« J'en ai assez. T'as qu'à me dire ce qui ne va pas, au lieu de bouder dans ton coin. »

Des jours qu'elle fait la tête, des semaines qu'elle est toujours occupée tout le temps, à fuir je ne sais quoi, ou je ne sais qui. Peut-être moi. Je ne la vois plus à l'appartement, les seuls moments où ses pas réchauffent le sol de notre "chez-nous" sont fugaces et se font de plus en plus rares. J'en ai assez des "à ce soir" qui se transforment maintenant en silences froids. Je passe beaucoup de temps dehors, à dessiner et à essayer de trouver un job - c'est vrai. Molly, elle, passe du temps à faire je ne sais quoi, en dehors de nos quatre murs. Ses affaires sont bien installées, maintenant. Et je pensais qu'elle finirait par m'envahir, avec ses manies et sa présence. Au final, j'ai presque l'impression que tout est exactement comme si elle et moi, nous étions de parfaits inconnus. Il n'y a rien pour nous relier l'un à l'autre, rien qui soit un sujet de conversation propice à la discussion apaisée. Le climat étrange dans lequel nous baignons aura achevé ma volonté de me taire et de laisser couler. C'est nous, qui coulons, à force.

Je ne sais pas pourquoi je m'en étonne. Nous sommes mariés depuis février dernier à cause d'une stupide émission de télé. Elles avaient tort, les statistiques. Notre couple n'était pas "fait pour être la représentation de l'amour parfait". C'est de la merde, leur psychologie de comptoir. Nous n'avons de toute façon jamais vraiment été un couple. Et nous avons vécu ces derniers mois côte à côté, occupés à prétendre que tout finirait par s'installer tout à fait tranquillement.

Je jette le journal que j'ai dans la main à côté de Molly, miraculeusement installée sur le canapé. Je crois que c'est la première fois que je la vois ici aussi longtemps en quatre semaines. « Si t'as quelqu'un, dis le, bon sang. J'en ai marre que mon appartement soit un dortoir. » C'est ce qu'il a toujours été, pour Charlie, pour Clément, pour Molly. Un dortoir où ne pas rester, surtout, où ne pas s'établir. J'en ai assez, je crois.

L’ambiance est étrange avec Léo depuis quelque temps. Je pense qu’on a tous les deux voulu y croire un jour ou l’autre, mais l’amour n’a jamais fait son apparition entre nous. Et j’ai peur de la conversation, celle où on va devoir se demander ce qu’on doit faire. Je n’ai pas envie de lui demander de divorcer, j’aurais bien trop peur de le blesser, mais je sais très bien qu’on ne pourra pas avancer comme ça pour toujours. J’ai besoin de souffler, de respirer depuis que j’ai vraiment rompu avec Pete. Et je suis désespérée quand je me dis que je n’aimerai jamais mon mari comme j’ai aimé mon premier amour. Est ce que c’est ça la vie que je vais devoir mener ? Est ce que Léo se sent bien dans tout ça ? J’ai l’impression de ne rien connaître de ce jeune homme avec lequel je vis depuis des mois.

