C’est une pièce dans laquelle il n’entre plus volontairement. Il ne le fait que de temps en temps, quand il y est obligé : pour aérer, pour passer un coup d’aspirateur là où la poussière semble s’accumuler alors qu’il n’y a plus aucun passage. Les murs semblent appeler à l’aide, crier au secours : il n’y a plus personne pour les regarder, eux qui sont étrangement colorés, parfois souillé par les feutres qu’elle adorait manipuler, à d’autres endroits décorés de posters de ses dessins animés préférés. Les jouets, eux, sont abandonnés, toujours soigneusement disposés comme ils l’étaient il y a déjà plus de deux ans. Elle avait fait une pyramide avec quelques Kapla. À l’époque, il savait que ça allait stimuler sa créativité et qu’elle allait adorer tout assembler pour tout détruire par la suite. La tour n’est pas très grande, elle n’a pas succombé et est toujours là. Debout, fière, elle attend qu’une petite fille de trois ans vienne à gorge déployée lui donner un coup de pied. Jacob attend, lui aussi. Il attend chaque jour d’entendre le fracas des pièces sur le sol, signe que tout ça n’était qu’un cauchemar : il attend qu’elle joue, qu’elle fasse un boucan d’enfer, qu’elle soit bel et bien là. Il peut continuer de le faire, encore et encore. Ces dernières années sont un apprentissage, il comprend petit à petit, il accepte difficilement, il ne fait que rarement face. Elle ne reviendra pas, il continuera pourtant de l’attendre jusqu’à son dernier souffle. Dans un coin, une poupée semble elle aussi patienter jusqu’au retour de sa propriétaire. Quelques peluches l’entourent, sur une petite table : c’est un cliché, il est vrai, mais June adorait la dînette plus que n’importe quelle autre petite fille. Jacob aurait été ravi de mettre un tablier bien trop petit pour lui et participer au buffet organisé par sa fille, boire un thé imaginaire et discuter avec un chien et un lapin qui ne parlent pas. Il y a également son lit, qui aujourd’hui serait bien trop petit pour l’accueillir à l’intérieur, qui la vexerait même de par sa conception : il y a encore quelques barrières protectrices qui l’entourent. Du haut de ses trois ans, elle se sentait déjà capable de dormir sans celles-ci et ne s’arrêtait jamais de le répéter à ses parents qui continuaient pourtant de la surprotéger. Et Jacob joue avec les suppositions, avec un monde de possibilités en flirtant avec les si. Si elle avait été dans son lit, ce soir-là, il l’aurait vexée pour une soirée et aurait pu jouer avec elle le lendemain. S’ils n’étaient pas allés au cinéma, ce soir-là, toute cette chambre aurait une organisation différente aujourd’hui. Et le placard, celui qui renferme tous ces petits vêtements. Ceux qui brisent le cœur de Jacob à chaque fois qu’il pose ses yeux dessus, à chaque fois qu’il prend un t-shirt pour sentir la lessive qu’ils utilisaient spécialement pour elle et sa peau fragile. Chaque meuble, chaque jouet, chaque vêtement semble être là pour torturer son cœur, pour lui rappeler toute la vie qu’il y avait autrefois, tout le vide qu’elle a laissé depuis. Il n’entre plus dans cette pièce, c’est terminé. Il la connaît par cœur, les yeux fermés il peut s’y diriger, décrire le nombre de plis qu’il y a sur une petite chemise dans le tiroir du bas, expliquer la position dans laquelle est un lionceau posé sur une étagère. Il sait tout, il sait surtout qu’il ne veut plus y aller, qu’il en a marre que son cœur se serre quand il passe devant, qu’il aimerait qu’elle disparaisse.
Mais elle est toujours là. Et elle le sera tant qu’il vivra ici. Et il passera devant tant que sa chambre se trouvera au bout du couloir. Et son cœur se serrera à chaque fois qu’il n’entendra pas de petits chants provenir de derrière la porte. Elle est toujours là et ce soir, quand il rentre, la porte est ouverte. Son cœur s’accélère mais il ne s’inquiète pas : il sait déjà qu’il ne va pas tomber sur un intrus. C’est Olivia, elle est rentrée plus tôt que lui, ce soir. Il l’a compris en se garant dans l’allée et en voyant qu’elle était déjà là – ne pas partager le même véhicule a ses avantages. Il reste à quelques pas de l’entrebâillement de la porte, pas forcément prêt à tout de suite visionner cette image. Il s’est déjà dit plusieurs fois que s’il prend le temps d’aller faire un coup de propre là-dedans, elle doit également le faire quand il n’est pas là. La différence entre être ici seul et y aller à deux, c’est qu’ensemble, ils auront encore plus la sensation d’absence. C’est qu'ensemble, ils se rendront compte une fois de plus qu’elle n’est plus et que cette pièce tout entière n’a plus aucune raison d’être. Il inspire profondément et se décide finalement à faire les derniers pas qui les mènent vers le seuil. Son regard se pose directement sur sa femme, de dos, tournée vers le placard où sont rangés les vêtements de June. Ceux qu’ils auraient eu énormément de mal à ranger dans un carton et à donner à d’autres jeunes parents une fois trop petits pour leur princesse. Ceux qui, aujourd’hui et à jamais, ne pourront plus jamais quitter ce meuble. Il ne sait pas réellement comment il doit agir, si elle a entendu le bruit de ses pas jusqu’à elle ou si elle ignore ne plus être seule dans la pièce. Je ne pensais pas te trouver ici. Il confesse, pour marquer sa présence. Il se dépêche pourtant de se rapprocher d’elle pour pouvoir l’enlacer comme il a toujours eu l’habitude de le faire, son torse contre son dos, ses bras encerclant sa taille. Il est là, avec elle, et c’est la première fois depuis que June n’est plus avec eux. C’est un moment marquant et remarqué, qu’il sait qu’il n’oubliera pas d’aussitôt. Je ne pensais pas venir là moi non plus. Il dit, une seconde fois, presque dans un murmure puisqu’il est beaucoup plus proche de son oreille. Il dépose un baiser sur sa joue et la libère de son emprise pour se glisser en face d’elle. Les questions taboues, il a envie de toutes les oublier. Tu vas bien ? Cette question est trop souvent posée alors que la réponse n’intéresse pas. Lui, il veut savoir. Lui, il veut entrer dans sa tête et comprendre ce qui tourmente son cœur. Il veut savoir ce qu’elle fait ici, ce qui lui a traversé l’esprit pour pousser la porte, ce qui l’a forcé à venir contempler ce désastreux vide.
Olivia Marshall & @Jacob Copeland ✻✻✻ La nuit en plein jour, à moins que l’éclipse ne s’inverse, une fois cette porte passée. Cela ressemblait à ça, à chaque fois, de s’autoriser à y pénétrer. Le noir s’atténuait toujours un temps, permettant à la lueur des souvenirs de revenir, de s’attarder, jusqu’à ce que la réalité ne vienne glisser sur ces derniers, les assombrissant de nouveau jusqu'à les priver de leur lumière. Cela justifiait-il de ne plus jamais se l’offrir, de ne plus jamais se le permettre, l'éphémérité dissuadant l’envie - le besoin - de la retrouver le temps de quelques instants ? Je me persuadais que oui, à chaque fois, en en ressortant, jurant de ne plus y succomber ; finissais par m’en moquer et dénier cette facilité de l’ignorance, bien assez vite. La maison entière subissait le même sort à vrai dire, mon esprit demeurant attentif, chaque jour passant, à imprimer ce qui continuait de faire sens. Au salon, c'était lui que je trouvais ; ses revues économiques empilées, une tasse oubliée, une cravate reniée pour une autre à la dernière minute, l’empreinte de son corps sur les coussins du canapé juste avant qu’il ne s’en échappe pour retourner travailler. Dans cette chambre, c'était elle que je cherchais ; ses jouets ici et là, un cahier de coloriage bien entamé, et ses rires, partout. Il suffisait d’y entrer pour les entendre de nouveau emplir le silence, en combler chaque interstice sans jamais y apposer de jugement, laissant seulement leur éclat s’immiscer et panser d’ouate et de malice la fêlure de leur absence. Au-dessus de son lit, je notais les miroitements de ces suspensions enfantines qu’elle n’avait pas eu le temps de désavouer, ses yeux vifs en comptant les girations jusqu’à ce que l’épuisement finisse par prendre le pas sur son désir de ne pas en manquer une. Par ici, je retrouvais le reflet du miroir devant lequel elle ne prenait jamais le temps de s’arrêter, trop occupée à vivre chaque instant pour prendre le temps de les observer. Je m’en réjouissais, avant, l'accompagnant dans son élan ; ne faisais plus que cela, désormais, espérant déceler l’angle qui me permettrait de contempler les scènes depuis longtemps disparues, les évènements survenus des années plus tôt - des années déjà.
La nuit en plein jour, oui. Ou le jour en pleine nuit lorsqu’il me suffisait d’avancer un peu plus dans la pièce pour en retrouver toute la saveur, les sonorités de nos conversations persistants dans l’air, orphelines de l’un de nous aujourd’hui, les objets portant encore la trace d’une main ou l’onde d’une voix ; les même sensations, les mêmes parfums, les mêmes souvenirs que ma mémoire recréait sans accomplir le moindre effort, le temps brusquement effacé pour retrouver une seconde de bonheur en ayant duré des milliers, pourtant. Une seconde seulement, mais une seconde qui faisait tout, avant que le gilet dont je m’étais saisi, celui qu’elle ne voulait jamais quitter, ne soit rangé de nouveau ici, dans le tiroir auquel il appartenait désormais. Il ne suffit que de cela, cette fois-ci, pour que le vide de l’endroit ne reprenne sa place, rappelant sa présence et imposant sa trace sur ce qui n’était plus que cela, après tout, des souvenirs et autres vestiges en sursis. Les rires disparus, c’était au silence que revenait ensuite la tâche d’étreindre les murs et je me concentrais pour entendre autre chose, pour accepter ce qui survenait déjà ; la porte au-loin s’entrouvrant, les pas sur le plancher, le contentement de Loki à qui Jacob venait d'ouvrir certainement, et la vie, tout simplement, s’élançant de nouveau dans la maison en même temps que lui. Ce fut discret sans doute, trop pour une oreille non attentive, mais la mienne l’était toujours, aux aguets ; et le souffle de mon mari dans mon dos, reconnaissable depuis toujours par sa seule teinte avant même qu’il ne dise quoique ce soit. « Je ne pensais pas te trouver ici. » Je faisais en sorte qu’il ne le fasse pas, généralement. J’en partais avant qu’il ne vienne, m’en allais avant qu’il ne puisse me retrouver. Il le savait, de toute façon, n’était-ce pas là le cœur de ce qui nous déchirait depuis tant de mois ? Mon acharnement à partir, toujours, avant qu’il ne parvienne à me rattraper, amenant avec lui ce trop-plein de vie, ce trop-plein d’espoir qui finissaient de rendre le tout insupportable ?
J’étais restée, cette fois-ci. Cela faisait des semaines que je tentais de rester à nouveau, que je ne ressentais plus autant qu'avant l'envie - le besoin - de disparaître. Ses bras accueillant ma silhouette et son souffle dans mon cou suffirent à mes yeux pour se rouvrir, reconnexion à l’instant immuable, apaisante. « Je ne pensais pas venir là moi non plus. » Car il faisait pareil, sans jamais l’avoir admis, refusant de s’y attarder trop longtemps, encore moins de me le laisser savoir lorsqu’il s’y surprenait. Il la supportait encore moins, finalement, cette douleur de tout savoir perdu et irrémédiable, l’infirmait chaque jour. Ses lèvres sur ma peau suffiraient-elles à nous accorder, cette fois encore ? « Tu vas bien ? » Bien entendu que j’en eus l’envie, à cette seule assurance calme et rassurante dont il parait sa voix, celle qu’il savait si bien travailler et qui n’avait de cesse de me transpercer. Je levai la main pour replacer une de ses mèches lorsqu'il me fit face, serrant déjà les dents à l’idée de ne pas pouvoir lui répondre par la positive, tout simplement. « Mieux, ici. » Pire, peut-être ; c’était au choix finalement, les mensonges égaux, les vérités du pareil au même. Il saurait, de toute manière, et je me fiais naturellement à sa lucidité incisive depuis trop d’années pour douter un seul instant qu’il en soit dépourvu à l’instant même. Tout était mieux, ici, avant que tout ne redevienne pire. « Ça allait toujours mieux, avant, de venir ici. » Je détournais le regard en haussant les épaules. La journée avait été longue, voilà tout. Ce n’était pas la première à l’être et il me suffisait de les rejoindre ici avant pour désirer qu’elle ne se termine jamais, finalement. Ça n’était plus le cas aujourd’hui et j'avais trop souvent, depuis, préféré me perdre ailleurs pour oublier, les verres en trop et les ombres d’inconnus en acolytes déloyaux. Était-ce préférable, réellement, de leur avoir tourné le dos pour retrouver cette pièce aujourd’hui ?
Ça l’était, maintenant que je n’étais plus seule. Mes doigts jouant dans les replis du premier vêtement laissé à notre vue, un sourire se permit d’apparaître, fugace mais réel. « T’as remarqué à quel point tout continue de sentir son odeur ? » Ou était-ce dans ma tête ? Les retrouvait-il, lui aussi, les odeurs que la tiédeur de la pièce en cette saison se chargeait de décupler ? Elles se comptaient au pluriel, en effet ; celles de fleurs blanches imprégnée dans chacune des fibres de ses vêtements, de l’amande se dégageant autrefois de ses cheveux, et du caramel au beurre dont sa peau ne semblait jamais s'être débarrassée inexplicablement. Elle sentait cela, June, très exactement : l’amande, le caramel et les fleurs blanches. « Je retrouvais la tienne aussi, parfois. » Et cela, ce n’était pas dans ma tête. Je savais qu’il y venait lui aussi, la confession de sa part n’étant jamais venue sans que l’idée de la lui forcer ne m’ait jamais effleurée, consciente qu’il aurait peut-être suffi de cela pour qu’il s’en ôte le droit, désireux de ne jamais plier face à moi sous la charge de la mélancolie. Je la retrouvais, oui ; de moins en moins pourtant, comprenant ainsi qu’il n’avait pas eu besoin de moi finalement, pour se contraindre lui-même.
Mieux, ici. Le vide qu’elle a laissé est présent dans toute la maison, sa chambre n’est finalement que le noyau. La douleur et le manque se ressentent dans chaque pièce. Peut-être qu’ici, puisque tout est plus vif, ils finissent par moins le ressentir. Peut-être que ça soulage de s’y confronter de temps en temps, réellement. Peut-être que ne pas fermer les yeux et accepter, c’est la meilleure idée qu’ils puissent avoir. Ça allait toujours mieux, avant, de venir ici. Parfois, elle rentrait du travail quand il était en train de la coucher. Ils finissaient tous les deux sur le bord de son lit, tous deux à moitié dans le vide, à lui lire une histoire et faisant tout pour qu’elle ne s’endorme pas trop vite. Ainsi, ils profitaient de son rire à chaque nouvelle voix improvisée, à chaque personnage joué de toutes les manières possibles, à chaque histoire revisitée à leur sauce. Elle a raison, venir ici était la meilleure chose à faire au cours de leurs journées, avant. Et aujourd’hui ? Il lui demande. Est-ce qu'aujourd'hui, elle arrive à oublier que ça n’arrivera plus pour revivre les moments et les apprécier, ou est-ce que ça continue de lui faire mal comment au premier jour ? Il y a beaucoup du deuxième, pour lui. Forcément un peu du premier, sinon il ne serait pas là. À quel point on a touché le fond quand on retrouve un peu de joie au fond de notre peine ? Il n’a pas pris le temps de réfléchir à sa question avant de la poser. Impulsif, il ne l’est que très rarement, suffisamment pour que ce soit souligné. Ils ont touché le fond, oui. Depuis combien de temps, ça, il ne saurait le dire. Pour combien de temps encore, ça, il aimerait bien lui demander. Il n’en fait rien, comme toujours.
T’as remarqué à quel point tout continue de sentir son odeur ? Il l’a remarqué, oui. Il en profite bien trop souvent, quand il a besoin de se remémorer sa fille, de se rappeler qui elle était. Son odeur, ici, n’est jamais partie. Son rire et sa voix non plus mais ça, c’est seulement au fond de ses pensées, il le sait bien. Est-ce qu’une personne lambda pourrait dire qu’une petite fille a passé quelques années de sa vie entre ces murs, que son odeur y est gravée ? Il n’en sait rien, mais pour lui, c’est forcément le cas. Je retrouvais la tienne aussi, parfois. Elle a trouvé la façon de lui dire, d’une manière détournée, qu’elle sait qu’il vient ici de temps en temps. Il relève légèrement ses mains. Je plaide coupable. Et il ne le fait pas sans avoir une idée derrière la tête, évidemment. Il laisse retomber l’une de ses mains, la seconde rejoignant celle d’Olivia sur le vêtement de June, alors que ses yeux, eux, ne quittent pas ceux de sa femme. Mais mon amour, tu sais que si je plonge, je t’entraîne dans ma chute. Parce que son odeur, lui aussi, il arrive à la retrouver quand il vient ici. Il abandonne sa main, relâche son regard et s’enlève de devant elle pour pouvoir évoluer dans la pièce. Il s’approche de son lit et attrape une peluche avec laquelle elle avait l’habitude de jouer, qui n’avait jamais le même nom à chaque fois qu’elle s’y intéressait. Tu te rappelles comment elle l’avait baptisé pour la dernière fois ? Il n’a pas oublié, lui, mais il a envie qu’elle cherche au fond de sa mémoire, elle. Qu’ils choisissent les souvenirs, qu’ils aillent les chercher. Plutôt que de les subir quand ils viennent à eux, comme à chaque fois qu’ils ouvrent la porte d’entrée, comme à chaque fois qu’ils passent devant cette porte.
