| my life's sleeping next door (ginny) |
| | (#)Jeu 14 Jan - 23:54 | |
| Emily dormait. Jonah aussi. Leurs visages paisibles tournés vers le plafond, dans l’obscurité, ne savent pas, ne savent rien. Le regard qui les couve les aime plus que tout ; mais derrière le regard il n’y a rien. (Allez, ça passerait, ça finirait par passer.) Bennett referme la porte. Ça ne passait pas. Oh, dans l’euphorie de Jonah, dans le feu d’artifice qui avait embrasé son existence, il lui avait semblé pendant quelques mois que tout était facile et que la peur et la médiocrité l’avaient quitté pour de bon ; il s’était senti purifié de lui-même. Les serpents changent de peau ; Bennett avait eu l’impression de récupérer une âme toute neuve, enfin, une âme qu’il n’aurait pas besoin de se saigner les mains à nettoyer sans cesse, une âme sphérique, sans recoins pour loger l’obscurité et la crasse. Soulevé au-dessus de ses forces comme par enchantement, il avait balayé ses travers d’une main titanesque, croulant sous la honte d’embrasser son fils avec des lèvres parfumées de cigarette ou de vin, de le porter avec des mains qui ne faisaient rien pour assurer le futur ; et la vie comme ça, la vie de surhomme lui avait semblé devoir continuer pour toujours, maintenant qu’il était au complet et rien ne devait plus jamais lui manquer. Il avait cru sceller la flamme ; il avait vu, l’espace d’une éclipse, la solution de l’énigme qui le tourmentait et de toutes les autres aussi. On ne l’avait jamais vu comme ça, optimiste, rieur, insouciant, généreux. (Maintenant il savait pourquoi ; il n’était tout simplement pas comme ça. Elle était comme ça.) Et aussi vite que c’était venu, c’était parti. Le souffle divin, le miracle l’avait foudroyé pour un temps ; ce soir tout l’avait quitté, avec la simplicité d’un interrupteur qui faisait clic, ombre et lumière, aurore et désespoir. L’angoisse, l’angoisse dans la gorge, dans les poumons, dans la tête ; ça revient en lui comme une maladie que chaque rémission avançait d’un stade. Oui, c’était une maladie, ça le rongeait de l’intérieur, ça avait des symptômes et des médicaments ; c’était une maladie, et elle s’appelait lui-même. (Ça avait commencé jeudi dernier, quand Emily lui avait demandé s’il l’écoutait, et qu’il n’avait pas été capable de répéter un traître mot de ce qu’elle avait dit : il pensait à l’alcool.) Il regarde ses mains et les voit qui tremblent. (Vendredi, par réflexe, il avait sorti un verre à pied pour boire de l’eau.) Jamais auparavant elles n’avaient tremblé avant. Tout au plus pendant la brûlure de l’œsophage. (Samedi, seul, il avait fixé le placard à bouteilles pendant trente minutes avant d’aller s’asperger d’eau froide.) Jamais il n’avait ressenti avant aujourd’hui ce manque tellement profond qui l’écœurait dans les veines et lui révulsait les entrailles. Il sentait, rationnellement, que ce manque n’était pas dû qu’à l’alcool ; mais il le voyait comme une solution évidente à son mal-être. Sa récente sobriété creusait la plaie ; au lieu de le ramener à l’équilibre, il était devenu plus bancal encore. (Il ne tiendrait pas comme ça, il ne pourrait jamais dormir, se lever, aller travailler si ça continuait ; à l’arrêt.) Il pourrait la réveiller, l’appeler, lui demander de lui dire les mots qui avaient raison de sa maladie en une seconde ; pourtant il n’en faisait rien. Le remède est à portée de main. Il le refuse. Son cœur bat plus que de raison – il est assis. La tête lui tourne – il est assis. Ses jambes flageolent de fatigue – il n’a pas quitté l’appartement. Seul dans le salon, Bennett a l’impression qu’il est seul dans sa vie, sa vie qui dort juste à côté. Oh, mon dieu, qu’est-ce qu’il se sentait mal.
*** Ce n’est pas un type qui va aux alcooliques anonymes ou qui appelle les numéros verts, Bennett. C’est un type qui décide tout seul comme un grand d’arrêter du jour au lendemain, parce qu’après tout, c’est une histoire de volonté, rien de plus ; on claque les doigts, c’est fini. Il n’y a que les faibles qui en sont incapables. Et lui-même y avait cru. Il n’avait pas bu une seule goutte depuis la naissance de son fils ; pas une seule. (Et maintenant ?) Maintenant ils dormaient juste à côté, et Bennett était face à la bouteille noire. Elle a un charme de sirène et une voix à le faire tomber dans les pommes. Un peu, juste un tout petit peu. Il la lâche comme si elle lui brûlait la main. Non, non, il ne pouvait pas, il ne devait pas céder. Il avait tenu jusqu’ici. Il tiendrait encore. Ce n’était qu’une histoire de volonté ; s’il échouait, il ne pourrait s’en prendre qu’à lui-même. Un peu, un tout petit peu, ça ne te fera rien. Tu mens. Il sait que ça ne lui fera pas rien ; ses mains tremblent déjà à cette simple pensée ; et tu voudrais que je craque, tu voudrais que je m’incline, alors que tu sais que je ne pourrai pas m’arrêter. Tu le mérites. Il se fige. La bouteille est d’un noir profond, raffiné, élégant. La bouteille le complimente. La bouteille lui dit qu’il est courageux, mais fatigué ; elle le justifie. C’est vrai, tu le mérites. Pour n’avoir rien touché depuis si longtemps. Tu mérites même plus qu’un verre. (Saloperie… !) Il s’éloigne, fait le tour de la pièce, se prend les cheveux à se les arracher. Emily, Jonah, les promesses, le meilleur homme, l’espoir, la confiance, tout cela produit en lui une douleur lancinante qui tente de s’interposer entre lui et ce désir furieux d’une goutte, d’une seule. La liste tourne en lui d’une voix éraillée. Emily, Jonah, les promesses… (Emily, Jonah, les promesses…) Emily qu’il ne méritait pas, Jonah qu’il serait incapable d’élever, les promesses qu’il ne tenait jamais, le meilleur homme qui est le meilleur mensonge, l’espoir sorti des contes, la confiance à sens unique. Merde ! Merde ! Meeerde ! Il n’y arriverait jamais. Il n’y arriverait jamais. Il n’en avait plus envie, des jolis mots, du futur radieux, du paradis – il n’en voulait plus, c’était trop loin, ça finirait par le bousiller tout à fait. Il était né pour se foutre en l’air, pourquoi aller contre le cours des choses ? Il pourrait juste se laisser couler une bonne fois pour toutes, parce qu’il n’y a pas de volonté, c’est des conneries tout ça ; on ne change pas, ou si peu, ça n’en vaut pas la peine ; Bennett croyait au pardon parce qu’il savait qu’il y a des choses contre lesquelles il est inutile de lutter, pas parce qu’il pensait qu’on pouvait changer pour le mieux. Emily avait dit qu’ils étaient un, tous les trois, et qu’ils étaient invincibles, et qu’ils ne pouvaient que gagner. Tous les trois. Mais au final c’est lui face à la bouteille, et il perd à chaque fois.
*** On frappe. On frappe ! Qui pouvait bien frapper ? « Ginny ! » Qu’il s’exclame en ouvrant la porte, le visage illuminé, absolument ravi d’avoir de la visite. Ginny, Ginny ! Je t’en prie, tu n’as pas besoin de frapper. C’est le destin qui l’envoyait, parce qu’elle était la seule personne devant laquelle il ne mourrait pas de honte à briser sa résolution. Elle connaissait toutes ses bassesses ; il ne courait pas le risque de perdre son estime, puisqu’elle ne pouvait pas en avoir envers lui. Elle était la bienvenue dans ses ténèbres. Vois donc ma volonté. « Entre, entre… » Il referme la porte derrière elle et la devance pour ranger à grands traits la pièce, décalant une chaise, un coussin pour donner un air plus présentable à son intérieur. « Je ne savais pas que tu venais. Mais assieds-toi, reste pas debout comme ça ! » Il s’empresse de lui faire une place, sort un nouveau verre avec dextérité avant même de demander à Ginny ce qui pouvait bien l’amener. Quelle importance, il était si heureux qu’elle soit là ! Il n’a aucun recul sur la situation, aucune voix qui lui souffle que les mêmes causes entrainent les mêmes effets, qu’ils connaissaient déjà cette pente ; aucun souvenir de la pente. Bennett est aveugle, le pire étant qu’il n’a même pas l’air ivre. « Tu prendras bien un verre avec moi ? Je sais que j’avais dit… on dit beaucoup de choses. » Il rit, et c’est un rire léger, pétillant. La tristesse n’existait plus ; la tristesse, c’est la déception. La tristesse est derrière l’autre mur. « Du rouge ou du blanc ? » Les deux bouteilles sont excellentes, elle aura le droit au grand cru ; sans rancune, Ginny, sans tristesse, sans coups bas, choisis ton camp, vermeil ou doré ; quant à lui, il ne voyait pas la couleur, puisque tout était noir.
Dernière édition par Bennett Giller le Ven 7 Mai - 18:26, édité 1 fois |
| | | | (#)Ven 15 Jan - 15:39 | |
| Officiellement, j’étais devant chez lui parce que j’avais besoin de son avis. Parce qu’il est le seul qui ressemble le moindrement assez à Auden pour me dire si je suis en train de me planter ou si mes idées sont bonnes. Si mes arguments sont logiques, si mon discours l’est aussi. J’ai perdu confiance en la mesure que j’avais de comprendre le peintre à la seconde où notre relation a changé, où j’en ai laissé un autre me dire je t’aime, où je lui ai répondu par l’affirmative. J’ai complètement arrêté de croire que je savais ce qu’Auden voulait - et ce que, évidemment, je voulais moi aussi - depuis le moment où j’autorisais quelqu'un d'autre à parcourir ma peau une fois le soir venu, le petit ami sage, avenant et sécuritaire - parfait. J’ai perdu toute notion de ce qui était bien ou mal, j’en fais mes propres nuances telle l’artiste que je suis devenue et si l’ironie a quelque chose de particulièrement inspirant, n’en reste que mes insomnies qui se multiplient, elles, n’ont rien d’inspiré. Mais tout va bien et je gère. Tout va bien dans le meilleur des mondes, tout est sous contrôle, tout est logique et tout est à sa place. Je ne suis pas à la mienne sur son palier, mais c’est tout comme. Parce que ma silhouette n’en donne pas l’impression, ne se balançant pas avec hésitation d’un côté ni de l’autre. Même mon sourire est crédible, celui que j’arbore avec le monde entier, celui qui me donne l’air d’une petite poupée de porcelaine aux prunelles brillantes et aux fossettes assorties. Ce n’est pas sa faute à Bennett, il n’a rien fait de mal. Ou du moins pas à ma connaissance, quand je lui ai relégué sans qu’il sache l’ingrate mission de m’aider à discerner quel serait le meilleur angle pour convaincre Auden de participer à un vernissage à la galerie alors qu’il n’en a A) probablement pas du tout envie B) probablement pas du tout envie et C) probablement (et vous l’aurez deviné) absolument pas. du. tout. envie. Alors oui, lorsque mes doigts s’égrainent sur le bois de sa porte, lorsqu’ils composent des mélodies inconnues contre le grain et que je redresse le menton avec toute l’assurance que j’ai su accumuler au fil des années à mentir à l’humanité, Bennett ne verra rien d’autre qu’une Ginny officiellement heureuse d’être ici.
Officiellement.
Officieusement par contre, c’est tout autre chose. J’ai besoin que Bennet me dise que ça n’en vaut pas la peine. J’ai besoin qu’il comprenne d’un regard et d’un seul que je me fais du mal et que contrairement à ce qu’on pouvait bien tous les deux scander avant, ça n’en vaut plus la peine aujourd’hui. J’ai besoin que Bennett m’étale à quel point sa vie parfaite et son mariage parfait et son fils tout aussi parfait sont des valeurs sûres, sont exactement la vie dont j’ai(aurais) toujours dû rêver. Officieusement, j’espère qu’il ouvre la porte avec son éternel sourire de gamin, qu’il me parle d’Emily et d’à quel point elle le rend heureux, qu’il m’énumère tous les souvenirs qu’il accumule comme autant de trésors que de miettes de bonheur pur depuis que Jonah a enfin commencer à exister. C’est lui qui a réussi à inverser la roue des malheurs bien avant moi, Bennett, c’est lui qui a su mettre de l’huile à l’engrenage et changer du tout au tout son chemin rien que pour finalement trouver le bon, celui auquel on aspire tous - n’est-ce pas? Sûrement. Ma raison est bidon et les étincelles dans mes yeux également, le mensonge me tatoue le visage et mes rires conjoints aux siens ne sont que d’autres petites perles malsaines de plus pour confirmer à quel point tout ceci était bien plus nécessaire et vital que réfléchi.
