KIERAN & CLYDE Oblivion is calling out your name When oblivion Is calling out your name You always take it further Than I ever can

Un téléphone dans une main, un carnet de notes dans l’autre, Clyde vint s’extirper du taxi qui l’avait laissé à l’entrée de la rue commerçante du quartier. Il devait y rejoindre un témoin à interviewer pour son prochain article, et, très professionnel comme à son habitude, il avait pris le soin d’arriver suffisamment en avance pour ne pas être pris de court. Loin de lui l’idée de profiter des différents étalages vintage offrant toutes sortes d’objets tous plus inutiles les uns que les autres, ou de perdre son temps à écouter divers artistes de rue dont le talent était parfois particulièrement discutable - non, Clyde ne prévoyait rien de plus que d’aller s’attabler au café dans lequel il avait donné rendez-vous à son interlocuteur. Du temps supplémentaire passé à prévoir son rendez-vous n’était pas du temps perdu, d’autant plus que le dossier sur lequel il travaillait lui permettrait sans doute de se faire un nom auprès des bonnes personnes chez ABC. Si Clyde ne pouvait se targuer de compter uniquement sur son activité officielle pour occuper ses journées et payer ses factures, il devait néanmoins avouer qu’il n’aurait échangé son boulot pour rien au monde, et que la reconnaissance de ses compétences par ses pairs était donc importante à ses yeux, pour ne pas dire essentielle. Du côté de ses arnaques, il n’avait plus rien à prouver, et la présence d’Halsey à ses côtés n’avait rendu leur business que plus lucratif au fil des années, mais il ne démordait pas de prendre particulièrement au sérieux son boulot de journaliste. Pour sa propre réputation, bien entendu, mais également pour les contacts utiles qu’il pouvait dénicher et qui servaient grandement ses activités extraprofessionnelles par la même occasion.

Dire que cette journée était une bonne journée aurait été une exagération de la réalité, car Clyde doutait encore de pouvoir s’attirer le soutien de son interlocuteur, qui lui était pourtant essentiel. Alors, à défaut d’être parti gagnant dans son entreprise, il avait attaqué cette journée avec un état d’esprit déterminé, ayant bon espoir qu’il finirait par obtenir ce qu’il recherchait - un témoignage détaillé empli de preuves accablantes. Cependant, il n’avait pas envisagé une seule seconde qu’il ne lui faudrait qu’un instant pour changer d’avis quant à cette mauvaise journée qui venait tout à coup d’être assombrie par un événement aussi inattendu que perturbant. Bien évidemment qu’il avait fustigé l’homme qui venait de le bousculer dans la rue - responsabilité partagée mais non avouée - sans se douter une seconde du visage qui allait se retourner vers lui sous le coup de ses grognements désagréables. Kieran. “Halstead.” Il aurait presque sonné agréablement surpris, Clyde, quand bien même il ne l’était aucunement - pas agréablement, du moins. Le brun avait une mémoire des noms et des visages, ce qui était un prérequis dans son genre de boulot - cependant, celui du brun faisait partie de ceux qu’il aurait préféré oublier et qui n’avait pourtant jamais réellement quitté sa mémoire. Vingt ans plus tard, le visage du gamin apeuré et trop sensible qu’il avait à jamais gravé sur ce nom lui revenait en pleine figure comme si leur rencontre ne datait que de la veille. Tant avait changé depuis, et si Clyde n’avait jamais mentionné à personne faisant partie de sa vie aujourd’hui son passage par la case foyer, la simple présence de Kieran le renvoyait irrémédiablement au gamin qu’il était, lui aussi. A peine plus âgé que l’autre, simplement assez pour jouer les durs et se servir des canaux lacrymaux un peu trop développés de Kieran pour tenter de l’intimider sans motivation autre que de se faire une place dans une famille et un monde où il n’en avait alors pas. Au fond, qu’avait-il contre Kieran? Pas grand-chose, ni à l’époque, ni aujourd’hui. Mais sa simple présence réveillait en Clyde des souvenirs qu’il ferait tout pour renvoyer sous le tapis une fois de plus. “Comme on s’retrouve.” Il aurait pu ajouter que c’était un plaisir - mais non, ce n’en était pas un, et aucun d’entre eux n’aurait été dupe d’une telle affirmation. “T’as pas changé.” Et ce n'était pas un compliment, au cas-où le doute ait un instant subsisté. Le regard du brun avait passé en revue l'accoutrement de l’autre d’un air curieux qui laissait pourtant transpirer un dédain inégalable, le même qu’il avait collé sur son visage durant toute la durée où les deux gamins avaient été forcés de vivre ensemble.

 

@CLYDE WAKEFIELD & KIERAN HALSTEAD ⊹⊹⊹ When oblivion Is calling out your name, You always take it further Than I ever can, When you play it hard And I try to follow you there It's not about control But I turn back when I see where you go.

Le sourire plaqué sur ses lèvres laisse présager une bonne humeur contagieuse ; or elle ne fait que masquer les doutes auxquels Kieran est sujet depuis le départ de sa meilleure amie.

Parmi tous les lieux qui auraient pu accueillir son besoin de compagnie et de bruit – maintenant qu’il se retrouve à vivre seul pour la première fois de sa vie et qu’il constate à quel point il déteste ça – la rue commerçante de son quartier n’aurait pas été mon choix de prédilection. Oh, bien sûr, pour un paresseux comme Kieran il est évident qu’il n’aurait pas été plus loin que le bas de son immeuble, rapport à sa volonté de s’économiser pour les activités véritablement importantes ; et ce jeu en ligne devant lequel il va se planter jusqu’au petit matin au point d’en fusionner avec son canapé – un jour tout ce qu’il y a de plus normal dans la vie de Kieran Halstead. Ne croyez pas que j’encourage cette attitude et n’essayez pas de me convaincre sous prétexte que chacun est libre de s’occuper comme il le souhaite ; ce n’est pas vous qui vivez avec le jeune homme, ce n’est pas vous qui devez endurer sa flemme aigüe qui se traduit autant par la fuite de la douche qu’un régime alimentaire composé de céréales pour enfants. Vous le supporterez une, deux, allez, une dizaine de fois, mais au quotidien je vous assure que votre envie serait la même que la mienne et que l’envie de vous jeter à travers la fenêtre serait bien présente. Je crois que parfois, il le perçoit, Kieran, lorsqu’il y songe sérieusement ; néanmoins nos raisons s’opposent et je sais que je ne peux guère le laisser faire quand bien même j’ai été celui lui soufflant l’idée à l’oreille. Quoi qu’il en soit, le manque cruel d’air frais, de lumière naturelle autant que d’activités stimulantes est un vrai problème dans ma vie et par la force des choses, dans la sienne. Alors je l’ai obligé à quitter les murs de son appartement ; bien que je peine à percevoir l’intérêt pour lui de déambuler au milieu d’artistes au talent tout relatif (mais que Kieran approuve, même lorsqu’il s’agit d’un talent plus expérimental qui vise à revêtir un casque fait en petites cuillères et à se taper la tête contre un lampadaire pour en faire émettre des sons – oui, je vous assure que l’on voit des choses bizarres dans le quartier). De la même manière, je ne vois pas l’intérêt de faire du lèche-vitrine compte tenu du fait que ses poches sont irrémédiablement vides et qu’il se nourrit déjà à crédit pour ce mois-ci (la faute au Road Trip partagé avec Raphael pour tenir cette promesse faite quelques années plus tôt).