Et il a envie de faire ça avec chaque élément qui constitue sa chambre. Chaque jouet, chaque vêtement. Se demander ce qu’elle faisait la dernière fois qu’elle le portait, à quel point elle a rigolé en utilisant l’un d’eux, le dernier dessin qu’elle a fait avec ses feutres. Parce que ce sont les souvenirs derrière lesquels il devrait courir qu’il cherche à fuir systématiquement, normalement. Parce que le faire seul, c’est un peu comme creuser sa propre tombe. Alors qu’à deux, ils sont bien plus forts. À deux, ils peuvent se rappeler sans sombrer. Il se rapproche à nouveau d’elle et du tiroir où sont rangés ses vêtements. Il en sort une robe, curieux de retrouver ce qu’ils lui mettaient à l’époque. Tu penses qu’elle serait toujours d’accord de suivre nos goûts, ou est-ce qu’elle serait plutôt le genre d’enfant à insister pour qu’on lui achète toutes les couleurs possibles ? Il voit parfois des enfants, dans la rue, habillés en vert, rose et jaune, sans que les parents ne disent rien. Peut-être que June aurait cherché à être créative comme eux, peut-être qu’elle aurait eu un goût prononcé dès le départ et aurait cherché à être « à la mode ». Il ne sait pas vraiment quoi en penser, à ce niveau-là, ça a toujours été Olivia qui s’occupait des achats. Quand il ramenait des vêtements pour elle, c’était souvent des bêtises avec marqué des phrases qui ne font rire que les parents, comme « le père Noël n’existe pas mais je ne sais pas lire ». Il peut lui poser plusieurs questions comme ça. Mais Olivia est comme lui, elle n’a pas les réponses. Car June n’est plus là, qu’il le veuille ou non. Et cette pièce ne peut leur apporter que des questionnements comme celui-ci, jour après jour, année après année. Tu veux les garder ? Il fait un signe de tête vers la commode qui détient tous ses vêtements, la robe toujours entre ses mains. Il a essayé de les mettre dans un carton pour les donner à une association, quelque temps après son décès. Il n’a jamais réussi à franchir la porte avec celui-ci entre les bras : il était trop lourd – de honte, de culpabilité, de ressentiment. Ce sont ses vêtements, qu’à elle, qu’à eux désormais. Il rouvre pourtant le sujet, poussé par une force qu’il ne se connaît plus. June est là, avec eux. June souffre peut-être de les voir revenir ici, chaque fois, et ne pas réussir à passer devant la porte sans mourir à petit feu. Il y a l’autre solution, sinon : que tout reste, qu'eux s’en aillent. Il se sent prêt, lui. Qu’est-ce que tu voudrais faire de cette pièce ? Rien, et il le sait déjà. Il sait aussi qu’elle ne va pas aimer cette question, qu’elle va la détester. Il la pose, pourtant, presque en étant sûr de lui.
Olivia Marshall & @Jacob Copeland ✻✻✻ Son visage s’inclina vers le mien, s’abaissant juste assez pour s’ancrer au mien, y cherchant manifestement les signes évidents d’une sincérité à laquelle je n’étais pas encore certaine de vouloir succomber, ici. « Et aujourd’hui ? » Les doigts de l’une de mes mains virent masser ma tempe en soupirant à peine. Aujourd’hui, rien n’allait mieux et tout autour de nous semblait capable de l’exprimer à ma place, soulignant les souvenirs douloureux que l’on voulait taire mais qui persistaient à vouloir hurler à chacune de nos prises de paroles pour faire entendre leur propre voix. À quoi bon les recouvrir de la mienne ? Ils avaient gagné plus d’une fois déjà, paraissant traverser la paroi de la porte de cette chambre comme la sève avait traversé son bois avant qu’il ne meure, lui aussi. Ils gagnaient lorsque nous tentions de les confronter, la bataille inégale, déséquilibrée. J'avais cessé de la mener, détestant plus que tout partir perdante. En suspens, Jacob. Voilà la réponse semblant la plus honnête sur l’instant ; perdue entre les fluctuations monotones de mes pensées, recherchant au milieu de ses biens abandonnés ce qui avait été autrefois nécessaire au jour pour être un jour : un rien de douceur, capable de former le tout. Cela pouvait venir de partout avant, étincelle de gaieté offerte en une seconde pour la journée entière. La seconde durerait une seconde, aujourd’hui, et cela devrait suffire. Cela suffirait, pour continuer. Ce qui peut se rapprocher d’un bon jour, alors. J’ignorais si cela serait assez, pour lui. « À quel point on a touché le fond quand on retrouve un peu de joie au fond de notre peine ? » Je ne le rejoignais jamais ici, pour ce regard vague qui était le sien à présent et que je ne voulais pas surprendre, que je ne pouvais pas confronter. Je faisais en sorte de ne pas y faire face précisément parce que je continuais de me persuader que je ne pouvais rien y faire, pour le combler, pour le soulager. Un vide dans sa vie que seule une disparue aurait pu colmater, l’impuissance étant la mienne semblant capable de m’étriper à tout instant si je ne le faisais pas moi-même, bien avant, prenant les devants comme toujours. « Le point où il y a finalement du dur sous nos pieds, du suffisamment solide pour supporter et relancer. » Nous venions ici pour cela, à l’abri des regards de l’autre, le besoin commun pourtant de s’assurer à chaque fois, de vérifier qu’ici au moins, rien n’avait encore changé. L’endroit continuait de lui ressembler, dans une version simplifiée et ordonnée, il s’était occupé de ce dernier point. De nouveau, mon regard se porta sur lui, porteur d’une compréhension que j’espérais qu’il saisisse, forcée néanmoins de laisser ma dialectique factice se muer en un sourire inconsistant, un sarcasme presque désolé : « C’est pas de moi, j’aurais bien aimé. » Bien entendu que cela ne l’était pas, m'inspirant plutôt de l'une de ces phrases que l’on ne cessait de me rabâcher, à lui aussi sûrement. Cette même phrase que je m’étais déjà surprise à retrouver dans l’une de ces revues sur le développement personnel, rubrique deuil et perte d’un être cher, qui m’avait donné envie d’en brûler chaque page, envie assouvie à n’en pas douter, désireuse d’annihiler toute trace de l’aversion envers moi-même pour m’être laissée prendre au piège de ces escroqueries faiblardes. J’aurais bien aimé, pour lui et toujours pour lui. Que les livres aient raison et que mon esprit seul demeure aussi cynique, recherchant la survivance du souvenir dans son essence la plus pure pour que ce dernier paraisse, dès l’instant d’après, beaucoup trop beau pour qui pouvait mourir et perdre tout cela ; pour qui avait péri et laissé derrière lui.
« Je plaide coupable. » Il ne l’était pas. Aucune accusation n’était portée, l’inclination seule et pour une fois non réprimée de connaître ce qui l’y poussait et ce qui l’avait fait arrêter. « Mais mon amour, tu sais que si je plonge, je t’entraîne dans ma chute. » Je laissais mes doigts reprendre leurs habitudes, jouant avec les siens pour mieux s’en démêler, le sens de ses mots en faisant de même dans l’espace saturé et ne m’empêchant pas de rétorquer, mon ton calqué au sien. « Y’a pire façon de tomber. » Et croire en l’autre avait supposé, dès le premier jour, l’abandon de chacune de nos résistances et nos défiances mutuelles. Le don avait été total, la confiance sans entrave. Il y avait pire façon, oui ; mais pire encore serait le sentiment de le pousser au gouffre, simplement pour ne pas avoir à y rester seule. « Tu te rappelles comment elle l’avait baptisé pour la dernière fois ? » Alors, retournons au quotidien. C’était ce qui nous manquait le plus, déjà avant, lorsque nous devions nous en éloigner. C’était tout ce à quoi il essayait de se raccrocher, sur l’instant. C’était ce qui prenait du relief, soudainement. Je ne me retournais pas tout de suite, mon regard seul suivant les inflexions de sa voix alors que les couleurs de l’ours violet se reflétaient dans les miroitements du miroir. Aucune réponse non plus ne s’échappa d’entre mes lèvres de nouveau closes, mon esprit refusant d’abandonner aussi tôt la croyance de l’instant, sensation vertigineuse de l’éternité qui ne durerait plus si tôt le passé employé. Détachée de tout, détachée du temps comme si, à la première conscience de ce qui avait été, tout était capable de retomber en poussières. C’était ce temps qui comptait, pourtant ; c’était ce temps qui manquait. « Tu penses qu’elle serait toujours d’accord de suivre nos goûts, ou est-ce qu’elle serait plutôt le genre d’enfant à insister pour qu’on lui achète toutes les couleurs possibles ? » Le rire s’échappa cette fois-ci, bien avant que je ne songe à le retenir, silencieux mais bien réel, le sourcil arqué en direction de mon mari. Je ne me souvenais plus d’un jour où notre fille avait accepté de suivre nos goûts, je doutais qu’il en soit plus capable. « C’était ton choix alors de la laisser se balader partout avec son talkie-walkie accroché à sa jupe de tulle ? » June prenait exemple mais mélangeait les genres, se prenait pour l’héroïne de ses songes au sein desquels rien ne l’empêchait de combattre les ennemis sans se départir de son allure, les genoux écorchés à force d’y mettre trop d’ardeur mais l’enthousiasme dans le regard. « Elle a toujours fait ce qu’elle voulait de toi. » De nous. De nous bien sûr, mais il ne le lirait pas ailleurs que dans le nez froncé et le haussement d’épaules supposés abdiquer, consentir à la faiblesse qui était la mienne aussi face à notre fille et son sourire d’enfant éveillée et énergique, déterminée à arracher aux adultes les secrets qui n’avaient pas lieu d’être, qu’elle se pensait parfaitement capable de comprendre, et nous aussi par ailleurs. « Il aurait fallu qu’elle ait pitié de nous, mais ce n’est pas comme ça qu’on l’a élevée. » L’avait-on fait, réellement ? Ou son caractère avait-il su annoncer, dès les premiers instants, des couleurs semblables à celles de son père, mon amour pour lui rendu impossible à mesurer, s’il l’eut été un jour, à chaque fois qu’il m’avait été donné de les observer côte à côté.
« Tu veux les garder ? » Mon rejet s’était montré à peine plus quantifiable depuis, dès lors que ce sujet semblait être sur le point d’être évoqué. Je me détournais de nouveau, regagnant le coin de la pièce où la peluche semblait délaissée, mon regard s’y attardant pour ne pas avoir à s’assombrir. « Bucky. » Le mot sembla égratigner ma gorge avant de sortir d’entre mes lèvres, dur, trop pour ce qu’il était supposé remémorer alors que je l’invoquais simplement sur l’instant pour qu’il s’arrête de parler. « M. Fluffles, c’était juste avant. » Je laissai quelques mèches brunes tomber devant mes yeux alors que je me saisissais de l’ours, fronçant les sourcils sans même y penser, consciente des relents que traînait cette seule question dans son sillage. « Qu’est-ce que tu voudrais faire de cette pièce ? » Celle-ci, donc. « De sa chambre. » repris-je, l’expression paisiblement sombre de mon visage se chargeant à ma place de lui signifier l’importance des mots, la nécessité de faire attention à ceux que l’on employait, ces derniers comme seules vérités désormais de ce qui perdurait aujourd’hui, là où tout était pourtant fini. « On en a déjà parlé. » Les fois où nous l’avions effectivement évoqué semblaient recouvertes d’un rideau de brume, comme pour en cacher la finalité ou l’absence même de commencement lorsque je m’étais employée, déjà et avec véhémence, à couper court à toute tentative de sa part de me souffler l’impensable, l’alternative à ce que cette chambre pourrait devenir ; une pièce, une pièce dénuée d’elle. « Non ? » Je me retournais à cet instant pour lui faire face, l’interrogation dans la forme plus que le fond alors que mes bras se croisaient contre ma poitrine, enserrement comme enclave de tout ce que je ferais l’effort de retenir, cette fois-ci ; consciente que l’embuscade n’était pas du genre de mon mari, lucide quant à la tendance de ces dernières à se manifester chez moi sous des formes imprévisibles.
Il pose la question alors qu’il possède déjà la réponse. Et il pense que même dans un monde parallèle il n’y aurait aucune différence : comment pourrait-elle se sentir mieux une fois cette porte franchie ? Quand avant elle y retrouvait de la vie, aujourd’hui elle n’a plus que des souvenirs. Et aussi beaux soient-ils, ils ne sont pas suffisants pour combler le manque permanent qu’ils ressentent. C’est du moins ce qu’il pense pour lui, ce qu’il imagine pour elle. Mais il demande, l’espoir toujours quelque part au fond de lui-même ; serait-il possible qu’elle aille de l’avant, elle, avant lui ? Il en doute fortement. Et elle ne lui répond pas, le silence est suffisant pour dire à sa place tout ce qu’elle ne peut pas prononcer, pour lui crier tout ce qu’il refuse d’entendre. Alors à quel point ont-ils touché le fond, sont-ils encore capables de s’en relever ? Le point où il y a finalement du dur sous nos pieds, du suffisamment solide pour supporter et relancer. Elle regarde ailleurs, lui ne la quitte pas des yeux. Elle a raison : quand ils se perdent, ils savent qu’ils peuvent revenir ici et que rien n’aura changé. Rien ne changera jamais plus, dans ce coin-là seulement. Et si June les regarde réellement de haut, comme ils ont pu le mentionner entre eux il y a quelques semaines, est-ce qu’elle se sent bien face à la vision de ses parents, dans ces états-là ? Constamment seuls, même quand ils s’accompagnent l’un et l’autre. Constamment tristes, parce qu’elle n’est plus là. Est-ce qu’ils croient vraiment au fait qu’elle est constamment avec eux, s’ils n’arrivent pas à calmer leur tristesse ? Le dur, ce n’est pas dans ces questions qu’il arrivera à le trouver. Là, il se mène lui-même à sa perte, fait trembler le pont qu’il essaie de traverser pour la rejoindre. C’est pas de moi, j’aurais bien aimé. Il croise son regard, croise son sourire aussi. Il s’en doutait, ça ressemble bien aux phrases que l’on entend partout dès que l’on a une épreuve difficile à affronter. Tout le monde semble soudain passionné de philosophie quand il s’agit d’affronter un deuil, comme s’il fallait absolument passer outre ; lui le premier, malheureusement. On a du suffisamment solide, nous ? Il le croyait encore il y a quelque temps, ça lui a passé, ça lui est revenu, et puis aujourd’hui il ne sait plus. Est-ce qu’elle en a la certitude, elle, ou est-ce qu’elle préfère s’appuyer sur son avis à lui ?
Y’a pire façon de tomber. Il ne le sait que trop bien : il l’a vu chuter, seule, ne pas l’accepter à ses côtés. Il s’est vu glisser, à son tour, dans un gouffre différent du sien, là où il ne pouvait plus l’atteindre. Il l’entraîne dans sa chute, lui indique ici qu’il sait qu’elle vient, de temps en temps, quand il n’est pas là. Et maintenant qu’ils ont sauté ensemble, main dans la main, il peut entamer la discussion, la véritable : celle des souvenirs, qui précède celle qu’ils redoutent tant. C’était ton choix alors de la laisser se balader partout avec son talkie-walkie accroché à sa jupe de tulle ? Il hoche sa tête de haut en bas. Yep. Exactement. Il refuse d’entendre ce qu’elle n’a pas encore dit : qu’il ne savait pas la gérer, dès le départ, qu’il lui cédait tout. Elle a toujours fait ce qu’elle voulait de toi. Il sourit en y repensant. Elle n’avait même pas besoin de faire les yeux doux, à chaque question qui lui semblait devoir être suivie d’un « non » catégorique, elle y trouvait finalement un « oui » affectueux. J’aime à penser que je le faisais volontairement, pour qu’elle développe son petit caractère sans être guidée d’une quelconque manière. Il aime à le penser, oui, parce qu’elle faisait réellement tout ce qu’elle voulait de son père. Il aurait fallu qu’elle ait pitié de nous, mais ce n’est pas comme ça qu’on l’a élevée. Elle savait déjà ce qu’elle avait droit de faire ou non, l’imposait sans trop de difficultés à ses deux parents. Car si Jacob cédait à chaque fois, Olivia, derrière, n’était pas mieux et ne réussissait pas à rattraper le coup. Elle savait qu’elle avait tous les droits, dès le départ. Elle s’inventait et se réinventait chaque jour, comme n’importe quel enfant le fait, finalement. Mais le spectacle était d’autant plus incroyable puisqu’il s’agissait de June, et qu’une enfant comme elle, il n’en existait pas deux, il n’en existera pas d’autre.