« Ginny ! » et sa voix, elle porte. Il est heureux pour de vrai Bennett, et de le voir ainsi ne me rend que plus heureuse, si c’est possible, à mon tour. « Je suis désolée, j’ai pensé à te téléphoner une fois que le taxi m’a déposée ici et je - » j’aurais dû. Lui et son quotidien immaculé, lui et son rêve éveillé idéal, je venais y ajouter une tache comme un pinceau trop gorgé d’eau qui étale le pastel en le faisant déborder des coins comme mon - faux - sourire déborde de mes joues. « Entre, entre… » il se précipite, il couvre mes excuses et balaie du revers mes potentielles justifications. À son mouvement invitant se joignent mes pieds décidés, encore heureux que pour une des premières fois de ma vie je n’ai pas à penser éviter les lacets lâches de mes Converse pour m’empêcher de tomber. J’ai l’impression qu’il m’aide à voler jusqu’à l’intérieur de son appartement au passage. « Je ne savais pas que tu venais. Mais assieds-toi, reste pas debout comme ça ! » « T’es sûr? Je veux pas déranger... » et casser le tableau parfait, et m’imposer comme un parasite de plus dans sa plastique impeccable de mari, de père, d’artiste, de gamin qui a morflé mais qui aujourd’hui a tout mais alors tout réussi. « Tu prendras bien un verre avec moi ? Je sais que j’avais dit… on dit beaucoup de choses. » et là, la première faille. Elle monte, et elle s’immisce. La cassure que j’ignore le plus volontairement du monde, même si au passage mes doigts se resserrent un peu plus sur l’une des couvertures qu’il rangeait et que j’ai, par le plus instinctif des automatismes, passée autour de mes épaules. Il avait dit qu’il ne prendrait plus une seule goutte. Il avait dit que pour elle et pour son fils, il laisserait ses travers ailleurs une bonne fois pour toutes et, et, et, et - et probablement qu’il célèbre quelque chose. Une exposition à venir, un client qui lui donne carte blanche. Une mention d’honneur, un prix pour son œuvre. « Du rouge ou du blanc ? » alors soit, célébrons. « Oui, je - blanc. »
Mais s’il fête quelque chose, s’il semble autant flotter sur un nuage qu’à travers la pièce dès lors que je me pose sur l’un des bras du canapé, alors pourquoi est-ce qu’Emily n’est pas là? Pourquoi est-ce que Jonah n’est pas dans ses bras? « Est-ce que - est-qu’ils dorment? » arrête Ginny. Arrête de voir du tort dans la vie de tout le monde, arrête de croire que tu n’es pas la seule dans cette pièce à prétendre que tout va bien. Arrête de t’imaginer que tu peux l’inclure dans ta misère, quand tu es la seule personne qui est la cause et les conséquences de ton bordel de vie actuel. « Je serai pas longue, je veux vraiment pas brusquer tes plans. » et salir son quotidien parfait de mes démons collants et nocifs. « C’est ton atelier? » et ça, c’est mon attention qui dérive vers une porte close, vers n’importe quoi d’autre que la coupe qu’il portera bientôt à ses lèvres. Ne pas voir l’évidence est devenu ma philosophie avec le temps, que voulez-vous. |
| | | | (#)Lun 18 Jan - 23:52 | |
| Le rouge et le blanc ; ça ferait un titre de bouquin, ça. (Ça n’existait pas déjà… ?) En tout cas il le lirait. Il n’aimait pas vraiment lire, mais il lirait quand même. Peut-être que ça lui apprendrait quelque chose qu’il ne savait pas sur les liquoreux si subtils et leurs nuances colorées. Œnologue, en voilà un métier, mais on devait finir par se lasser, à déguster petit à petit ; son œnologie à lui, c’étaient de grandes séances religieuses et meurtrières où la quantité l’emportait largement sur la qualité du breuvage. Certains cultivaient leur palais ; lui s’édifiait des châteaux en Espagne avec des fioles vides. Architectures. « Je suis désolée, j’ai pensé à te téléphoner une fois que la taxi m’a déposée ici et je – » Pitié. Tout ce qu’elle peut déblatérer comme excuses n’a aucun effet sur Bennett. Qu’importaient ces détails… le pourquoi… le comment… ça bourdonnait dans ses oreilles, il n’en sortait rien de logique. Elle pouvait tout aussi bien parler à l’envers qu’il n’entendrait pas plus. Un taxi, un tapis volant… un téléphone ou un pigeon voyageur… ils étaient deux alors qu’ils étaient quatre ; n’était-ce pas assez dire de la place du sens ce soir ? « T’es sûr ? Je veux pas déranger… » Elle voulait donc déjà partir… Qu’est-ce que c’était que cette façon de parler… la partie de lui qui hurlait de honte était de toute façon mutilée, réduite au silence, dans les tréfonds de sa conscience ; ne restait de Bennett qu’une espèce d’hôte infernal, qui se vexait qu’on puisse ne pas vouloir séjourner dans ses limbes. Pourtant Ginny se rattrape tant bien que mal de ses différents affronts. « Oui, je – blanc. » Excellent choix, excellent ; elle ne faisait pas partie de ces personnes qui sous-estiment la robe d’un blanc raffiné et savoureux. Il n’en attendait pas moins d’une personne respectable, et allait de ce pas inaugurer pour elle la savoureuse liqueur topaze. Du bon goût, voilà ce dont manquait cette époque fade. Le rouge, le rouge… c’est vrai ça, pourquoi prendre le rouge ? Lui-même était dans le complot, il avait pris le rouge. (Plop, débouché.) Ça l’amusait follement, de servir des verres qui n’étaient pas pour lui, ça lui paraissait relever du jeu – un jeu exclusivement gagnant. Et le flot clapotant de la vinasse épouse l’arabesque du faux cristal. « Est-ce que – est-ce qu’ils dorment ? » Il s’arrête brusquement, dévisage Ginny pour essayer de comprendre la surprise qui se peignait sur son visage ; tracassée, incertaine. En décalé, les mots de la jeune femme finissent par le frapper. « Qui ça ? » Tu sais bien qui. Un éclair de lucidité passe dans les yeux de Bennett, le réveillant de son rôle de célibataire dissolu – mais ce n’est qu’un éclair, et la foudre semble passer aussi vite qu’elle est venue. « Oui, oui, ils dorment, ils étaient épuisés tout à l’heure. De toute façon, je pense pas qu’ils se joindront à moi. » Il ne cite ni l’un, ni l’autre prénom ; ils, ça restait abstrait, on peut imaginer n’importe qui derrière un ils. Ce n’était pas obligé d’être la femme de sa vie ou la prunelle de ses yeux ; ils, c’était des gens, comme ça, derrière la porte, à l’étage. Peut-être des inconnus. (Est-ce qu’Emily buvait, de toute façon ? Est-ce qu’on pouvait s’amouracher de quelqu’un qui ne pouvait pas comprendre cette obsession ? Est-ce qu’on s’éprenait simplement pour changer d’obsession… ?)
Non, non, pas de prénoms, qu’il avait dit, pas d’idées ou de questions. Ça resterait ils, elle pouvait bien de gueuler, sa conscience lamentable, quand les souvenirs s’estompaient petit à petit. « Je ne serai pas longue, je veux vraiment pas brusquer tes plans. C’est ton atelier ? » « Je n’ai pas de plans. C’est un placard ça Ginny, ça sert à rien d’y entrer, » qu’il fait en la voyant avancer les mains vers la poignée de l’espèce de débarras qui n’abritait rien d’intéressant. Il ne lui viendrait jamais à l’idée d’imaginer qu’elle tentait d’échapper à sa vision ; d’ailleurs Bennett s’approche pour lui tendre son verre. « L’atelier est de l’autre côté… » Il joint le geste à la parole. « Mais t’es déjà venue ici, non ? De toute façon, j’ai fait mes livraisons hier, y’a rien à voir là-bas que tu connaisses pas déjà. » Haussant les épaules, il porte la boisson à ses lèvres pour se délecter d’une longue gorgée. Inutile d’avoir peur de le voir vider la bouteille d’une traite ; il était calme, Bennett, Ginny arrivait trop tard pour le voir trembler de manque. Les trois premiers verres, voilà l’explosion, la supernova, la lumière, la démence ; ensuite tout devient plus ennuyeux ; on ne manque plus, on boit pour plus, c’est différent. On est un peu plus présentable. On a l’air de siroter. Tranquillement. Comme s’il n’était pas fou et la pire ordure ; il sirote, de l’eau de source, sans ciller. Oh, qu’il pouvait être loin de penser qu’elle s’imaginait prendre des conseils chez lui, ou se comparer à son petit foyer idéal. « T’as pas l’air dans ton assiette… Enfin, si t’es pressée, je vais pas te retenir, mais tu peux rester autant que tu veux. J’étais juste content de te voir. Besoin de quelque chose ? » Il serait logique qu’elle parte et le laisse retomber dans le terrible isolement qui lui avait fait prendre sa terrible décision. Il ne voudrait pas qu’elle l’accompagne à contrecœur. Peut-être s’était-elle trompée d’adresse, sonné ici par hasard, ce qui expliquerait ses dérobades, et il ne lui en voudrait pas de s’enfuir. Si elle partait, la fin serait prévisible, la scène était jouée d’avance ; il préfèrerait qu’elle reste – bien sûr ; mais il la remarque qui s’excuse, qui s’agite, qui cherche des portes et des prétextes ; et ça l’embête, qu’on puisse se tracasser en sa présence. Il lui fournissait généreusement une échappatoire. Naïveté du diable, innocence alcoolisée. Ne me regarde pas comme ça, j’ai l’impression d’avoir tué un homme. Du moins c’était en cours, à petites gorgées amères couleur prune. « Au fait, inutile de dire à qui que ce soit… » Encore une gorgée – celle-là, elle est pour qui que ce soit. La prochaine ne sera pour personne. Ce qui reste en lui de sagacité s’interroge, il est vrai – pourquoi était-elle là ? Ou plutôt – parce qu’on n’est jamais là par hasard –, n’avait-elle personne de plus apte chez qui aller ? Mais aucune question directe ne franchira les lèvres de Bennett. Elle était libre ; elle pouvait être là pour ceux qui dorment, pour le vin, pour l’atelier, pour une mouche sur un mur ; rien de tout cela n’était plus absurde que d’imaginer qu’elle était venue pour lui particulièrement. |
| | | | (#)Ven 22 Jan - 4:02 | |
| Et à ceux qui se questionnent à savoir si j’ai vu le regard vitreux de Bennett, je dirai que les étincelles que je fantasme d’y trouver valent bien plus la peine que la moindre miette de pénombre que son haleine alcoolisée puisse suggérer.
« Qui ça ? » eux. Lui, elle. Les failles du plan remontent si vite que je ne les remarque pas, bien trop occupée à laisser glisser mes doigts sur les étiquettes du rouge, du blanc. J’y trace les lignes et les lettres, je le laisse retrouver ses esprits quand bien même il me semble plus loquace et tout autant fluide qu’il le serait sans avoir bu une seule goutte. Qui suis-je, de toute façon, pour pointer la coupe entre ses doigts tout autant que celle entre les miens? Bennett a vu pire, il n’y a rien pour l’heure qui menace d’entraîner l’un ou l’autre dans de pires travers. On va mieux. On est heureux, on est en couple, on est parents, on vit de notre rêve d’art, on a réussi. Oh, Ginny. « Oui, oui, ils dorment, ils étaient épuisés tout à l’heure. De toute façon, je pense pas qu’ils se joindront à moi. » il dort, aussi. Dans sa maison à Toowong, laquelle venait avec une clé pour moi de sa part, un tiroir dans sa commode, tout un pan de son placard. Il a aménagé une chambre pour mon fils, il a rénové son garage pour que je puisse m’y faire un atelier sur place et il a tout fait, absolument tout fait Isaac, pour que je m’y sente chez moi. Pourtant, les nuits se multiplient alors que je m’esquive de ses draps, les moments sont de plus en plus nombreux où désormais je fais pareil, avec ses bras. Il sait, il doit savoir, il doit douter au moins - ce sera à quand je lui aurai assez fait mal, ce sera à quand je réaliserai à quel point non seulement il ne mérite absolument pas d’aimer une ingrate comme moi. Le bon sens me chuchote à l’oreille que je devrais rompre, les diktats qu’on m’a appris à la dure m'encouragent à travailler plus fort, à m’améliorer, à me changer pour lui. Et le blanc vient à mes lèvres, et j’inspire et je souffle, paupières fermées, regard qui finit par se laisser guider vers la pièce d’à-côté. « Je n’ai pas de plans. C’est un placard ça Ginny, ça sert à rien d’y entrer, » c’est là où tout est fichu, je pense. C’est là où, dans mes souvenirs, je reviendrai pour pointer un infime détail mais un détail tout de même : j’ai ri. J’ai éclaté de rire au point où ce n’était ni faux, ni forcé. Un vrai rire de ma maladresse et de mon étourderie. Un rire que je ne partage qu’avec lui, ils et la potentielle de les avoir réveillés qui s’est tout juste envolée. Ils n’existent plus et désormais il n’y a que Bennett et moi.