Non, vraiment, il n’y a aucun intérêt pour lui de s’attarder ici – à part finir par craquer et entrer dans la première librairie qu’il croise sur son chemin pour s’offrir un nouveau livre qui s’ajoutera à la longue pile de ceux qu’il devrait déjà entamer. Ou, soyons plus réalistes, que son estomac ne se rappelle à lui et qu’il dépense une somme bien trop ridicule dans un plat de nouilles asiatiques sous prétexte que la rue est touristique. Et s’il ne m’écoute pas quand je lui propose d’aller chercher l’inspiration dans des espaces moins pollués – oui, certes, je ne possède pas des poumons comme le commun des mortels, alors à défaut je me soucie des siens, ils sont un peu à moi, n’est-ce pas ? – je crois qu’il réalise à quel point j’ai raison en toutes circonstances (oui) lorsqu’il heurte malencontreusement une silhouette au coin d’une rue. Trop occupé à rêvasser sur quel pourrait être le quotidien du type extravagant qu’il suit par réflexe depuis quelques minutes, il en oublie d’accorder de l’attention à où il met ses pieds. Et peut-être qu’à cet instant, il aurait aimé se les couper. Sans pieds, c’est un fauteuil qui l’aurait attendu et les autres auraient fait attention pour lui, l’empêchant une telle maladresse, l’empêchant surtout d’avoir à s’excuser (puisqu’il est forcément fautif) face au type qu’il vient de percuter. « Oh, euh... Logan. » Il bafouille avant de baisser la tête et je ne comprends pas tout à fait sa gêne ; je ne le connais pas, moi, ce Logan. « Excuse-moi, je suis vraiment désolé, c’était pas-c’était pas volontaire. » Néanmoins, je le connais, le Kieran anxieux qui s’excuse plus qu’il ne le devrait, qui perd ses moyens face à ceux qui l’intimident ; et je lui impose de me rendre accessible les souvenirs liés à cet homme pour me faire une idée de notre interlocuteur et l’aider, au besoin, à diriger la conversation. À vrai dire, je n’ai même pas besoin de le forcer que les souvenirs lui reviennent aussitôt en mémoire – et je peux vous assurer qu’il ne me faut pas plus de quelques minutes pour décider qu’on le déteste, ce Logan. Encore plus lorsqu’il poursuit l’échange, encore plus lorsqu’il fait preuve de condescendance. « Ah, oui, oui, c’est... drôle. » Une catastrophe. « Oh, euh, merci ? Toi non plus. » Je ne suis pas certain qu’il s’agisse d’un compliment, mais je vais m’abstenir de surréagir et me contenter de ma position initiale d’observateur pour l’instant. Le regard du Logan passe sur sa silhouette et dans un réflexe, Kieran baisse légèrement la tête pour s’assurer de ne pas avoir une tâche sur ses vêtements, autant qu’il serre son t-shirt de ses doigts pour s’assurer qu’il n’est pas à découvert. Un t-shirt noir des plus classiques, il n’a pas à se moquer de son choix de vêtements, cette fois-ci, pas vrai ? « Comment tu vas ? Qu’est-ce que tu... deviens ? » Est-ce vraiment nécessaire de s’intéresser à lui, Kieran ? Je lui crie que non, il me confirme que oui, dans l’espoir, même vingt ans après, d’être toujours regardé par celui qui a longtemps été un modèle. Qui l’est peut-être encore.

A croire que les vingt ans qui les séparaient de leur dernière rencontre avaient été réduits à l’état de secondes, lorsque Kieran avait fait ce qu’il avait toujours maîtrisé le mieux dans les souvenirs de Clyde - baisser la tête pour mieux recevoir la gifle. Verbale ou physique, étant donné la propension du brun à se montrer plutôt bagarreur pour tout et rien - sale habitude dont il s’était départi avec les années, réalisant que les mots pouvaient faire bien plus mal que les gestes. “Oh, euh... Logan.” Heureusement pour Clyde, il avait bien trop l’habitude de se servir lui-même de ce prénom comme d’un alias pour être réellement surpris de l’entendre dans la bouche de quelqu’un - du moins, c’était ce qu’il se plaisait à croire, pour éviter de faire resurgir tous les souvenirs désagréables liés aux années durant lesquels il se faisait encore appeler ainsi. Clyde, donc, aurait pu prétendre qu’il était étonné que Kieran se souvienne de lui, étant donné le nombre de gamins qu’il avait fréquenté en foyer - du moins, dans ses souvenirs malheureusement trop intacts - mais une part de lui se satisfaisait tout de même de savoir qu’il avait laissé une empreinte presque indélébile dans l’esprit de Kieran. Cette part incluant son ego (très) mal placé, puisqu’il se rappelait avec vivacité le comportement qu’il avait adopté durant cette période de sa vie - pas des plus glorieux, en somme. “Excuse-moi, je suis vraiment désolé, c’était pas-c’était pas volontaire.” Clyde ne put s’empêcher de relever les yeux tout autant que Kieran semblait déterminé à les baisser, à croire que certaines choses ne changeraient jamais. Correction - plus jeune, Clyde aurait saisi là l’occasion de fustiger encore davantage son ancien frère juste pour le plaisir de le voir s’écraser encore un peu plus devant lui. Mais certaines choses avaient changé, puisque le brun décida de ne pas relever la remarque, bien trop conscient qu’il aurait plutôt dû s’excuser à son tour, chose qu’il ne ferait tout de même pas car il s’agissait de Kieran.

