Bien sûr qu’il pouvait lui rendre visite, avait répondu Amos. Ce n’était pas une évidence, malgré l’assurance dont il avait fait preuve. En fait, c’était l’audace qui manquait bien plus que les occasions. Depuis des mois, le silence s’était engouffré dans la relation de l’aîné et du cadet des Taylor, comme le vent s’immisçait en sifflant dans un ravin. Au-dessus du vide, Liam se contorsionnait dans une position d’équilibriste, récepteur de faits et de confidences qu’il ne se lassait pas encore de relater à qui voulait bien les entendre. Mais leur messager zélé n’était pas en grande forme depuis quelques temps, et le signal était brouillé. Chad s’était très bien contenté un temps de ces nouvelles disséminées concernant son plus vieux frère, estimant qu’il était à sa place pour suivre le cours d’une vie dont il s’était lui-même exclu. La situation lui pesait pourtant. L’un comme l’autre avait certainement des tas de choses à raconter. D’anecdotes à dérouler avec nostalgie ou encore de débats sains et instructifs à mener. Cependant, bien avant leur entrevue calamiteuse à l’hôpital, Chad avait eu l’impression d’avoir failli à leur relation. Si aliéné, rétablir la communication paraissait une épreuve insurmontable. Il n’était plus à la hauteur de son frère et de la confiance qu’il était censé, selon le schéma traditionnel, lui accorder aveuglément. Amos avait plus mal digéré encore le diagnostic qu’il avait posé sur son indiscrétion que Chad n’avait déployé d’efforts pour mettre en sursis la vérité. C’était bien la preuve qu’à force de nier leurs sentiments ils avaient fini par se perdre. Ils ne se connaissaient plus, et Chad demeurait foncièrement persuadé que ce secret qu’il gardait depuis bien trop longtemps avait joué le rôle prédominant de leur dérive affective. Arrivé depuis plusieurs minutes au niveau de la marina, Chad faisait les cent pas entre les yachts tape à l’œil et les voiliers plus modestes qui peuplaient la jetée. Dans sa tête il répétait déjà la scène qui allait se jouer avec son frère. Un préambule qui servait moins à le préparer à la réalité qu’à le rassurer d’avoir une stratégie de repli si jamais la situation l’incommodait, et ce même si le caractère impénétrable d’Amos réduisait considérablement ses capacités d’anticipation. Pour étirer le temps encore un peu, il avait entrepris de compter les mâts qui se dressaient comme autant de tournesols dans les champs qui avaient égayé leur enfance. Il y en avait beaucoup trop pour ses pauvres yeux humains, bien protégés derrière une paire de lunettes de soleil. Entre deux mâts il s’offusquait des conventions parfois misogynes des noms de bateaux, souvent baptisés dans un élan romantique du prénom d’une femme ou d’une amante bientôt méprisées, à l’image d’un tatouage gravé sans profonde réflexion lors d’une nuit d’ivresse. C’était très arrogant de sa part, de dénigrer le sentimentalisme bienveillant des plaisanciers comme s’il valait moins que sa pseudo bien-pensance progressiste. Égal à lui-même finalement, il projetait ses opinions n’importe où comme s’il était en terrain conquis. Il décida que la digression avait assez duré, et se dirigea sur le ponton où était amarré le catamaran de son frère. Il n’y avait jamais mis les pieds, parce qu’il n’avait pas mérité ni provoqué l’invitation, mais Liam lui avait dressé un plan assez détaillé de ce dédale ramifié qui s’étirait comme un bras dans la mer. Chad sentait son estomac se tordre d’anxiété. La raison même de sa présence l’angoissait presque moins que l’idée d’entrer dans l’intimité de son frère. C’était un privilège dont il n’avait pas eu l’honneur depuis bien longtemps. Il distingua bientôt la silhouette de son frère qui se dessinait à contre jour sur le pont du bateau. « Bel engin ! » s’écria-t-il stupéfait. La description de Liam n’avait pas su rendre justice à l’élégance de ce catamaran dont Amos n’avait lui-même jamais rêvé. Chad traversa la passerelle qui reliait le quai au bateau, le regard fixe et concentré pour se donner un air assuré. Malgré son goût pour le luxe, il ne se sentait pas à l’aise sur ces eaux calmes et immobiles. «  C’est donc ça la quarantaine. Moi qui avais peur de faire une crise existentielle. » railla-t-il vraisemblablement mal à l’aise. Même sans le prendre au dépourvu, Chad avait toujours l’impression de déranger son frère.