Je suis sous un plaid et je ne dis rien, bien trop occupée à me remémorer tout ce qu’il s’est passé ces derniers jours. J’ai rompu avec mon premier amour, et je me suis rendue compte que j’avais besoin de me retrouver avec moi-même et de prendre en compte mes envies. « J'en ai assez. T'as qu'à me dire ce qui ne va pas, au lieu de bouder dans ton coin. » Léo n’a pas l’air de très bonne humeur, et je le comprends. Je ne suis que très rarement dans cet appartement avec lui. Et quand moi je suis ici c’est lui qui part. On ne fait que ce croiser depuis des semaines, et ça prouve bien qu’il y a une conversation qu’on repousse pas vrai ? “Je vais pas t’embêter avec ça, c’est rien.” Je ne sais pas ce qu’il ressent, et je ne veux pas qu’il se sente blessé. Est ce que je l’ai trompé ? Est ce qu’il nous a déjà considéré comme un vrai couple ? Jamais je n’ai osé lui poser ce genre de questions. « Si t'as quelqu'un, dis le, bon sang. J'en ai marre que mon appartement soit un dortoir. » le voilà mon regard qui fuit. Je ne veux pas le regarder dans les yeux, j’ai bien trop honte de ce qu’il a pu se passer alors que j’étais une femme mariée, que j’en suis encore une d’ailleurs. “On a jamais été un vrai couple toi et moi Léo. Et je suis pas la seule à déserter l’appartement…” Ce n’est pas un reproche, seulement une observation. “Il n’y a plus personne d’autre et ça restera comme ça pendant longtemps.” Parce que j’ai besoin de rester seule avec moi-même. Et je sens que ce soir, je vais aussi perdre Léo.

Elle ne peut pas me mentir à moi. J'ai vécu des mois à ses côtés. On a partagé un lit uniquement pour se planquer sous les draps. On a partagé ce qui nous pesait sur le cœur et je ne sais pas quand elle a arrêté de me faire confiance pour ces choses-là. Est-ce qu'elle aussi, elle a décidé de ne plus m'adresser la parole au moins pour ces sujets là ? Est-ce qu'elle pense que je suis en sucre, qu'après tout ce que nous avons traversé, elle et moi et chacun de nôtre côté, je ne peux pas supporter ce qu'elle a à me dire ? Ce n'est pas elle qui se livrera d'abord, en tout cas. Je sens déjà que les prochaines minutes seront terriblement longues, s'il me faut lui tirer les vers du nez pour lui arracher trois mots de la bouche. « Je vais pas t’embêter avec ça, c’est rien. » Tu me fais chier, Molly. Tu me fais autant chier que les gens qui disent qu'ils ne veulent "rien pour leur anniversaire" et que les gens qui disent "rien" quand on leur demande ce qui ne va pas mais qui ne cessent de soupirer dans l'espoir qu'on les remarque. J'ai envie de la secouer par les deux épaules, mais je ne crois pas que j'aurais aimé ça il y a des mois de cela, lorsque c'est moi qu'il aurait fallu secouer comme un prunier.

Elle me paraît misérable, voilà tout. Je sais identifier les peines de cœur lorsque je vois quelqu'un en souffrir. Enfin, je crois. « On a jamais été un vrai couple toi et moi Léo. Et je suis pas la seule à déserter l’appartement… » « Première nouvelle. » Je tourne comme un lion en cage, les mains occupées à farfouiller dans l'espoir de trouver un paquet de cigarettes. Non, elle n'est pas la seule à déserter l'appartement. Elle est pourtant bien la seule à faire comme si tout fonctionnait comme avant. Ca n'a jamais fonctionné, je ne sais pas pourquoi je me suis leurré avec l'espoir que tout finirait par se mettre en place naturellement. « Il n’y a plus personne d’autre et ça restera comme ça pendant longtemps. » Je m'arrête un instant, puis retourne me planter devant elle. « Tu me dois rien, je te dois rien, ok. C'est pas pour autant que t'as le droit de déserter et de prétendre que tout va bien, quand tu vas te planter dans les bras d'un autre. » Je marque une pause, m'installe à ses côtés sans pour autant manquer de mettre de la distance entre nous. « Et surtout pas si c'est pour pleurnicher ici par la suite. T'as pas le droit de te tirer quand tout va bien et de revenir uniquement quand tout va mal. Je suis ton faux mari, pas ton bouche-trou. » Et voilà. Cet appartement est un putain de moulin. C'est toujours ce que ça a été. « Il manque des affaires à toi. Elles sont où ? » Elles sont autre part, n'est-ce pas ? Je ne serais pas surpris d'apprendre qu'elle ne vit plus vraiment ici depuis un bon moment déjà.