Le blanc goûte le soleil et les journées à ne rien faire d’autre qu’à lézarder au jardin, entourée de fleurs de toutes les couleurs. « J’ai la tête ailleurs, aujourd’hui. » et hier et demain et les jours d’avant comme d’après. C’est un placard Ginny et je roule des yeux, ça sert à rien d’y entrer et dès lors c’est là où je veux aller fouiller. « L’atelier est de l’autre côté… » il l’ignore, je le cherche des prunelles. Elles s’ancrent au couloir qui y mène, l’artiste à la vie parfaite (sur papier, dirons-nous) me narre déjà la suite. « Mais t’es déjà venue ici, non ? De toute façon, j’ai fait mes livraisons hier, y’a rien à voir là-bas que tu connaisses pas déjà. » venue est un grand mot. Je suis passée, j’ai erré. J’ai accompagné Auden une fois ou deux, suis arrêtée lui porter un cadeau pour souligner la naissance de Jonah. Ce ne sera pas ce soir que je lui demanderai un exhaustif tour du propriétaire, pourtant l’endroit reste aussi mystérieux que possible pour mes coups d'œil bien trop habitués à être censurés d'œillères. « T’as pas l’air dans ton assiette… Enfin, si t’es pressée, je vais pas te retenir, mais tu peux rester autant que tu veux. J’étais juste content de te voir. Besoin de quelque chose ? » je ne suis pas pressée, je veux qu’il me retienne. Je veux qu’il me prouve n’importe quoi, je veux qu’il soit logique et dur, je veux qu’il sache de lui-même que rien ne va, je veux beaucoup trop à la fois. Et lui, et lui il ne veut que ça : « Au fait, inutile de dire à qui que ce soit… » « Je dirai rien, promis. » ma voix s’élève, mon sourire est sincère. Deux en deux, c’est que ça devient une habitude d’être honnête avec lui. Si seulement l’inverse était aussi vraie. Quand il prend une lampée de vin rouge à son tour, mes yeux cessent de chercher le bon comme le mauvais. Ils se sont mis en berne, les murmures dans ma tête suggérant des scénarios allant d’un sens comme des métaphores allant de l’autre. Ici, on est bien. On est cachés, on peut souffler. Ici il ne juge pas alors je ne juge pas non plus. Ils dorment et il dort, je ne blesse personne pour une fois une seule à être venue chez Bennett au beau milieu de la nuit plutôt que d’avoir quitté le lit de l’un pour finir par penser à un autre. C’est pas toi, ça Ginny. Pourquoi est-ce que tu attends que ce soit lui qui te le dise?
« Est-ce qu’on peut aller à ton atelier? » mes questions me font peur, elles tranchent avec la douceur du vin sur mes lèvres. Il a dit qu’il n’y avait rien à voir, pourtant je poursuis en insistant sur ses mots, en jouant de ses paroles. « J’ai besoin de voir autre chose. » autre chose que les photos de famille à ses murs, autre chose que toutes les preuves autour de nous qui font office autant de reliques que d’alibis de son quotidien. Le mien m’effraie et me consume de l’intérieur, le sien me confronte à mes pires démons et la cette petite voix transcendante qui me jure qu’autant je peux essayer d’atteindre la parfaite histoire d’amour et de famille, autant je ne serai jamais à la hauteur, jamais faite pour ça. Mes doigts ont commencé à trembler, le pied de la coupe sert parfaitement pour les calmer. « Je venais parce que je voulais te demander si - » et mes pas initient le chemin vers son atelier. Ils prennent le relais de l’initiative, alors que jamais je n’ai vraiment été libre de mes gestes avec Bennett. Les vieux souvenirs de l’Académie ont la vie dure, quand le libre arbitre n’existait pas et qu’il était le seul qui prenait le contrôle de quoi que ce soit. Ce soir, c’est moi qui ose et c’est moi qui impose. Elle est loin, la victime sous son courroux. Ma silhouette fait volte-face, mes explications s’étant figées dans le temps rien que pour valider qu’il me suit bel et bien. J’ai pris la bouteille de blanc, à voir s’il a fait de même avec celle de rouge. « - si tu pouvais m’aider à bâtir un plan d’attaque. Je t’expliquerai. » il est là, il bouge au même rythme que mes pas à moi. Et ce n’est pas la porte du placard qui cède sous mes doigts, lorsque je finis bel et bien par nous mener à l’atelier, de l’autre côté.
Il a laissé tous ses outils, bien rangés mais tout de même à la vue, sur son immense table de travail. « Est-ce que je peux essayer? » glisse sur ma langue d’un sens alors que le vin sillonne de l’autre. J’ai besoin de m’occuper, aussi, mais ça je ne lui ai pas dit. Pas encore. |
| | | | (#)Sam 23 Jan - 1:39 | |
| Il la regarde rire sans cerner exactement à quel souvenir ce rire le renvoyait, sans essayer plus que ça de le rattraper ; il aimait la voix des gens plus que la musique. Difficile de discerner à quel point l’intelligence de Bennett était embrumée ; ce qui relevait de la boisson se mêlait indistinctement avec le jeu, la feinte, l’auto-persuasion. On ne boit pas avec la tête froide, cela diminuait de moitié l’effet du vin ; il fallait aider un peu la chose, ajouter des signes d’ivresse factices aux signes d’ivresse réelle, pour que la confusion devienne vérité. La part de la lucidité, la part de la saoulerie, rien ne traçait une limite entre ce que Bennett voyait et ce qu’il donnait l’impression de voir. Peut-être refusait-il sciemment à Ginny les deux écueils opposés ; geindre sur sa condition et mentir effrontément. Restant dans l’entre-deux trouble, à la lisière du monde, il pouvait jouer sur tous les tableaux et ouvrir la porte d’un univers extraordinaire où le haut et le bas ne se distinguaient pas plus qu’une feuille blanche d’une autre feuille blanche. N’était-ce pas ce qu’elle voulait vraiment, maintenant qu’elle devait renoncer à le voir en pleine lumière ? On est malheureux, on est seuls, encore plus seuls, on a tout gâché, on a tout raté. Donc on ne tomberait pas plus bas ; et Bennett souriait. « J’ai la tête ailleurs, aujourd’hui. » Il comprenait. Il acceptait qu’elle ait choisi son refuge pour en faire un ailleurs ; pour lui aussi, après tout, c’était tout à fait ailleurs, après deux ou trois verres – quand les lignes se troublent et que les objets dansent. On n’a pas le courage de fuir à l’autre bout du monde pour s’enterrer définitivement ; on est lâche, on s’accroche, on reste, on s’use les ongles sur la pierre pour des miettes de vie. On revient dans son salon, et à défaut de tout brûler, on se brûle soi-même en espérant voir flamber la terre. Ça ne se voit pas de l’extérieur, qu’on se consume et qu’on meurt. Quand on nous demande, on répond qu’on a la tête ailleurs. Bien sûr qu’il comprenait. « Je dirai rien, promis. » Promesse d’amis qui scellait les démons dans l’obscurité pour toujours ; puisqu’évidemment, pour Bennett, ce n’était qu’une passade, une exception qu’il s’accordait pour mieux supporter la sobriété. Une exception. L’avion se crashera, il survivra ; il voulait simplement s’assurer que la boîte noire était inutilisable. On n’est pas dans un jardin de fleurs, Ginny. On n’est pas coordonnés, pas même dans la misère. Mais deux droites qui ne sont ni parallèles, ni confondues, se croisent bien en un point… « Est-ce qu’on peut aller à ton atelier ? J’ai besoin de voir autre chose. » Il aimerait bien savoir de quoi elle parle, lui dont les yeux censurent tous les signes flagrants de trahison qui s’amoncellent dans le salon ; à la place des photographies rieuses, son esprit met des tableaux, qu’elle lui aurait offerts peut-être, ou laisse tout simplement le vide du mur. « On peut, bien sûr qu’on peut. » C’est elle qui prend la tête de leur étrange duo, elle qui slalome dans le couloir pour trouver ce qu’elle cherchait, lui qui la suit sans penser à ramener la bouteille, verre à ras bord, cœur lessivé cul sec. Il aimait l’initiative et le contrôle ; tant pis, il se rattraperait à un autre moment. Pour l’heure il voulait bien se laisser guider dans sa propre maison. Ici. Il s’avance à sa suite pour actionner le deuxième interrupteur, mais la lumière l’agresse ; il se résout à ne laisser qu’une seule lampe d’allumée, qui filtrait juste assez de clarté pour voir ce qu’on faisait, juste assez d’ombre pour ne pas les tuer, eux les créatures chimériques et nocturnes qu’un rai de vérité pouvait transpercer à mort. L’atelier s’étend, d’étagères et d’ébauches, méthodiquement organisé, à son image – mais il n’était sans doute pas à sa propre image ce soir.
L’odeur familière de glaise qui enveloppe ses narines le déconnecte tout à fait des bribes de souvenirs qui se rattachaient à l’autre côté ; cet environnement familier sans être familial, rassurant même dans la solitude, avait une aura de sécurité. Il serait toujours redevable à l’existence de lui avoir donné au moins ça, au moins quelque chose à faire de lui-même ; l’art, seul moyen de créer ex nihilo, seule voie qui ne demandait rien en échange, comme la joie demandait de l’alcool, comme les responsabilités demandaient la peur de l’échec. « Je venais parce que je voulais te demander si – » Il pose son verre sur la table principale. « – Si tu pouvais m’aider à bâtir un plan d’attaque. Je t’expliquerai. » Tu m’expliqueras. C’est vrai que Bennett s’y connaissait en plans, il pourrait lui filer un coup de main. Etape une, avoir tout ce qu’on peut désirer. Etape deux, tout foutre en l’air. Fin du plan, tomber de rideau, merci, au revoir. Mais cette acidité, qui reste en temps normal dans son for intérieur, finit à sa propre surprise par résonner dans l’atelier. « Ça doit être grave pour que tu me demandes à moi… » Il n’en dit pas plus, finit dans un rire qui voulait tout et rien dire. « Ça ne se passe pas bien avec Isaac. » Il n’a aucune idée de pourquoi il dit ça, de quelle intuition extra-lucide et cynique le pousse à souffler ces mots désabusés, sans une once d’étonnement. Ce n’est même pas une question, mais une évidence flagrante. Ça ne se passe pas bien tout court, corrigeait-il intérieurement. Ou plutôt, ça se passe trop bien mais je fais en sorte que tout se passe mal. Pourtant il n’était pas le confident de Ginny, et le cours actuel de sa vie lui était assez étranger. Ce n’était pas l’âme cartésienne qui parlait en axiomes, déductions et raisonnements ; c’était le pressentiment, l’intelligence obscure des émotions, la reconnaissance des mêmes nébuleuses d’étoiles noires. Elle ne lui arracherait pas un mot de lui-même, mais tout était dit, limpide, crevait les yeux dans cette simple phrase dénuée de contexte. Isaac ou d’autres. Des problèmes ou d’autres. Emily. Qui ça ? Des fantômes, encore des fantômes. (Et puis, qu’elle fuie chez lui, c’était bien un autre signe qu’il était seul et bien seul. On ne fuit pas son couple chez un homme marié. CQFD…) « Est-ce je peux essayer ? » Mmh… ? Oui, je suppose que tu peux essayer. Le sculpteur reprend les commandes, traverse la pièce du regard pour trouver quelque chose qui ne nécessite pas de sa part d’efforts qu’il était incapable de fournir dans son état – comme aller chercher de la matière en bas. Dans un coin drapé d’ombre, il finit par se rappeler d’une ébauche de buste qui n’était pas encore sèche, et dont il ramène la selle de sculpture avec toute l’agilité possible pour la placer à côté de Ginny. La figure à peine modelée, rapidement abandonnée, ne laissait voir que la forme globale du crâne, les orbites, et la matière du nez qui n’avait pas été travaillée. Inventer les visages, c’est un privilège que même les dieux ont abandonné à la génétique, et que la sculpture a repris à son compte. Bennett s’active dans le clair-obscur, pose un petit récipient rempli d’eau pour humidifier l’argile au besoin. Contournant son élève improvisée, il lui désigne les outils un par un. « Mirette, pour enlever l’excédent, ébauchoir, pour… » Sa main reste suspendue au-dessus de l’espèce de double spatule qui lui servait à tracer grossièrement les lignes de ses œuvres. « …ébaucher, et ça, je sais pas ce que ça fait là, » s’étonne-t-il en faisant glisser sur la table une lime à pierre. « Mais le meilleur outil… » En repassant derrière elle pour se placer du côté du buste, il tapote le dos de la main de Ginny, la frôle un peu trop, y laissant traîner ses doigts de manière purement professionnelle. « …c’est ça. » Et le contact criminel de s’estomper, aussi naturel que le geste dont il reprend son verre de l’autre côté. Non, il n’avait pas de plan. Mais ça pouvait s’arranger. |
| | | | (#)Sam 23 Jan - 19:34 | |
| « On peut, bien sûr qu’on peut. » elle est stupide, la sensation de pression sur mes épaules qui s'envole à la seconde où il m’autorise quelque chose. Comme si chaque pas fait dans la vie venait avec son lot de restrictions, avec ses chaînes et ses obligations. Bennett s’en fout, de ce que je peux bien accomplir. Il s’en fout que je demande avant ou que je prenne, il n’en a rien à faire pour la simple et unique raison que plus il laisse des libertés aux uns, plus il peut en réclamer pour lui aussi. Je l’ai appris ça, entre un carnet et une bouteille de rhum, entre une main volée et une nuit blanche improvisée. « Merci. » il n’entendra pas mes mots. Parce que je suis lâche au point de les caler au fond de ma coupe, parce que les vieilles habitudes sont dures à faire partir, celles où j’attendais son autorisation pour faire quoi que ce soit, pour tenter n’importe quoi. Ce soir apparemment, je prends tous les droits. « Ça doit être grave pour que tu me demandes à moi… » comme celui de venir ici pour lui demander de l’aide. Ginny à seize ans en frissonne de terreur, Ginny à une poignée d’années de la trentaine a semble t-il pensé qu’il s’agissait du bonne idée. Dans le fond comme dans la forme, il est exactement la personne chez qui je devais toquer, ce soir, Bennett. Qu’il en soit surpris pique, mais pas assez pour que je ne laisse pas mes yeux dériver de parts et d’autres de son atelier. Oui, la pièce est relativement vide, n’en reste que quelques éclats par ci, quelques instruments par là. Son matériel est intact ou bien plus propre que le mien, ses étals sont rangés avec le même flegme que je lui connais. Par cœur et sans même jeter un coup d'œil par-dessus mon épaule, je sais que ses cheveux sont encore savamment coiffés, que son t-shirt n’a rien de taché. « Ça sonne pire que ce que c’est, tu verras je - » « Ça ne se passe pas bien avec Isaac. » oh. Oh.