Si le visage qui lui faisait désormais face réveillait d’anciens démons auxquels Clyde songeait de moins en moins avec les années, il faisait également resurgir une face de sa personnalité qu’il avait tâché de contenir au mieux depuis qu’il pouvait réellement se targuer d’être en plein contrôle de sa vie. Alors, quand bien même Kieran n’avait rien fait de plus que de se trouver sur son chemin et qu’il ne méritait sous doute pas le regard empli de jugement de Clyde, ce dernier ne pouvait s’empêcher d’être instantanément ramené au sale gosse qu’il était alors. “Ah, oui, oui, c’est... drôle.” Correction numéro deux - certaines choses ne changeraient jamais, en fin de compte, à en juger par les bafouillements de Kieran qui se superposaient parfaitement aux souvenirs venus emplir l’esprit de Clyde. “Oh, euh, merci? Toi non plus.” Clyde espérait pourtant avoir changé, mais il ne voyait là qu’une vaine tentative de compliment à laquelle il répondit d’un sourire contrit, pas le moindre du monde flatté ou attristé par cette remarque. “Merci.” A croire que la sagesse venue avec les années apportait également une dose de politesse à laquelle Kieran n’avait pas le droit à l’époque, mais que le brun n’était plus assez immature pour ignorer désormais. “Comment tu vas? Qu’est-ce que tu... deviens?” Je ne m’appelle plus Logan, pour commencer aurait été la réponse la plus adaptée à cette question, et pourtant, il se complaisait plus que de mesure dans l’utopie selon laquelle la vie que Kieran lui connaissait était derrière lui, oubliée et scellée. Comme si un simple changement de prénom pouvait pallier à ses années de galère qu’il porterait encore en fardeau longtemps - comme si. “Je bosse pour ABC.” Si Kieran ne connaissait même pas son vrai prénom, prenait-il vraiment un quelconque risque en lui révélant ainsi la vérité? Les probabilités que Kieran rencontre un de ses collègues et lui fasse part de l’enfance de Logan étaient plus que faibles, et il préférait donc encore afficher ce qu’il considérait comme une réussite professionnelle dont il était réellement fier, alors qu’il affichait un petit sourire satisfait. “Je suis journaliste.” La conversation aurait pu s’arrêter là, en réalité, mais il était tout de même curieux de savoir comment le Kieran qu’il connaissait vingt ans plus tôt avait évolué. Lui-même n’aurait pas parié sur la réussite de ses propres études, étant donné le gamin constamment énervé et impatient qu’il était, mais, correction numéro trois - beaucoup de choses pouvaient changer avec le temps. “Et toi?” Tu passes toujours la moitié de tes journées devant ta console? “On t’appelle toujours Patricia?” Beaucoup trop tentant. Privilège d’avoir eu les mêmes parents pendant quelques temps, surtout.

Il y avait eu Ichabod, il y avait eu Logan, deux hommes qui ont impacté sa vie à des moments différents, mais de manière semblable alors que l’un et l’autre ont représenté un idéal qu’il aurait voulu atteindre. Cet idéal, je ne vous apprends rien, notre protagoniste ne l’a jamais atteint. Il s’est contenté de le rêver sans jamais réussir à s’y conformer – pour son plus grand désarroi. Ah, qu’il aurait été heureux, Halstead, s’il avait pu être aussi dur et fier que le Wakefield ; s’il était parvenu à acquérir ce côté bagarreur et cette confiance en lui qui faisaient trembler les autres et l’auraient empêché d’être celui qui tremblait toujours. Les années ont passé, la rancune s’est accentuée, mais la glorification de Logan n’a jamais vraiment cessé – et pourtant, la lecture des souvenirs qu’il me rend accessibles rend cette perspective incohérente à mes yeux. Incohérente ne veut pas dire incompréhensible et je le connais, le gamin ; suffisamment pour savoir que si Logan a pris le rôle d’un modèle malgré lui, il faudra plus que quelques moqueries et quelques coups pour dissuader Kieran de le faire chute du piédestal sur lequel il l’a placé voilà des années. Son anxiété se confond avec une certaine joie de retomber sur ce fantôme de passé ; une envie de le prouver quelque chose – même s’il ignore quoi exactement. Le simple fait d’être face au Wakefield l’emplit d’une joie qu’il ne devrait pas ressentir et le voilà revenu vingt ans en arrière, parce que la rancune de Kieran n’a d’égal que son besoin d’approbation. Logan ne lui a jamais donné la sienne et tant qu’il ne l’aura pas reçue, nulle doute que le dessinateur continuera de voir son aîné avec des yeux foutrement biaisés ; excusez ma vulgarité, mais difficile pour moi de contenir mon agacement. Les souvenirs sont là, pourquoi est-ce difficile pour lui de réagir comme il le devrait, comme je le fais, comme n’importe quel individu normalement constitué le ferait ?    

Et même si ses yeux sont emplis d’étoile ; son ton est incertain, preuve en est qu’il n’est pas totalement dupe, notre protagoniste et qu’il serait en mesure d’ouvrir les yeux s’il le voulait réellement. Compte sur moi, Halstead, la domination du Wakefield a bien assez duré – quand bien même je ne connais guère ce dernier, je pars du principe que mon opinion prévaut sur celle du dessinateur en vue des circonstances. Oh, bien sûr, ne pas jugez un livre sur sa couverture ; sortez-moi autant d’idioties bien pensantes que vous le souhaitez, toujours est-il que le livre face à nous est peut-être magnifique en apparence, le récit qu’il contient n’est guère appréciable. Pourri jusqu’à la moelle ce Wakefield, c’est l’impression qu’il me laisse et son regard empli de dédain ne m’aide pas à me faire un autre avis. Je te la ferai bouffer, ta condescendance, si j’étais doté de membres, crois-moi. À défaut, je peux frapper avec les mots, après tout ce serait cohérent avec l’individu face auquel nous nous retrouvons, pas vrai, Kieran ? C’est bien ses mots plus que ses coups qui t’ont fait mal alors si tu permets, je peux tenter de jouer sur le même terrain. S’il le permet, seulement et rien qu’à ma demande, il se braque aussitôt. Hors de question d’atteindre Logan l’intouchable. Pour l’instant.

La question est formulée de manière hésitante – ma voix l’empêchant d’être aussi intéressé qu’il ne le voudrait. Logan bosse pour ABC et Kieran ne peut que sourire poliment en secouant légèrement la tête pour faire comprendre que l’information est entendue. Il est journaliste ; la tête se secoue avec encore plus de vigueur, tout est bien enregistré : Logan a réussi. La prophétie auto réalisatrice qui planait sur leurs têtes de par le contexte de leur rencontre aura au moins épargné l’un des deux, félicitations (non). « C’est génial ! » Qu’il s’exclame, le sourire sincère, reprenant rapidement : « je suis content pour toi. » Tu vois, Logan, je suis heureux pour toi, même après tout ça. Est-ce que tu pourrais aussi l’être pour moi, au moins un tout petit peu ? Il s’apprête à l’interroger sur sa spécialité afin d’éviter que la question lui soit retournée, mais il est trop tard et Kieran n’a pas vraiment le temps de réfléchir à un joli mensonge comme il le fait toujours que son faux frère enchaîne sur un sujet qui demeure sensible, même vingt ans après. De quoi déstabiliser le plus jeune, qui entrouvre la bouche pour s’offusquer.