Je n’ai pas envie que les choses se passent mal avec Léo, et pourtant, j’ai l’impression qu’il est vraiment de très mauvaise humeur. « Première nouvelle. » C’est comme s’il passait ses journées et ses nuits à m’attendre à l’appartement pendant que je déserte. Je ne relève pas, je n’ai pas envie de l’énerver encore plus qu’il ne l’est déjà. Je reste dans mon coin et je prie pour qu’il laisse tomber. Je n’ai pas envie d’avoir une discution, pas celle là dans tous les cas. « Tu me dois rien, je te dois rien, ok. C'est pas pour autant que t'as le droit de déserter et de prétendre que tout va bien, quand tu vas te planter dans les bras d'un autre. » J’ouvre de grands yeux étonnés. “Mais qu’est ce qui t’arrive d’un coup ?” Je pose ce que j’avais entre les mains pour me concentrer sur le jeune homme. “Si on se doit rien pourquoi t’es aussi énervé et pourquoi t’as décidé de me hurler dessus ce soir ?” Je n’ai jamais compris ce qu’on était. La seule chose que je sais c’est que quand moi j’aurais pu accepter de l’aimer lui ne voulait même pas entendre parler de sentiments.

« Et surtout pas si c'est pour pleurnicher ici par la suite. T'as pas le droit de te tirer quand tout va bien et de revenir uniquement quand tout va mal. Je suis ton faux mari, pas ton bouche-trou. » Je croise les bras sur ma poitrine. “Je comptais pas te parler de ce qui allait pas, c’est toi qui as demandé.” Et encore une fois j’aurais dû me taire et tout garder pour moi. J’aurais dû réfléchir seule et faire comme si tout allait bien puisqu’il ne voulait pas entendre la réponse à sa question. « Il manque des affaires à toi. Elles sont où ? » Je lève les yeux au ciel et le regarde. Il m’en veut, et je ne sais pas comment changer les choses. “Elles sont au refuge.” Parce qu’il n’y a que là-bas que je me sens à ma place. “J’habite nul part ailleurs si c’est ça qui t’inquiète.” Est ce que c’est vraiment ça le fond du problème ? Certainement pas.

« Mais qu’est ce qui t’arrive d’un coup ? » Il arrive que parfois, Léo en ait assez. Ce n'est pas rare, vraiment, il en a assez de tout environ trois fois par jour. Parfois, l'envie de tout plaquer pour repartir vivre au Canada frappe plus fort que le reste et il se surprend à regarder les prix des avions à destination de Montréal. Parfois, il jette un regard angoissé autour de lui et jauge, à l'œil, le temps qu'il lui faudrait pour tout emporter. Parfois encore, il est à rien d'écrire un mot à glisser à Charlie, pour lui proposer de se tirer avec lui - mais il sait qu'elle ne viendrait pas. Aujourd'hui, Léo en a marre pour de vrai. La sensation de passer à côté de quelque chose est plus forte que tout est probablement est-ce le résultat d'une année passée dans le brouillard, à ressasser une période terminée pour tout le monde, sauf pour lui. Tout le monde bouge, passe à autre chose. Molly est passée à autre chose. Charlie est passée à autre chose. Auden est passé à autre chose. Tout. Le. Putain. De. Monde. est passé à autre chose. Il n'y a que lui pour squatter encore un peu le canapé, à se fondre dans une vie qui ne lui convient pas. Qu'aurait dit Archie à ce sujet ? Est-ce que tu crois qu'on finira vieux et aimés de personne ? - J'ai mes chats. Un truc du genre.