Mes doigts se resserrent sur le pied de ma coupe, encore et toujours. Sa voix est douce, il ne nargue pas. Pas comme sur toutes les erreurs que je pouvais bien commettre dans mes travaux à l’Académie, pas comme à chaque fois où j’avais laissé 10 (000) indices suggérant ce qui pouvait bien se tramer avant, entre Auden et moi. Bennett ne se moque pas, Bennett ne fait pas l’étalage de mes erreurs. Bennett me laisse au moins le bénéfice du doute à trouver - chercher - la bonne réponse à la mauvaise question. Bien sûr que ça ne va pas avec Isaac. Personne n’est surpris que la petite poupée fragile des McGrath soit incapable de tout faire sans rien casser, sans rien briser. Elle essaie et elle essaie fort, elle se plie et se contorsionne, mais elle finit toujours avec le même résultat entre ses mains, le même bordel à ses pieds. « C’est pas sa faute. » le défendre ne me rend pas moins coupable. Lui donner le beau rôle ne le sauve pas de mon éternel carnage. Prendre le blâme, même s’il me revient entièrement, ne règlera absolument rien et certainement pas l'étau qui contracte ma cage thoracique. La prochaine gorgée de blanc non plus, pourtant rien ne l’empêche de monter à mes lèvres.
Puis, le voilà mon sursis. « Mirette, pour enlever l’excédent, ébauchoir, pour… » sous forme d’outils et de pièces, de distractions parfaitement imparfaites. Il fait un effort, le brun qui sillonne la salle, lui qui me donne l’impression de posséder chaque coin et recoin de son atelier bien mieux que tout le reste de son existence. Une fois la porte close, Bennett est quelqu’un d’autre entièrement. Il rayonne et il se concentre, son visage est bien moins contracté, sa mâchoire est bien moins serrée. Il est à sa place, il flotte et il y est à l’aise. Il est beau lorsqu’il se concentre et que ses sourcils ne sont pas froncés de la prochaine attaque qu’il prévoit faire contre le monde entier, ou contre lui-même. « …ébaucher, et ça, je sais pas ce que ça fait là, » je laisse échapper un rire, pose la coupe là où je l’oublie déjà. Désormais, j’aspire à être aussi libre que lui, ses alliés entre les doigts. « Mais le meilleur outil… » à ses paroles se joignent ses gestes, et sa main s'égare, une seconde, dix autres. Mes prunelles suivent le relent de l’initiative, se redressent vers les siennes à la seconde où il se décale pour confirmer ce que je sais déjà. « …c’est ça. » elle n’a plus rien de volé, sa main. Le fantôme de ses paumes sur les miennes reste, même après qu’il ait cédé au rouge, même après que j’ai laissé une inspiration suivre la danse de mes doigts sur la glaise.
L’eau n’est pas froide, à peine tiède. Elle ruisselle sur ma peau alors que de la pulpe de l’index j’en suis à toucher à peine à la cornure de ce qui devrait représenter un semblant d’yeux. « Il me regarde des fois, il a les yeux de celui qui est tellement amoureux que je me demande si c’est vraiment moi qu’il voit, ou si c’est quelqu’un d’autre. » ça ne se passe pas bien avec Isaac. Et Bennett n’a pas besoin de l’entendre, probablement qu’il ne l’écoutera même pas et je ne lui en voudrai jamais. Dès lors mon doigt cave et flatte, tente d’un sens et efface de l’autre. Isaac me regarde comme s’il avait tout à apprendre, comme si j’avais tout à lui offrir. Il me regarde avec les yeux de celui qui voit ce qu’il veut voir, en dépit de tout ce que je suis trop ingrate pour véritablement lui montrer. « J’arrive pas à lui faire la place qu’il veut, celle qu’il devrait avoir. J'arrive pas à partager avec lui ces choses-là, je partage rien finalement. » du visage, les voilà mes mains qui filent vers la nuque, vers les épaules. Elles s’ancrent et papillonnent, elles forment et moulent, elles s’attardent à peine de peur de bousiller quelque chose (de plus). Bennett n’a pas bougé ou alors c’est ce que j’espère, les limites sont floues même si je sens encore son souffle bouillant sur ma peau glacée. Le contraste me fait frissonner. « Je peux pas lui dire. Si je lui dis ça rend les choses vraies. Ça rend le fait que je peux pas vrai. » et elle est là, ou du moins elle devrait l’être. La bouche et ses lèvres, celles d’où je caresse les commissures dans un soupir qui se casse contre le silence de l’atelier, son écho d’acouphène.
Pauvre lui. Il n’a pas à entendre tout ça. Il est heureux maintenant, il a tout ce qu’il voulait, maintenant. « Je venais même pas pour ça, j’ai oublié pourquoi, je crois. » à quoi est-ce que je joue, à quoi est-ce que je m’attends? Quand ma tête se relève et que mes iris trouvent chez lui leurs homologues, je n'ai même pas réalisé la trace d’argile qui orne ma joue. Au moins ça, c’est à propos. « T’en penses quoi? » et ça aussi, à savoir si j’ai bel et bien gâché son buste, comme tout le reste. |
| | | | (#)Lun 1 Fév - 19:03 | |
| Evidemment qu’il esquivait le fond des choses. Il ne se serait pas attendu à ce qu’elle vienne le chercher pour le confronter à tout ce qu’ils fuyaient d’ordinaire. Le jour où il avait choisi d’éteindre la bougie de sa conscience, le temps de reconnaître qu’il était toujours un foutu addict, elle revenait lui porter la chandelle sous le nez, illuminer ingénument la dégénérescence de sa vie en cherchant en lui un moyen de s’humilier. Elle ne le faisait même pas exprès. Il était bien placé pour savoir que ce que l’intention importait très peu dans le résultat d’une action. Cause, conséquence, c’était un jeu dont la moitié des règles étaient inconnues aux participants. « C’est pas sa faute. » Oui, c’est la tienne, Ginny, rien que la tienne. Elle aimerait qu’il le verbalise ; il ne lui donne pas ce plaisir – pour l’instant. « Il me regarde des fois, il a les yeux de celui qui est tellement amoureux que je me demande si c’est vraiment moi qu’il voit, ou si c’est quelqu’un d’autre. » Parle-moi de ce regard, je t’écouterai tranquillement. Non, non, non. Il a l’impression qu’elle est là, avec un bélier, en train d’essayer d’enfoncer ses défenses et ses illusions, ses mensonges et ses déloyautés ; qu’elle le lacère avec sa foutue vérité dont personne ne voulait et surtout pas lui… pourtant elle épanchait son cœur, elle lui mettait entre les mains tout ce dont il s’était débarrassé en ouvrant la première bouteille ; cheval de Troie qu’il avait accueilli dans sa déchéance, Ginny était-elle arrivée au moment de la trahison finale ? Était-elle venue fermer les yeux sur la liqueur et les autres pour mieux le poignarder au moment opportun ? Ou alors pensait-elle vraiment… pensait-elle vraiment parler à quelqu’un d’autre ? Ne voyait-elle pas le miroir ? L’énigme ne trouvait aucune solution, la lucidité réduite à peau de chagrin de Bennett s’y usait sans rien en tirer. L’équation demeurait muette. « J’arrive pas à lui faire la place qu’il veut, celle qu’il devrait avoir. J’arrive pas à partager avec lui ces choses-là, je partage rien finalement. » Barricadé en lui-même, il s’efforce de ne pas laisser les mots l’atteindre, mais la précision des coups ne lui épargne pas la douleur, même à travers la brume du vin. Qu’elle se taise. Qu’elle se taise. La voix lui coupe les mains et lui entaille la figure ; chaque. Syllabe. Le. Tue. La douleur purement physique du manque qui l’avait mené sur ce chemin de vie s’est dissipée ; la douleur purement mentale qui l’avait mené à persister dans ce chemin s’intensifiait de seconde en seconde, en même temps que Bennett, peu ou pas conscient d’avoir mal, semblait l’écouter paisiblement. Déconnecté.
« Je peux pas lui dire. Si je lui dis ça rend les choses vraies. Ça rend le fait que je peux pas vrai. » Mais un si reste un si. Qu’est-ce qu’on savait de ce qui se passe… avec des si, on mettrait le monde en bouteille. Avec des si, Bennett dormirait à cette heure. Avec des si, Ginny ne serait pas là. Alors les conditions, les conséquences… encore une langue que Bennett ne parlait plus, et dans laquelle la jeune artiste continuait de s’égosiller sans comprendre, peut-être, qu’il était temps d’arrêter de penser. « Je venais même pas pour ça, j’ai oublié pourquoi, je crois. » Et moi j’ai oublié pourquoi je bois, pourquoi j’ai voulu fonder une famille, pourquoi j’essaye de jouer au-dessus de mes forces. Chacun ses amnésies. « T’en penses quoi ? » C’était fini. Il a l’air de réfléchir, mais il n’en est rien ; les réponses sont déjà prêtes dans sa tête, rédigées d’avance, l’analyse est faite depuis trop longtemps ; tout ce qu’elle dit n’est qu’un écho. Elle avait joué la sincérité quand lui roulait les dés du mensonge ; soit. Il ne se déroberait pas. Et les convictions les plus atroces et les plus véridiques qui puissent se dire, la triste vérité de l’inégalité sentimentale, toutes ces choses que Bennett n’aurait jamais formulées de sa vie, elles coulaient tranquillement de sa voix, comme si ce n’était pas lui qui les formulait. Peut-être était-il mort. « Il n’a pas de défaut, il te donne tout sans rien te demander en retour. » Il parle sans s’écouter, mots lâchés un par un dans la pénombre comme des morceaux de cyanure – pourquoi ? A qui étaient destinées ces phrases toutes simples et délicates, fragiles comme du cristal, limpides et létales ? Tu parles de toi. Ah bon ? Il parlait d’elle. Sa perspicacité mettait les termes sur les non-dits, pas son expérience. Tu parles de toi. Il parlait d’une catégorie particulière de personnes où Ginny était libre de s’inclure si elle souscrivait à son évaluation. Lui n’entrait pas dans le propos. Tu parles de toi. Pas que. « Ça pourrait être beau, mais ça serait juste lui tout seul. Comment ça pourrait être beau avec toi ? » Il y a un instant où ses mots sont si faibles qu’on douterait qu’il les prononce réellement, tant est mince la frontière entre le silence et sa parole ; la vérité briserait les verres et les vies s’il ne laissait pas l’opportunité de ne pas l’entendre. Une petite porte ouverte, à peine une encoche. « Il mérite plus mais il n’attend rien, et tu n’accepteras jamais d’en profiter gratuitement, même s’il te pardonnerait d’en profiter, parce qu’il t’aime. » Détachant les mots avec une curieuse douceur, la froideur mécanique de ses assertions rappelle pourtant le Bennett à l’infaillible logique qui ne supportait pas un cheveu en travers de la raison pure. Tellement cliché. « Mais t’as pas envie d’être pardonnée. » Et c’est cela qu’ils ne comprendront jamais, ceux qui peuvent jeter la première pierre mais s’en retiennent avec miséricorde ; il y en a qui sont venus ici pour souffrir comme des animaux, buter à tous les obstacles, manquer à tous les espoirs et s’enfuir sans laisser de trace. Non, Ginny n’aurait pas sa condamnation, parce qu’il était comme elle. Elle n’aurait pas non plus son pardon, parce qu’elle était comme lui. Silence.