Et toi, on t’appelle toujours sale petit con ?

C’est ce qu’il aimerait dire, c’est ce que j’essaie de le pousser à dire, mais Kieran me réduit au silence autant qu’il se mord la lèvre pour ne pas faire entendre sa voix. C’est agressif, c’est une opinion bien arrêtée sur son ancien camarade ; tout ce qu’il s’interdit au quotidien. « Seulement ma fiancée quand elle est énervée. » Il rétorque sans vraiment réfléchir, afin de donner une réponse qui se rapproche de la vérité autant qu’elle permet de désamorcer l’agacement d’être réduit à ce deuxième prénom qu’il n’a jamais choisi et qui continue d’avoir un certain sens malgré le ridicule qu’il représente : c’est un geste de ses parents, après tout et c’est suffisant pour qu’il s’y accroche. Et Kieran réalise bien vite qu’il confond encore ses désirs avec la réalité alors qu’il n’a pas parlé de Méduse au passé ; mais je lui soumets l’idée que s’il y a une situation où ce mensonge est toléré, c’est bien aujourd’hui. Une fiancée, ça implique le chien, la maison, le job tranquille ; en d’autres termes une vie stable, une certaine idée de la réussite qui est bien loin de l’échec qu’il tente de dissimuler. « J’ai réalisé mon rêve, je suis dessinateur à... à mon compte et tout se passe bien. » Dessinateur, oui, de talent, certainement, mais que tout se passe bien... un second mensonge, qui finalement ne fait pas de mal à grand-monde et en vue de celui que Logan lui a fait, je ne peux que le féliciter d’user de tels stratagèmes. « Je donne des cours, aussi. » Il ajoute, équilibrant le récit avec une vérité, avant de reprendre, grand sourire sur les lèvres et regard qui ose capter celui de Logan. « Ah, et j’ai un pied dans le journalisme, aussi, je fais des caricatures pour un journal. » Un tabloïd de bas étage, mais ça, Logan n’a pas à le savoir. « C’est drôle. » Qu’il répète, gêné, bien que son sourire perdure sur son visage et qu’il ait le secret espoir que ce point commun saura faire réaliser à son aîné qu’il serait temps de lui accorder une chance. « Et c’est quoi ta branche ? » Il questionne, l’intérêt qui n’est pas feint. L’intérêt qui est bien trop poussé à mon goût, d’ailleurs.

La raison pour laquelle Clyde s’entêtait à vouloir discuter avec celui avec qui il partageait si peu d’atomes crochus était assez floue, si bien que lui-même hésitait encore à continuer son chemin sans plus de cérémonies ou à enchaîner les questions comme autant d’occasions de répondre à celles du brun. Devant la majorité des personnes qu’il côtoyait, le poste qu’il occupait aujourd’hui constituait une carrière tout à fait louable, sans qu’elle ne soit pourtant source d’admiration. Alors, malgré le fait qu’il n’avait et n’aurait jamais besoin de l’approbation de Kieran qu’il avait - presque - oublié ces vingt dernières années, Clyde n’avait pu s’empêcher de mettre des mots sur sa réussite profesionnelle comme pour se détacher un peu plus de ce gamin qu’il avait été. De la vision que son faux-frère avait peut-être encore de lui, ou alors pour récolter autant de compliments et d’admiration que l’autre plaçait en lui lorsqu’ils n’avaient même pas l’âge de réaliser qui ils étaient vraiment. “C’est génial! Je suis content pour toi.” Le sourire dessiné sur les lèvres de Kieran apparaissait sincère, si bien que Clyde se demandait réellement quelle image il avait bien pu laisser au brun, alors que celle qu’il avait en tête n’était pas des plus respectables. Qu’il ait réussi à terroriser et à impressionner tout en même temps un gosse de dix ans, c’était une chose - que cette même personne continue de s’intéresser réellement à lui alors qu’ils étaient désormais adultes en était une autre. A cela, Clyde ne pouvait que hocher la tête et plisser les lèvres en signe de remerciement, lui-même ne sachant désormais plus bien comment prendre cette validation qu’il n’avait jamais recherchée.

Pourtant, les bonnes (sales) habitudes enfouies depuis longtemps n'étaient jamais très loin lorsqu’il s’agissait de Kieran, alias Patricia - un coup bien bas et qui l’avait pourtant bien trop démangé pour qu’il se retienne. “Seulement ma fiancée quand elle est énervée.” A croire que Clyde était encore plus surpris d’apprendre l’existence d’une telle personne que de recroiser Kieran après tout ce temps, alors qu’il relevait des sourcils trahissant un étonnement non feint. “Félicitations.” Si les mots auraient pu être plus sincères, ils avaient au moins le mérite de lui avoir fait oublier sa moquerie initiale, alors que toutes ses certitudes sur Kieran étaient devenues instantanément plus fragiles. Kieran, celui en qui personne n’avait jamais cru - même pas lui-même - selon la vision biaisée que Clyde avait encore de lui, possédait pourtant quelque chose que le brun lui-même ne pouvait clamer. Non pas qu’il recherche la fiancée, la maison à la campagne, les trois vélos et la planche de surf sur le toit de la voiture - celle-là, il l’avait déjà - mais l'aplomb avec lequel Kieran avait prononcé ces mots suffisait à faire dévier quelque peu la vision linéaire qu’il avait gardé de lui après tout ce temps. Il était d’ailleurs encore plus curieux d’entendre ce que le brun pouvait bien faire de ses journées que la manière dont il occupait ses nuits. “J’ai réalisé mon rêve, je suis dessinateur à... à mon compte et tout se passe bien.” Nouveau haussement de sourcils suivi d’un hochement de tête cette fois - à croire que Clyde allait de surprise en surprise, et qu’il était peut-être temps d’appliquer à Kieran ce à quoi il se pliait avec le reste du monde - ne pas se baser uniquement sur les apparences et les idées pré-conçues. “Je donne des cours, aussi.” De mieux en mieux. “Ah, et j’ai un pied dans le journalisme, aussi, je fais des caricatures pour un journal.” Le pompon, vraiment. “C’est drôle.” “Je ne l’aurais pas imaginé à l’époque, c’est sûr.” Si Clyde ne s’était pas imaginé là où il était aujourd’hui, il aurait encore moins parié sur Kieran dont les activités étaient toujours demeurées quelque chose d’aussi obscure qu’inintéressant à ses yeux qui n’avaient que peu d’attrait pour les jeux vidéo. “Je suis content si ça marche pour toi aussi.” Content n’aurait pas été l’adjectif le plus approprié pour décrire le sourire mi-sincère mi-contrit de Clyde, mais il était peut-être temps de ne continuer pas tacler Kieran à tous bouts de champs lorsque ce n’était clairement pas mérité. “Et c’est quoi ta branche?” “L’investigation.” Le brun ne se refusait jamais à parler de son boulot, même s’il doutait réellement que Kieran s’y intéresse, contrairement à ce que son air curieux semblait indiquer. “Y a pas beaucoup de dessins dans mes enquêtes.” En fin de compte, il était peut-être encore possible de s’adonner à des tacles un peu plus subtils, un sourire collé aux lèvres pour prétendre qu’il ne s’agissait là que d’une remarque comme une autre. Pas avec Kieran, malheureusement, dont l’étiquette collée sur sa tête depuis près de vingt ans serait bien difficile à retirer - à moins que la curiosité n'entrouvre la porte que lui-même n'avait pas eu pour intention d'ouvrir. “Tu te maries bientôt?” Je suis invité?