L'expression de surprise d'Amos n'offrait qu'une seule alternative : soit il venait de se réveiller et avait encore l'esprit embrumé, soit il n'avait pas cru une seule seconde que son frère puisse tenir sa parole. Chad lui laissa le bénéfice du doute, car après tout il n'avait pas été très précis en l'avertissant d'une potentielle visite, que tous les deux savaient soumise aux aléas de son calendrier. Lui-même aurait dû être rassuré de constater que son aîné était disposé à le recevoir de bon cœur, plutôt que de lui imposer le malaise d'une compagnie à laquelle il n'étaient tous les deux pas préparés. Surprendre son frère dans les bras d'une femme aurait été à peu près aussi traumatisant que d'interrompre les culbutes de leurs parents à un âge où il n'avait pas encore mesuré toutes les implications de sa conception. Amos trouva bon de se justifier, prétextant un coup de chance et un soutien financier que Chad prêtait à la banque plutôt qu'à n'importe quel autre biais détourné. Il se contenta de sourire timidement, balayant des yeux le pont comme il l'aurait fait dans le vestibule d'un appartement, farfouillant en quête d'indices sur l'état de la vie de son frère. Un cadavre de bouteille, un cendrier encore fumant ou même de la lingerie féminine laissée par mégarde, tout ce qui pourrait le renseigner sur l'identité d'une personne qu'il aurait pourtant dû connaître sur le bout des ongles, mais qu'il se surprenait à découvrir un peu plus chaque fois. La faute sans doute à la distance qu'il avait pris soin de mettre entre leurs vies opposées. Amos avait-il la sensation d'être épié comme Chad l'en avait accusé cette fois-là à l'hôpital ? Ou n'était-ce pas la curiosité naturelle qui était censée les animer plutôt que de l'ingérence ? Chad resta bredouille. De l'extérieur, le bateau était d'une propreté immaculée, comme si après tout son aîné s'était attendu à le voir débarquer d'un moment à l'autre. Ou comme s'il n'était qu'une villégiature, un havre dans lequel il se réfugiait dans sa solitude. « J'imagine que c'est quand même sympa comme cadre pour une crise d'introspection. » taquina-t-il, se représentant tout à fait en pleine dissertation intérieure sur le but de son existence et sa place dans le monde, perdu quelque part au milieu de l'océan. Chad obéit sans réfléchir, s'efforçant pourtant de toujours rester sur ses talons, par peur que son frère lui reproche à raison de vouloir fouiner. « Ah ?! » s'exclama-t-il, indécis par rapport au sentiment qu'aurait dû lui inspirer cet aveu. Fierté ? Crainte ? L'onomatopée parlait d'elle-même. Un parfait condensé d'incertitudes, dont l'intonation ne divulguait rien d'autre que la surprise. Bonne ou mauvaise, Amos était le seul à pouvoir lever le voile. « Est-ce que je vais passer pour le mec pas drôle pour un sou si je te demande  juste un verre d'eau ? » Comme à son habitude, il faisait les questions et anticipait des réponses auxquels il était le seul à penser. « J’enchaîne à la caserne. » ajouta-t-il pour sa défense. Amos se trouva être un hôte attentionné. Chad n'en doutait pas, mais il aurait pu s'attendre à un accueil moins chaleureux compte tenu de leurs derniers échanges. Quoique faire le tour du propriétaire lui semblait une proposition alléchante – et évidemment qu'il aurait regardé, avec une méticulosité subtile mais pas moins exhaustive – il préférait arracher le pansement sans ménagement. « En fait j'ai quelque chose à te dire. Et je préfère le faire maintenant, avant que tu l'entendes de la bouche de quelqu'un d'autre ou dans des circonstances que j'aurais pas choisies. Enfin, c'est peut-être même