Personne ne viendra réanimer cette chambre, personne ne portera ces vêtements mieux qu’elle : ou alors, tout le monde. Mais personne qu’ils souhaitent connaître, ne serait-ce que rencontrer. Ça, il en est sûr. Est-ce qu’elle veut attendre que ça arrive sans qu’ils le comprennent ou veut-elle faire ce pas en avant, créer cette déchirure ? Bucky. Elle ne veut pas, non. Elle ne voudra jamais. M. Fluffles, c’était juste avant. Il le sait aussi bien qu’elle, il peut lui citer les dix qu’il y avait avant, le tout premier quand ils l’ont acheté. Ce n’est plus la question, désormais. Il poursuit, lui demande ce qu’elle aimerait faire de la pièce au grand complet, pas seulement de ses affaires. De sa chambre. Son visage change, sa voix aussi. Elle le reprend et il n’aime pas ça. Elle le reprend comme s’il ne savait pas, comme s’il ne mesurait pas la gravité de la situation. Je sais. Il se contente de dire, d’un ton assez sec. Il sait que c’est sa chambre, il sait aussi qu’elle est inoccupée et qu’ils ne pourront pas indéfiniment y retrouver le solide dont ils parlaient tout à l’heure. Elle est sur le point de s’effondrer, comme eux il y a encore quelques semaines, quand ils ne savaient plus s’adresser la parole. On en a déjà parlé. Non ? Elle croise ses bras. Il a l’impression que c’est une manière de clore la conversation, en un sens, de lui exprimer par les gestes qu’il s’agit là d’un terrain miné et qu’il ne vaut mieux pas s’y aventurer. Mais ça fait bien trop longtemps qu’il l’esquive, et aucun autre chemin n’existe pour passer au-dessus et continuer d’avancer. Non. Et c’est peu assuré qu’il l’affirme. Le sujet a déjà été abordé, oui, et elle a décidé qu’ils n’iraient pas plus loin que le questionnement. C’était quelque temps après sa mort et, chaque fois qu’il y a repensé, il se disait que c’était encore trop tôt. Il sent qu’ils sont proches de la transition, que de trop tôt, ils vont bientôt en être à trop tard. Et il n’est vraiment pas prêt pour ça. Beaucoup de ses affaires sont comme neuves. Il dit, pour commencer. Il soutient son regard même s’il trouve l’exercice très difficile, même s’il a envie de sortir en claquant la porte, de laisser quelques mois avant de revenir et de retenter. Et cette… sa chambre. On passe devant tous les jours, on sait ce qu’il se cache derrière, on sait aussi qu’on n’en fera jamais rien. Mais ça ne s’arrête pas là, et elle le sait. Comme le reste de la maison. Il dit, serre les dents, la mâchoire. Avant, ils trouvaient ça amusant de redécorer tout le salon à minuit passé, en faisant le moins de bruit possible pour ne pas la réveiller. Rien n’a bougé depuis mars 2018, Liv. Il ne faut pas être un expert pour comprendre ce qu’il se passe, ici. Si eux ont continué de vivre – difficilement – la maison, elle, est morte avec leur fille. S’il croyait aux énergies, il dirait qu’elles sont négatives ici, peut-être même inexistantes. Ils viennent, passent et repassent parce qu’ils n’ont que cet endroit. Et pourtant, des maisons, il en voit tous les jours, c’est le cœur de son métier. Je ne me sens plus à ma place, ici. J’avais à cœur de rentrer tous les soirs, avant, comme toi. Mais, depuis… je n’y arrive plus, et je n’ai plus envie de continuer. Il y pense depuis longtemps, c’est sûrement pour ça qu’il arrive à le dire d’une traite, sans être obligé de se couper. Je me sens chez moi partout auprès de toi. Partout sauf ici. Ici, j’ai l’impression qu’on fonce droit dans un mur, qu’on va imploser quoi qu’il arrive. Et même s’il n’a pas envie d’abandonner les escaliers dans lesquels ils s’amusaient à descendre assis, ni le mur où ils ont tracé des traits pour voir à quel point elle grandissait mois après mois, ni tous les recoins dans lesquels elle se cachait quand il jouait à cache-cache, il se sent obligé de le faire. Il en a besoin, et il lui exprime enfin.
Olivia Marshall & @Jacob Copeland ✻✻✻ « On a du suffisamment solide, nous ? » La question sonnait comme un piège, un écueil qu’il espérait me voir éviter ou dans lequel s’attendait-il à me voir plonger sans que cela n’occasionne chez lui le moindre sursaut de surprise ; le moindre réflexe de venir nous en sortir également, je l’appréhendais. « Plus rien autour de nous n’en a l’air, non. » Il n’était pas comme cela, pourtant. Jacob qui se battait pour deux depuis des mois et qui ne semblait demander qu’une chose depuis quelques temps : que je l’allège du poids des armes, n’en profitant pas pour en retourner une contre nous. Mais ma langue fourchait, comme à son habitude face à lui, se délestant de vérités que nous nous acharnions à taire, conscients que la violence de ces dernières, à force d’avoir été refoulée, risquait de crépiter puis se répandre comme celle d’un volcan inanimé depuis plusieurs siècles et s’éveillant soudainement. « C’est à nous de l’être. » On reconnaît l’amour à ce qui le menace. Et tout le menaçait, désormais. Mais nous étions toujours debout, n’est-ce pas ? Les genoux avaient ployé, manquant de toucher le sol à de multiples reprises, mais aucun de nous n’avait encore rendu les armes. Les évènements récents et le dialogue renoué semblaient même appuyer notre souhait profond de faire front commun, de reconstruire ce qui avait été fragilisé, disséminé de tous côtés ; notre famille, notre mariage, notre vie. Nous l’étions, solides de seize années, d’une éternité à nous connaître, nous rêver et nous aimer. Le serions-nous assez ? Pour nous épargner la douleur à venir, sans doute pas puisqu’il ne le fallait pas. Les yeux avaient été fermé depuis trop longtemps, les rouvrir serait une épreuve qu’il nous faudrait traverser. Pour y résister néanmoins, j’y croyais pour nous deux, lui réaffirmant ainsi, mes doigts se nouant avec les siens pour prendre le relai, l’alester finalement du doute qui l’assaillait aujourd’hui comme il l’avait fait pour moi, hier.
« Yep. Exactement. » Il pouvait en rire, je l’aimais pour l’inverse. Le choix, tous les choix, avaient été ceux de notre fille car il avait veillé dès le début à ne jamais la faire doute, d’elle-même ou de nous. « J’aime à penser que je le faisais volontairement, pour qu’elle développe son petit caractère sans être guidée d’une quelconque manière. » Je la retrouvais sur l’instant, la lueur passant dans les yeux de mon mari en repensant à elle, celle-là même que je décelais autrefois à chaque fois qu’il poussait la porte et qu’elle s’élançait dans ses bras, qu’il la regardait s’activer ou s’endormir contre lui. J’en avais été témoin, trop de fois pour les compter, pas assez pour qu’elles ne cessent de me manquer à jamais. « Elle savait qu’elle avait tous les droits, dès le départ. » Elle en riait, et nous aussi. J’aurais pu sourire également sur l’instant, si je n’étais pas davantage concentrée à m’en remémorer chaque sonorité, à remonter mes doigts sur sa nuque en plissant les yeux. « On dit que toutes les petites filles ont ce pouvoir sur leur père. » Sur leur mère, sans doute moins mais j’avais dérogé à la règle sans chercher à y opposer la moindre résistance. « C’est faux, seulement celles qui ont la chance d’en avoir un comme toi. » Une chance supplémentaire, une énième que je ne solliciterais plus jamais si elle m’était accordée de remonter le temps l’espace de quelques minutes ; voilà tout ce que je demandais silencieusement, prête à promettre de prendre le temps cette fois-ci d’y prêter davantage attention, de prendre le temps de soupeser la reconnaissance de les avoir près de moi, les remerciements muets quant à leur existence seule que je n’aurais su soupçonner, avant eux. Que je n’arrivais pas plus à concevoir, après elle.
Il le savait, je n’avais pas cherché à le cacher. Il en souffrait, je ne parvenais pas davantage à l’en épargner. Je promettais d’essayer depuis peu et croyais en chacune de mes promesses mais certaines n’avaient jamais été formulées, et pour cause. Il tentait pourtant, s’aventurant sur un chemin qu’il savait risqué, des charbons ardents dont je lui rappelais néanmoins l’existence avant même qu’elles ne nous fassent hurler d’une brûlure que nous n’étions pas prêts à supporter. « Je sais. » La distance de retour entre nous, je lui fis face tout de même. Il savait. Il savait que la chambre n’avait plus de cette dernière que les vestiges du passé. Un musée, désormais, un sanctuaire plein de sa présence et vide de sens, un asile où tous les secrets de la personne qu’était destinée à devenir notre enfant avaient l’air d’être exposés. Avaient l’air, seulement. Nous franchissions la porte et pensions retrouver un peu d’elle à chaque fois. Je tenais à ce que l’endroit reste inchangé, tel quel, portant ainsi la trace du temps qui s’écoulait. Ce temps qui passait et notre fille qui s’éloignait. Je savais qu’il le savait. Je savais également que s’il se risquait à formuler la moindre esquisse de cette réalité, je le détesterais pour chacun de ces mots, me détesterais encore plus de les lui avoir soufflés. Alors, arrête. « Non. » Nos souffles se suspendirent au-dessus de la brèche et j’entendis l’écho d’un battement de cœur dans le silence ; un des miens, un des siens, quelle importance ? Je ne les dissociais plus, je ne l’avais jamais fait. Je les comptais seulement sur les doigts de mes mains serrées. « Ne fais pas ça. » Me poser des questions auxquelles je n’étais pas capable de répondre autrement que de la mauvaise manière. J’ignorais si les défis précédents avaient été relevés tel qu’il l’avait espéré ; je savais déjà que j’échouerai à celui-ci. Mais il ne ferait pas marche arrière cette fois-ci, la détermination dans son regard perceptible sous les couches de prudence auxquelles il s’astreignait pourtant. « Beaucoup de ses affaires sont comme neuves. » « C’est parce qu’elle n’a pas eu le temps de les porter. » Il sait. Je prédisais sa réponse. Bien sûr qu’il le savait, pourquoi me forçait-il alors à le dire sur ce ton, bien trop calme pour présager quoique ce soit de bon ? « Alors quoi ? On les donne ? » On les jette ? Qu’il le fasse, qu’il les vende, qu’il les brûle, qu’il oublie les avoir jamais achetées en espérant les voir un jour portées par elle ; voilà ce que j’aurais pu cracher, voilà ce qui ne franchirait pas la barrière de mes lèvres tant je m’imposais au contrôle. Tant la seule idée de la laisser partir semblait posséder la violence d’un crime duquel je ne nous rendrais pas coupables. « Et cette… sa chambre. On passe devant tous les jours, on sait ce qu’il se cache derrière, on sait aussi qu’on n’en fera jamais rien. » Je ne voulais déjà plus en entendre davantage, me forçais simplement à rester car il semblait lutter contre son envie d’abandonner avant moi. « Comme le reste de la maison. » Mes yeux, braqués sur le plafond nous surplombant et nous regardant s’apprêter au heurt, se portèrent de nouveau sur lui, sombres et réprobateurs. « On redécore s’il n’y a que ça, ça fait des mois que je ne peux plus me le voir ce canapé. » À force de dormir dessus, lui comme moi. Nous nous retrouvions pourtant, dernièrement, la chaleur de ses bras accueillant de nouveau nos nuits froides mais le sarcasme était facile, plus facile que la discussion qu’il tentait de nous imposait. Alors je m’y pliais, ne me mettant de nouveau en mouvement dans la pièce que pour éviter de penser au goût de cendres que son recours laissait sur mon palais, au sédiment de culpabilité qu’il déposait sur mon cœur.
« Rien n’a bougé depuis mars 2018, Liv. Il ne faut pas être un expert pour comprendre ce qu’il se passe, ici. » Je lui tournais le dos, rouvrant les tiroirs qui venaient d’être fermés, repliant les vêtements qui n’avaient jamais été dépliés en premier lieu, les gestes mesurés et les inspirations aussi. Il en faisait de même avec les siennes, je le devinais. Rien de tout cela n’était moins difficile pour lui que cela ne l’était pour moi. Il savait donc ce que ses paroles provoquaient, quelle était leur puissance et comment m’atteignaient-elles. Il le savait car il n’avait jamais risqué de prononcer ces phrases, dans cet enchaînement précis. Comment alors chacun des mots paraissaient-ils sonner comme une naissance pour lui, un glas pour moi ? « Je ne me sens plus à ma place, ici. J’avais à cœur de rentrer tous les soirs, avant, comme toi. Mais, depuis… je n’y arrive plus, et je n’ai plus envie de continuer. » « Alors arrête. Qu’est-ce qui te retient ? » La colère, ainsi, reprenait ses droits, faisant le choix à ma place de me retourner pour accrocher son regard, ne se souciant pas de me laisser ensuite, démunie, condamnée à affronter ce qu’elle laisserait derrière elle ; nous et notre douleur intime, nos souvenirs arrachés, la misère des espoirs que je n’avais pas pu détruire moi-même, les vêtements désormais froissés entre mes poings serrés que je jetais sur le lit à mes côtés. « Pas ça apparemment. Et ça non plus. » L’ours en peluche traversa brutalement les mètres nous séparant pour s’échouer à ses pieds, trop dévoué à illustrer ma démission, à tirer son épingle du jeu, lui aussi, face à l'emportement froid menaçant de prendre la place, toute la place. Face à ces mots que je lâchais, ces mots dont je ne pensais pas un seul instant qu’ils puissent être vrais, qu’il puisse les prendre au sérieux, je doutais soudainement qu’il soit capable de déceler en eux l’ultime appel au secours et l’instinct qui était le mien. « Je me sens chez moi partout auprès de toi. Partout sauf ici. Ici, j’ai l’impression qu’on fonce droit dans un mur, qu’on va imploser quoi qu’il arrive. » Celui me poussant à m’emparer de la situation comme des rênes d’un cheval courroucé, saisissant la bride et la tirant brusquement, forçant l’animal à se cabrer, fulminant mais maitrisé ? J’en doutais, oui ; et le tiroir se refermant sèchement résonna dans la pièce avant qu’il ne puisse me donner raison. « On ne fera pas ça ici, Jake. » Pas ici, où j’avais l’impression de la voir partout, où j’aimais à penser qu’elle nous entendait encore. Pas ça, cette discussion qui n’en était pas une et cette désertion à venir. Il y eut la mienne d’abord, lorsque je le contournais pour quitter la chambre, longeant le couloir sans y penser, regagnant le salon puis la cuisine. Les placards desquels je ne débusquais aucune bouteille malgré l’envie - le besoin - saisissant, la bière sur laquelle je me rabattis sans prêter garde au chien qui s’agitait, à la capsule qui résistait sous ma poigne impatiente contre le rebord de la table, au verre coupé venant entailler ma paume jusqu’à la naissance du poignet. Ce fut le sang coulant par gouttes et mes ongles s’enfonçant dans ma peau pour retenir le juron qui brisa le tout, en même temps que la bouteille, renversée au sol en mille et un éclats, fit éclater le silence.
Plus rien autour de nous n’en a l’air, non. Il ne s’en souciait jamais, auparavant. Car il savait que ce qui faisait leur force, ce n’était pas ce qu’ils possédaient mais ce qu’ils étaient. Qu’ils pouvaient tout perdre et se relever, tant qu’ils continuaient d’être là l’un pour l’autre. C’était bien avant que June rentre dans l’équation, bien avant qu’elle ne s’en échappe également. C’est à nous de l’être. Encore. C’est encore à eux de l’être, de se prouver à eux-mêmes et aux autres qu’ils ont cette capacité. Qu’ils peuvent affronter toutes les épreuves et s’en relever vaillamment. Ils ont déjà laissé des plumes et continueront d’en perdre sur le chemin, c’est certain, mais ils s’en sortiront. Parce qu’ils sont Jacob et Olivia, et que le monde ne tournerait pas de la même manière s’ils se perdaient mutuellement. C’est du moins ce qu’il croit, lui, quand il la regarde, quand ils se parlent, quand elle lui dit que c’est à eux. C’est à eux depuis deux ans, presque trois. C’est à eux et le pas en avant, il a arrêté d’essayer de le faire : au pire ils font du surplace, au mieux ils dansent un slow mais non, ils n’avancent pas. On l’a toujours été. Il affirme, avant de se projeter. S’ils l’ont déjà été, ils peuvent l’être à nouveau. Il préfère se dire que ce qui a été fait peut être reproduit, plutôt que le fameux « toujours imité, jamais égalé ». Eux, ils peuvent réussir l’impensable, s’égaler, se dépasser. Ils le doivent pour leur survie, autant mutuelle qu’en tant que couple. Alors on le sera encore. Il essaie de ne pas porter dans sa voix le ton qu’elle ne supporte plus. Il a compris qu’il sait être agaçant – même quand il essaie d’être l’opposé. Il ne veut pas la brutaliser avec son espoir, avec ses envies d’évoluer, de ne plus stagner comme ils savent si bien le faire. Il ne le fait pas, aujourd’hui. Il ne le fait pas parce qu’elle le rejoint dans l’idée en nouant ses doigts aux siens, en ravivant les souvenirs pour qu’ils puissent les aider : elle est là, avec eux. Et il se rappelle, non sans un pincement au cœur, qu’elle avait tous les droits sur lui. Qu’il était le père le plus conciliant au monde, qu’il lui autorisait tout, qu’il n’avait pas la moindre autorité. Quand il prend un ton un peu agressif à son travail, il dit en rigolant que c’est son côté père de famille qui reprend le dessus : c’est faux, il n’a jamais su. Ni lui, ni Olivia. Ils savaient se faire respecter sans devoir gronder, et quand elle faisait un peu trop ce qu’elle voulait et que ça les agaçait, ils laissaient faire. Elle a eu une courte vie, oui, mais Jacob est sûr qu’ils n’auraient pas pu lui en offrir une meilleure. Il n’y a pas un moment qu’il regrette, un instant qu’il aimerait effacer pour le remplacer. Ils ont tous une signification particulière et tous font que, aujourd’hui, elle leur manque à ce point-là. On dit que toutes les petites filles ont ce pouvoir sur leur père. C’est faux, seulement celles qui ont la chance d’en avoir un comme toi. On lui a toujours dit d’être un bon mari, ce qu’il voulait, lui, c’est être un bon père aux yeux de sa femme. Il l’a fait, il le sait. Et il n’aurait jamais pu espérer meilleure mère pour son enfant – ses enfants, il y croyait, à une époque. Elle a eu les parents qu’elle méritait. Et c’est la seule, la dernière certitude qui passe au travers de ses lèvres en étant parfaitement serein. Pour le reste, il sait déjà qu’il ne maîtrise plus rien.
