon. Il est un homme. Il ne peut pas savoir ce que cela fait et, quoi qu’il en soit, il n’a pas non plus à être tenu au courant des sentiments profonds qui animent la Keegan devenue McGrath alors qu’il n’était que de passage dans sa vie et qu’il lui a bien fait comprendre que jamais il ne s’y attarderai. Aujourd’hui, elle comprend que cette décision était la meilleure à prendre, pour tout le monde. « En même temps, est-ce qu’on peut vraiment lui en vouloir? Elle doit tout gérer depuis maintenant quatre ans. » Loin d’elle l’idée d’en vouloir à Norah pour quoi que ce soit, bien entendu. Lily secoue doucement la tête de gauche à droite pour faire comprendre son propos ainsi que le fond de sa pensée. Au contraire, elle est bien trop occupée à admirer l’infirmière pour tout ce qu’elle réalise chaque jour avec brio pour trouver le temps de lui reprocher quoi que ce soit - si ce n’est, peut être, son entêtement à toujours vouloir être sur tous les fronts et à faire passer son propre bien au dernier plan.

« Ça fait longtemps que tu es mariée? » “Ca va faire un an, bientôt.”

Cela ne lui importera pas, de toute façon, qu’elle soit mariée depuis un an ou dix, alors elle a bien le droit de mentir un peu sur la durée de la chose. Cela ne fait peut-être que huit mois, en réalité, et quand bien même. Selon elle, cela a l’air d’être bien plus. De toute façon, ce n’est pas parce qu’en ce moment tout est compliqué qu’ils sont pour autant séparés, alors plus on l’explique et moins son mensonge a l’air si horrible qu’il pourrait l’être. “Ca va vite.” Elle ajoute pour elle même bien plus que pour Caelan, formant à peine ses mots et les murmurant tout aussi bas. Elle a un sourire dans le vide, elle qui est trop obnubilée par sa propre vie pour remarquer la différence de bronzage à l’annulaire de son ancien ami. Depuis qu’elle est mariée, pourtant, observer les doigts d’inconnues est devenue une obsession. Personne ne l’avait préparé à une telle lubie, ironiquement. Heureusement au moins que son alliance n’est pas estampillée “MPR”, elle ne l’aurait jamais exhibée de la sorte si tel avait été le cas.

Finalement, après une dernière bouffée d’air, Lily reprend son rôle de mère par substitution - et ce quand bien même ils ont pour ainsi dire le même âge. “Je vais te dire la même chose que beaucoup de gens que tu dois maintenant sûrement détester mais...” Une expiration de plus et le bleu de ses yeux qui cherche désormais les siens, un sourire compatissant étirant ses lèvres. “Tu devrais te reposer. Ta soeur a besoin de toi en forme.” Elle pourrait user de small talk pendant de nombreuses heures mais elle sait que ce n’est pas ce qu’il y a de mieux à faire pour lui - ni pour elle, si elle souhaite garder son travail quelques décennies de plus. Tout le corps de Caelan crie au reste du monde qu’il a besoin de repos et elle n’a nullement besoin d’utiliser ses études de médecine pour s’en rendre compte, elle essaye donc de le raisonner doucement pour qu’il ne coure pas à la catastrophe. “Je suis de garde cette nuit, je te tiendrai au courant s’il y a le moindre changement.” Ce ne sont pas des paroles en l’air simplement pour le rassurer : elle le pense vraiment. Au moindre changement dans les constantes de sa sœur, elle serait prête à l’appeler et ce peu importe l’heure. A sa place, elle aurait gardé son téléphone éternellement allumé et Lily sait que sur ce point au moins, ils peuvent se reconnaître l’un dans l’autre.

« Pas encore. » répondit Lily sans donner plus d’information. Caelan en comprit qu’elle non plus n’avait pas envie de s’éterniser sur ce sujet, même si c’était elle qui l’avait abordé en premier. Ce n’était certainement pas lui qui allait insister pour tourner le couteau dans la plaie alors que, même avec ses proches, il n’en parlait pas plus que ça. Ils avaient encore le temps de devenir parents, surtout que Lily avait maintenant quelqu’un dans sa vie avec qui elle pourrait forcément réaliser ce rêve. Cet homme avec qui elle était mariée depuis relativement peu, selon ses dires. « Ca va faire un an, bientôt. » Il hocha la tête en lui souriant, imaginant très bien que Lily et son mari devaient encore être dans cette phase de lune de miel où tout va bien. « En tout cas, mes félicitations. Je vous souhaite vraiment beaucoup de bonheur. » Même s’il ne connaissait pas l’heureux élu, il savait que Lily était quelqu’un de bien et que, par conséquent, il devait sans doute l’être lui aussi. Ou du moins il l’espérait pour elle. Tous les mariages ne pouvaient pas se terminer aussi mal que le sien après tout. Ca va vite. Le brun haussa les sourcils et hocha la tête avec un peu plus de vigueur ce coup-ci. « Vraiment. Tu te maries et la prochaine chose que tu sais c’est que ça fait déjà dix ans. » Il avait envie de lui dire de profiter de chaque moment parce qu’on ne sait jamais quand c’est le dernier, mais ils n’étaient clairement pas assez proches pour qu’il lui fasse part de ses états d’âme.

Caelan luttait toujours contre son sommeil et, visiblement, Lily l’avait remarqué. Il regrettait un peu de ne pas s’être acheté de café mais il aurait dû lui emprunter encore plus d’argent et elle en avait déjà assez fait pour lui alors qu’elle ne lui devait rien du tout. « Je vais te dire la même chose que beaucoup de gens que tu dois maintenant sûrement détester mais... Tu devrais te reposer. Ta sœur a besoin de toi en forme. » La jeune femme avait raison et il le savait. Une partie de lui culpabilisait toutefois de quitter le chevet de sa jumelle malgré que celle-ci était toujours dans le coma pour le moment. Il savait qu’il avait intérêt à aller se reposer pour pouvoir être présent lorsqu’elle se réveillerait enfin. Le brun se frotta le visage à deux mains en grognant. « Tu as raison, je sais. Je devrais probablement appeler un taxi. » Marcus avait déjà passé beaucoup de temps à l’hôpital, pas question de lui demander de venir le chercher en plus, des fois qu’il dormirait. Il leva légèrement son bassin du banc afin de pouvoir prendre son téléphone cellulaire qui se trouvait dans ses poches. « Je suis de garde cette nuit, je te tiendrai au courant s’il y a le moindre changement. » Caelan lui sourit en hochant doucement la tête. « Merci, je l’apprécie. » Parce que même s’il sentait qu’il serait probablement capable de faire le tour du cadran, il n’hésiterait pas à être le premier à l’hôpital si on l’avisait de son réveil, même si c’était seulement une heure après son départ. Le trentenaire fit une petite recherche sur internet et contacta une compagnie de taxi. Il rangea ensuite son téléphone dans ses poches et se retourna vers Lily. « Et merci encore pour le sandwich, je vais te rembourser la prochaine fois que je te vois. » Elle aurait beau lui dire que ce n’était pas nécessaire, il le ferait quand même. Ils discutèrent encore quelques minutes jusqu’à ce que son taxi arrive. « Fais attention à toi. » dit-il en lui souriant une dernière fois avant d’embarquer dans la voiture du taxi, prêt à aller rejoindre les bras de Morphée.