déjà le cas... » annonça-t-il de but en blanc. Il faisait bien-sûr référence à sa rencontre avec Kelly dans les couloirs de l'hôpital, et la conversation étonnamment orientée qui avait suivie, et ce malgré les nombreuses réfutations que son ex-femme avait exprimées depuis qu'ils s'étaient rabibochés. « Je suis gay. » Il avait fait une pause. L'expérience lui avait appris que le choc empêchait la plupart des gens d'écouter tout ce qui suivait. Toutes les tentatives d'explication, de justification, de précisions que chacun était en droit de réclamer. « Et c'est pour ça que Kelly a pu se montrer assez réfractaire à l'hôpital, quand tu as essayé de la questionner sur le divorce. C'est pas le motif officiel, mais ça a bien entendu contribué... » Il réalisa alors qu'il n'avait pas arrêté de parler, sans même considérer la réaction de son frère. « Je voulais juste que tu saches. » conclut-il le regard aussi résolu que possible.

Le verre d'eau n'était qu'une politesse que Chad avait acceptée, comme un bouclier qu'il pourrait brandir une fois que le mensonge serait levé. Sa présence n'était pas un hasard, et son frère l'avait remarqué, alors que le nuage sombre de la gravité chassait les derniers échos de leurs brefs échanges de formalité. La gorgée dont il s'abreuva lui évita une déglutition sonore et douloureuse. Pas même le bruit caractéristique de la mer ne semblait pouvoir s'immiscer entre eux et ce moment de vérité. La scène qu'il avait imaginée avait été moins brutale, mais Amos était toujours trop attentif aux signes les plus dérisoires, toujours trop curieux et inquisiteur pour lui laisser le loisir d'orienter la conversation. Chad avait donc dû s'imposer pour une fois, quitte à le couper dans ses élans de bienveillance fraternelle et se voir reprocher plus tard d'avoir été le moins prévenant des deux. Il s'y attendait de toute manière. Il s'attendait à voir son frère se décomposer. Il s'attendait à apercevoir ce voile d'incompréhension dans ses yeux, juste avant qu'il ne se décide à s'asseoir pour s'empêcher de tomber. Tous les deux se prêtaient beaucoup trop d'intentions. C'était le seul prétexte qu'ils avaient trouvé pour justifier leurs silences. Sauf qu'Amos ne bougea pas d'un cil. Son expression n'était pas tout à fait figée, un mélange subtil et prévisible de désillusion et de confusion. Le sourire qu'il avait fugacement esquissé quelques instants plus tôt avait disparu, cédant à une grimace contrariée. Des sourcils froncés, qui trahissaient un questionnement profond. Comme toujours, Amos avait tendance à grossir le trait. Il commença par se dédouaner, comme si cette partie du discours avait une quelconque importance. Chad s'en fichait bien. Tout ce qu'il voulait savoir, c'était si son frère était disposé à l'aimer malgré tout, ou s'il lui ferait l'affront de le renier comme Kelly l'avait fait avant lui. Son préambule laissa Chad de marbre. A ce stade, ses sens étaient sélectifs. Il ne voyait plus que son verre d'eau entamé. N'entendait plus que les mots qu'il voulait entendre. Et enfin, quand Amos lui assura que rien n'était voué à changer, il s'autorisa à relever les yeux. A affronter ce regard déçu mais ferme. Frustré mais réconfortant. Celui qu'il avait eu peur de ne plus jamais croiser. « Ça n'a rien à voir avec toi. Ne ramène pas ça à toi s'il-te-plaît. » implora-t-il sans la moindre animosité. « Je comprends ta déception, et à vrai dire je préfère de loin que tu sois déçu plutôt que scandalisé. J'avais juste besoin de faire les choses à mon rythme. » se défendit-il, les muscles détendus maintenant qu'il se savait à l'abri du rejet. Difficile