Dans le champ d’action que permet un quotidien aussi morne que celui de notre protagoniste, il y a un nombre incalculable de petites choses qui sont géniales : retrouver un vieux billet froissé dans son pantalon, lécher la spatule après avoir préparé un gâteau au chocolat, avoir une place dans le train qui ne soit pas à côté des toilettes, battre Donkey Kong alors qu’il ne reste plus qu’une vie à Mario ; la liste est longue et pourrait nécessiter plusieurs heures de votre temps et du mien et je crois que l’un comme l’autre nous n’avons pas cette disponibilité. Néanmoins, comprenez bien que le choix est vaste ; et parmi la longue liste à ta disposition, Kieran, le fait que Logan ait réussi à faire carrière n’est pas quelque chose de génial, non, assurément. Oh, bien évidemment, la bienséance veut que l’on soit poli avec nos ennemis et qu’on ne leur souhaite aucun mal ; bien au contraire, souhaiter leur réussite est signe de maturité et de bienveillance. Peut-être est-ce là deux qualités de Kieran (la seconde est attestée, la première discutée), mais ce ne sont pas les miennes et je n’ai donc pas honte de souhaiter qu’une seule chose à ce Logan : qu’il ravale ce sourire condescendant sur ses lèvres et qu’il crève dans un caniveau. Trop virulent ? Bien, je vais me contenter de souhaiter qu’il termine sa carrière en tant qu’homme-sandwich dans les rues de Brisbane à défaut d’écumer celles-ci pour son prochain article. Car non, contrairement à Kieran je n’oublie pas (et ne tentez pas de souligner qu’il est paradoxal de ne pas pardonner quelque chose dont je viens de découvrir l’existence où vous serez les prochains à finir dans une ruelle – le pouvoir de l’imagination, vous comprenez bien). En ce sens, je ne peux pas me réjouir de la réussite de Logan, considérant qu’il n’y a pas de justice dans ce monde, sans quoi les rôles auraient été inversés. Logan serait celui dont la vie lui échappe, Kieran celui à qui tout réussit et l’ordre des choses aurait été cohérent. Mais puisque ce n’est pas le cas, puisque mon pantin est bien trop aveuglé par l’admiration qu’il porte encore au plus vieux, je ne peux qu’espérer qu’un jour, les plans que je prévois pour notre interlocuteur soit une réalité et, surtout, en soit une pour Kieran, un souhait comme j’aimerais qu’il en ait tant.

Pour l’heure, contentons-nous de garder la face. Nous, car si Kieran s’emballe d’excitation, sa gêne est néanmoins bien réelle lorsque Logan use de ce prénom qu’il n’a pas entendu depuis trop longtemps. À question inattendue, réponse qui l’est tout autant, alors qu’il ne peut s’empêcher de balancer le premier mensonge qui lui passe par la tête (que j’accentue, certes) pour démontrer à Logan que non, il n’est pas le premier (et probablement pas le dernier) qui le nommera ainsi. La place est déjà pourvue, merci de repasser plus tard (jamais, donc). « Merci. » L’intonation est timide, mais le sourire sincère alors que le plus jeune se réjouit d’avoir attiré l’attention de son aîné ; il l’a félicité, c’est déjà une marque d’approbation, n’est-ce pas ? Si seulement tout était aussi simple, Kieran. Il ne voit pas la vague surprise sur le visage de Logan ; il ne veut pas la voir, surtout. Un premier mensonge, un second, c’est finalement une vieille mécanique qui se remet en place, sans ciller, sans baisser le regard comme à son habitude et (presque) sans bégayer. Les mensonges ont toujours eu sa préférence, mais il n’est pas difficile de partager ceux-ci, alors qu’il ne s’agit pas d’une simple volonté de se sortir d’une situation délicate, mais de poursuivre, un peu plus longtemps, l’histoire qu’il conte dans sa tête depuis le début de l’année, depuis tous ces échecs successifs qui ont remis en question jusqu’à sa propre identité. Il ne sait pas qu’il est, Kieran et si j’essaie, avec lui, de répondre à cette question, aujourd’hui la réponse est toute trouvée : il sera brillant, pour que Logan puisse enfin poser un regard d’égal sur lui. Il se sent terriblement seul, son métier ne lui permet pas de se nourrir, donner cours à des mannequins en plastique aurait le même impact, il n’a aucune fierté à caricaturer des individus qui n’ont rien demandé ; mais aujourd’hui, tout ceci prend un nouveau sens, lui donne une raison d’exister, pas seulement pour trouver sa place dans ce monde, mais surtout pour la trouver aux côtés de Logan. « Moi non plus. » Oh, Kieran, énième mensonge, le plus convaincant peut-être ; pourtant je ne suis pas sans ignorer que derrière cette fausse assurance se cache le gamin qui aurait rêvé être en haut de l’affiche et vivre de son art. À défaut, il vit, et c’est déjà pas mal.

« C’est vrai ? » Je fustige l’impatience et la surprise de Kieran alors que son commentaire se veut spontané, touché, véritablement ému : Logan est content pour lui. Tu ne dois pas lui offrir ce qu’il veut sur un plateau d’argent, gamin ; tu ne peux pas laisser tes yeux briller sans t’assurer au préalable qu’il ne va pas retourner la situation comme il l’a si souvent fait. Et pourtant, malgré les réponses concises, Logan fait perdurer la conversation, le félicite, satisfait sa curiosité alors que Kieran hoche la tête lorsqu’il mentionne son domaine de prédilection, un sourire sur les lèvres. Peut-être que les années ont fait leur travail et que si Kieran n’a pas réellement gagné en maturité, Logan l’a fait pour deux.