Pour le reste, il sait déjà que ce n’est pas une bonne idée. Il connaît sa femme mieux que personne et sait qu’elle ne va pas réagir positivement. Parce que la défensive – au mieux l’attaque – est dans son tempérament depuis toujours, même avec lui, encore plus avec elle. Ne fais pas ça. Non, il ne devrait pas. Oui, voilà ce qu’il devrait lui dire. Oui, je me tais et nous n’en parlerons plus jamais. Mais il ne peut pas se résoudre, car le faire reviendrait à signer – peut-être des mois en avance – les papiers de leur divorce. Ils ne passeront pas à autre chose s’ils n’abordent pas sincèrement ce sujet-là, mais il finira par décider d’avancer seul, si réellement elle ne veut pas y aller avec lui. Il commence en parlant des affaires de June. Ce sont les siennes, il le sait. Ce seront toujours les siennes, même portées par quelqu’un d’autre. C’est parce qu’elle n’a pas eu le temps de les porter. Alors quoi ? On les donne ? Il hausse ses épaules, pour lui signifier qu’il ne sait pas. Qu’il ne sait pas mais qu’il y pense, oui. Que la question s’est posée dans son esprit et ne le quitte plus. Qu’ils doivent en faire quelque chose plutôt que de venir y sentir une odeur qui, par n’importe qui, est inexistante. Ils sentent l’odeur de June car ils le veulent, finalement. Elle n’est plus là. On redécore s’il n’y a que ça, ça fait des mois que je ne peux plus me le voir ce canapé. Il secoue son visage. Tu sais très bien où je veux en venir. Redécorer ne servirait à rien, dans ce cas précis. La décoration peut bouger, le jardin peut être modifié, les meubles peuvent être tirés et les murs repeints, ça ne changera rien : June a vécu ici, deux âmes y semblent mortes depuis. Il essaie de lui parler calmement. D’exposer les faits, de lui décrire son ressenti, qu’il n’y arrive plus. Alors arrête. Qu’est-ce qui te retient ? La colère parle, il le ressent. La colère parle mais la colère fait mal, quand elle le veut. Car la seule personne qui le retient est sous ses yeux, la seule pour qui il n’a pas sombré, c’est bien elle. Et le fait qu’elle lui dise ça, elle précisément, oui, ça ne peut que faire mal. Pas ça apparemment. Et ça non plus. Elle jette les vêtements qu’elle serrait tendrement il y a encore quelques secondes, l’ourson aux mille prénoms. Il le regarde atterrir à ses pieds, ferme les poings et la mâchoire pour se contenir. S’il s’énerve parce qu’elle s’énerve, ça ne résoudra rien. Ça ne résout jamais rien, c’est pour ça qu’il est le calme, dans leur couple. Le feu et l’eau, ils se complètent depuis toujours, pourquoi est-ce que ça ne serait pas le cas aujourd’hui ? Il lui dit, ainsi, qu’il se sent chez lui avec elle, mais pas ici. Il se confie, reste calme. Mais elle n’en a pas envie, elle préfère fuir. On ne fera pas ça ici, Jake.
Et elle s’en va. Parce que c’est ce qu’elle sait faire de mieux, depuis la mort de June. Parce qu’elle ne sait plus le confronter comme avant. Ce serait mentir de dire qu’ils ne se sont jamais disputés, en quinze ans, on arrive forcément à ne plus se supporter à des moments. Et quand ça devait éclater, ils s’affrontaient plutôt que de s’en aller. Même ça, elle n’y arrive plus. Il soupire longuement à cette idée et ramasse l’ourson par terre pour aller le reposer sur le lit. C’est à ce moment-là qu’il entend le verre se briser, en bas. Son premier réflexe est évidemment de s’inquiéter : il ne sait pas ce qui s’est passé et tant qu’il n’a aucun visuel sur la situation, sa femme est possiblement en danger. C’est ce qu’il se dit en descendant les escaliers deux par deux, jusqu’à la retrouver dans la cuisine. Il fait rapidement l’état des lieux, voit sa main en sang, voit la bouteille explosée par terre. Le blond fronce les sourcils, toujours en retrait par rapport à elle. Tu peux pas t’en empêcher, hein ? Il se surprend lui-même à poser cette question. Il a l’habitude de peser ses mots, de faire attention. Peut-être que c’était la goutte d’eau de trop. La bouteille ou le sujet ignoré, ça, il ne sait pas. Peu importe ce que je dis ou ce que je fais, ton unique solution est d’aller boire un coup. T’en as pas marre de vivre à travers ça ? À l’époque, ils ouvraient une bouteille à deux et buvaient à deux. Aujourd’hui, il n’en ressent pas le manque, elle en a presque le besoin. Et ça le désole plus qu’il n’ose l’admettre en temps normal, ce soir, ça l’agace plus que tout au monde. T’es pas foutue de tenir une discussion plus de deux minutes ? Son ton reste grave, sa manière de lui parler inhabituelle. Pourtant, il s’approche d’elle. Il a beau ne pas être d’accord avec ses agissements et ressentir plus de colère que de compassion, il est obligé de faire un pas en avant et d’attraper son avant-bras. Il regarde sa main, la coupure plus précisément, pour savoir de quel type de soin elle va nécessiter. Mais il la relâche assez vite, suffisamment pour qu’elle ne s’échappe pas elle-même de sa poigne. La seule chose qu’elle ne peut pas éviter, c’est son regard, ses yeux dans les siens, ses reproches qui hurlent au fond de ses pensées. Il lutte intensément pour ne pas – enfin – devenir leur porte-parole, les exprimer une bonne fois pour toutes. Si on ne le fait pas là-haut, on le fait ici. Je ne suis plus capable de vivre ici. Je veux déménager et je vais le faire. Avec ou sans toi. Ça sonne comme un ultimatum, il n’a pas l’habitude de ça, ne l’a même jamais fait ; il ne pourra plus dire jamais. Et honnêtement, là, tu me donnes presque envie de le faire sans toi. Il n'a pas pris le temps de la réflexion, pour une fois, peut-être que c'était une erreur.
Olivia Marshall & @Jacob Copeland ✻✻✻ Deux douleurs communes étaient-elles capables de se faire entendre de la même manière, de se faire comprendre afin de s’épargner l’une et l’autre ? Comment le pouvaient-elles lorsqu’à la première expression de la mienne, je ne cherchais qu’à l’étouffer, la noyer sous ce qui pourrait bien me tomber sous la main ; pas grand-chose en l’occurrence, l’alcool fort introuvable et la bouteille de salut brisée à mes pieds, des éclats dans la paume. Et maintenant quoi ? Maintenant que l’alcool pour oublier, pour effacer les pensées et les tentatives de faire renaître l’espoir, n’était plus. Maintenant que cette solution n’était plus envisageable. L’alcool comme retraite et seule direction acceptée, la seule connue par cœur désormais lorsque toutes les autres semblaient encombrées se retrouvait elle aussi sans issue. N’était-ce pas l’ultime recours pour le tenir à distance ? Jacob qui se souciait mais n’avait jamais rien dit jusqu’à maintenant, qui s’irritait mais ne provoquait pas, qui aurait détourné la tête cette fois encore peut-être. Peut-être, oui, si je ne m’étais pas aussi lamentablement plantée, les ongles plantés dans l’entaille large pour éveiller une douleur qui ne venait pas, pour contracter ma mâchoire et ne pas avoir à la desserrer, le silence gardé comme si le bruit des bris n’avait pas déjà suffi à éveiller son attention. Comme si je n’étais pas déjà en train de m’affairer à autre chose pour ne penser à aucune autre attaque, aucune autre saillie qui dépasserait ma pensée, qu’il serait tout de même trop tard à arrêter, la flèche en avant et la blessure créée. Les douleurs de ces dernières s’accumulaient, n’ennoblissant rien ni personne, s’exprimant pourtant à ma place et à la moindre faille pour continuer de diminuer le reste, notre mariage en première ligne de ses victimes.
« Tu peux pas t’en empêcher, hein ? » Je sentis mon corps tout entier se raidir à ces mots derrière moi, ne réagis pas autrement pourtant qu’en décidant de l’ignorer, balayant du pied les débris au sol sans jamais lever un seul regard sur lui, ce dernier trop sombre pour lui être accordé, de nouveau. « Éloigne Loki, il y en a partout. » Du verre au sol que je dégageais sans délicatesse aucune, désireuse uniquement de le voir disparaître, d’effacer les traces de faillite d’un corps incapable de contrôler l’épreuve d’émotions trop fortes, le désastre d’une rancœur dont il ne désirait vraisemblablement plus nous épargner, revenant à la charge malgré les avertissements. « Peu importe ce que je dis ou ce que je fais, ton unique solution est d’aller boire un coup. T’en as pas marre de vivre à travers ça ? » Il n’avait pas idée d’à quel point. Je ne lui en laissais guère l’occasion à vrai dire, laissant échapper un rire silencieux et chargé de tout ce qui ne nous aiderait pas à nous entendre. « Ton idée pour tout arranger, c’est de cacher les bouteilles ? » Si l’alcool me dépréciait à ses yeux, en manquer ne ferait que me rendre plus mordante encore, incohérente peut-être. S’était-il rendu coupable de ce dont j'étais en train de l’accuser, l'ironie à la rescousse ? Ou m’étais-je rendue fautive, et sans l’aide de personne, de l’amenuisement de nos dernières bouteilles ? La question méritait d’être posée, je la chassais pourtant, en arrière-plan d’un esprit trop nébuleux pour y faire face. Je détestais cette faiblesse qui s’en prenait aux autres de sa propre impuissance, qui refusait de voir sur l’instant que le mal n’était point dans les alentours mais en elle-même. Je détestais cette fatuité qui, toujours déçue de son entourage et le chargeant de tous les torts, semblait planer indestructible au-dessus des ruines qu’elle avait elle-même créées. Je m’alliais à elles pourtant, sur l’instant. « T’es pas foutue de tenir une discussion plus de deux minutes ? » J’étais capable de beaucoup de choses, de mal plus que de bien. J’étais capable de lui reprocher d’oublier notre fille et de vouloir s’en éloigner. J’étais capable de lui lancer des souvenirs au visage, littéralement et violemment, ceux-là même nous étreignant de leur douceur quelques minutes avant, ceux-là même qui porteraient désormais en leur sein les marques de mes accusations. J’étais capable d’en avoir d’autres à son encontre s’il ne s’arrêtait pas, s’il ne relâchait pas ma main dont je ne voulais pas qu’il s’occupe. Ça va, étais-je tentée d’affirmer en dégageant mon avant-bras. Ça n’avait pas l’air pourtant, mais je ne sentais rien et m’occupais d’enserrer ma paume dans l’essuie-main quand il eut fini de s’en assurer lui-même, quand il n’y eut plus rien d’inquiétude dans son regard. Quand à la place, ce fut la gravité de ce dernier que j’acceptais de confronter, de retenir en cessant de ciller.
« Si on ne le fait pas là-haut, on le fait ici. Je ne suis plus capable de vivre ici. Je veux déménager et je vais le faire. Avec ou sans toi. » L’amertume prit possession de mon palais et de ma langue, à mesure que je la mordais pour ne pas céder au soulèvement que ses mots suggéraient et menaçaient d’engendrer. « Et honnêtement, là, tu me donnes presque envie de le faire sans toi. » « Ça ne ressemble pas à une discussion ça, tu sais. » Je grinçais, trop calmement, trop caustiquement, arquant un sourcil et demeurant immobile face à lui, la maitrise de ma posture ne m’empêchant pourtant pas de sentir la douleur affleurer juste sous ma peau, courir dans chacune de mes veines. Mais à un ultimatum. L’un de ceux capable de couper mon souffle et brouiller ma vision, le seul peut-être. L’un de ceux qui me fit finalement reculer d’un pas, inclinant la tête sous l’absurdité de ce à quoi nous nous retrouvions réduits. « Tu crois que j’aime encore vivre ici ? » Ça n’était pas le cas, et il ne pourrait faire autrement que feindre la surprise tant mes absences s’étaient chargées de rendre les choses claires. J’en ressentais pourtant le poids lorsque je m’y retrouvais seule, le décor semblant oublié et me donnant l’impression d’être debout à la proue d’un bateau ayant déjà coulé, le naufrage nous ayant déjà emporté sans que je ne parvienne pourtant à décider si m’en échapper ressemblerait davantage à un déchirement qu’une délivrance. L'insanité du doute me frappa au ventre et je tordis le torchon rougeâtre de mon sang avant de le laisser choir sur le comptoir ; un déchirement bien sûr, une lacération à laquelle je n'étais pas certaine de savoir résister, sans pousser le moindre hurlement. « Je déteste avoir à le dire pour que tu saches que tu n’es pas le seul parce que je n’arrive pas à m’enlever de la tête qu’il n’y a qu’ici qu’on devrait pourtant avoir envie d’être. » Qu’ici où l’on pouvait la deviner à défaut de la voir, l’appeler à défaut de l’entendre, l’espérer à défaut de la retrouver. Ressentir sa présence quitte à en souffrir. Avoir envie de l’inverse sonnait comme ce que je ne parvenais pas à accepter ; le renoncement à elle, à notre famille. À nos rituels et habitudes hantant encore chacune des pièces d’un foyer désormais esseulé, infinité de souvenirs infimes dont les détails dessinaient encore dans ma mémoire l’image unique de nous trois à laquelle je ne voulais pas avouer avoir besoin de dire adieu.
« Je déteste avoir l’impression que si on change quoique ce soit, on la perd. Que si on part, on la laisse. » Je fronçais les sourcils car mon corps s’exprimait autrement, exprimait le contraire de ce qui étouffait pourtant l’intérieur de mon être. J’entendis ma voix vibrer un instant, sans que je ne cherche à l’asservir, musique voilée d’instruments à cordes, désaccordée certainement sur ces dernières syllabes. Avec ou sans toi. Cela ressemblait à une menace ; ou une promesse. Il ne s’était pas limité à cela, pourtant. Sans toi ; il en avait l'envie. Était-ce un mal ? Une voix me souffla que non, pas pour lui, mais je l’assimilais à une raison à laquelle je ne savais plus me fier, une raison qui perdait tout pouvoir face au reste, face à ce qui agitait mon cœur sans précaution. Qu’attendait-il de moi, alors ? Que je le retienne, le supplie à la patience ? Que je l’empêche de faire ce qu’il lui semblait bon et encore impensable à mes yeux ? Il n’avait pas tort pourtant, à dénoncer la douleur comme seul lien persistant ici entre nous et notre fille. S’il espérait s’en soulager par la distance, je persistais dans la résistance, craignant que sous la guérison et les blessures cicatrisées, la certitude de notre fille d’avoir été aimée ne disparaisse à son tour. « Mais il n’y a rien que je déteste plus que de savoir que tu ressens tout ça et ne pas être capable de prendre la moindre décision pour que ça cesse. » Qu’il ne me croie pas s’il n’y parvenait plus, qu’il ne m’entende pas s’il ne le voulait plus, je laissais tout de même échapper ces mots comme la dernière des vérités que je décidais d’assumer. Mes nuits sans repos étaient bercées par ses souffles à peine perceptibles, à mes côtés, déjà endormi d’un sommeil que j’imaginais profond. Je m’y rattachais comme s’il me suffisait d’imaginer son apaisement momentané comme étant le mien. L’illusion brisée s’épandait entre nous désormais, et ne reviendrait plus. « Mais les décisions, tu les as déjà prises de toute évidence. Sans moi. » L’âpreté teintait encore les inflexions de ma voix à défaut de mon regard que je lui destinais pourtant sans détour. Il n’en avait pris aucun, lui non plus, pour oublier le compromis et imposer ce qui demeurait encore inimaginable ; partir. Partir pour aller où, Jacob ?