de croire qu'ils flottaient sur l'eau tant ses pieds semblaient ancrés au sol. « Je m'y attendais, mais le dire à Kelly a été une immense claque dans la gueule. J'avais peur de m'en prendre d'autres et de ne pas pouvoir me relever cette fois. » L'image était forte, et à vrai dire Chad n'avait jamais pensé à une solution aussi radicale que funeste. Être un paria dans sa famille aurait pourtant anéanti une partie de son âme. Toute sa vie il les avait fuis, mais la perspective de les perdre était trop douloureuse. « Je te fais confiance Amos, et c'est pour ça que je te le dis aujourd'hui. Parce que je suis prêt. Parce que j'ai fait la paix avec tout ça. Tu crois pas que c'est une preuve suffisante ? Je suis désolé si j'ai pu te vexer à vouloir m'accrocher à mes secrets, mais c'était important que la vérité vienne de moi. Pas de Kelly parce qu'elle aurait décidé de me saboter, ou de n'importe qui d'autre. » Malgré son incommensurable fierté, l'aîné des Taylor pouvait bien trouver un peu de pertinence dans les choix de son frère. Bien-sûr, Chad était conscient de ne pas avoir toujours fait les bons. Mais il ne demandait rien d'autre à son Amos que de les respecter. Après tout, c'était une maladresse courante dans la famille. De s'enfermer dans son mal. « Si t'en veux d'autres, des preuves, je suis même prêt à répondre à n'importe quelle question. J'ai plus rien à cacher. »

L'ironie, c'était qu'Amos avait toujours été le plus mystérieux de tous, et de loin le moins égocentrique des deux. Chad cultivait bien assez ce vice à sa place, et même assez pour le reste de ses frères. Ce procès d'intention n'était qu'une distraction, un moyen de se dérober à des sentiments qu'il avait peur d'exprimer de façon un peu trop brute. Chad devait admettre que son comportement farouche des derniers mois n'était pas le plus simple à appréhender, surtout pour un gaillard comme son frère. Ses mots avaient fait mouche, comme en témoignait l'expression adoucie et presque compatissante d'Amos. Encore heureux, car il avait répété cette scène tant de fois qu'il n'aurait pas pu supporter tomber à côté de la plaque. « T'en fais pas, j'ai l'impression que c'est un truc de famille. Cette manie de vouloir parler de soi quand on est mal à l'aise. Et tu étais emprisonné dans ce mariage, Amos. Nous ce qu'on veut c'est que tu sois heureux. Et tu l'étais plus avec Sarah depuis longtemps. Notre problème c'est peut-être bien de toujours imaginer le pire. » avait-il affirmé en s'asseyant à la place que lui offrait son frère. Ces défauts qu'il lui partageait comme une confidence avaient moins pour objectif de l'offusquer que de le déculpabiliser du naufrage de leur relation fraternelle. S'ils en étaient là aujourd'hui, c'était avant tout de la faute du cadet. Son égoïsme, attisé par la peur d'être rejeté, l'avait transformé en un être inapprochable. Insondable. Amos avait tenté à plusieurs reprises de renouer le dialogue. Il avait fait tout ce qui était en son pouvoir pour récupérer son frère et l'empêcher de dériver encore plus loin. « Tu comprends mieux pourquoi j'étais tellement sur la défensive à l'hôpital. J'avais peur que Kelly t'ait dit quelque chose, mais en même temps je n'étais pas encore tout à fait prêt à le faire moi-même. Je suis désolé si j'ai pu te faire croire que tu n'étais pas à ta place en voulant t'intéresser à moi. » Son regard ne déviait jamais. En temps normal il aurait fui les réactions de son frère, aurait baissé les yeux pour se persuader d'avoir honoré sa part du contrat. A ce moment il était si sincère que le moindre rictus, même involontaire, lui importait. Et