(Est-il temps de reculer encore… ?) Il lui semble qu’il divague, que son diagnostic glacial donné d’un ton rassurant manque l’essentiel de la conversation dont il a perdu le fil. Ah, oui, le buste. Tu te débrouilles. (Il croit le dire à voix haute, mais ce n’est pas le cas.) Si elle lui laissait une heure, il la transformerait en elle, cette face argileuse pétrie de ses doigts. Il en dirait quoi, Isaac, de retrouver ça chez lui ? Il t’aimera encore plus, parce que c’est que font les gens amoureux. Il aura envie de te protéger. Et ça te donnera envie de miser encore plus, juste pour voir. Il n’y a aucune arme contre les gens sincères et généreux ; qu’on s’améliore, ils en étaient la cause ; qu’on tombe et ils étaient des sauveurs. Jeu inégal où la honte resterait toujours du côté des incapables. (Il boira le calice jusqu’à la lie.) Que pouvait-il faire maintenant, si ce n’était quelque chose d’encore plus douloureux – d’encore plus désirable ? Une simple expérience, une hypothèse, une supposition – une envie, un espoir, encore ce sale espoir, cette course à l’hallucination. (Il n’avait rien à perdre, rien à donner. Voulait-elle la preuve de leur égalité ?) Après avoir fait mine de s’approcher du buste, il finit par s’interposer entre lui et Ginny. Oh. Il était plus proche que ce qu’il aurait imaginé. (L’envie de lâcher prise.) Beaucoup plus proche. En baissant la tête, il la frôlait presque, la distinguant à peine assez pour noter l’argile sur sa joue, dans l’ombre projetée par sa propre silhouette. (L’envie de ne pas lui dire qu’elle était belle parce qu’il ne la voyait pas, et que ce n’était pas nécessaire, puisque ce n’était pas ce genre de choses.) De l’argile sur la joue. (L’envie de recommencer complètement, tout.) C’est peut-être juste ça, juste l’argile sur sa joue, juste cette pensée immorale de vouloir la déloger, qui achève de ne laisser qu’un filtre sur ses lèvres, celui qui prononce ces mots. « Qu’est-ce qui se passe si je t’embrasse ? » Ça ne rend rien vrai, après tout. Il n’y aurait personne à aimer ou à quitter derrière. Il n’y aurait qu’un acte anonyme et muet dans une constellation d’erreurs. « En théorie, » qu’il souffle alors qu’il n’y a qu’une tension silencieuse, interdite, théorique. Mais ses mains, pratiques, effleurent déjà les poignets de Ginny.
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| | | | (#)Mer 3 Fév - 23:45 | |
| Les filtres n’ont pas leur place, ici. On dira que c’est la faute de son atelier, que c’est la faute du vin. Que c’est la faute de la franchise de Bennett qui a inévitablement déteint sur moi. On trouvera toutes les raisons du monde pour justifier que je parle, enfin diront certains, trop diront d’autres. Les barrières cèdent et avec elles des mois à ravaler, à ne rien en comprendre. Ginny est parfaite et Ginny est pure, immaculée. Ginny ne fait aucune erreur, parce qu’on a passé notre vie à l’en empêcher, et qu’au moment où elle gaffait on s’occupait à sa place de tout ramasser. Des mois à ravaler, des mois à ne rien comprendre ; et apparemment, aujourd’hui, lui il a compris. Il a compris alors que son visage ne laisse rien transparaître mais que je la vois, dans ses prunelles, la lueur que je déteste au creux des miennes. Il peut porter tous les masques du monde je suis passée maître dans l’art de lire de la culpabilité quand j’en vois même une infime parcelle. J’ignore d’où et de quand, j’ignore de comment, mais Bennett est aussi mal, aussi inconfortable, aussi nocif que moi dans sa vie à lui. Il est trop fier pour l’énoncer à travers ses mots, alors il prendra les miens. Il s’en servira comme attaque et comme coup du revers, il s’en servira pour se faire du mal autant que je lui en demande moi-même. « Il n’a pas de défaut, il te donne tout sans rien te demander en retour. » les raisons bidon qui justifient pourquoi je suis ici s’envolent au même titre que mes doigts sur le buste d’argile qui ralentissent au fur et à mesure que mes iris remontent vers les siens. Je ne venais pas ici pour qu’il m’aide à échafauder un plan d’attaque pour quoi que ce soit. Je venais ici pour voir à quel point même quand on a tout, on ne veut rien. « Ça pourrait être beau, mais ça serait juste lui tout seul. Puisque comment ça pourrait être beau avec toi ? » jamais. Ça ne sera jamais beau, ça ne sera jamais assez. Je ne serai jamais suffisante et lui non plus. On est maudits, on l’est depuis qu’on s’est cassés à trop vouloir quelque chose dont on s’est lassé. Les portes de son atelier servent de refuge comme de cachette, comme de confirmation que même en dehors, que même là où on devrait être bien, heureux, comblé, il n’est pas le même devant ses yeux à elle, je ne suis jamais moi sous ses mains à lui. « Il mérite plus mais il n’attend rien, et tu n’accepteras jamais d’en profiter gratuitement, même s’il te pardonnerait d’en profiter, parce qu’il t’aime. » il ne devrait pas. Bennett ne devrait pas continuer comme Isaac ne devrait pas m’aimer. Personne ne devrait et pourtant on s’échafaude de beaux scénarios à coups de conditionnel. Le conditionnel fait joli sur papier, promet des tas de suites, autant de façons de changer, de s’améliorer, d’évoluer.
« Mais t’as pas envie d’être pardonnée. »
Le conditionnel ne sert à rien. Autant de vortex et de mondes où j'en serais à nicher mon nez au creux du cou d’Isaac à la seconde où j’ouvre l'œil. Où Bennett serait allé réveiller Emily en l’invitant à venir prendre une coupe de rouge avec lui au jardin. Le conditionnel tapisse tout le reste de ce qu’on serait, si on n’avait pas décidé de tout gâcher pour le simple contrôle de pouvoir le faire nous-même, sans que la faute ne revienne à personne d’autre. On sait, on savait, on saura - que tout finira par capoter un jour ou l’autre. Alors pourquoi pas aujourd’hui? « Qu’est-ce qui se passe si je t’embrasse ? » tu peux pas, on devrait pas.
Ce qui se passe, si tu m’embrasses, c’est que tu ne ressentiras rien de plus Bennett, et moi non plus. Qu’on a passé tellement de temps à être anesthésiés que des lèvres brûlantes entremêlées ne changeront rien. C’est vide, tellement vide à l’intérieur. Il n’y a plus d’étincelles, il n’y a qu’un grand trou béant impossible à combler, à remplir, à couver. Ce qui se passe, si tu m’embrasses, c’est qu’ils nous pardonneraient. Ils nous pardonneront l’écart, ils le balaieront du revers de la main, ils diront que ça aurait pu être pire, ils célébreront le fait que l’atelier est resté derrière, qu’on a tenté d’aller devant - avec eux. Ce qui se passe, si tu m’embrasses, c’est qu’on gâcherait ça aussi. On gâcherait le potentiel qui se crée, l’espèce de lien tout sauf bancal, tout sauf explicitement simple qu’on arrive à tisser l’un avec l’autre depuis qu’il sait à quel point je ne suis qu’imparfaite, depuis que j’ai compris à quel point il se noie de l’intérieur. Ce qui se passe, si tu m’embrasses, c’est que - « En théorie, » essaie, essaie juste pour voir. Ses doigts s’égarent, passent à peine, se retirent rien que pour laisser une traînée de chair de poule à leur suite. Contre toutes attentes ce sont mes ongles à moi qui s’encavent dans sa peau, qui marquent à peine de lignes blanchâtres sa chair, les traits seront envolés d’ici demain, d’ici une poignée de minutes à peine.
« Est-ce que ça changerait quoi que ce soit? » si tu oses, si tu n’oses pas? Si tu en parles et que tu laisses l’offre mourir dans l'œuf ; est-ce que c’est pire, est-ce qu’on est pires ou qu’on est meilleurs? L’atelier est suffocant, sous les traits de sa respiration qui est bien trop calme, de la mienne qui sursaute. J'ignore à quel moment ma paume a quitté son bras, j’ignore à quel moment elle s’est plaquée, incertaine, sur son torse. « À quoi tu joues, Ben... » à quoi tu joues, Ginny? |
| | | | (#)Mar 9 Fév - 21:44 | |
| Si on lui demandait à quoi il pensait, à cet instant précis, il était probable que Bennett n’aurait rien à dire. Que faisait-il, à minuit passé dans son atelier, à une distance certainement inhabituelle de qui que ce soit d’autre que sa femme ? L’identité même de Ginny lui paraissait vague et insignifiante, mis à part le fait qu’il lui faisait, pour des raisons dont il ne se rappelait déjà plus, confiance. Et si elle ne dit rien c’est qu’il a raison, qu’il touche juste et que chacun de ses traits atteint sa destination. Bennett n’en tire aucune satisfaction ; ça fait trop longtemps qu’il réfléchit là-dessus pour qu’il s’enorgueillisse de son effet ce soir. Un artiste qui a mis vingt ans de sa vie dans son œuvre n’attend pas de savoir ce qu’on en pense ; il n’en peut plus, de son œuvre, il en a jusque là et voudrait qu’on en finisse, tout simplement. – Mais il est proche, mais il est en train de prendre une décision, et la réflexion déserte son esprit au profit d’un réseau de pensée labyrinthique où il n’y a que des impasses. Qu’importe ; il se laisse guider à vue par son corps, essayant d’atteindre ce qui ne pouvait l’être par l’intellect, se tâtant à creuser ses réponses théoriques sans plus regarder en arrière. Il a beau ne pas avoir l’ivresse trébuchante et gauche, l’alcool n’aide pas ses décisions, le confond encore plus. Les ongles sur sa peau sont un signal qu’il ne sait pas comment interpréter, qu’il sent à peine, entièrement absorbé par tout à fait autre chose, la tête ailleurs, comme elle dirait. Quitte à choisir une impasse, autant que ce soit la plus belle… « Est-ce que ça changerait quoi que ce soit ? » Bien sûr que non. Ils se sentiraient sales en plus d’être grotesques, et la honte s’ajouterait au désespoir. En se regardant, ils sentiraient la brûlure d’une minute qui n’aurait jamais dû exister, et le jugement pesant de leur conscience revenue à la lucidité. Tout cela viendrait après. Mais pendant, il n’y aurait rien de plus que les sens, que le vin, que l’enivrement d’un interdit bafoué, d’une licence odieuse. Odieuse surtout pour lui, mais lui n’y pensait pas. Peut-être Ginny devrait-elle se sentir flattée qu’il puisse mettre en gage une alliance et un enfant pour un instant hors de ce temps ; elle pourrait se venger sans remords d’Emily l’heureuse, l’idéale. Mais la vérité était qu’il ne mettait rien en gage, puisqu’il n’y avait rien, c’était juste lui, lui aussi seul qu’il était né, lui dans son atelier, lui sans vitre teintée, dans la splendeur de ses déviances. N’avait-elle pas pris ce risque en pensant – parce qu’elle l’avait pensé – qu’il pouvait changer ? Péché originel de toute conversation normale entre eux, pardon qui était déjà de trop, puisqu’on parlait de pardon, aujourd’hui, puisqu’on parlait, puisqu’on parlait et qu’on ne faisait rien.