Et comme souvent, entre les espoirs de notre protagoniste et la réalité, il y a un véritable fossé dans lequel il est poussé par l’un des bourreaux de son enfance. « Ça peut s’arranger, tu sais. » Il s’amuse ; il tend surtout l’autre joue. Il y aurait pourtant tellement d’autres choses à préciser, Kieran. Le fait qu’il ne s’agit pas de simples dessins, mais d’un véritable art, le fait que cela ne le rend pas moins légitime pour autant, le fait est qu’il peut se mettre ses moqueries là où je pense (hm, j’admets, cette dernière option est mon opinion personnelle). « 18 avril. » La réponse est automatique, immédiate ; la date n’est qu’à peine mensongère. En avril, oui. De cette année. « Donc oui, on peut dire que c’est bientôt. » Il accentue, avec un léger sourire. « À vrai dire, la dernière chose qui traîne est l’enterrement de vie de garçon, pour le reste, il n’y a plus qu’à attendre le grand jour. » Son sourire timide ne quitte pas ses lèvres, ses épaules se haussent et ses yeux brillent sans qu’il n’ait à forcer. Oui, la dernière chose qui manquait à ce grand jour est cet enterrement de vie de garçon dont il n’a pas bénéficié et dont il n’aurait de toute évidence pas bénéficié. Alors, dans cette revisite de l’histoire, il se prépare encore pour l'événement et celui-ci s’annonce, selon les images qui défilent dans son esprit, comme grandiose. « Et toi, alors ? » Il interroge, la facilité prônant sur la créativité quand il s’agit de poursuivre cette conversation qui, accentuée par mon propre ressenti, provoque une certaine gêne à notre protagoniste. Pas suffisamment pour qu’après diverses supplications à l’en rendre fou, il craque et me concède une victoire, ajoutant un piquant, à son échelle : « Encore seul ? » Et peut-être, peut-être qu’un demi-sourire s’est glissé sur ses lèvres en accentuant le premier mot.

@Clyde Wakefield  

Si Clyde ne s’était arrêté devant Kieran que sous le coup d’une surprise bien plus forte que la volonté de ses pas de continuer leur chemin, prolonger - ou ne serait-ce qu’initier - un semblant de conversation ne faisait pas partie de ses plans. Halstead ne pouvait être qu’un loser, un mec aussi peu sûr de lui et entreprenant que le gosse apeuré et fragile qu’il était alors, dans l’imaginaire biaisé du Clyde de l’époque. Il ne méritait pas plus que trois secondes de son attention, quatre piques bien placées, et cinq phrases en tout et pour tout pour le faire sortir de sa vie aussi brusquement qu’il y était réapparu. Pourtant, Clyde se retrouvait pris à son propre jeu des sept différences : se prouver que lui avait changé, le faire ressentir au brun et l’écraser toujours plus sous son ego et son charisme, pour mettre le plus de distance possible entre ce qui relevait de son passé et de son présent aujourd’hui aux antipodes. Ce qu’il n’avait pas prévu dans l’équation, le journaliste, c’était qu’il n’était visiblement pas le seul à avoir évolué - Kieran, bientôt marié, c’était une nouvelle et une bonne (davantage dans un sens ironique que réellement positif). “C’est vrai?” Ce besoin de validation extérieure et cette propension à l’émotivité dont faisait preuve Kieran permettait au moins à Clyde de ne pas se retrouver sans armes face à lui, au fantôme de son passé qu’il pensait enterré et inoffensif, et qui se trouvait désormais être quelque peu changé. Aussi surprenante que la nouvelle du mariage soit, Clyde ne se laissa pas démonter, préférant hocher la tête imperceptiblement et offrir un demi-sourire au brun - à défaut de lui répondre que non, il n’était pas ‘content’, car il ne tenait pas assez à lui pour ressentir ce genre d’émotion à son égard. S’il aurait préféré croire que cette information inédite ne lui faisait ni chaud ni froid, elle le ramenait pourtant indéniablement à ce tout ce qu’il pensait croire et renfermer sur cette période-là de sa vie, et qui se trouvait chamboulé par la présence de Kieran, dont les souvenirs entraînaient les siens à resurgir. Oh, que Clyde le détestait autant qu’il réalisait qu’il n’avait finalement plus grand chose contre lui, à cet instant.

Alors, le domaine professionnel faisait encore partie de ces sujets sur lesquels il pouvait se détacher du brun, un petit sourire ironique à l’idée que ses productions à lui n’avaient aucun intérêt à se retrouver gâchées par des dessins - sous-entendre des gribouillis, si Clyde se laissait (injustement, certes) aller aux idées mauvaises que la compagnie de Kieran lui insufflait. “Ça peut s’arranger, tu sais.” En d’autres circonstances, le journaliste se serait laissé aller à un autre sourire poli, peu désireux de froisser un interlocuteur envers lequel il n’avait que peu d’intérêt - mais si Kieran semblait avoir acquis une certaine confiance en lui, Clyde n’était donc que plus vif à le casser par automatisme. Vieux réflexe - il ne faisait presque pas exprès. “Je pense pas, c’est des sujets sérieux.” Les mots avaient été lancés sans verve aucune, sur un ton presque neutre, mais leur dureté n’en était pas moins perceptible alors qu’un râle railleur filtrait entre ses lèvres. Les dessins n’avaient pas leur place dans ses enquêtes - et ceux de Kieran encore moins, pour une raison obscure qui n’avait aucune explication logique, et tout à voir avec les préjugés de Clyde qui avaient encore la vie dure.