c'était bien un sourire qu'il avait aperçu sur le visage de son frère un instant plus tôt. Amos n'avait jamais paru si accessible. Mais peut-être ne lui en avait-il simplement pas donné l'opportunité ? « J'étais pas tout à fait moi tout ce temps. J'avais l'impression de jouer un rôle qui me convenait plus vraiment. Et ça m'a éloigné de toi. De toute la famille. C'était plus facile de fuir que d'affronter la réalité. Je suis sûr que tout s'arrangera maintenant. Je l'espère. » promit-il en avalant les dernières gorgées de son verre d'eau. Sa bouche n'était même plus sèche. Ce verre qu'il avait espéré lever en rempart lui semblait encombrant. Il tendit le bras pour le déposer sur une table devant lui. La hache était définitivement enterrée. Chad fut même surpris que son frère se fende de quelques questions sur sa vie sentimentale. Il n'avait pas été hypocrite en ouvrant les vannes et revendiquant être un livre ouvert, mais il n'aurait pas cru Amos assez à l'aise pour attraper cette perche. « Non tu le connais pas. On était voisins quand j'étais à la fac, puis il a fallu faire un choix. Et j'ai choisi Kelly. Autant te dire que quand elle a appris qu'il avait emménagé dans notre quartier l'an dernier elle a pas été très ravie. Je pense qu'elle a toujours eu des doutes, même si c'était bien trop inconcevable pour qu'elle puisse mettre le doigt sur le problème. »

« Clairement d'elle. Comme beaucoup trop de choses. » avait-il répondu sur le même ton taquin. Les oreilles de leur mère devaient siffler, et elle plus que quiconque avait un sixième sens pour ces choses-là. Chad ne se souvenait plus de la dernière fois où il avait pu plaisanter avec son frère. Avoir une conversation spontanée qu'ils n'essayaient pas d'avorter par orgueil, ou une complicité véritable qui n'était pas contrainte par leur présence accidentelle dans un lit d'hôpital. Au fond, la culpabilité continuait de le ronger depuis la mort de Sofia. Ce complexe jamais résolu se dressait entre eux comme une paroi bien visible qu'ils s'appliquaient pourtant à contourner à chacune de leurs discussions. S'il portait cette croix en silence, Chad n'était cependant pas disposé à entendre son aîné le blâmer à voix haute. Ce serait trop difficile à encaisser. Et puis, il n'avait certainement pas envie de gâcher un moment qui semblait se dérouler encore mieux que dans son imagination. L'intérêt d'Amos était sincère. Ses questions étaient inéluctables mais décentes. La joie sur son visage était réciproque. Chad soupçonnait ses angoisses passées d'avoir tout ce temps attribué à son frère des intentions malveillantes qui relevaient de la pure paranoïa. En fait, il avait toujours été intéressé plutôt que fouineur. Il avait eu tort de l'insulter à l'époque, mais ne se souvenait plus de s'être un jour excusé. Entre eux, les actes avaient toujours été plus éloquents que les mots. « C'est sûr. J'ai beau vouloir me persuader du contraire, c'est comme si maman continuait de tirer les ficelles. Est-ce qu'on est condamnés à devoir faire la fierté de ses parents toute sa vie ? J'ai peur qu'en lui disant la vérité elle me voit différemment. Avec tous les défauts qu'elle faisait semblant de ne pas voir avant. » Révéler ses craintes à son frère avait des allures de thérapie. Ce désir impérieux de faire la fierté de leur mère l'avait toujours suivi discrètement, tandis que le reste de la fratrie le jalousait pas si secrètement. Si Chad avait redoublé d'efforts toute sa vie, c'était sans doute dans le but inconscient d'équilibrer le poids d'une déception inévitable. « J'ai croisé Liam au marché de Noël la semaine dernière. Enfin, il