« A quoi tu joues, Ben… » Exactement. Ça n’était qu’un jeu. Ça n’était qu’une expérience détachée de la réalité, qu’une transgression tellement inimaginable, tellement impossible, que personne ne pourrait y croire, dans l’autre monde. Ils pourraient le crier sur les toits ; personne n’entendrait, on les regarderait comme des fous, on dirait « c’est impossible », et on passerait son chemin. Dans le mélange confus de ses sensations, il y a l’adrénaline d’une liberté illicite, le simple caprice, et la tentation d’un plaisir fugace qui n’irait nulle part. Quelques grammes d’espoir ? Des poussières qui étaient restées accrochées à ses vêtements lorsqu’il avait fermé la porte. « On verra bien. » C’est lui qui brise le peu de distance qu’il y a entre eux, c’est son nez à lui qui effleure sa joue à elle tandis qu’il l’embrasse – cette fois c’était réel, ce n’était plus un risque ou une probabilité –, lèvres qui n’avaient embrassé personne d’autre depuis des années qui rompent leur fidélité dans le noir, vont se comparer à la douceur de celles qu’elles rencontrent, s’épanouissent tranquillement, caressantes, illégales. Bennett cherche la paix sans jamais la trouver ; sa bouche cherche et trouve sans hésiter, et il s’injecte cette sensation de faire exactement ce dont il a envie si loin dans ses veines qu’il pourrait peut-être en profiter pour sauter par la fenêtre. (Non, pas maintenant, pas là-dedans, là il resterait ; il resterait. Et bien sûr que c’était d’autant plus bon que c’était mal.) C’était juste une autre ligne du temps, c’était juste un chemin déjà mort parcouru à rebours. Lorsqu’il s’éloigne, toujours bien trop proche, toujours sur la ligne, cherchant l’argile, l’oreille, le creux du cou, mémorisant l’odeur d’une peau inconnue, de cheveux inconnus ; Bennett respire. Pourtant il n’a pas l’impression qu’elle réponde. Et il voudrait continuer, il la frôle, il la touche, ses mains montent sur sa taille et son visage se confond avec l’ombre du sien. Il voudrait continuer. Il ne sait pas pourquoi, mais il voudrait continuer. Il voudrait continuer mais elle n’est pas avec lui, il en a peur tout à coup, elle attend, elle ne faute pas, elle l’abandonne dans sa décision, elle l’abandonne, elle l’abandonne. Il voudrait continuer (à quel prix ? Avec ou sans elle ?) ; ses lèvres s’arrêtent au bord d’un deuxième crime. « Tu sais très bien qu’on n’a rien à gâcher. » Elle le sentait, au fond, il en était persuadé, que ce qu’il y avait entre eux était aussi admirable que méprisable ; que ça ne tenait pas les pièces d’un bateau ensemble que d’en connaître les défauts ; que leur maigre navire d’amitié, ou de ça, cette chose, ne faisait que couler avec les années. « T’es avec moi ? » Murmure perdu sur sa peau. Est-ce qu’il était en train de l’attirer dans un gouffre dont elle ne voulait pas, est-ce qu’il était seul cette fois ? Et il ne parlait évidemment que de Ginny, puisque ce soir, c’était sans doute la dernière personne qu’il le retenait sur le bord tranchant du vide total. Il continuerait de marcher au bord, si elle était avec lui. |
| | | | (#)Jeu 11 Fév - 1:16 | |
| Plan ou pas, Auden n’en aurait rien eu à faire de toute façon. Du vernissage, de mes questions à Bennett, d'arguments qui entreraient d'une oreille et sortiraient de l'autre, de tout ça, de la totalité des causes comme des conséquences. Il est ailleurs et il fait sa vie, il ne s'intéresse plus depuis longtemps de la mienne et la voilà qui finit en éclats de miettes, au creux de mes paumes qui se resserrent sur les avant-bras de Bennett. C’est une faille de plus dans laquelle il me rejoint autant qu’il l’initie, son visage qui est beaucoup trop proche pour que je puisse l’ignorer comme j’ignore tout le reste. « On verra bien. » on ne verra rien du tout - je ne verrai rien du tout, alors que mes paupières se ferment de suite. Mes yeux eux, ont eu tout le temps du monde de le voir s’approcher, de sentir sa peau contre la mienne. J’ai tout vu mais je ne vois plus rien, alors qu’il ne fait que noir, la nuit encore et toujours. C’est à la pression de ses lèvres contre les miennes que je discerne où je me trouve, où je peux bien ne jamais vouloir aller. C’est le contact de ses mains sur mes hanches qui m’aide à réaliser que la suite de frissons au creux de ma colonne vertébrale ne fait aucun simple sens. Il est doux Bennett, il n’en a pas l’apparence ni même la carrure, mais chacun de ses gestes infirme les apparences quand dans toute sa brusquerie il n’est absolument pas empressé. Même les bruits des voitures dehors sont annihilés par son souffle qui fait calmement fi du mien, même les outils qui grincent parce que poussés d’un côté loin du nôtre ne brusquent rien. Le nôtre de côté, d’ailleurs, quel décalage, quel impossible. Presque autant que de comprendre mes paumes sur son t-shirt, qui se pressent et le retiennent en même temps. Chaque signal trouve son homologue comme son antonyme, chaque geste est précédé de sa suite et suivi de son début. Même moi je ne sais pas si je le repousse ou si je le garde proche, alors bien sûr qu’il gagne du terrain, bien sûr qu’il est là, et qu’il n’est pas ailleurs. Il est stoïque Bennett, beaucoup trop pour tout ce qui est balayé d’un soupir, pour tout ce qui reste dans son sillage une fois que le baiser s'émiette d’un battement de cils faussement surpris et d’un regard levé vers lui. « Tu sais très bien qu’on n’a rien à gâcher. » il ne lui reste plus rien et moi aussi. Il ne reste que le fantôme de ses lèvres, il ne reste que son coup d'œil qui toise, qui passe de gauche à droite, qui essaie de percer ce que je ne sais même pas, même plus. Il sort de nulle part Bennett, comme s’il avait toujours été là. Il m’improvise des rôles et des personnages et des scènes auxquels je ne savais même pas être associée, il jette des dés et il ne connaît même pas les règles - il n’y en a probablement jamais eu.
« T’es avec moi ? » « T’as de l’argile sur la joue, maintenant. » de ses bras, l’une de mes mains laisse mes doigts faire la course avec eux-mêmes. Du bout du pouce, j’en viens à essuyer la trace laissée par mon propre méfait sur son visage maintenant que j’en prends l’ultime responsabilité. C’est moi qui lui ai donné les cartes et c’est moi qui suis venue ici. Lui, il buvait son rouge tranquille et lui, il vivait sa vie sage et rangée. Voilà que Ginny est encore venue strictement pour tout casser. La glaise n’est plus et mes lèvres elles, prennent sa place lorsqu’elles se posent là où une seconde à peine je touchais du bout des doigts une pommette que je n’ai pas vue retroussée pour les bonnes raisons depuis bien longtemps. Désormais il sourit lorsqu’il n’a rien d’autre à faire Bennett, il sourit parfaitement pour cacher tout le reste. Il porte le même masque et il construit les mêmes barrières, et il me fait peur autant qu’il m’aide à souffler. Parce que tout ceci n’est qu’éphémère, parce qu’ici au moins, je peux arrêter de trembler. Rien n’aura d’impact parce que rien ne se poursuivra en dehors de son atelier. Il a son monde et son quotidien, je n’en fais même pas officiellement partie. Je ne suis qu’un éclat gravitant autour d’un autre qui gratte une petite place lorsqu’il m’en fait une. C’est là-bas et jamais ici, qu’il voudra retourner à la seconde où je serai envolée. Et c’est tant mieux. Ce soir pourtant il m’offre une pause, il m’offre un autre combat déjà perdu d’avance mais pour lequel ni lui ni moi n’avait d'armes à rendre. Tout est déjà terminé quand j'hoche de la tête, tout ne finira jamais par commencer lorsque c’est à la commissure de ses lèvres que les miennes trouvent leur insensé point d’ancrage. « Je suis fatiguée de trop penser. » qu’il entendra, une seconde et une infinité d’autres, comme une énième confession à son oreille. |
| | | | (#)Jeu 11 Fév - 17:54 | |
| Quelques secondes seulement, qui lui semblent remettre en cause toute sa destinée. Mais après tout, dans le pire des cas… ? Le pire des cas ? Le pire était déjà là. Ils nageaient dedans depuis qu’elle avait mis le pied chez lui. Leurs poumons remplis de détresse les feront flotter jusqu’à la rive, où ils échoueront, peut-être dans une minute, peut-être demain, encore plus vides, encore plus seuls. Ce n’était pas si grave ; ils l’avaient choisi. « T’as de l’argile sur la joue, maintenant. » Sur la rive. Il n’en faut pas plus pour qu’un sourire absurde éclaire sa figure, un sourire sans message ou sous-entendu, un sourire d’idiot, sans doute, tandis qu’il sent les phalanges délicates gratter la matière sur sa joue. Un sourire triste sans tristesse. Là, seulement, il se surprend à la détailler véritablement, à parcourir des yeux les lignes qui la composaient, le nez, les yeux, la bouche. Il n’avait jamais vraiment fait attention à Ginny dans ce sens-là. Oh, il adorait les visages, il passait son temps, lorsqu’il s’ennuyait – ou même quand il ne s’ennuyait pas – à faire d’étranges calculs dans sa tête, à mémoriser les proportions de telle figure, à observer le détail de la main de tel autre. A cet égard, il avait un instinct et une mémoire qui lui permettraient de modeler une ébauche ressemblante sur la simple foi du souvenir ; et il appréciait dans n’importe quelle face la part de grâce nécessaire et la part d’intense laideur dont avait hérité chaque être humain. Mais il n’avait jamais fait autrement attention à Ginny, jamais il ne l’avait dévisagée de cette façon. Et même maintenant, ce n’était pas le cas, il ne la regardait pas comme celles d’avant l’autre (quel cynisme…), étoiles filantes croisées dans les horizons du désir et de l’espoir ; comme si elle avait raison et que même un baiser ne changeait rien à leur amitié déséquilibrée, malsaine et pourtant libératrice. (Ils ne pouvaient devenir plus, ou même moins, constants dans l’instabilité.) Peut-être qu’il ne la regardait tout simplement pas, parce que les regards, les regards c’était quelque chose d’autre, qu’il n’y avait pas entre eux.
« Je suis fatiguée de trop penser. » Elle roule les dés. Le contact de ses lèvres, à son initiative cette fois, n’aide absolument pas Bennett à reprendre conscience de ce qu’il est en train de faire. (Il y répond, bien sûr qu’il y répond.) Au contraire, chaque seconde qui passe achève de le plonger dans un état second qui annulait tout ce qu’il avait pu essayer de faire durant les dernières années. (Ses mains vont chercher son visage, ses cheveux, tout ce qu’il y a à prendre, comme s’ils avaient tout leur temps.) Bennett la loyauté, Bennett la droiture, Bennett qui avait toujours su garder une certaine constance, une certaine direction, même dans le chaos ; voilà qu’il était revenu au désordre le plus primitif, hérité d’un temps où les corps se succédaient, entre plaisir et déception – un temps dont on l’avait sorti pourtant, à grand-peine. Et cette même peine qu’il s’était donnée pour racheter sa médiocrité, il la mettait maintenant à fixer son souvenir et son odeur sur l’épiderme d’une autre que celle qui avait payé ses dettes. Les habitudes ont la vie dure, voilà l’inacceptable excuse qu’il aurait pour lui, lorsqu’il devrait justifier ses actes ; habitude de mentir, habitude de trahir, habitude de vouloir tout et son contraire, le mal pour l’adrénaline, le bien pour la politiquement correct et les apparences. Et il dirait, au jour du jugement – ce n’était pas moi. Mais pouvait-il en décider ? Est-ce que Bennett était l’homme qui promettait un enfant pour la demander en mariage, ou l’homme qui la trompait après sa naissance ? Le silence de l’atelier, le silence dans sa tête. Il approfondit le baiser. Il était le deuxième homme.
A la sentir s’accrocher à lui, les gestes de Bennett s’enhardissent sans à-coups, suivant la pente dangereuse et, pour une fois, logique, des évènements. Les doigts qui se sont permis un aller-retour sur la nuque de la jeune femme dégringolent à nouveau, glissent sous le haut qu’ils rencontrent – sont-ils brûlants ou glacés, il ne le sait pas, mais le contact l’électrise. La proximité et le besoin de proximité l’oblige à pousser Ginny contre la table, tandis que lui ne reculera pas, elle doit le savoir. Sans plus songer à utiliser de mots – une parole était une brèche dans laquelle pourrait s’engouffrer la réalité –, il continue son exploration avec la maitrise que lui laisse l’alcool, son âme de sculpteur ressurgissant au toucher de formes nouvelles qui n’avaient pas le par-cœur des autres. Mémoire des doigts, plus que mémoire des yeux, voilà ce que lui laissait le travail de l’argile. Il préférait penser à l’argile et non à la pierre, qu’il cassait, entaillait, raclait, brisait. La bouche baladeuse bientôt ne se suffit plus des lèvres parcourues et reparcourues, divague sur le cou comme si elle avait perdu quelque chose à sa surface, traine à le trouver, remonte vers son homologue tandis que les paumes de Bennett (excessivement gelées ou brûlantes comme l’enfer, il n’avait toujours pas la réponse) cheminent sur sa taille, puis dans son dos à la recherche d’une interdiction. Et comme on n’en trouve pas, elles amorcent le geste d’ôter cette inconvenante chose en tissu qui, à défaut de cacher quoi que ce soit (on y voyait de toute façon presque rien et même de moins en moins, l’ampoule était-elle complice ? Y avait-il encore une ampoule ?), entravait ses caresses. Pendant que certains dorment du sommeil du juste, d’autres pèchent sans éteindre la lumière. Ses mains qui remontent trop haut, sa figure qui cherche trop bas, se rencontreront au bout du chemin logique que Bennett trace tranquillement sur le corps de Ginny. |
| | | | (#)Dim 14 Fév - 2:31 | |
| Je suis fatiguée de trop penser aux autres autant que de les laisser trop penser pour moi. Je suis fatiguée de penser à tous les scénarios catastrophes, à tous ceux qui arrivent lorsque je regarde ailleurs, ou qui ne se matérialisent pas même si je les ai presque exaucés du bout des doigts. Je suis fatiguée de tourner en rond comme de rester immobile, de creuser des tranchées imaginaires qui ne sont que plus profondes tant elles servent de cachettes où rester jusqu’à ce que j’oublie tout, jusqu’à ce que je m’oublie à travers. Je suis fatiguée de jouer la (im)parfaite petite amie qui se greffe à des aspirations de couple qui n’en ont que le nom, à des projets qui lui appartiennent mais qui ne nous définissent pas. Je n’ai jamais été seule de ma vie, j’ai toujours été l’ombre de quelqu’un d’autre, jamais la mienne. Bennett lui, est une ombre tout court. Une ombre qui passe de mon visage à mes lèvres, de mes hanches à ma nuque. Il a ses propres démons et son propre chemin de croix, il n’en veut pas du mien, alors je ferme les yeux sur le sien.