« Je comptais pas te parler de ce qui allait pas, c’est toi qui as demandé. » « Heureusement que je demande, sinon tu dis rien. » Des problèmes de communication, Léo en a des tonnes, à commencer par le plus gros de tous : il croit - non, il sait - qu'il a toujours raison, et oublie souvent que les gens ne voient pas la vie à travers ses yeux. Molly vit ici mais pas vraiment, Molly ne sait plus écouter et Léo se souvient des moments qu'ils passaient sous la couette sans discuter. A ce moment là, Léo croyait que tout ça l'apaiserait. Il ne voyait pas, alors, que cette idée de la relation était la source de ses soucis. Et tout ça bien sûr, c'est encore la faute de Charlie. C'est elle qui l'a inscrit à cette émission stupide. Les vacances gratuites, c'était cool. Les conséquences, un peu moins. « Elles sont au refuge. J’habite nul part ailleurs si c’est ça qui t’inquiète. » « Cool. » Il quitte la pièce, exaspéré par cette discussion qui ne rime à rien. Quand Léo revient dans le salon, c'est avec une cigarette pendue aux lèvres et une veste sur le dos. « J'reviens. » Il finit toujours par revenir.

***

Et il n'aura pas fallu beaucoup de temps. Léo n'est pas allé bien loin. Au bas de la rue, avant de remonter quinze minutes plus tard. L'esprit bouillonnant, les nerfs en pelote : rien n'a changé depuis qu'il a passé la porte de l'appartement pour en sortir. « 'Faut que tu partes. » Tourner la page. Réaliser. Avancer. Colère et tristesse ne font pas bon ménage, surtout pas pour le canadien qui réalise soudain combien l'année lui a glissé entre les doigts. Et il faut un coupable autre que lui-même - bien sûr.

Ce mariage, cette histoire n’est en rien ce dont je rêvais. J’aurais pu y croire pendant un temps, juste après le mariage. La lune de miel était parfaite, tout se passait bien et j’ai cru pendant une seconde que ça pouvait marcher. J’ai pensé pendant un temps qu’on pourrait tomber amoureux et vivre une belle histoire ensemble. Mais rien ne s’est passé comme prévu, pourtant, on est toujours là. Je vis dans son appartement, on dort ensemble, on tente de donner l’illusion que tout va bien alors que l’on est aussi malheureux l’un que l’autre. « Heureusement que je demande, sinon tu dis rien. » Je déteste le conflit, et je n’ai aucune envie de m’engueuler avec Léo. Certainement pas alors que l’on ne s’est pas vu depuis un moment déjà. Il fuit l’appartement autant que moi depuis quelques semaines, mais aucun de nous deux n’a la force d’aborder le sujet problématique. Ce soir est peut-être la fin de toute cette mascarade, et ça me terrifie tant je suis habituée à vivre au sein de cette supercherie. Alors je ne réponds pas. « Cool. » Je me justifie et ça ne lui suffit pas, il ne veut plus de tout ça, je le sens, s’il prend la décision de tout arrêter je l’accepterai, au fond, c’est ce qu’il y a de mieux à faire pour nous deux. « J'reviens. » Et me voilà à nouveau seule dans cet appartement où je ne me suis jamais vraiment sentie chez moi.

***

Il est remonté quelques minutes plus tard et mon état n’a fait qu’empirer, la peur se mélange à l’angoisse et je ne sais pas quoi faire de plus. « 'Faut que tu partes. » Je déglutis et je regarde mes pieds pendant quelques secondes avant de relever les yeux vers Léo. Il a raison, je ne suis pas chez moi. “Je vais trouver un appartement.” Je ne compte pas m’opposer, bien au contraire. Il a pris la décision que nous aurions dû prendre depuis des mois déjà. “Je peux dormir ailleurs ce soir et emporter quelques affaires déjà.” Je ne veux pas m’éterniser, je déteste qu’il me regarde de cette manière. J’ai l’impression d’être à l’origine de tous les malheurs de sa vie et ça me brise le coeur. J’aime beaucoup Léo, d’un sentiment qui ne peut être affilié qu’à lui car il a un statut particulier dans ma vie, mais je suis persuadée que ce n’est pas réciproque. Lui veut seulement que je m’en aille pour refaire sa vie comme il le mérite, et je le laisserai partir en lui souhaitant tout le bonheur du monde.