Puisque Kieran ne semblait pas désireux de fournir à Clyde ce qu’il espérait - la vision de sa réussite face à l’échec cuisant et attendu de son ancien frère - la curiosité se fit jour dans son esprit. S’il s’agissait d’un pré-requis dans son domaine professionnel, ainsi que dans ses affaires moins réglementaires, il n’aurait pas pensé se retrouver un jour à se laisser aller à du small talk avec Kieran. A croire que la vie réservait bien des surprises, la première étant la volonté d’en apprendre un peu plus sur ce qu’était devenu celui dont il n’avait jamais pensé à prendre des nouvelles jusque-là. “18 avril. Donc oui, on peut dire que c’est bientôt.” En effet, et le léger mouvement de tête de Clyde ne pouvait qu’indiquer son étonnement qui n’était pas encore passé. “À vrai dire, la dernière chose qui traîne est l’enterrement de vie de garçon, pour le reste, il n’y a plus qu’à attendre le grand jour.” “Tu as prévu quoi?” Tu as prévu une soirée jeux vidéos? Aussi tentante que la remarque soit, elle ne franchit pourtant pas la barrière de ses lèvres - ce genre d’attaque était devenue trop petite (ou pas), même pour lui et malgré les émotions ambivalentes qu’il pouvait ressentir face à Kieran. “Et toi, alors?” Le mariage, sérieusement? Que semblaient signifier ses sourcils haussés et la main qui vint passer sur sa barbe naissante alors que ses traits arboraient une expression presque amusée. “Encore seul?” Plus que railleur, ce rire-là qui fusa sans attendre était celui d’une surprise évidente, alors que Clyde était presque estomaqué que Kieran se laisse aller à ce genre de question clairement orientée. De toute évidence, le journaliste lui avait laissé un souvenir suffisamment ému pour que le brun n’estime pas qu’il soit du genre à partager sa vie avec quelqu’un - et il avait raison tout autant qu’il avait tort, sa situation à ce sujet étant plus que complexe. “Jamais seul, plutôt” qu’il se défendit d’un air satisfait, arborant là son plus beau sourire qui cachait pourtant le fait que n’être jamais seul revenait pourtant à l’être toujours - même s’il ne s’en était jamais plaint jusque-là. “Mais le mariage et les gosses c’est pas pour moi.” Il en riait, et pourtant, Kieran était paradoxalement le mieux placé pour comprendre qu’une enfance singulière comme la leur laissait des traces indélébiles au-dessus desquelles Clyde n’avait jamais réussi à passer. Jamais voulu passer, selon lui - vérité bien ancrée qui restait pourtant à débattre. “Vous habitez dans le coin? Peut-être que j’aurais l’occasion de vous recroiser, je passe souvent ici.” Il aurait donné cher pour voir à quoi pouvait bien ressembler l’heureuse élue, tout d’un coup.

Logan le félicite et c’est peut-être la première fois qu’il le fait, réchauffant instantanément le cœur de Kieran alors que ce dernier ne peut s’empêcher de lui demander confirmation, si surpris par cette réaction qu’il a longtemps espérée sans jamais y avoir le droit. Logan est content pour lui et cela peut paraître ridicule (ça l’est, Kieran, ne compte pas sur moi pour être aussi enjoué que toi à cette idée), mais pour Kieran cela en dit long sur le chemin parcouru. Il a évolué au point de bénéficier de félicitations, peu importe si elles ne semblent pas sincères (comme je le fais remarquer), peu importe si elles ne viennent pas vraiment de la personne de la part de laquelle il aurait voulu les entendre. Elles sont là, c’est le plus important à cet instant pour un Kieran constamment à la recherche de validation, qui l’obtient enfin de celui qui n’avait, jusqu’ici, jamais eu un mot encourageant à son égard. Pourtant, il aurait dû comprendre depuis longtemps que ça ne servait à rien d’en attendre plus de la part de Logan, que des deux, le bon à rien n’est pas forcément celui qui semble tout désigné et qui a été longtemps appelé ainsi par le second ; oh, oui, Kieran, je sais que tu ne veux pas que je me mêle de tes souvenirs, mais crois-moi que si je t’avais déjà accompagné durant l’enfance, Logan n’aurait pas eu la même emprise qu’il a encore aujourd’hui. Je me serais assuré de la déconstruire – parce que rien ne justifie qu’il agisse de la sorte et tu es bien le seul à croire en la bienveillance de son sourire et de ses propos, alors que toute son attitude respire la provocation et la moquerie (comme à l’époque). Je ne comprends pas réellement cet attachement à la flagellation que notre protagoniste possède ; si j’ai bien conscience qu’il est difficile de réduire à néant des schémas qui se sont construits sur des dizaines d’années, je m’offusque aussi que personne n’ait essayé avant moi, bien au contraire : voyez donc Logan, qui ne fait qu’accentuer ceux-ci en soufflant le chaud et le froid, en le félicitant à l’aide d’un regard qui semble le juger de tout son être (et probablement que c’est le cas).

Il n’y a pas que son regard qui juge à l’en croire lorsqu’il reprend la parole, soulignant à quel point son travail est sérieux (à comprendre : à quel point celui de Kieran ne l’est pas, par conséquent). Et s’il est habitué à cette opinion bien arrêtée sur sa profession, ça ne le rend pas moins touché par celle-ci, alors que le peu de confiance dont il bénéficiait se retrouve bien vite enterrée par de simples mots. Certaines choses ne changeront jamais. Allons, Kieran. Cette confiance, bien que minime, tu la possédais avant qu’il ne soit sur ton chemin, pourquoi ne peux-tu pas faire de nouveau appel à elle ? Pourquoi est-ce que Logan continue de t’impressionner à ce point, alors que tous les indices montrent à quel point tu ne devrais pas lui accorder le moindre intérêt ? « Tu sais, l’art ça peut aussi l’être... » Sérieux, bien sûr que ça peut l’être, il n’y a qu’à voir les dizaines de planches qui s’entassent sur son bureau et qui décrivent son mal-être. Elles n’ont pas pour but d’être publiées, elles n’en demeurent pas moins sérieuses et ô combien représentatives. Il tente de justifier, mais je le sens qui se décompose à l’intérieur, déstabilisé par l’attitude de Logan qui contraste avec ses félicitations, par la dureté de ses mots autant que le râle moqueur qui s’est échappé d’entre ses lèvres. « Enfin, oui, oui tu as raison, ce ne serait pas très approprié. » Il abdique, lèvres pincées, sourire gêné, l’impression qu’encore une fois, son travail ne sera jamais considéré comme « bon », il vient encore une fois d’en avoir la preuve. Je lui suggère pourtant que Logan n’a probablement jamais vu une de ses œuvres et qu’il ne peut se permettre de juger – mais il n’écoute pas, jamais.