m'a surpris plutôt. Ça m'a semblé être le bon moment, malgré tout ce qu'il traverse. Comme tu t'en doutes Kelly est au courant. Et plusieurs de mes amis, dont Evelyn avec qui j'étais en coloc pendant plus d'un an. De la famille il n'y a que Liam et toi. Je suis pas sûr que le dernier soit aussi compréhensif que vous, et j'ai peur qu'il déballe tout aux parents sans le faire exprès. » Amos le rassurerait certainement sur ce point. A croire qu'il n'avait finalement rien appris de cette conversation qu'ils étaient en train d'avoir. Qu'il s'obstinait à envisager le pire pour finalement récolter mieux. La rancœur fut définitivement enterrée. Ensevelie sous le poids d'une phrase succincte et si lourde de sens. Chad était toujours plus impressionné par l'indulgence insoupçonnée de son frère.  « Tu as essayé. Tu aurais pas pu mieux faire. » avait-il confessé en hochant la tête. Si Amos était taciturne et un peu bourru, Chad lui était cachottier et farouche. Leurs caractères, qui se complétaient parfois, n'étaient pas vraiment taillés pour les confidences. C'était drôle d'ailleurs, de les voir tirer la couverture de la responsabilité vers eux alors qu'ils s'étaient butés à rejeter la faute sur l'autre autrefois. « Non, j'ai tout arrêté après avoir demandé Kelly en mariage. Il ne voulait pas être le plan B, et il avait bien raison. Quand on sort du placard comme on dit, c'est pas anodin. Personne n'a envie de retourner en arrière. » Une façon à peine subtile de lui faire comprendre que la machine était en route, et qu'il aurait besoin de tout son soutien pour la suite. « Bien-sûr qu'on avait d'autres problèmes. En soi on était tous les deux d'accord pour ce divorce. Tout s'est très bien passé d'ailleurs. Ça n'empêche qu'elle compte toujours beaucoup pour moi, et que j'ai mal vécu son rejet. Elle avait raison, je lui ai volé 10 ans de sa vie. Mais c'est plus profond que ça, tu sais bien d'où elle vient. Et elle encore plus que nous a du mal à se défaire de son éducation. »

Avec une fierté tenace, combien de temps encore auraient-ils pu repousser cette conversation ? Plus les mots empreints de sagesse d'Amos lui réchauffaient le cœur, plus Chad se sentait idiot de lui avoir accordé si peu d'indulgence. Ce temps perdu à ruminer des éventualités resterait, il l'espérait, coincé dans les limbes de leur pensée, maintenant que la perspective de le rattraper lui apparaissait plus évidente que jamais. Le déni n'apportait rien de bon. Ni avec Kelly, ni avec ses frères, et certainement pas avec ses parents. Il était grand temps d'affronter la possibilité d'un avenir meilleur, où il n'aurait pas besoin d'éloigner ses proches pour se rassurer de les garder dans un recoin de sa vie. Ce n'était plus suffisant depuis longtemps. « Oh pas si sûr, la pression je me la mets très bien tout seul. » avait-il rétorqué comme une fatalité. Un trait de caractère dont il était incapable de se défaire. Cette course pour l'estime de leur mère, ils avaient été les seuls à l'orchestrer. Avec du recul, elle n'avait fait que donner à ses fils l'amour qu'ils étaient chacun en mesure de recevoir, et leur avait légué le même héritage qu'elle serait triste de les voir se déchirer, quand elle n'avait voulu qu'être juste et équitable. Objectivement, peut-être qu'elle ne l'avait pas été tout à fait. Mais personne ne pouvait lui reprocher de ne pas avoir essayé. Les paroles d'Amos se faisaient l'écho fidèle de celles qu'il s'était lui-même martelé. Que pouvait-il faire d'autre que d'opiner, malgré tout le chagrin que lui procurait la vision d'un monde où sa mère le verrait autrement qu'à travers