Quand il sourit, il n’est pas amoureux, ni de moi, ni de tout ça. Quand il me regarde, il n’a pas la même étincelle que lorsqu’il la regarde elle, que lorsqu’il me regarde, lui. Et ce n’est pas de la déception, ce n’est même pas de la surprise que je lui renvoie en échange, mes doigts se chargeant de parcourir sa chair sans jamais rester trop longtemps au même endroit de peur qu’il ne craque, qu’il ne casse, que je casse à mon tour. Il n’a rien de l’amant épris ou transis, il n’a rien de celui qui m’attend sagement à Toowong et à qui je cache tout à défaut de ne plus pouvoir rien dire. La vérité fait mal surtout lorsqu’elle nous pousse avec violence en bas de notre piédestal. Il ne m’aime pas Bennett, ne m’aimera jamais ; et je ne lui en tiendrai pas rigueur. Il essaie de comprendre et il essaie de capter le code, au fil de ses mains qui parcourent mes traits, qui les mémorisent pour mieux les oublier. Je connais son regard et je connais ses gestes, il a les mêmes lorsqu’il travaille, lorsqu’il a la tête à créer. Il crée du chaos avec mon aide complète et soutenue, ma participation pleine et entière. Il crée un beau bordel converti en caresses et en soupirs qui n’ont pas lieu d’être et qui finissent de toute façon par être coupés dans leur élan de nouveau par d’autres, plus bouillantes encore. Les pièces de puzzle sont éparpillées, les morceaux cassés sont à rapatrier ; il est partout et au final, on n’est nulle part.
Et pourtant mes doigts s’ancrent à sa nuque, et pourtant mes lèvres se perdent au détour d’une mâchoire, d’une clavicule. J’étouffe. L’air qu’il me vole d’un baiser de plus se retrouve comprimé entre lui, entre la table, entre le poids du monde qui contracte ma poitrine, entre les secrets qui restent coincés contre ma gorge et au creux de son cou. Mon t-shirt n’est plus et pourtant j’étouffe toujours, l’air qui n’entre pas plus qu’il ne sort. Il n’y a pas de fenêtres, il n’y a pas d’air, il n’y a que lui, il n’y a que moi et un nous approximatif qui résonne de respirations entrecoupées et d’argile qui menace à tout moment de tomber au sol. Il ferait trop de vacarme, le buste, s’il s’échouait au même titre que ma silhouette se confondant à celle de Bennett alors que la table me lacère les côtes mais qu’à force de ne plus rien ressentir je ne ressens pas ça non plus. J’étouffe mais ce n’est pas sa faute, lui qui a laissé mes lèvres ne plus être prises en otage par les siennes, lui qui divague et qui dérive, lui qui se confond dans la lumière comme dans la pénombre. J’étouffe et j’ai envie d’y rester, manquer d’air une bonne fois pour toutes semble être ce que je mérite après tout, ce qui est logique dans le fond comme dans la forme. Du moins c’est ce que mes paumes calées à ses omoplates suggèrent, c’est ce que le baiser qui s’impose d’un relent de plus confirme - devrait. On y revient, au conditionnel, ma main glissant de son épaule à son front, dégageant ses mèches et y voyant une fraction de seconde d’autres yeux noirs que les siens. D’autres sourcils froncés, d’autres lèvres à embrasser. Ils se confondent tous et Bennett en devient le messager, alors que la lumière chambranlante au mur laisse paraître toutes ses tares, toutes ses envies ; les miennes aussi. Oh l’ironie, oh le paradoxe, de tenter d’aller chercher un peu d’oxygène contre son asphyxie à lui.
« Ben - » qu’elle chuchote, ma voix enrouée de ne pas avoir parlé depuis une vie entière j’ai l’impression. Mes mots se brisent sur ses lèvres, il n’entendra pas et c’est tant pis pour moi. « Bennett. » de sa bouche, mes questions qui n’en ont même pas la forme dérivent à sa nuque, autant que mes doigts qui n’en font qu’à leur tête à creuser sa peau, à chercher les signes et les réactions, à trouver ses réflexes, à chercher l’issue comme une raison de rester, quelle qu’elle puisse être. Il n’y en a pas. Il n’y en a plus. Il a tout pris simplement parce que je lui ai tout donné. Ce n’est qu’une confirmation de plus que peu importe ma respiration haletante, que peu importe les battements de mon cœur contre mes tempes, n’en reste que ça, tout ça, c’est trop peu, c’est trop tard. Trop tard pour me prouver qu’il y a une fin heureuse pour qui que ce soit, trop peu pour m'assurer d'arriver à respirer mieux un jour ou l’autre. Entre un baiser et un autre ma tête tourne, entre un contact et pléthores à sa suite ce sont mes sens qui croient tout savoir pour moi. Puis, je ne sais plus. C’est un bruit qui vient à peine s’immiscer, c’est une coupe qui ne se fracasse même pas mais qui tombe sur mon jeans, le tache sans vraiment le faire de blanc doré. Toujours entre deux, toujours dans les limbes. Ce qui aurait dû mais qui n’a pas pu. « Pas maintenant. Pas comme ça. » je peux pas, je suis désolée qu’elles se confondent, sur sa gorge, mes paroles et mes excuses et mes justifications d’idiote, d’imbécile, d’ingrate. Je connais tous les synonymes, à force de les personnifier. J’anticipe ses gestes et l’histoire suggère que je n'anticiperai jamais vraiment les miens, quand dans un soupir de plus il m’est toujours presque impossible d’inspirer. |
| | | | (#)Dim 14 Fév - 22:54 | |
| Comme frotter des glaçons entre eux pour en faire jaillir une étincelle ; comme essayer de soulager une fièvre en jetant de grands seaux d’eau froide sur le malade ; tout cela était indubitablement étrange. (De l’air soufflé sur une éruption, un cataplasme sur un cancer.) Mais est-ce que ça voulait dire que ça ne fonctionnerait pas, ne serait-ce qu’une seconde ? Est-ce que n’était pas une occupation parmi d’autres, une éclipse de la durée qui les épargnerait de la fatigue de paraître ? (L’air se fait rare et la lumière décline, ou peut-être étaient-ce ses yeux…) Dans l’atelier silencieux, on travaille à démolir au lieu de créer. Ils remplacent l'œuvre. S’il n’était qu’une ombre, alors il disparaîtrait avec le jour ; demain rien ne tout cela ne serait réel. Le contact seul était réel, maintenant, tout de suite. L’amour ? L’amour ne fonctionnait pas, n’était en rien nécessaire ; ils étaient des acteurs de seconds rôles qui passaient dans l’arrière-plan de leurs propres vies – et le comédien principal lui-même ne se reconnaîtrait pas dans ces doublures effrayantes, mutilées. Tout au plus formaient-ils une connexion artificielle, maintenue par le mouvement ininterrompu de mains, de doigts, sans appartenance ni destinataire. Petite électricité fragile menacée de coupure de courant ; relâcher la pression, c’était tomber plus bas encore, engagés qu’ils étaient dans cette voie tortueuse. Il fallait faire feu du morceau de foudre qu’ils avaient décidé d’user jusqu’à la moelle. Nous ? Il n’y en avait évidemment pas. Deux électrons qui tournent autour du même atome ne disent pas « nous ». Ils étaient chacun pour l’autre l’intermédiaire vers quelque chose d’autre ; mais la personne en face n’était pas désirée pour elle-même. C’est peut-être ce dont il essayera de se convaincre, plus tard, plus tard, quand il faudra faire les comptes et que tous les déficits s’accumuleront sur ses efforts, les faillites finissant par surpasser les économies de vertu.
On ne respire pas très bien mais on n’est pas venu ici pour respirer, alors tout va bien. Etude de corps qui n’avait rien à voir avec l’autre, mais qui lui rappelait une époque où ne pas penser suffisait à bien faire ; quand l’évidence et la passion l’emportaient sur la crainte et l’hésitation. Quand tout était plus simple. (Il ne pense pas à tout ça, bien sûr ; pour lui n’existe plus que le monde sensible, débarrassé des abstractions et des fumisteries, un monde dans lequel les sens parlent et les gestes répondent, dans une suite de notes où rien ne manquait, à l’enchaînement irrésistible et naturel.) Chaque baiser pris à elle vole deux personnes à la fois ; chaque seconde de confusion des silhouettes l’enfonce dans l’erreur, et cette erreur l’attire comme un trou noir. Il ne la confond pas avec Emily ; il en est là parce qu’elle n’est pas Emily. Le remord est encore derrière la porte, il a beau gratter, personne ne lui ouvre. « Ben – » Le froid dans son âme tandis qu’il choisit d’ignorer ce murmure, de l’intégrer dans la symphonie du silence et des frôlements. Ce n’est pas lui, Ben, Ben n’existait pas ici. Il y avait certes quelqu’un qui se trouvait lui ressembler physiquement, quelqu’un qui avait les mêmes gestes, les mêmes yeux, les mêmes idées ; mais ce n’était pas lui. Ben dormait dans la chambre d’à côté et faisait des rêves sans inquiétude. Qui embrassait Ginny dans ce cas ? C’était une excellente question, qui méritait sans doute une excellente réponse – qu’il n’avait pas. Une autre version de lui-même, un alternatif. Le Ben d’après qu’il a choisi de scinder sa vie en deux pour prendre ce chemin-là. Le Ben qui ne renonce pas, qui n’entend pas, qui continue, qui sent que s’il s’arrête il se rendra compte, et qu’alors tout sera fini, qu’alors même leur échec aura échoué.
Du mouvement dans ses cheveux, des sillons sur sa peau à lui, des réactions prévisibles. Le corps de plus en plus dévoilé, sans surprise tant le toucher forme une image plus juste que celle des yeux, la respiration qui se fait pénible, les narines qui voudraient absorber tout l’oxygène de la pièce pour vivre une fois pour toutes, enfin. Il capte un œil, une clavicule, serpente et revient, dessine les contours d’un autre buste, cette fois. La peau pleine de vie, seule matière impossible à modeler, qui damait le pion à l’argile et à la pierre, au marbre comme au verre. La sculpture, la sculpture ça ne valait rien face à ce qui respirait. Tout ce qu’il pourrait construire courrait toujours après le modèle. Son métier était fondé sur la défaite face au vivant. « Bennett. » Il perçoit vaguement le bruit et l’odeur du vin répandu sans en tenir rigueur, ni à Ginny, ni à lui-même. Tout cela lui paraît infiniment lointain par rapport au bain immédiat des sensations ; la table, les outils, le buste, objets hors de son champ de vision qui avaient, du même coup, disparu de l’univers existant pour lui. Et son prénom qui résonne faiblement n’est pas encore assez fort pour qu’il se réveille ; Bennett, ça ne voulait rien dire, ça, Bennett. Il faisait moins confiance à la voix qu’aux lèvres de Ginny. Il faisait confiance à ce qui allait dans son sens, biais de confirmation tellement dangereux, si peu fiable. « Pas maintenant. Pas comme ça. » Cette fois ce sont bien ses mains à lui qui lui semblent se congeler, se figer quelques secondes seulement, le temps d’assimiler une information cohérente. Son esprit, épuisé par l’effort de s’oublier, épuisé par l’alcool et par la quête d’une émotion, n’émerge qu’à moitié. Il y a un problème mais il ne sait pas où. Elle veut lui dire quelque chose mais il ne peut pas l’entendre. « Je comprends pas, » murmure-t-il avec la plus imbécile sincérité, lui dont les nerfs ne pouvaient plus faire le lien logique entre les mots ni tirer les conséquences d’une phrase toute simple, d’un ordre, d’une décision de Ginny. Et c’est parce qu’il n’a pas compris qu’il ne laisse toujours pas d’air entre eux, qu’il ne dénoue par l’entrelacs de membres, qu’il prononce ces mots qui n’ont rien compris, qui ne croient pas, qui ne peuvent pas intégrer ce que signifiait cet arrêt. « Je t’ai fait mal… ? » C’est tout ce qu’il peut chuchoter, lui qui ne voit pas l’illusion se dissiper et ne peut imaginer qu’une pause, parce qu’il avait dû la froisser, l’écorcher sans le vouloir, faire un faux pli dans l’argile ; lui qui est allé trop loin pour faire face à la défaite dans sa tentative de mériter l’enfer pour de bon, lui dont les lèvres s’approchent de nouveau du creux de sa mâchoire, plus doucement, avec des précautions de travailleur du cristal, pour ne rien casser qui ne l’était déjà – il ne comprenait pas. |
| | | | (#)Ven 19 Fév - 15:48 | |
| C’est avec l’impression de voir la scène en altitude que ses lèvres arrivent à peine à me ramener à terre. De ses doigts, il mémorise des parcelles de peau qu’il ne devrait jamais avoir appris à connaître, ni maintenant ni jamais et surtout pas ainsi. La course n’est plus entre ses lèvres qui cherchent et trouvent les miennes mais à savoir lequel de nous deux le réalisera avant l’autre. Que ça ne règle rien, que ça n'explique pas le reste, que ce n’est qu’une preuve de plus qu’en effet non, on n’a rien à gâcher. Plus rien désormais, plus rien d’autre que ce qui se trame au beau milieu de son atelier désert d’autre chose que de nous. D’autres vies volées que les nôtres résident au creux des mensonges qu’il éparpille sur ma peau. Il ne veut pas de moi, il n’en veut pas de ça. Il a menti quand il disait qu’il n’avait ce qu’il méritait, il a menti parce que de l’autre côté de la porte ce qu’il mérite l’attend patiemment, prêt à faire table rase de ses futurs regrets et remords rien que pour s’assurer que la lueur dans ses yeux ne soit plus celle d’une convoitise qui n’en a que le nom. Le vin est désormais le dindon de la farce, dernière alerte avant l’arrêt final, dernière bribe d’extérieur à laquelle je me raccroche presque autant qu’à sa nuque, qu’à ses épaules. Pas maintenant, pas comme ça.