Éloigne Loki, il y en a partout. Il n’a pas eu besoin de son avertissement pour s’en rendre compte, ni de son ordre pour comprendre qu’il fallait le faire. De son corps, il fait barrage au chien, qui semble comprendre que ça ne sert à rien d’accourir pour sa maîtresse : malgré le sang qui coule et qu’il doit avoir remarqué, personne n’en veut à sa vie, personne ne s’en prend à elle. Physiquement, du moins, car émotionnellement, Jacob ne lui laisse aucun répit. Il s’en veut presque, le blond, mais ses mots sortent sans qu’il ne puisse les rattraper, trop longtemps restés à l’intérieur, à pourrir au milieu d’autres pensées. S’il s’était retenu un soir encore, ça aurait été comme un fruit qui s’abîme : ça aurait tout contaminé, tout détruit. Il s’en veut mais préfère que ça sorte. Il s’en veut mais finalement, ça fait du bien de dire enfin ce qu’il pense à ce sujet-là. Ton idée pour tout arranger, c’est de cacher les bouteilles ? Il hausse ses épaules et se surprend à réellement considérer la question. Il sait pourtant que ça n’est pas aussi simple que cela, qu’il ne contrôle pas ses faits et gestes et que si elle veut sortir boire un coup car elle ne retrouve plus de bouteilles à la maison, elle ira. La chance qu’il a, quand elle est ici, c’est qu’il peut la surveiller un minimum. Il suppose qu’elle n’ira pas jusqu’à se mettre dans des états lamentables, mais on lui a toujours dit qu’il vaut mieux prévenir que guérir. Ce serait tentant. Ils pourraient presque jouer à cache-cache, il lui dirait qu’elle chauffe quand elle refroidit, qu’elle refroidit quand elle chauffe. Pour que plus jamais elle ne mette la main sur ces boissons qu’il diabolise tant, dont il n’a jamais compris l’intérêt. Il a toujours apprécié boire un verre, de temps en temps, en sa compagnie. Il n’a cependant jamais aimé ne plus se sentir tout à fait lui-même, avoir la tête qui tourne et l’envie de vomir quand il en abuse. Il faut savoir doser, il faut savoir s’en passer, et il semblerait que sa femme l’ait oublié, ça. Elle travaille dans un milieu où ce problème est partagé en deux catégories : ceux qui ne boivent pas, jamais, et ceux qui le font trop, tout le temps. Elle était au milieu, les regardait tous, fièrement ; il pense qu’elle a basculé, qu’elle a fait un plongeon en avant dans la mauvaise panière. Et s’il ne peut pas la rattraper lui, qui saura le faire ensuite ? Mais il n’est malheureusement pas dans cette optique-là, il a déjà une idée derrière la tête et ne sait pas s’en défaire : il veut partir d’ici, il voulait en discuter calmement, posément. Elle a refusé et a eu besoin de ça pour l’oublier, c’est tout ce qu’il comprend, et les accusations et menaces s’en vont, quittent ses pensées pour aller torturer celles de sa femme. Il le fera, avec ou sans elle. C’est du moins ce qu’il dit, car ils savent tous les deux qu’il n’ira nulle part si elle ne l’accompagne pas, qu’il ne peut pas faire un pas sans elle sans repartir en arrière pour rester à sa hauteur. S’il en était autrement, ils ne seraient plus ensemble depuis longtemps, il aurait refait sa vie, il aurait réussi à passer au-dessus de la mort de June – sans l’oublier, malgré ce qu’elle pense sur le deuil. Ça ne ressemble pas à une discussion ça, tu sais. Il sait, il ne le sait que trop bien. Mais ce qu’elle ne sait pas, elle, c’est que toutes leurs discussions depuis bien longtemps n’en sont plus réellement. Il se censure du mieux qu’il le peut, essaie de transformer ce qu’il a envie de dire en ce qu’elle est capable d’entendre. Ce soir, il change les règles, ce soir il se ment à lui-même pour ressentir autre chose que de la peine et de la culpabilité. Tu crois que j’aime encore vivre ici ? Est-ce qu’elle aime encore vivre, tout court ? Il en doute. Il ne sait plus comment la faire sourire, comment la faire rire. Il ne sait pas comment faire pour que ses souvenirs restent heureux plus de cinq minutes, ils finissent toujours par se faire rattraper, par être pris d’assaut par de la nostalgie, qui mène maladroitement à de la tristesse. Si June n’est plus, pourquoi ils sont encore là, eux ? Je déteste avoir à le dire pour que tu saches que tu n’es pas le seul parce que je n’arrive pas à m’enlever de la tête qu’il n’y a qu’ici qu’on devrait pourtant avoir envie d’être. Il se pince les lèvres, continue de l’écouter. Il a envie d’être ici, si elle savait à quel point. Il en rêve toutes les nuits, d’être ici, avec elles. Je déteste avoir l’impression que si on change quoi que ce soit, on la perd. Que si on part, on la laisse. Ça fait bien longtemps qu’il l’a laissée, lui. Entre les murs de l’hôpital ou à l’arrière de sa voiture, il ne sait plus. Il a perdu son rôle de père au moment de l’impact, quand il n’a pas su la protéger, quand elle est morte sous sa responsabilité. C’est pour ça qu’il ouvre la bouche mais que rien ne sort : est-ce que Olivia sait toute la culpabilité qu’il se traîne depuis presque trois ans ? Est-ce qu’elle sait le mal que ça lui fait de ne l’avoir jamais entendue lui dire que non, ce n’est pas de sa faute ? Est-ce qu’elle sait tout ce qu’il donnerait pour échanger les rôles, pour être enterré, pour qu’elle joue de nouveau avec la peluche balancée tantôt ? Mais il n’y a rien que je déteste plus que de savoir que tu ressens tout ça et ne pas être capable de prendre la moindre décision pour que ça cesse. Qu’est-ce qu’il devrait prendre, comme décision ? Est-ce qu’il peut réellement le faire pour eux, l’entraîner avec lui dans ses choix ? Il en doute fortement, il en doutait déjà avant que June ne disparaisse ; elle a toujours été le caractère fort, il a toujours été celui qui se plie en quatre pour elle. Ça ne l’a jamais embêté, parce qu’il l’aimait, parce qu’il savait qu’il ne se soumettait pas, qu’il se contentait de lui prouver. Aujourd’hui, qu’en est-il ? Même brisée, elle arrive à le dépasser, il arrive à la mettre sur un piédestal. Il ne peut pas prendre la moindre décision, non, pas sans elle. Mais les décisions, tu les as déjà prises de toute évidence. Sans moi. Il secoue son visage de gauche à droite. J’ai vraiment l’air de l’avoir fait ? Il demande, confus. S’il l’avait décidé, il l’aurait fait. S’il en avait le courage, il l’aurait fait depuis très longtemps, son envie de partir ne date pas d’hier. Je n’ai jamais pris la moindre décision sans toi, Liv. Elle le sait, pourtant. Elle sait que même pour son entreprise, il avait toujours besoin de son avis. Et que même quand il était sûr de quelque chose, il attendait sa confirmation pour se lancer : car son avis compte et comptera toujours, même s’il essaie de prétendre le contraire, même s’il essaie de se convaincre de l’inverse. J’ai juste besoin que tu écoutes mes envies sans penser que… Il ferme les yeux une seconde, prend une grande inspiration, puis les rouvre pour capturer son regard. Sans penser que je passe au-dessus d’elle, ou que je l’oublie. Il n’y a pas une seconde où je ne pense pas à elle, tu sais. Il a du mal à en parler, du mal à accepter que sa vie ne tourne plus qu’autour de ça, du mal à accepter que ses jours soient rythmés par le fantôme de son enfant. Je ne vais pas avoir l’impression de l’abandonner si on vend ses vêtements, si on donne ses meubles ou si on s’en va de cette maison. Tout simplement parce que… Parce que j’ai l’impression de l’avoir déjà fait, le soir-même. Il garde ses yeux rivés sur elle pour ne pas les fermer, pour ne pas se rappeler des images qu’il revoit, encore et encore, en boucle. Quand je suis sorti de la voiture avant l’arrivée de l’ambulance, que j’ai regardé à l’arrière et que j’ai compris que plus rien ne serait jamais comme avant. Il a gardé espoir dans l’ambulance et à l’hôpital, il savait, pourtant, dès qu’il l’a vue, que c’était terminé. J’ai besoin de partir d’ici pour arrêter de le ressasser, pour ne plus penser que je suis rentré sans elle. Ils sont rentrés tous les deux sans elle, il le sait, mais il préfère nuancer. J’aimais cette maison quand je suis parti d’ici en emmenant ma fille au cinéma. Je suis incapable de tenir plus longtemps. Il dit ça en posant sa main sur le plan de travail à côté, il se sent faible, presque capable de perdre l’équilibre. Il n’a jamais vraiment évoqué cette soirée avec elle, jamais vraiment parlé de son ressenti à qui que ce soit, jamais mentionné tout ce qu’il a vu – ou cru voir – ce soir-là. La culpabilité qui porte accompagne le désir qu’il a de fuir cette maison, de ne pas se rappeler tout ce qu’il a perdu. J’ai pris aucune décision, j’ai besoin qu’on la prenne ensemble, celle-ci. Il baisse les yeux un instant, peu sûr de lui, peu sûr que ce soit suffisamment convaincant. C’est pourtant tout ce qu’il y a au fond de ses tripes et de son cœur. Fais-le pour moi. Pour une fois, pense à moi. Ça, il ne le dit pas, c’est pourtant le plus important à dire : qu’elle le fasse passer en priorité, qu’elle arrête d’oublier qu’ils étaient une équipe, qu’elle se rappelle que lui aussi, il a besoin de se sentir soutenu par sa femme.
Olivia Marshall & @Jacob Copeland ✻✻✻ « J’ai vraiment l’air de l’avoir fait ? » Il n’en avait pas l’air, il avait averti. Son moyen de pression sonnait encore comme un chantage devant lequel je ne me voyais pas ployer mais que je ne savais pas comment contourner. Sans lui, je ne me voyais pas continuer. Sans lui, cela sonnait comme une menace capable d’avoir la peau qui me restait. Il le savait, peut-être même l’espérait-il. « J’ai appris à savoir que tu penses tout ce que tu dis, oui. » De nous deux, il était celui à peser les mots, à surveiller leur portée. Je l’entendais lorsqu’il m’avouait ne plus savoir gérer les émotions qui affluaient et l’assaillaient à toute heure de la journée et de la nuit. Je le croyais lorsqu’il confessait ne plus savoir comment s’en sortir, comment continuer, comment réagir. Je le comprenais même lorsqu’il ne disait rien mais que j’arrivais à évaluer sa fatigue ; celle de prendre sur lui, de conserver sa patience et ses attentions lorsque je ne faisais que me borner à creuser la distance entre nous. Celle de supporter mes humeurs inégales, de demeurer le seul à se montrer inébranlable et fidèle, à ses convictions, à nos promesses, à nous. Je le croyais parce qu’il ne se mettait plus seulement à en avoir l’air mais à en montrer les signes sans que je ne puisse imaginer cela comme autrement que volontaire, chez lui. « Je n’ai jamais pris la moindre décision sans toi, Liv. » Il n’échappa pas à mes iris cendrés le détaillant sur l’instant avec une dureté que je ne parvenais pas à comprendre, qu’il allait devoir se forcer à ne pas prendre pour lui. Mes ombrages ne lui étaient pas destinés, jamais, s’opposant avec trop de véhémence envers l’insolubilité d’une situation de laquelle nous ne parviendrons jamais à nous extirper selon moi pour penser un instant à le blâmer, lui. Je le montrais mal. Je ne le montrais pas, tout simplement. Je comptais sur lui encore une fois pour comprendre ce que je n’arrivais pas à exprimer, pour me connaître malgré mes vacillements et mon instabilité nouvelle, malgré mes mensonges.
« J’ai juste besoin que tu écoutes mes envies sans penser que… Sans penser que je passe au-dessus d’elle, ou que je l’oublie. Il n’y a pas une seconde où je ne pense pas à elle, tu sais. » Je baissais les yeux sur mes mains empoignant le plan de travail en restant silencieuse, me demandant le nombre de fois où il avait réussi à garder ces mots-là à l’intérieur. Le nombre de fois où il était parvenu à les cacher, les serrer, les étouffer, les rejeter comme s’ils ne le concernaient pas, comme s’il ne devait revenir qu’à moi la possibilité de les dire, de les ressentir, d’en souffrir. Je savais, bien entendu. J’aurais aimé ne pas avoir besoin qu’il les exprime pour deviner que ces fantômes le hantaient lui aussi, peuplant nos souffles pour dépouiller nos cœurs. Je voyais ceux de notre fille, invisibles mais assourdissants dans chacun de ses demi-soupirs. J’aurais préféré ne pas prendre la décence de ses silences comme des ratés, une défaillance, le bruit au loin du bruissement d’un déni. Il aurait mieux valu, oui, pour nous épargner la scène que nous jouions désormais, celle où il se forçait à exprimer ce qui le blessait, celle où je me rendais compte que je n’étais peut-être pas capable d’y faire face finalement, qu’il avait eu raison durant tout ce temps. « Je ne vais pas avoir l’impression de l’abandonner si on vend ses vêtements, si on donne ses meubles ou si on s’en va de cette maison. Tout simplement parce que… Parce que j’ai l’impression de l’avoir déjà fait, le soir-même. » Je me forçais à rehausser le menton et demeurer ainsi, face à face, nous regardant dans les yeux et nous blessant à grand fracas avec autant d'excès que l’on s’était aimé en toute quiétude, à une vie de celle-ci ; celle ayant pris fin le soir-même : une nuit de cauchemar s’éternisant sur les lendemains d’aujourd’hui. « Quand je suis sorti de la voiture avant l’arrivée de l’ambulance, que j’ai regardé à l’arrière et que j’ai compris que plus rien ne serait jamais comme avant. » De ces quelques mots prononcés, ce fut son fardeau qui éclaboussa mon âme, se répandant sans pitié dans l’espace saturé maintenu entre nos deux silhouettes, déversant des souvenirs qui n’appartenaient qu’à lui et qu’il n’avait jamais faits miens. Je n’avais fait que les imaginer au travers de photographies d'une scène scellée des heures après l’accident, du récit d’une déposition qu’il avait été forcé de faire et que je connaissais par cœur sans jamais lui avouer l’avoir lue car il s’en doutait, qu’il le savait, qu’il n’aurait pu en être autrement. J’avais visualisé leur embardée et leur chute en contrebas de la route. J’avais analysé, disséqué du regard les clichés de notre voiture enfoncée, rajouté dans mon esprit et par pur besoin de me faire souffrir davantage la silhouette de Jacob là où je l’avais imaginée à la suite de l’impact, les jambes coincées sous le volant dont il avait du se dégager pour s’extraire et regarder en arrière. Sous l’arrière enfoncé, j’avais deviné le corps de June, avalé par la tôle jusqu’à la taille, inconsciente et n’ayant probablement déjà plus mal, je l’avais su plus tard. Le goût du sang sur mon palais éroda mes sens pour me ramener au présent sans que cela ne me force aucunement à cesser de me mordre la langue, à desserrer ma mâchoire, luttant pour ne pas succomber à l’envie de lui hurler de se taire car c’était à lui que cela revenait de se faire entendre. C’était à lui de raconter ce qu’il avait vécu, l’horreur subie sous mes yeux d’aveugles qui, eux, n’avaient pu faire que supposer. À mon arrivée, June était prise en charge, entourée d’une armada de soignants ne sachant par où commencer et je me blâmais, chaque seconde depuis, de n’avoir pas été là avant. Mais lui l’avait été, à chaque instant. Lui l’avait vue sur la scène qui lui avait coûté la vie. Et lui seul avait à vivre avec.