un prisme de fierté ? Ce qui lui faisait foncièrement peur, quoiqu'il travaillait dessus, c'était de ne plus avoir l'ascendant sur un Zach avec qui il avait été en compétition toute sa vie. « Oui, pour ça je suis particulièrement doué : me préparer au pire. Mais pas question de reculer, j'ai plus aucune raison de le faire. Le pire est derrière moi. » affirma-t-il en hochant les épaules. Amos l'entendrait sans doute, mais cela ressemblait davantage à un discours d'encouragement qu'il se récitait à lui-même. Des banalités rhétoriques auxquelles son frère adhérerait par principe, juste parce qu'ils semblaient étrangement sur la même longueur d'onde depuis leurs salutations hésitantes sur le pont du bateau. Écouter Amos les réduire, lui et ses frères, à un simple qualificatif était aussi rude que rassurant. Un raisonnement par l'absurde que Chad trouvait curieusement pertinent, et qui tournait en dérision toutes ses craintes injustifiées. Leur mère ne les avait jamais considérés comme la somme de leurs prétendues erreurs. Et peut-être qu'après tout céder son piédestal à Zach apaiserait leurs éternels conflits. « T'as sans doute raison. On a tous nos tares, je sais pas ce qu'on essaye de prouver. Je sais très bien que Zach m'en veut d'avoir toujours été couvé. Enfin surtout par maman. J'ai pas envie qu'il s'en serve comme une arme contre moi. Mais bon, c'est une discussion que j'aurai avec lui. » Au calme, en temps voulu, comme celle qui se déroulait si bien en cet instant. « Du coup oui, finir par Zach ça me semble être la meilleure solution. » avait-il conclu, encore une fois satisfait de constater à quel point leurs avis convergeaient. Chad n'aurait pas spontanément commencé par leur père. Il l'avait toujours considéré comme le plus rigide de leurs parents. A tort certainement. Par manque de proximité aussi, sans doute. Amos le connaissait de toute évidence mieux que lui pour faire de telles suppositions, et il avait envie de le croire. Comme il avait envie de se confier à lui. De lui révéler tous ces travers, toutes ces interrogations qui avaient entravé leur relation fraternelle. « Ça c'est sûr. Et les gens ont toutes les bonnes raisons de l'aimer. C'est juste que... ça rendait le divorce d'autant plus difficile à assumer. » concéda-t-il à propos de Kelly. Encore aujourd'hui Chad avait conscience que ce divorce avait été plus difficile pour sa famille que pour lui. Ils n'avaient jamais vu l'envers du décor après tout. Toutes les failles qu'ils étaient tous les deux si doués pour dissimuler. « L'eau a largement coulé sous les ponts. Cette aventure à la télé, je sais pas si ça l'a transformée ou si ça lui a simplement permis de devenir tout à fait elle-même. Mais dans tous les cas tout va bien entre nous. » avait-il conclu avec un sourire rasséréné. Ils avaient tous les deux, de façon implicite, décidé de vivre une vie sincère. Maintenant que leur mariage était enterré, que leur amitié avait été morte puis ressuscitée, il ne leur restait que l'essentiel. Que les nombreux détails qui les avaient toujours liés, et qui s'étaient perdus dans leur quête de perfection. Chad jeta un coup d’œil furtif à sa montre. Il avait promis de passer à la caserne, et dans cette bulle propice aux confidences le temps n'était qu'un concept vaporeux. « C'est pas que je m'ennuie, mais va falloir que je me sauve. Merci beaucoup pour cette discussion, ça m'a fait énormément de bien. J'espère qu'on en aura plus souvent. Puis, il semblerait qu'on ait des gens à se présenter mutuellement. Je refuse d'être le seul à ne pas avoir rencontré celle qui fait tourner la tête de mon frère. »