Il y a néanmoins un point sur lequel il se félicite d’avoir attiré l’attention de Logan (mais, pour ma part, hors de question que je puisse féliciter cette attitude), c’est la perspective de son futur mariage. Une réussite pour Logan (ou presque), un mensonge pour Kieran (ou presque). Dans cette vie rêvée, il unit la sienne à celle de Méduse (n’insistes pas, Kieran, les mois passent, mais je ne suis toujours pas décidé à prononcer son prénom sauf sous la contrainte). Et lorsque Logan se montre encore une fois curieux, que je perçois l’ironie de sa question, je suis le premier à aider Kieran à lui offrir une réponse à la hauteur de son attitude : « J’en sais rien. C’est le principe d’un enterrement de vie de garçon. » Réalisant la virulence de ses propos, il laisse échapper un léger rire nerveux pour contrer la froideur qui pourrait émaner de ses mots (je te rassure, Kieran, tu es bien le seul à te flageller pour une agressivité qui n’en est pas une). Et son sourire disparaît lorsqu’il songe réellement à cette question. Heureusement que j’ai pu l’aider, sans quoi il aurait été incapable d’offrir un mensonge digne de ce nom. Parce qu’il n’a aucune foutue idée de ce qu’il aurait pu faire ce soir-là. Peut-être que Reese aurait pu lui organiser quelque chose, peut-être qu’un des nombreux amis de Méduse se serait dévoué pour l’aider à marquer le passage (même s’il n’a aucun nom qui lui vienne en tête). Ou peut-être qu’il aurait été seul, tout simplement, comme il l’aurait dû l’être après être ainsi sorti de la vie de ses propres amis durant tout ce temps. Cette pensée ne fait que peser un peu plus sur les épaules de Kieran, qui s’empresse de retourner la question, avec une pique dont il est le premier à se surprendre. Et il s’était presque satisfait d’une telle attitude, avant que le rire de Logan fasse toujours le même effet, même vingt ans après. Il le met plus bas que terre et je crois qu’enfin, Kieran réalise que cette conversation le mène nulle part et qu’il ne pourra jamais rien en tirer de bon. « L’essentiel est que ça te convienne. » Il se contente de souligner pour ne pas envenimer plus la situation, hochant la tête comme une confirmation que le mariage et les enfants ne sont pas pour lui, alors qu’il n’en sait rien. Il sait simplement que ça n’est pas vraiment pour lui non plus, mais puisque cela aurait été le souhait de Méduse, autant s’y conformer. Autant qu’il peut continuer à se conformer aux mensonges qu’il souhaiterait voir se réaliser. « Non, on est du côté de Bayside. » Il répond à sa question, avant de préciser (parce que les détails concrétisent le mensonge) : « Elle veut de la nature, je veux du calme ; c’est le bon compromis. » Le compromis qui démontre de ses moyens financiers (qu’il n’a pas, évidemment). Il affiche un léger sourire avant que je ne lui suggère de justifier sa présence ici, après tout. « Je donne des cours privés par ici. Alors on se recroisera probablement, oui. » Il secoue vivement la tête, tandis que son regard se porte sur sa montre. « Mais pour l’heure, je vais être en retard à mon prochain rendez-vous, alors... ça m’a fait plaisir de te voir. » À toi oui, à moi, c’est une autre histoire. « À bientôt. » Il l’espère ; j’ai cette idée en horreur.

@Clyde Wakefield

Dans ces souvenirs, Kieran avait une tendance au marchandage plutôt limitée. Il se contentait plutôt d’entrouvrir la bouche comme un poisson en manque d’air alors que ses yeux grands ouverts derrière ses lunettes complétaient le look, prenait parfois son courage à deux mains pour s’opposer du mieux qu’il pouvait à Clyde, et finissait par abandonner en réalisant que le brun ne lui donnerait jamais raison. C’était une question de principe, et à l’époque, aussi de plaisir de faire souffrir plus faible que soi. Si Clyde refusait de parler de sa mère et de ses propres problèmes, il trouvait cela parfaitement acceptable de se servir des autres comme exutoire à sa peine, et Kieran en avait fait les frais plus d’une fois. “Tu sais, l’art ça peut aussi l’être…” Alors, aujourd’hui, que ce dernier lui tienne tête, alors qu’il n’avait pourtant pas mâché ses mots concernant l’opinion qu’il pouvait avoir de ses dessins, lui confirmait bien que Kieran avait bien changé malgré les apparences. Il n’en restait que le journaliste le reconnaissait par bien des points, mais au fond, il sentait qu’au-delà de ne pas appeler sa colère injustement dirigée, Kieran méritait presque davantage que le manque absolu de respect que Clyde avait toujours eu pour lui. “Enfin, oui, oui tu as raison, ce ne serait pas très approprié.” Enfin, si seulement il ne lâchait pas le morceau devant la première opposition.

Il y avait pourtant des sujets que Clyde maîtrisait bien moins, par la force des choses qui l’avait amené à ne jamais se retrouver à quelques mois d’une échéance dramatique - celle du mariage. Il avait accompagné Halsey par plusieurs fois lors de telles cérémonies, mais tout était si faux que cela comptait difficilement comme de réelles expériences. “J’en sais rien. C’est le principe d’un enterrement de vie de garçon.” Clyde hocha la tête, n’ayant pas à cœur d’avouer qu’en effet, il n’était pas vraiment à jour sur ces principes et n’y avait par ailleurs jamais participé lui-même. Si un de ses amis proches devait se trouver devant le précipice du mariage, il tenterait plutôt de le dissuader, ou à défaut, de le convaincre qu’un enterrement de vie de garçon n’avait aucun sens, et qu’il ne devait pas accepter que certaines choses aient une fin simplement car il était sur le point de s’engager. Ce genre de soirée avait une signification que Clyde n’appréciait que moyennement, en réalité, même si son refus de l’engagement avait des racines bien plus profondes que cela. La trentaine était passée, et pourtant, son opinion n’avait pas changé à ce sujet, puisqu’il était loin de se morfondre seul chez lui - la vie l’avait doté d’un faciès que ces dames appréciaient, visiblement. “L’essentiel est que ça te convienne.” “C’est ça.” Si Kieran avait un instant pensé que sa tentative d’ironie toucherait Clyde, il ne se rappelait pas suffisamment de lui - plutôt étonnant, à bien y réfléchir, étant donné les vifs souvenirs que le brun gardait lui-même de cette période. “Non, on est du côté de Bayside.” Plutôt cossu, que les sourcils haussés de Clyde auraient presque pu dire. “Elle veut de la nature, je veux du calme ; c’est le bon compromis.” “Il paraît.” Le couple et ses compromis - quel bonheur. “Je donne des cours privés par ici. Alors on se recroisera probablement, oui.” Kieran n’en était pas arrivé à le snober malgré ses rabrouements - le temps ne lui avait donc pas tout appris. “Mais pour l’heure, je vais être en retard à mon prochain rendez-vous, alors... ça m’a fait plaisir de te voir.” ‘Plaisir’ aurait été faux, ‘surpris’ donnait déjà un meilleur aperçu de la réalité du côté du journaliste. Clyde hésita un instant à se complaire dans le mensonge ou à éviter cette remarque-là sans vergogne, mais Kieran eut la bonne idée d’enchaîner, lui coupant donc la possibilité de l’un et de l’autre. “À bientôt.” “Oui, ne te mets pas en retard. A bientôt.” Y aurait-il réellement un bientôt? A moins que… “A l’occasion” qu’ajouta Clyde en lui tendant sa carte qu’il gardait toujours à portée de main. Les raisons qui l’avaient poussé à cela étaient multiples, tout autant que les significations derrière l’occasion. Pour autant, l’avantage restait que Kieran serait celui à venir requérir son attention - old habits die hard.