« J’ai besoin de partir d’ici pour arrêter de le ressasser, pour ne plus penser que je suis rentré sans elle. » Les paroles sortant d'entre ses lèvres semblaient se frayer un chemin entre mes tripes pour me parler de l’intérieur. Je fronçais les sourcils à leur formulation, m’empêchais toutefois de la reprendre sur l’instant pour ne pas l’interrompre lorsque je ne comprenais que maintenant ce qu’il avait maintenu caché, à l’abri des jugements, depuis trop longtemps. C’était à mon tour à présent de visualiser les larmes qu’il avait appris à retenir, les écorchures qu’il s’était résolu à masquer, les remords qu’il n’avait pas eu envie de justifier. « J’aimais cette maison quand je suis parti d’ici en emmenant ma fille au cinéma. Je suis incapable de tenir plus longtemps. » Derrière ma colère et mes rejets, les vapeurs de l’alcool bu par dépit et supposé contrer les milles autres façons d’en finir et qui n’auraient mené à rien, il s’était tu par amour, par détresse et sans doute par fatalisme ; celui de ne pas savoir quoi dire pour se dédouaner de ce dont je ne l’avais jamais chargé. « J’ai pris aucune décision, j’ai besoin qu’on la prenne ensemble, celle-ci. » La suite dans son regard d’un brun brûlé, portée par les ombres de ce dernier ne me laissait pas d’autres choix que d’entendre ce qu’il demandait, que de faire face à ce que cela impliquait. Il entrouvrit les lèvres pourtant et je devinais qu’il se forcerait à le dire quand même, à ne plus taire ce qui avait été trop longtemps contenu. « Fais-le pour moi. » Et comme ça, juste comme ça, nous laissait-il encore le choix ? Il me semblait n’en posséder plus aucun alors que je me contentais de m’approcher et de combler la distance, mes doigts effleurant son épaule avant de s’accrocher à sa nuque sans attendre plus longtemps, l’étreinte se chargeant de souffler les mots qu’il me fallait réunir aux lèvres désespérément closes de ne pas savoir encore les trouver. M’élevant autant qu’il s’inclinait pour m’accueillir contre lui, je ramenais nos corps plus près l’un de l’autre, sans prononcer le moindre mot. Il n’en fallait aucun pour oser l’écouter, pour accepter de me rendre compte de sa réalité, l’épaisseur de sa conscience altérée, de la pénitence portée. Était-il possible de l’entendre respirer, cette dernière ? De la sentir dévaler, chiffon rêche et roulé en boule, le long de sa gorge contre laquelle mon visage vint s’enfouir pour la tenir, l’emporter avec moi alors que je laissais finalement glisser mes lèvres en dessous de son oreille pour rompre le silence. « Tu n’es pas rentré sans elle. Tu es rentré, c’est tout. » Ça l’était : tout. Ou ça aurait dû l’être lorsque l’idée de perdre ma fille n’avait jamais été envisagée avant que cela ne se produise mais que la pensée de le perdre lui avait toujours été la plus poignante de mes angoisses.
Comme une croix trop lourde, je laissais cette dernière s’ôter de nos épaules en un souffle contre lui avant de renverser ma taille pour dégager mon visage et faire face au sien, quelques secondes en paraissant des centaines. Il allait falloir plus, je m’en rendais compte, pour espérer réparation, la fin d’une omission ou la sortie d’un chagrin. Je laissais pourtant ma paume s’apposer contre son torse pour finalement nous séparer, le contourner pour m’éloigner et rejoindre la baie vitrée. À son entrebâillement, je vins m’appuyer en lui tournant le dos, portée vers l’extérieur et mes doigts trop fébriles d’exhumer une cigarette d’un paquet délaissé. Combien de temps à passer ainsi, silencieuse et songeuse, les doigts sans doute brûlés à force d’en ignorer le commencement du tison et le déclin des cendres. Il était encore là pourtant, la certitude ancrée sans même avoir à m’en assurer pour finalement reprendre, la déchirure lancinante de nous arracher de nouveau au silence. « Je sais que t’aurais donné ta vie si ça avait changé quoique ce soit, je n’ai jamais pensé le contraire. Et il n’y a pas un jour où je ne me sens pas reconnaissante de te voir passer cette porte. » Lorsque lui souffrait de devoir s’y soumettre. Et si je l’entendais maintenant, si je ne pouvais plus faire autrement, il devrait en faire de même avec les miens, de mots inavoués. « Où je n’ai pas envie de te remercier d’avoir survécu. » Sans jamais trouver la force de le faire. « Rien d’autre. Parce ce n’est pas de ta faute. » Je me retournais à cet instant pour chercher son regard, le trouvais sans peine alors que les mots ayant trop tardé parvenaient enfin à s’envoler jusqu’à lui pour ne plus rester ainsi, à choir sur le sol depuis bien trop de temps, énormes, malhabiles, mérités. « Ça ne l’est pas, t’entends ? » J’affirmais de nouveau l’évidence, le referais encore s’il en avait besoin. Trop tard, des mois en retard ; aujourd’hui, finalement. « Je ne le pense pas ici. Je ne le penserai pas plus, là où on est supposés aller ensuite. » Là où il serait capable de l’entendre, là où il avait besoin de le réaliser, de l’assimiler. Là où on irait.
J’ai appris à savoir que tu penses tout ce que tu dis, oui. Encore une fois, ce sont des rôles qui se sont présentés à eux sans qu’ils aient à le décider. La maîtrise militaire n’a pas été suffisante pour qu’elle prenne le dessus à ce niveau-là : des deux, il a toujours été le plus maîtrisé, celui avec le plus de facilités à se contenir, celui qui patiente avant de parler pour ne sortir que les bons mots, les plus justes. Peut-être que le temps lui retirera cette faculté-là, peut-être qu’il finira par avoir l’air d’un vieux sage ; pour l’heure, ça fait presque seize ans qu’ils fonctionnent de cette façon et ça n’a jamais dérangé. Aujourd’hui non plus, elle souligne seulement cette particularité qu’elle connaît à son mari, cette manie qu’il a de trop réfléchir. S’il le dit, c’est qu’il le pense, et s’il le pense, ça ne date pas d’il y a quelques minutes, ça a eu le temps de mûrir et d’être validé dans son esprit – ce schéma se vérifie de moins en moins, ces derniers temps, mais c’est habituellement comme ça qu’il fonctionne. Ce n’était qu’une menace, il l’affirme sans le dire : il n’a pas pris la moindre décision et ne le fera pas. Le courage, sans elle, il ne l’a pas et n’a pas envie de l’avoir. Il pourrait s’en aller, loin, reconstruire sa vie seul ou avec quelqu’un d’autre. Il pourrait essayer de se tirer lui-même vers le haut et la lâcher, l’abandonner, comme si elle n’était rien d’autre qu’un poids attachée à sa cheville. Ça a d’ailleurs été le conseil de plusieurs personnes autour de leur couple durant ces dernières années, ils disaient tous comprendre la souffrance par laquelle passait Olivia et celle que Jacob devait endurer. Ils disaient qu’elles n’étaient pas similaires et qu’ils ne pouvaient plus s’entraider, seulement se tirer vers le bas, s’appuyer sur l’autre et le faire redescendre pour essayer de soi-même remonter à la surface. Il gardait la tête haute, les yeux fixés sur sa ligne d’arrivée, les oreilles fermées à ces discours-là. Le courage de la quitter, il n’est pas allé flirter avec ne serait-ce qu’une seule fois en presque trois ans. Il a fait ami-ami avec celui de la soutenir coûte que coûte, avec celui de rester infaillible, avec celui de ne jamais faillir à son rôle. Avec tous ceux qui étaient là pour elle, pour eux, et non contre. Il lui assure donc qu’il n’a pas pris la moindre décision mais qu’il a besoin qu’elle l’écoute. Réellement, cette fois, qu’elle l’entende : lui et ses cris à l’aide, ceux qu’il garde silencieux depuis des années, ceux qui ont besoin de sortir et d’être réceptionnés aujourd’hui. Il se sent coupable de tous les méfaits du monde, depuis June, et de sa mort en grande partie : elle n’a jamais trouvé les mots pour le soulager de cette souffrance, elle a toujours trouvé un moyen de contourner et de passer à autre chose. Sans l’accuser, sans l’acquitter non plus.
Les mots sortent, enfin, et elle l’écoute réellement. Elle ne le coupe pas et n’a aucune réaction excessive, elle se contente réellement de prendre tout ce qu’il a à lui donner. Il se dit qu’elle doit le ressentir, au fond d’elle-même, que ce n’est pas un sujet quelconque et qu’il fait un gros effort pour enfin réussir à en parler. Après l’accident, il a refusé le suivi psychologique que son médecin lui avait conseillé ; l’avantage d’être patron. Un simple employé aurait eu besoin d’un papier lui donnant le droit de retourner travailler, lui a eu tout le loisir de se le donner seul et d’oublier le reste. L’accident, il a fait de son mieux pour n’en parler à personne. Ne jamais entrer dans les détails, ne jamais raconter ce qu’il a vu et ce qu’il a enduré sur le trajet les menant à l’hôpital, ni sur la culpabilité qu’il ressentait, ni sur l’envie qu’il avait de remonter le temps et de ne pas s’en réveiller, lui non plus. Finalement, il lui demande simplement de le faire pour lui. Peut-être pas de le pardonner – est-ce qu’elle lui en veut réellement ? Ni de lui dire les mots qu’il rêve d’entendre, mais au moins de le suivre, d’accepter d’aller ailleurs pour qu’il puisse enfin respirer convenablement. Au sujet de June, il a fait une croix sur l’espoir d’un jour aller mieux, un parent n’est pas conçu pour se remettre de la perte de son enfant. Mais s’il y a une possibilité de s’ôter un poids des épaules en s’en allant d’ici et en ouvrant les yeux sur d’autres perspectives, il refuse de passer à côté de cette chance. Elle ne met pas très longtemps avant de réagir : si sa voix réconfortante ne se fait pas tout de suite entendre à ses oreilles, ses gestes, eux, parlent à sa place. Elle vient se blottir contre lui et il reçoit l’étreinte, affectueusement, en se rendant compte qu’il a peut-être autant besoin de ça que d’un « ce n’est pas de ta faute ». Ses bras se croisent dans son dos et ses yeux se ferment automatiquement, il profite de sa chaleur apaisante. Ce sont les montagnes russes entre eux, en ce moment, il l’a bien remarqué : c’était calme, là-haut, c’est devenu tendu, ici dans la cuisine, et ça tend de nouveau vers quelque chose de plus acceptable. S’ils avaient une communication parfaite dans leur couple à une certaine époque, aujourd’hui c’est bien trop complexe pour ne serait-ce qu’essayer de l’expliquer. Les non-dits sont là pour épargner l’autre, les mots finalement balancés des mois après le sont peut-être pour piquer. C’est usant, autant pour lui que pour elle. Alors, il profite simplement, d’autant plus quand ses mots parviennent enfin à ses oreilles. Tu n’es pas rentré sans elle. Tu es rentré, c’est tout. Ça n’a jamais été tout, pour lui. Il est parti et tout allait bien, il est rentré et ça a été le début de la fin. C’est loin d’être tout, mais il n’en dit rien. La culpabilité est ancrée depuis trop longtemps, les scénarios ont été joués et rejoués des centaines de fois : elle arrive bien trop tard dans son esprit, le tout ne s’en ira pas aussi facilement.
Elle se sépare finalement de lui, il ne le ressent pas comme un rejet pour autant : leurs regards s’ancrent et c’est suffisant. Il la laisse se décaler, s’éloigner, se mettre à une place qu’il a longuement détestée pour être la seule qu’elle désirait : lui, il voulait la retrouver ailleurs, n’importe où, ailleurs que perdue là, les yeux dans le vide, les pensées lointaines et le cœur déchiré. Je sais que t’aurais donné ta vie si ça avait changé quoi que ce soit, je n’ai jamais pensé le contraire. Et il n’y a pas un jour où je ne me sens pas reconnaissante de te voir passer cette porte. Où je n’ai pas envie de te remercier d’avoir survécu. Rien d’autre. Parce que ce n’est pas de ta faute. Elle se tourne, ses yeux croisent encore une fois les siens. Il aimerait pouvoir les détourner, peu sûr de pouvoir encaisser ce qu’il a pourtant recherché et provoqué, ce soir. Il pose une main sur le plan de travail derrière lui et se force, au mieux, de maintenir, d’être à la hauteur de l’attention qu’elle lui porte. Ça ne l’est pas, t’entends ? Je ne le pense pas ici. Je ne le penserai pas plus, là où on est supposés aller ensuite. Il reste silencieux quelques secondes supplémentaires, ne la lâche pas du regard : elle accepte de le suivre, c’est tout ce qu’il a envie de comprendre. Pour le reste, même s’il rêve de l’entendre depuis des mois et des mois, il n’est pas prêt à le recevoir tout de suite. Elle l’a dit et elle le pense, le temps qu’il l’intègre ne dépend que de lui désormais. Merci. Il dit, finalement, dans un souffle. Le blond avance à son tour dans la pièce pour se rapprocher d’elle, lentement mais sûrement. Il ne veut pas poursuivre sur l’accident, ni sur le fait qu’elle vient enfin de lui ôter toute culpabilité – du moins la concernant. J’ai fait entrer une maison dans mon agence il y a quelques semaines. Il démarre sur le lieu qu’il aimerait lui montrer, sur l’endroit où il voudrait qu’ils aillent refaire leur vie, sans pour autant oublier ce qu’ils délaissent ici. Il y a encore quelques travaux à faire dedans mais elle est presque terminée, et je n’ai pas encore trouvé le courage de la mettre en vente. Parce que je pense qu’elle est faite pour nous, et que je ne veux pas passer à côté de cette chance sans t’en parler. Il fallait qu’il le fasse, donc, et assez rapidement. La retrouver dans la chambre de June n’était pas prévu mais l’a aidé à parler, même si effectivement, ce n’était peut-être pas le lieu idéal. Je pense que ça va m’empêcher de dormir durant des semaines de me dire que d’autres que nous vivront ici, un jour. Il regarde autour d’eux et un léger sourire se forme. Il ne déteste pas la maison, ni les souvenirs qu’ils ont. Ce qu’il n’aime pas, c’est la sensation d’être un imposteur à chaque fois qu’il y met les pieds, de ne plus la mériter, parce que tout est différent du soir où il l’a quittée avec June. Ça me tue de me dire que d’autres se plaindront du mur pas droit qu’il y a dans notre chambre. Ça a été un sujet de plainte régulier avant qu’ils ne décident de finalement ne rien mettre dans les coins de ce mur-là, pour que ni l’un ni l’autre ne se retrouve stressé à ne pas voir le coin du meuble aller parfaitement avec l’angle du mur. Et de me dire que d’autres voudront s’occuper du jardin et en faire ce qu’ils veulent. Lui avait eu l’idée d’un potager pendant un jour et demi, les graines ont traîné dans le garage pendant trois mois après ça, avant qu’il ne se décide à s’en débarrasser. J’ai pas envie d’imaginer toutes ces choses-là. Il arrive à sa hauteur, se place devant elle. Je préfère imaginer tout ce qu’on pourrait construire là-bas, en emmenant avec nous tous nos souvenirs et notre histoire. On tourne une page, rien d’autre. Autrement dit, le chapitre n’est pas clos ; rien ne les empêchera de regarder derrière eux et de chérir les instants passés ici, tous plus précieux les uns que les autres. Déménager n’a jamais été facile pour Jacob, lui qui connaît tout de l’immobilier et qui a toujours de très grandes exigences ; cette fois-ci est la plus difficile, car elle n’implique pas qu’un choix matériel, car il y a tout un domaine sentimental derrière qu’il a bien trop peur de briser. Je te la montre, et tu prends la décision que tu veux. Si ce n’est pas elle pour eux, ce sera une autre : il veut juste lui montrer toutes les possibilités qu’ils ont – et elles sont presque infinies, ça a ses avantages d’être à la tête des agences Copeland.
Olivia Marshall & @Jacob Copeland ✻✻✻ Il n’y avait jamais eu d’incriminations, d’accusations portées s’étant échappées un jour où la douleur aurait été trop grande et où la tentation de s’en débarrasser et de la délester sur lui avait finalement pris le dessus. Jamais n’avais-je songé une seule fois à lui reprocher sa présence, ce soir-là, au volant du véhicule dont n’était plus jamais ressortie notre fille, entière et lumineuse. Jamais non plus n’avais-je trouvé la force de l’affranchir de toute responsabilité, le dédouaner de ce dont il ne parlait de toute façon pas. S’il n’en parlait pas, peut-être parviendrait-il à l’oublier. S’il n’en parlait pas, sans doute réussirait-il à prendre mon silence en retour comme un accord à ce qu’il se relève seul, à ce qu’il avance seul, à ce qu’il se pardonne seul. Il fallait bien cela puisque je me montrais incapable de décharger qui que ce soit tant que je ne tenais pas entre mes mains la personne réellement responsable, mes yeux vrillés sur le lâche que je m’imaginais, le canon de mon arme entre les siens. Cela m’était paru, durant longtemps, comme le seul scénario acceptable pour alléger les maux, apporter la paix. La condamnation du coupable plutôt que l’acquittement de la victime ; voilà ce en quoi je croyais, ce à quoi avais-je dédié ma vie. Les principes abimaient, les convictions aussi sans que ce constat jamais ne parvienne à me convaincre de m’en défaire, persuadée qu’ils étaient désormais là tout ce qu’il me restait. Aimer ne suffisait pas à innocenter, l’absolution sans doute même dénaturée, diminuée par le poids de l’amour que je lui portais, que je n’avais jamais cessé et ne cesserai jamais de lui porter. Le pragmatisme porté en écharpe, je pensais la défense comme se devant de l’être aussi ; la raison, la logique et la factualité comme autres piliers ne laissant plus aucune place aux doutes fragilisants. Face aux preuves, rien ne ferait plus le poids ; mais les années passaient et si ce dernier ne cessait de s’alourdir et de peser sur les épaules de Jacob, les premières, elles, demeuraient inexistantes ; et par la faute de qui, cette fois-ci ? De qui d’autre que de la mienne ?