Et sa voix, je ne la reconnais pas. Alors qu’il ne comprend rien, alors qu’il s’inquiète. Bennett en vient à se dégager quand bien même je ne respire toujours pas suffisamment, s’éloigne sans vraiment être loin pour mieux scruter chaque trait et chaque regard, de ceux que je perds comme de ceux qu’il monopolise. À l’intérieur, c’est un goût amer qui s’immisce, entrecoupé de dizaines de milliers de questions qui trouvent leur réponse dans son silence. Je suis fatiguée, pourtant j’arrive encore à tenir debout. Je suis épuisée, pourtant je n’arrive plus à fermer l'œil. Il est ailleurs, il n’est pas ici. Il a lâché prise et il a lâché les rennes, il est en chute libre et au-delà de ses paumes qui restent pressées sur mes hanches il n’a plus aucune mainmise sur quoi que ce soit. Je ne sais plus ce qu’il mérite. J’en ai fait mon deuil. Moi, je sais que je n’ai fait que ce à quoi on s'attend de ma part. C’est ma faute et ce n’est que la mienne, pourtant il en partage tous les traits dans le fond comme dans la forme. Il ne comprend pas, je ne comprends pas non plus. Au moins ma respiration reprend un rythme normal, au moins, il n’est pas trop tard pour lui même s’il est déjà trop tard pour moi. Je ne l’aime pas, Isaac. Je n’aime pas celle que je suis devenue non plus. Je n’aime plus rien, je ne sais probablement même plus comment aimer, au final. « Je t’ai fait mal… ? » « Non je- » suis désolée. C’est moi qui t’ai fait du mal, c’est moi qui ne sert qu’à ça. C’est moi qui ait cru bon venir mémoriser ce à quoi ressemblait le bonheur le vrai, c’est moi qui s’est retrouvée à foncer à pleine vitesse dans un mur. Le mur, lui, disparaît au profit des limites. Celles-ci ne sont plus que chimères quand je sens de nouveau son souffle se perdre contre ma nuque. « Non, c’est parce que tu- » c’est parce que tu ne sais pas ce que tu fais, c’est parce que tu dérapes, tu tombes. C’est parce que toute la chance que tu as entre les mains, tu penses qu’elle ne t’appartient pas vraiment, que tu ne seras capable que de la laisser filer sans jamais avoir de raison valable pour la retenir. Ils disent ça, mes doigts, alors qu’ils se pressent un peu plus contre la courbure de ses bras tendus, armés. Il peut bien ne rien comprendre Bennett, tant tout sort de travers, tant j’ai l’impression de le décevoir lui aussi comme je déçois tout le monde sans relâche, moi la première. Il me demande sans un mot quelque chose d’impossible et pourtant j’ai joué avec le feu à m’en brûler les iris, ceux-ci fixés sur un point tout au fond du studio. Un point risible, un point qui ne fait que montrer à quel niveau la situation ne fait que s’envenimer comme se préciser, pour lui et pour moi et pour eux. Dehors on le voit, le soleil qui touche à l’horizon. Le lever du soleil Ginny, hm? Ton moment préféré?
« Non. Arrête. » et là, juste là, j’ignore si c’est à lui ou si c’est à moi que je parle. J’ignore si j’arrive enfin à affirmer haut et fort qu’il est temps d’arrêter de me voiler la face. J’ignore si c’est une supplication de plus pour qu’il cesse de s’auto-détruire. J’ignore si c’est un message clair et concis, pour nous deux, un appel à l’aide de plus pour nous intimer de ne plus croire au pire par faute de ne pas assumer le meilleur. N’en reste qu’avec le peu de forces qu’il me reste, j’en arrive à passer sous son bras, à soupirer en silence. J’ignore depuis quand j’ai commencé à trembler, j’ignore si c’est la faute de la cause, ou de la conséquence. Mes doigts aussi, tremblent, ceux-là même qui attrapent mon t-shirt pour le repasser avec autant d’instinct que de nécessité par-dessus mes mèches en bataille d’avoir osé. Il est chancelant, bien sûr qu’il en a tous les droits. Et ma peau, elle, est glacée, bien plus qu’à l'habitude. Sa proximité n’est plus, tout ça n’est plus. Ça n’aurait jamais dû. « Va dormir. » encore une fois, la ligne est mince.
Va dormir avec elle, même si tu es amoureux de ta noirceur plutôt que de sa lumière. Va dormir à Toowong Ginny, même s'il ne sera jamais l’homme de ta vie.
- pour détendre l'atmosphère :
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| | | | (#)Mar 23 Fév - 0:58 | |
| « Non, je… » Je sais ce que je fais, n’essaye pas de m’excuser, ne prends pas la chose sur toi ; je sais ce que je gâche et ce que je ne gâche pas ; je connais toutes les conséquences possibles et imaginables de toutes les conneries que je peux faire – j’ai dû rêver deux ou trois fois de chacune. Par pitié, pas de pitié. Et si elle devait – ça n’existait pas, mais si elle devait – le repousser, que ce soit à grands cris, en lui déchirant le visage, et pas dans le silence du crime. « Non, c’est parce que tu – » – Espoir, absurde espoir. Il lui a bien fait mal, c’est ça ? Il a été brusque. Il n’a pas fait attention. Il s’est laissé emporter. Il s’en repent, on ne l’y reprendra plus, il la frôlera à peine, ce sera tout à fait théorique désormais, à peine l’idée du toucher, le concept du contact physique. Ça n’avait pas d’importance. Tant que le fil ténu restait un fil… « Non. Arrête. » Tant que le fil restait un fil… Le fil casse, tout casse, tout s’effondre, c’est-à-dire pas grand-chose. Tout au plus quelques miettes de poussière, un filament de néant, un atome d’absolument rien du tout. L’enveloppe de chaleur se dissipe dans l’air qui n’est plus agité par les souffles entrecoupés. Un trou dans l’atmosphère, un zéphyr frissonnant qui file entre ses doigts. Trahison de la trahison, abandon de la solidarité de l’opprobre, agent-double qui se révélait finalement du bon côté de l’histoire. Elle le laissait à la mauvaise ligne du script et fermait le bouquin sans marque-page. Elle le laissait sur deux points de suspension. (Peut-être était-ce sa manière de l’aider ; il ne s’était jamais senti aussi méprisable et ignoble ; il n’avait que le sentiment recherché.) Elle le lâche, elle se retourne et ne se retournera pas, laisse les paradoxes en plan, les nœuds resteront des nœuds ; coupure de courant. Ampoule morte. Aube. Chute, honte, honte, honte. Crever, maintenant ou jamais. (Qu’elle ne dise rien, qu’elle parte, qu’elle n’essaye pas de mettre des mots sur les évènements, ou d’entrer en contact avec lui de quelque manière que ce soit ; il pourrait vriller complètement.) Mais elle ne l’entend pas. Et de toute façon quand il parle elle ne l’écoute pas, elle garde pour elle le monopole de la merde et de l’indignité, elle refuse d’ouvrir les yeux, elle mentait tout du long, elle mentait, mensonge, horreur, laisse-moi, tu sais ce que tu fais, ne contemple pas ton œuvre. « Va dormir. » Il ne peut empêcher la première pensée qui lui vient de franchir ses lèvres, poison d’une réaction brutale qu’il échoue à retenir. « C’est ça, ouais. » Il aurait préféré qu’elle déguerpisse sans un mot, qu’elle l’abandonne à sa faute et à la réalisation de ce qui venait d’arriver sur son initiative complètement démente. Va dormir, Ben, va dormir, et tout se dissoudra dans le cauchemar qui te fermera les paupières. Va dormir, Ben. Tu manques de sommeil, ça te fait faire des bêtises. (Honnêtement, il n’avait jamais éprouvé quelque chose d’aussi négatif envers Ginny de toute sa vie ; mais ça n’arrivait pas à la cheville de ce qu’il éprouvait pour lui-même.) Ça faisait des années qu’il ne dormait pas. Les peurs se succédaient dans l’obscurité ; celle de la laisser filer, celle de foirer le mariage, celle de ne pas réussir à avoir un enfant, celle de ne pas être capable de l’élever. Si on pointait ses cernes, il répondait que Jonah ne faisait pas ses nuits. Mais Jonah dormait paisiblement, et lui gardait les yeux ouverts dans le noir pendant des heures. Va te faire foutre, voilà ce qu’il entend. Il n’a rien d’autre de prévu, de toute façon. Pas de plan. Il ne lui manquait qu’une seule chose pour être le plus grand salopard que la terre ait jamais porté, c’était de s’allonger à ses côtés, dégueulasse comme il était, immonde, ordure, putride, puant une odeur qu’il croyait sentir partout sur lui, marqué par d’autres lèvres que les seules. Jamais il ne pourrait l’approcher dans cet état, ne serait-ce que la regarder. Jamais, jamais, jamais. Dormir, Ginny ? Il était à peu de choses de déguerpir de sa propre maison ou d’overdoser devant le placard à médicaments.
Elle s’éloigne, elle part, elle s’en va, elle disparait, elle dégage, elle s’évapore, elle fuit, elle court, elle vole. Les synonymes ne suffisent pas à tracer la stupeur abasourdie dans laquelle plonge Ben en une fraction de seconde. Sonné, la tête enveloppée de vertiges dont il ne sait pas s’ils relèvent de l’alcool ou de la honte, il s’agenouille devant la table et ses mains rencontrent le sol froid. Froid contre froid, la boucle était bouclée. Il ne sait pas très bien ce qu’il fait. Ni ce qu’il a fait. Incapable de digérer ce qui s’est passé durant les dernières heures, Bennett demeure hébété, sous l’effet d’une gifle virtuelle qui l’avait fracassé comme une vague d’eau gelée. « Si tu… » M’avait dit non dès le début, si je n’avais pas cru que quelque chose se passait, si je ne t’avais pas fait confiance au bord du gouffre. Mais la colère échoue de peu face à la honte, et son accusation pitoyable est avortée. Il agissait par tout ou rien, alternativement. Ses bonnes actions étaient insensément généreuses, ses mauvaises touchaient la lie de l’humanité. La tête lui tourne, la tête lui tourne et il se sent tanguer. Et lui qui avait eu la prétention de penser que rompre sa sobriété était la pire décision possible, qu’il n’arriverait pas à trouver mieux, et que le vin étancherait sa soif d’autodestruction. « Je me déteste, » souffle-t-il à personne, à lui-même, ce qui revenait au-même. (Il voit tout défiler. Incapable de se révolter, de hurler, de maudire qui que ce soit, de mettre un coup dans le mur pour briser son poing. Absolument calme et silencieux, absolument comme d’habitude, sidéré de constater qu’il y avait encore pire que de faire des avances à Ginny. Tout en lui est mort et froid.)
Il ne sait pas si elle est encore là, il n’a pas envie de vérifier. Il se redresse lorsqu’il se sent de tenir debout. Le buste, première idiotie qui croise son regard. Sa main s’enfonce dans l’argile encore humide et défigure d’un geste le seul témoin de cette nuit infernale. Il n’essuie pas sa paume brune de glaise, mais le mouvement fait vaciller le deuxième verre, qui s’écrase au sol sans la chance de son homologue – mille éclats tranchants et rougeâtres s’amoncellent à ses pieds. La nécessité de revenir au monde où il devrait faire comme si de rien n’était, l’urgence de ne laisser aucune trace inhabituelle lorsque le soleil se lèverait, bataille en lui avec le désir de s’asseoir au milieu du chaos et d’attendre qu’on vienne le chercher. Dans cet entre-deux, il se penche pour rassembler les tessons fracturés, mais ses mains tremblantes n’arrivent qu’à se couper sur le deuxième fragment qu’il dépose sur la table. Dégage, ne vient pas voir si j’ai du sang sur les mains, disparais, garde le beau rôle, pardon, j’ai envie de ne plus respirer, je ne sais pas ce qui m’a pris, je sais exactement ce qui m’a pris. Ou alors viens me frapper puisque je ne peux pas le faire moi-même, casse-moi la gueule, ne pars pas dans le silence comme si de rien n’était, fais-moi mal puisque j’ai fait n’importe quoi, ne laisse pas ça inachevé ou la plaie restera ouverte longtemps. L’étoile de verre brisé sur la table luit de quelques perles rouges. Il essuie machinalement l’écorchure sur un chiffon quelconque. Ce n’est pas le goût du métal, mais celui du sel qu’il sent dans sa bouche, quand il se prend la tête entre les mains, plié en deux contre la table. Dans l’abysse. |
| | | | | | | | my life's sleeping next door (ginny) |
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