Il restait donc les mots, et les mots uniquement que je ne pensais pas suffisants mais qui se débattaient pourtant. Les mots pour contrer ce qui s’était finalement révélé pire : le silence meurtrier et venimeux, celui que j’avais deviné progresser et envelopper mon mari, l’absorbant un peu plus chaque jour, s’infiltrant sans pitié dans sa tête jusqu’à remplir les failles creusées par sa culpabilité de conclusions erronées. Ils avaient été nombreux à tenter de me prévenir, trop à essayer de s’immiscer là où je ne laissais la possibilité à personne de le faire, même pas à moi. J’avais fait taire mes amis les plus proches comme Amos, ignoré ceux de Jacob comme Marius, demeurant persuadée que l’antidote ne siégeait pas entre mes lèvres et que n’ayant pas sauvé ma fille, je ne le sauverais pas plus, lui. Un anesthésiant tout au plus ; un auquel je me pliais finalement le souffle coupé pour ne plus avoir à le voir souffrir un instant supplémentaire. Sept mots communs : ce n’est pas de ta faute. Bien entendu que ça ne l’était pas, que je n’avais jamais pensé à lui en vouloir malgré les craintes que, en l’absence du réel coupable, les récriminations portées à la place envers le reste du monde n’atteignent finalement mon mari également, un matin sans prévenir. Ça n’était jamais arrivé et sans doute ces mots-ci auraient-ils du survenir bien plus tôt, sonner avant que nos dos ne soient mis au pied du mur, soigner avant que la plaie ne soit trop profonde. Sept mots immenses : ce n’est pas de ta faute. Et s’ils n’arrivaient qu’aujourd’hui, rien ne me paraissait plus évident qu’il lui en faudrait de nombreux autres pour accepter de les faire siens. Je les lui donnerai, eux et tous les autres, je l’avais promis en acceptant d’être sa femme, en lui demandant d’être mon mari ; j’avais failli et cela avait trop duré. « Merci. » Le voile de brume pesant sur mes pensées se dissipant lentement, l’expression peignant mon visage demeurait lointaine et je ne répondis pas à ce que je ne voulais pas entendre, un remerciement qui n’avait pas lieu d’être, qu’il ne me devait pas. Merci d’être rentré, merci d’être là, merci d’être toi. Les miens de remerciements se bousculaient à mon cœur, soulagés d’avoir réussi à se matérialiser mais conscients qu’ils ne suffiraient pas lorsque la demande de Jacob ne s’était pas contentée de demeurer abstraite, le substantiel invoqué, le tangible réclamé.
Tout plutôt qu’ici, c’était de cela dont il avait besoin. C’était de cela dont nous avions besoin, de toute évidence ; l’ultimatum avait beau avoir été atténué, il avait été prononcé, n’avait pas laissé ça au hasard. La surprise dépassée, ne restait plus que l’absolu. Ce dont j’avais besoin, pour une fois muselé. Ce dont nous avions besoin, essentiel, toujours. Ce dont il avait besoin, primant sur tout le reste sur l’instant, prioritaire à jamais, ou comme aurait-il dû l’être depuis toujours et que j’avais oublié. Cela faisait mal d’en parler, cela le ferait plus de l’envisager ; l’idée de me défiler une nouvelle fois ne traversa pas mon esprit néanmoins alors que je l’observais me rejoindre, silencieuse de nouveau. Je savais qu’il cherchait ses mots, qu’il essayait de trouver une manière de se débattre avec ce qu’il lui restait, de trouver une manière de me parler sans me contrarier. Je ne lui avais jamais facilité la tâche, j’espérais mon regard suffisant cette fois-ci pour l’incliner à parler, la tempête passée. « J’ai fait entrer une maison dans mon agence il y a quelques semaines. » La surprise ne vint pas teinter mes iris, mes doigts se portant à mes lèvres pour leur permettre une nouvelle latte, les gestes aussi lents que semblaient l’être mes réflexions. Bien entendu qu’il avait une maison. « Il y a encore quelques travaux à faire dedans mais elle est presque terminée, et je n’ai pas encore trouvé le courage de la mettre en vente. Parce que je pense qu’elle est faite pour nous, et que je ne veux pas passer à côté de cette chance sans t’en parler. » Bien entendu, bien entendu, bien entendu. « Tu as toujours un plan derrière la tête, pas vrai. » Ce n’était pas une question, pas plus qu’un reproche. Sans doute même l’opposé comme le laissaient suggérer mes intonations. Un plan derrière la tête, ou une longueur d’avance tout simplement, ses capacités au discernement, à l’observation et la projection ne me surprenant plus, certes, mais ne cessant de me saisir. Bien entendu qu’il n’aurait jamais pris le parti de cette conversation, conscient des risques de cette dernière à se muer en confrontation, sans avoir en amont mis en place un filet pour nous rattraper, un plan pour nous soutenir. « Je pense que ça va m’empêcher de dormir durant des semaines de me dire que d’autres que nous vivront ici, un jour. » D’autres que nous ; cela sonnait mal, en faisait encore plus que la cicatrice encore à vif semblant barrer ma paume comme un sourire triste, le même venant s’esquisser à ses lèvres que je ne songeais pas à quitter du regard malgré le sien, s’évadant aux alentours.
« Ça me tue de me dire que d’autres se plaindront du mur pas droit qu’il y a dans notre chambre. Et de me dire que d’autres voudront s’occuper du jardin et en faire ce qu’ils veulent. » L’extérieur auquel je tournais le dos désormais mais qu’il me suffisait de retrouver dans le reflet de ses yeux pour me souvenir de tout. Il serait vierge, pour d’autres, baignant dans la lumière rose d’une fin de journée, la baie scintillante, les possibles infinis. Ils avaient déjà eu lieu néanmoins, les possibles, les bonheurs, les interminables journées de chaleur et de lumière suivies de nos soirées l’un contre l’autre, à n’en plus savoir où commençait l’un et où finissait l’autre, à attendre la nuit sous les tilleuls florissant. « J’ai pas envie d’imaginer toutes ces choses-là. » Elles avaient déjà eu lieu, toutes ces choses-là, avec nous. Et si l’endroit ne parvenait plus, comme auparavant, à insuffler l’impression de nous trouver au cœur de notre monde, de notre lieu secret, je craignais que le quitter ne signifie l’enfouissement de notre histoire, l’illisibilité de cette dernière nous délaissant sans contour ni colonne vertébrale, toutes lumières éteintes. « Ce n’est pas aux autres que je pense. » J’admettais en soufflant, ne lui cachant pas cela lorsque trop avait déjà été tu. « Peut-être que si j’étais une meilleure personne, je leur souhaiterais la moitié de tout ce qu’on a eu ici mais je n’en suis pas là. » C’était à nous que je pensais, à lui tout simplement lorsque je tentais de prendre sur moi pour le laisser arriver à ce que je devinais déjà. « Je préfère imaginer tout ce qu’on pourrait construire là-bas, en emmenant avec nous tous nos souvenirs et notre histoire. On tourne une page, rien d’autre. » Rien d’autre. Je trouvais cela étrange de me répéter ses mots intérieurement. Étrange mais nécessaire pour me rallier à sa cause, entendre la conviction de ces dernières et me rappeler de son aptitude, toujours, à en évaluer leurs tenants, leurs aboutissants, leur bien fondé. « Je te la montre, et tu prends la décision que tu veux. » Un instant passa sans doute, et mes sourcils s’arquèrent à peine alors que je précisais ce qui semblait avoir besoin de l’être, distinctement : « Tu veux dire, maintenant. » Ça en avait tout l’air, oui, et dans la paume de ma main viable passée sur les yeux, je laissais un silence de condensation nous envelopper un instant avant de le retrouver, tout entier. « Elle se trouve où ? » J’acceptais ainsi, plus que concédais, le visage incliné dans sa direction et les épaules rehaussées en un souffle bienvenu. Les décisions, les nôtres, viendraient ensuite, mais sur l’instant, n’avait-il pas suffisamment patienté ? Plus que de raison lorsqu’il ne paraissait plus envisageable de rajouter des jours à son attente, de l’équivoque à sa constance.
Désormais, c’est à son tour de se pardonner lui-même. De se regarder dans une glace et de prononcer ces quelques mots, lourds et difficiles : Jacob, tu n’es pas coupable. C’était un accident. Tu n’as rien prémédité. Au fond, il sait qu’il n’y arrivera jamais totalement. La mort de June est définitive, sa culpabilité se doit de l’être également. Il se sentira peut-être apaisé, un jour, mais ça lui reviendra forcément : il se dira qu’ils auraient pu aller ailleurs qu’au cinéma, qu’ils auraient pu regarder un film à la maison, qu’il aurait pu jouer avec elle dans sa chambre, qu’il aurait été préférable d’emprunter une autre rue. Toutes les raisons seront bonnes pour le faire sombrer à nouveau. Mais maintenant, il sait que ce jour-là, il pourra s’appuyer sur le regard de sa femme et se remémorer les mots qu’elle vient de prononcer. Les apposer sur son cœur meurtri comme une pommade, pour se réconforter, pour panser ce qui ne se réparera jamais complètement. Elle ne le pense pas coupable, elle n’y a jamais songé ; si ça ne peut pas lui enlever toute la haine qu’il ressent envers lui-même, ça lui enlève malgré tout un poids des épaules. Et le seul mot qui sort, face à tout ça, c’est un simple remerciement. Même s’il n’a pas à le faire, même s’il aimerait pouvoir dire autre chose, il n’y a que ça qui lui vient. Il le remercie pour ça, de l’aimer encore, d’être toujours là. Il le remercie pour tellement de choses en deux syllabes seulement. L’enchaînement n’est peut-être pas idéal mais s’il a abordé ce sujet, c’est pour lui parler de son inconfort dans cette maison. Vivre avec le souvenir de cette soirée ne peut pas l’aider à faire son deuil, cette pensée le torture et joue avec lui, tous les jours. S’il est resté silencieux durant deux longues années, il est désormais prêt à en parler et à passer à l’action. Alors oui, il a trouvé une maison. Oui, il devrait la mettre en vente – les propriétaires n’attendent que ça. Mais cette maison, il pense qu’elle est pour eux. Tu as toujours un plan derrière la tête, pas vrai. Elle dit vrai. Il a toujours une longueur d’avance sur les autres, il prémédite tout, il veut être le premier au courant et celui qui agit en conséquence par rapport à tous les autres. C’est autant une qualité qu’un défaut – ça lui a énormément servi dans son métier, ça l’a rendu très malheureux dans leur couple, ces dernières années. Comme toujours. Au début de leur histoire, c’est ce qu’il lui fallait pour continuer de la surprendre au fil des mois, des années ensuite. Il pensait que s’il ne faisait pas d’efforts pour continuer de l’épater, il finirait par la laisser. Il n’a jamais laissé la flamme des débuts s’atténuer, il trouvait ça très important de s’y accrocher. Après l’accident, tout était différent : il faisait en sorte qu’elle ne s’éteigne pas totalement, ne l’alimentait plus réellement. Il espère que cette fois-ci, c’est une bonne surprise pour Olivia. Comme le pique-nique, quelque chose qui va la pousser à jouer le jeu et à s’ouvrir aux idées de son mari.
Il ne peut pas s’empêcher de penser aux personnes qui achèteront la maison, après eux. Au couple qui emménagera ici et aux enfants qui grandiront entre ces murs. Ça devait être eux, à la base. Il ne pensait pas qu’ils finiraient par déménager, ce n’était pas dans ses plans, il voulait faire comme ses parents : ceux-ci vivent encore dans la maison de son enfance. Il voyait déjà June revenir dans sa chambre à trente ans et se moquer d’elle-même, de ses vieux posters, de ses jouets restants. Il n’imaginait pas qu’un jour, il allait passer devant cette maison et voir d’autres voitures garées, deviner d’autres silhouettes derrière les rideaux, entendre d’autres éclats de rire dans le jardin. Ce n’est pas aux autres que je pense. Peut-être que si j’étais une meilleure personne, je leur souhaiterais la moitié de tout ce qu’on a eu ici mais je n’en suis pas là. Un sourire se dessine sur ses lèvres. Une meilleure personne, il a du mal à l’imaginer : Olivia est déjà parfaite à ses yeux, même s’il y a quelques nuances sombres depuis un peu plus de deux ans. La moitié, ce serait on ne peut plus généreux. Le quart, c’est pas mal, non ? Ils ont eu tout ce qu’ils voulaient avoir, ici. Leur amour plus fort que tout, un mariage heureux, une enfant magique. S’ils ferment les yeux sur le reste, sur ce qu’il s’est passé après l’accident, tout le monde rêve de ce schéma de vie-là. S’ils avaient écrit un livre sur leur histoire à cette époque-là, personne n’aurait voulu la lire : les éléments perturbateurs, il n’y en avait pas un seul. Ils pourront peut-être en écrire une plus lisible par tous, dans l’autre maison, si elle accepte d’aller la voir. Tu veux dire, maintenant. Il se sent soudainement apaisé, comme s’il venait de mettre de l’eau froide sur une profonde brûlure. Elle se trouve où ? Elle s’intéresse, il ne peut pas mieux se sentir à cette idée : il avait peur qu’elle le rejette totalement, lui et son idée. C’était le cas tout à l’heure, ça ne l’est plus maintenant. Il peut s’en vouloir un peu – seulement un peu – d’avoir fonctionné au chantage émotionnel, presque, mais il fallait qu’il lui parle de ce qu’il ressent au fond de lui-même. Ça ne pouvait plus durer, il ne peut pas imaginer un futur avec cette souffrance continuelle. À Bayside. Ça leur ferait changer de quartier, de voisins, un renouveau total. Ce n'est pas la même ambiance, mais ça pourrait nous convenir. Il ne veut pas parler pour eux plus longtemps, sur la longueur, il veut qu’elle s’exprime et qu’elle dise très clairement ce qu’elle en pense. Il avance vers un tiroir où il range quelques affaires de son travail, dont un classeur avec plusieurs clés rangées à l’intérieur – pour les maisons actuellement en rénovation, sur lesquelles il passe faire un tour de temps en temps pour jouer au patron investi. Il prend la clé de celle-ci, avant de se dire qu’il aurait dû l’enlever de là-dedans depuis un moment. La poussière des travaux a été nettoyée depuis longtemps, il reste deux-trois choses à peaufiner mais rien qui demande un véritable chantier. C’était par égoïsme qu’il ne voulait pas la remettre sur le marché, rien de plus. Il se tourne vers Olivia et la lui tend. Ce n’est qu’une clé, pour l’instant, mais il a bon espoir que ça devienne celle de leur maison par la suite. On y va ? Et oui, ils y vont.
Quarante minutes, c’est le temps qu’il y a entre leur maison actuelle et leur future, si Olivia le veut bien. Le trajet se fait dans le calme, Jacob ne peut s’empêcher de lui lancer quelques regards, il laisse la musique s’occuper du bruit ; ils n’ont pas besoin de parler bête pour combler le silence, depuis des années, ils savent se dire bien plus de choses sans ouvrir la bouche. Il soupire presque de soulagement quand il tire le frein à main, garé devant la fameuse maison. Il coupe le moteur, la radio s’éteint à son tour, retour au silence qui cette fois-ci est brisé très rapidement. C’est ici. Il regarde la maison, son coup de cœur est toujours présent face à la façade, il sait que l’intérieur le ravira une fois de plus quand il le redécouvrira – encore. Le blond sort de la voiture et, comme à son habitude après plus de dix minutes de route, s’étire légèrement. J’ai presque l’impression de jouer à l’agent immobilier avec toi, là. Il n’a pas vraiment eu l’occasion de le faire pour leur première maison, celle-ci s’étant imposée à eux comme une évidence. Peut-être que ce sera différent cette fois, il n’en sait rien. T’as la clé, je te suis. Il n’est qu’un spectateur ce soir, il veut qu’Olivia la ressente comme il l’a fait, s’imprègne des énergies qu’elle dégage pour voir si, oui, ils pourront y refaire leur vie ou si, non, ils devront encore rester là-bas un petit peu. Lui, il espère réellement pouvoir faire ses cartons dans la foulée – si ça ne tenait qu’à lui, ce serait dans quelques jours seulement. Les moyens financiers sont là, l’agence immobilière il l’a et les vendeurs sont ses clients. Un oui, et il pourrait tout régler en quelques minutes. Un oui, et il peut sortir de sa prison dorée.
Olivia Marshall & @Jacob Copeland ✻✻✻ « La moitié, ce serait on ne peut plus généreux. Le quart, c’est pas mal, non ? » Je n’accordais à mon visage aucun mouvement, aucun indice, aucun sourire, ne m’empêchant pas pourtant de saisir celui venant étirer ses propres lèvres d’une douceur étrangère, presque discordante. Elle dénotait, cette dernière, lorsque quelques instants plus tôt m’avait-il semblé entendre encore battre son cœur blessé contre ma paume. J’avais senti le lien de son regard dans le mien avant qu’il ne le rompe pour ne pas me reprocher plus de choses qu’il ne venait déjà de le faire, la sincérité débordante pour une fois et l’envie de ne faire que commencer à dérouler la liste de mes erreurs. Je me rendais compte du choix qu’il venait de faire, à la place. Celui de délaisser les reproches pour proposer une solution – imposer, Olivia, imposer était le terme adéquat. Mais Jacob ne dérogeait pas à sa personnalité et, la colère passée et l’orgueil étouffé, je ne pouvais faire autrement que discerner les motivations d’une requête qu’il pensait juste et bénéfique nous concernant. En avait-il jamais eu d’autres à notre sujet ? L’interrogation sonna dans mon esprit comme une accusation à mon encontre et je la fis taire en plissant les yeux, me retournant face à l’horizon invisible qui s’échappait devant nous, les bras se croisant sous ma poitrine enserrée comme s’il était possible de la cadenasser pour me forcer au choix qu’il espérait, celui qu’il méritait. Ça ira, Liv. Tout ira. La raison gagnerait cette fois-ci puisqu’il le fallait et que les instincts se déchirant à l’intérieur de ma cage thoracique, implorant de reprendre le contrôle quitte à tourmenter davantage, se devaient de s’enfouir sous un voile de torpeur dont je pensais mon mari méritant. Son regard valut le tout finalement alors qu’à la suite d’une question qui aurait du être anodine, je devinais ses respirations plus aisées, comme permises après avoir redouté une réaction de ma part qui ne viendrait pas. « À Bayside. » Je me retournais pour lui faire face de nouveau, mon épaule s’appuyant sur la fenêtre lentement alors qu’il me semblait désormais avoir posé le premier pas sur un chemin semé d’embûches dont je n’arrivais pas encore à voir le débouché aussi clairement qu’il ne semblait le faire, me demandant néanmoins s’il pouvait se rendre compte à quel point je ne demandais qu’à y parvenir, dans un futur plus ou moins proche.
« Je ne t’aurais pas imaginé vouloir quitter le centre-ville. » fut tout ce que je me permis d’énoncer de façon audible, la remarque aussi neutre qu’elle n’était porteuse de sens à notre propos. Il y avait beaucoup de choses désormais, que je n’aurais pas été capable de deviner concernant l’avenir qu’il nous imaginait, les espoirs qu’il portait et les fautes dont il continuait à s’accabler, en attendant. Une multitude que je n’avais fait qu’ignorer depuis trois ans, l’esprit tout entier tourné vers ce que j’avais considéré à tort comme plus important. Le bord de mer, donc. Cela n’était pas le plus majeur ni le plus pertinent ; mais il fallait un début et celui-ci paraissait être à notre portée. « Ce n'est pas la même ambiance, mais ça pourrait nous convenir. » Ses paroles avaient des allures de promesse sous couvert d’un conditionnel précautionneux et son regard confiant m’encouragea presque à le croire avant qu’il ne le dérobe à ma vue pour s’éloigner de quelques pas. J’étais curieuse, oui, de voir ce qui pourrait nous convenir, aujourd’hui. Ce qui pourrait nous soigner. Curieuse de pouvoir me mettre à sa place l’espace de quelques heures et découvrir l’endroit auquel avait-il confié ses doutes et ses espérances. Curieuse de voir ce qui serait capable de me convaincre, moi, lorsqu’il y a des années déjà, il avait été le seul à m’importer dans le choix de cette maison étant depuis devenu notre foyer. « On y va ? » Donnais-je l’air d’avoir changé d’avis entre temps ? Possiblement ; non, bien sûr que non. Le visage impassible, le signe de tête stable alors que je permis à mes doigts d’effleurer les siens au passage. Rien, absolument rien pour trahir mon inclination à revenir sur mes pas autant que sur mes mots, le dédain à mon encontre de ne pas être capable de me montrer plus enthousiaste pour le moment, l’envie pourtant de m’y obliger, pour lui et uniquement pour lui, car il avait rendu cela clair à quel point cela constituait pour lui un besoin plutôt qu’une lubie. On y va, Jacob. Mais ne me le redemande pas une seconde fois où je serais capable de saisir l’occasion pour faire marche arrière, cette fois-ci ; je l’avais fait trop souvent, déjà.
Je ne l’éteignis pas tout de suite, ma cigarette, l’emportant avec moi dans l’habitacle de la voiture, en grillant une de plus au cours du trajet que nous ne nous obligions pas à combler de mots inutiles ou de gestes superflus. Il fallait cela sans doute, pour permettre à chacun de se retrouver avant de nous unir à nouveau. Il fallait cela, certainement, pour me permettre de faire le tri en contre-point de tout ce qui s’apprêtait à survenir, tout ce que je n’avais pas été capable d’anticiper et voir arriver, tout ce que je me devais d’assimiler sur l’instant et le temps d’un itinéraire que lui avait eu l’occasion d’imaginer et réaliser maintes et maintes fois au cours des mois précédents. J’allais l’aimer, cette maison, et en étais certaine puisque lui l’aimait déjà et que cela m’aurait suffi au cours d’une autre vie. J’allais la détester, également, et pour les mêmes raisons. Et à la pensée de devoir vivre entre ces deux sentiments au creux du cœur pour les minutes à venir, j’écrasais la dernière cigarette au milieu des précédentes avant d’ouvrir la portière pour regagner l’extérieur. « C’est ici. » Un endroit où l’on devinait les oiseaux parsemer les bocages alentours aux seuls sons de leurs pépiements bien moins lointains qu’à Spring Hill ravirait Loki, à n’en pas douter. Je n’en dis rien pour autant, refusant de jouer au jeu de la projection capable de le heurter plus que de le contenter lorsque je demeurais pour l’instant observatrice plus qu’autre chose. J’amorçai quelques pas sur l’allée bordée de végétation, le soleil chassant nos ombres, loin devant nous, alors que la mienne, dans un effet d’optique, parut se saisir de sa main lorsque je dégageai mes cheveux emmêlés par la brise du littoral. « J’ai presque l’impression de jouer à l’agent immobilier avec toi, là. » Un sourire s’esquissa sur mes lèvres en l’observant sur le côté, percevant le détachement auquel il s’astreignait autant qu’il m’était possible de soupçonner la nervosité qu’il dissimulait à l’orée de son cœur. Nous entrerions ici et il voudrait que tout brille à nouveau, que tout resplendisse suffisamment pour que le regard qu’il me devinait quelques fois puisse refléter autre chose que la pâle lumière du jour. C’était un espoir tu, mais un espoir tout de même que j’allégeais déjà en arquant un sourcil dans sa direction. « J’espère que tu ne les regardes pas toutes comme ça, tes clientes. » Ça s’échappa comme une plaisanterie voilée, un éclair de malice qui ne demandait qu’à sonner juste et l'aurait fait sans peine aucune si Jacob avait été capable de me regarder effectivement comme il le faisait avant, un sourire au fond des yeux et l’impression m’étant donnée qu’il ne voyait effectivement que moi, à des kilomètres à la ronde. Ça n’était plus le cas aujourd’hui, ou plus aussi facilement qu’avant lorsqu’à tout ceci s’ajoutait désormais un voile venant estomper le reste ; un voile dont il ne me servait plus à rien de prétendre ignorer la teneur, l’inquiétude depuis longtemps identifiée malgré le mal que cela continuait de me faire à chaque fois que je venais à y faire face.
« T’as la clé, je te suis. » Celle-ci joua entre mes doigts quelques secondes, les premières marches menant au palier derrière nous mais mon regard s’évadant déjà vers les côtés où paraissait continuer la terrasse encerclant la maison. « Même pas quelques conseils pour décider par quelle pièce commencer ? » Il s’en douta avant que je ne m’y emploie, au ton que j’employais. Je n’attendis pas plus donc pour délaisser la porte d’entrée et m’engager sur ladite terrasse, les nervures du bois comme des indices du chemin à emprunter, des étapes à franchir dans l’ordre. « Comment je suis censée savoir s’il faut garder le meilleur pour la fin ou attaquer d’entrée pour mieux accepter ensuite les cadavres au fond du jardin ? » Je percevais le sel et la mer, le sable et les vagues paresseuses avant même de les apercevoir au loin. L’air marin mettait mes sens en éveil et l’ombre d’un sourire aurait pu pointer sur mon visage si je ne m’attelais pas à plisser les yeux en découvrant l’extérieur en question, à l’arrière de la maison, mes pas s’esquissant sur le plancher d’origine jusqu’à la rambarde par-delà laquelle étais-je déjà capable de deviner l’eau venant lécher le rivage, la plage invisible aux regards, le crabe se réfugiant au cœur d’un rocher. Entre ça et nous, le jardin que j’imaginais, l’espace de quelques secondes, tapissé de la kyrielle de coussins aux mille couleurs parsemant déjà le nôtre fut un temps et le tracé d’une cage de football sur un mur de pierres naturelles ; un froncement de sourcils imperceptible s’empara de mes traits alors que je cillai lentement pour chasser les souvenirs, ma main s’égarant derrière sa nuque à lui en laissant échapper, simplement : « Ils sont bien cachés, c’est déjà ça. » Je fermais un instant les yeux, ma tête se penchant presque machinalement vers l’épaule de Jacob à laquelle j’apposais finalement mon front, son odeur chassant celle lointaine de la mer à mes sens. Dans des instants comme celui-ci, cela semblait facile ; l’aimer ayant tout de l’évidence, la culpabilité en moins. « J’ai deux choses à te demander. » repris-je finalement après quelques instants de silence, les douces illusions me berçant encore et les pointes amères de ce qui ne tarderait pas à revenir perçant à peine sous l’enveloppe d’insouciance dans laquelle nous venions de nous murer. « À quel point tu y as mis du tien ? » Face à lui, je délaissais son regard que je venais de retrouver pour l’accorder enfin vers l’intérieur, l’espace de vie s’annonçant derrière les volets qu’il ne nous restait plus qu’à ouvrir. « Dans la rénovation. » Je voulais savoir ce que je m’apprêtais à voir : s’il avait délégué à ses équipes ou s’il avait su dès le début, s’étant impliqué dans tout et ce, jusque dans les moindres détails. Je voulais savoir, à quel point serait-il prêt à m’en vouloir si, peu importe que cela me plaise ou non – et ça me plairait, je lui faisais confiance – je ne parvenais pas à lui offrir le oui dont il avait besoin. « La seconde, c’est que tu m’attendes là, pour commencer. » Ma main vint finalement se poser à plat sur le tissu de sa chemise, l’enjoignant ainsi à rester en arrière donc, le temps qu’il me faudrait pour découvrir les lieux à ma manière, le poids de son regard en trop, porteur d’enjeux que je voulais appréhender un à un.
Je ne t’aurais pas imaginé vouloir quitter le centre-ville. Lui non plus. Et pour englober le tout plutôt qu’une localisation uniquement, il n’aurait pas imaginé vouloir quitter cette maison. Mais le sablier, qui était autrefois un allié et qui lui disait de prendre son temps est devenu un véritable ennemi, qui prend un malin plaisir à le presser et à lui rappeler que le temps lui est compté. June est partie, rien ne lui dit qu’il ne sera pas le prochain. Et chaque heure passée dans cette maison sans y être heureux, c’est des souvenirs joyeux qui s’effacent ; l’orage gronde et les nuages viennent cacher le soleil, là-haut, au fond de ses pensées. June est partie, June ne reviendra pas, et rester ici pour se remémorer son existence n’y changera jamais rien. Bien au contraire, il l’a constaté encore tout à l’heure : si un sourire se dessine sur ses lèvres quand il revoit les jouets de sa fille, tout son corps la pleure. Les rires qu’il entendait autrefois, les odeurs soi-disant ancrées dans les draps et l’impression qu’elle peut débouler à tout moment ne sont que dans sa tête. Face à lui, dans cette chambre, il n’y avait qu’un musée de ce qu’elle a été, qui a besoin d’être clôturé. Quand ils ont acheté cette maison, ils pensaient faire l’achat d’une vie : il voulait suivre la trace de ses parents, pour une fois, et n’offrir qu’un seul foyer à ses enfants. Il imaginait déjà June venir passer quelques week-ends chez eux, dans sa vieille chambre d’adolescence, assez honteuse de partager la vision de ses vieux posters à la personne qui partagerait à sa vie, mais intérieurement heureuse de retrouver son cocon. Aujourd’hui, tous les rêves de Jacob se sont transformés, envolés, avec la certitude que ça n’arrivera jamais. Il s’imaginait installer une chambre à l’étage du bas, trop vieux et fatigué pour monter les marches de l’escalier. Il se voyait vieux et ridé, dans chacune des pièces, avec Olivia. Les plans sont faits pour être construits et déconstruits, imaginés, recalculés, abandonnés. Il ne s’imaginait pas vouloir quitter le centre-ville, c’est pourtant ce qu’il compte faire. Et tout ce qu’il trouve à lui répondre, malgré ses nombreuses pensées, c’est que l’ambiance est différente à Bayside. Là-bas, ils ont encore toute une vie à construire.
Et ils y vont. La route est silencieuse, c’est pour le mieux. Ils ont tous les deux besoin de se retrouver avec eux-mêmes. Il y a encore quelques minutes, ils pensaient à leur fille, dans leur chambre. Il y a encore quelques minutes, ils se disputaient pour une sujet qui n’est pas si quelconque que cela. Il y a encore quelques minutes, il lui ouvrait son cœur et lui exprimait sa culpabilité. Cette journée a déjà tout d’inoubliable, pour Jacob, il espère pouvoir y ajouter une touche positive. Il essaie de ne pas penser aux mauvais scénarios, ceux dans lesquels elle se referme sur elle-même et refuse de voir au-delà de sa souffrance. Ceux dans lesquels la maison ne lui plaît pas, non pas parce qu’elle n’est pas à son goût mais parce que June n’a jamais foulé ce sol. Ceux dans lesquels il sera obligé de retourner là-bas, de l’accepter et de renoncer à son propre bien-être pour le bien-être de sa femme – ou quelque chose qui s’en rapproche, car bien, elle ne l’a pas été depuis très longtemps. Ils arrivent et sa tête est pleine de pensées, il est incapable de se dire si elles sont négatives ou si elles lui font du bien. C’est pourquoi il essaie de dédramatiser dès le départ, une touche d’humour : il joue à l’agent immobilier, c’est l’impression qu’il a, c’est ce qu’il dit. Si beaucoup de couples s’amusent à visiter des maisons dans tous les sens, eux n’ont que très rarement eu l’occasion de le faire. J’espère que tu ne les regardes pas toutes comme ça, tes clientes. Il esquisse un très léger sourire. Il a beau la regarder et penser que rien n’a changé, il sait que c’est différent. L’émotion n’est plus la même, l’envie non plus : il la regarde, pourtant, ne détourne jamais son attention d’elle. Mais s’il fait l’effort, le reste ne suit pas. Il secoue son visage, malgré tout, doucement. T’es unique. Il le dit, il le pense, il l’espère toujours autant ; qu’elle est l’unique, pour lui, qu’elle le sera toujours, après ça, quand le calme reviendra.
Même pas quelques conseils pour décider par quelle pièce commencer ? Elle avance et il suit, de loin, lentement. Comment je suis censée savoir s’il faut garder le meilleur pour la fin ou attaquer d’entrée pour mieux accepter ensuite les cadavres au fond du jardin ? Il préfère rester silencieux. Il sait qu’il doit l’être, surtout, parce que c’est à son tour de découvrir. De découvrir et de se lier avec le décor, avec chaque parcelle du terrain, pour pouvoir imaginer, se projeter. Ils sont bien cachés, c’est déjà ça. Elle lui offre quelques secondes pour qu’il imagine, lui. Leur proximité permet à Jacob d’imaginer des soirées entières sur cette terrasse, eux contre le reste du monde, avec une bonne bouteille comme seule invitée. Ce n’est peut-être pas ce qu’il doit faire, ce n’est peut-être qu’un temps de répit pour elle, mais c’est bien ce qui fait vibrer son cerveau. J’ai deux choses à te demander. À quel point tu y as mis du tien ? Elle relâche son regard pour porter le sien vers l’intérieur, vers cette maison dans laquelle il a passé tant de temps. Dans la rénovation. Il tourne légèrement son visage pour regarder à travers la vitre, à son tour, avant de reporter son attention sur elle. Beaucoup trop d’heures. Car à chaque fois qu’il ne rentrait pas le soir, c’est là-bas qu’il se retrouvait. Il préfère ne pas lui dire aussi directement, parce qu’il a envie qu’elle se sente attirée par la maison, pas poussée à l’intérieur. La seconde, c’est que tu m’attendes là, pour commencer. Elle pose sa main sur lui et il comprend qu’il ne fera pas un pas en avant de plus, qu’il va devoir rester ici, sur la terrasse. L’idée ne le gêne pas plus que ça, il préfère ne pas essayer d’analyser les émotions qui passent sur son visage en découvrant l’intérieur. Bien, très bien. J’attends ici. Il se recule lui-même d’un pas pour interrompre tout contact avec elle et lui désigne la porte du menton, plus loin, avec un léger sourire au bord des lèvres. Merci. Elle n’a pas dit oui, elle n’a pas dit non. Mais elle est déjà venue jusqu’ici et fait l’effort de visiter – en y mettant des conditions qui montrent qu’elle s’investit, c’est suffisant pour l’en remercier, à ses yeux. Je ne sais pas s’ils sont aussi bien cachés dans les placards que dans le jardin, tu me diras. Une plaisanterie de plus, pour la route. Cette maison n’a rien à cacher, que du positif à leur apporter ; il espère qu’elle en prendra conscience très vite, tout comme lui, au premier coup d’œil.