| nothing is ever lost in the name of art (eddie) |
| | (#)Ven 22 Jan 2021 - 23:49 | |
| On ne pouvait pas qualifier Bennett de bourreau de travail, tout simplement parce qu’il ne travaillait pas. Sculpter, créer, ça ne pouvait pas s’appeler du travail. Travail… Du travail, c’était ce qu’il faisait quand il avait vingt ans et un train de vie d’adolescent foireux à payer, se lever le matin, trimer pour pas grand-chose, emprunter à droite, rembourser à gauche… aujourd’hui, il se levait le matin… il sculptait toute la journée, pour pas grand-chose… il lui arrivait encore de rembourser des broutilles, sa banque n’était pas très souriante… mais ça n’avait strictement rien à voir. Il y pensait tout le temps. Il y pensait quand il marchait dans la rue et qu’il revoyait brusquement un détail d’une argile inachevée qu’il brûlait de rebrousser chemin pour corriger – ça pouvait le rendre malade, toute la journée durant ; il y pensait quand il déjeunait et qu’observer un peu trop attentivement le visage de sa femme lui renvoyait une erreur de proportion dont il devrait s’occuper tantôt sur une commande... Il y pensait quand on lui parlait de quelque chose qui l’intéressait ou qui ne l’intéressait pas, quand il conduisait ou sur le siège passager, à droite ou à gauche du trottoir, en remplissant ses fiches d’impôts ou en comptant sa monnaie – il y pensait même quand il n’y pensait pas. (Alors, non, Bennett n’était pas un bourreau de travail simplement parce qu’il pouvait passer quinze heures ininterrompues dans l’atelier.) Dans ce cas, comment on appelait quelqu’un qui se faisait ces réflexions, seul dans son atelier depuis de longues heures, de l’argile plein les mains et les mains ankylosées ? (Allez au diable.) Les doigts de Bennett pétrissent, modèlent, forment et reforment, enlèvent la matière pour l’injecter ailleurs, donnant de la vie où il en manquait, et regardant l’inerte s’animer dans le creux de ses paumes brunies. Aujourd’hui la glaise, demain la pierre, après-demain le marbre. Son métier se résumait à éprouver la résistance des choses et à la vaincre, mais pas trop, pour la pousser juste là où elle se superposerait à l’idée fixe qui dansait dans ses yeux comme une flamme, une hallucination, une maladie. Et puis toutes les commandes finissaient par se confondre. Il se laissait emporter par sa propre imagination au lieu de se référer strictement aux énoncés qui devraient lui permettre de finir le mois ; bustes et décors, curiosités modernes et visages divers, tout cela prenait les couleurs et les nuances qui lui passaient par la tête. Une intention passait avec une autre, un peu de toute cette vie immobile se mélangeait dans les mains de Bennett, et il étalait de cette glaise qui respirait sur toutes les œuvres qui le regardaient en silence s’échiner. Les heures pouvaient bien passer, elles n’étaient ici qu’un chiffre idiot, au mieux un symbole.
Un symbole qui fait soudain du bruit dans l’entrée – une présence humaine sollicitant son attention finit par le tirer de sa transe. Peut-être qu’on l’appelait déjà depuis dix minutes, absorbé qu’il était, artiste à domicile pas bien foutu d’ouvrir quand ça sonnait. L’horloge lui confirme qu’il ne s’agissait pas d’Emily, et sa mémoire vient à sa rescousse sans qu’il n’ait besoin de consulter l’ennuyeux agenda répertoriant les visites de la clientèle. Eddie Yang devait passer aujourd’hui voir l’avancée du travail de décor qui changeait un peu des commandes qui s’entassaient chez Bennett ; et le visage qu’il trouve quelques secondes plus tard le confirme dans son intuition. « Je t’en prie, entre, » qu’il fait en ouvrant la porte, en même temps qu’il avait déjà oublié s’il tutoyait Eddie ou pas, la tête entre les clients, ceux qui venaient et ceux qui ne venaient pas, ceux qui le prenaient en grippe et ceux qui voulait trainer leurs doigts sur les créations en cours – eux n’avaient de l’honneur de rester longtemps dans l’atelier. Mais il ne doutait pas qu’un danseur, qui avait fait le choix de consacrer sa vie à l’art – seul choix qui en valait la peine selon Bennett – aurait la décence de ne pas faire preuve d’une telle indélicatesse. (Voilà qu’il pense encore, qu’il parle dans sa tête au lieu d’émerger ; l’atelier lui avait vraiment bouffé l’esprit.) Toujours est-il qu’il se décale pour laisser le jeune homme entrer, maudissant intérieurement la faiblesse de ses mains sur la poignée luisante. Porte refermée, il devance son hôte dans le couloir, silencieux et plein de précautions, par l’habitude qu’il avait de ne pas faire de bruit, Jonah oblige. Mais le bambin n’est pas là cet après-midi, et Bennett étouffe ses pas pour rien jusqu’à l’atelier où il se décide enfin à reprendre la parole. « Alors… » Puis Bennett n’est pas du genre à s’encombrer de formalités, les bonjour et autres météorologies lui paraissaient absolument inadéquats dans un lieu aussi sacré et passionnant (à ses yeux) que l’atelier – pour le plus grand malheur d’Eddie qui n’aurait pas le droit au sempiternel « ça va ? » des conversations mortes d’avance. Au lieu de ça, l’artiste fait de la place, passe ouvrir un peu plus les rideaux pour mettre l’endroit sous son meilleur jour. Tout ici est absolument impeccable, à l’exception des mains du sculpteur qu’il a précipitamment essuyées avant d’ouvrir, mais le voilà qui replace un objet ici et là, traverse le large espace de long en large en esquivant les tables, chevalets et créatures en suspens qui hantaient les lieux. « Faudrait me rappeler où on en était, j’ai dû mettre ça derrière pour faire de la place… » Il s’embourbe dans le fond de l’atelier, qui, quoiqu’aussi minutieusement ordonné que le reste, ne cessait de gagner du terrain sur la partie en pleine lumière. Il n’avait pas dû les mettre bien loin, ces commandes de décor, puis ça ne faisait pas si longtemps qu’il avait renoncé à une énième correction pour leur mettre l’étiquette ‘prêt’. « Ça leur a plu, la dernière ? » Lance-t-il en continuant de soulever les morceaux de tissu qui couvraient les sculptures achevées, jetant un coup d’œil derrière lui pour vérifier qu’il n’avait pas complètement perdu son client. |
| | | | (#)Dim 31 Jan 2021 - 16:23 | |
| Cracks in the road that I would try and disguise He runs his scissors at the seam in the wall He cannot break it down or else he would fall
C'est qu'il commence à bien connaitre le chemin menant à l'atelier Eddie, pour n'en être vraiment pas à sa première venue dans le coin. Et s'il fait le déplacement aujourd'hui sur ses heures de travail c’est pour checker l’avancée de la commande qu’il a passé au nom de la Northlight il y a quelques semaines de ça. Un show d’assez grande ampleur se prépare et à l’origine Eddie devait seulement gérer la partie chorégraphique comme sa double casquette le stipule, seulement ses récentes initiatives semblent avoir donné l'envie à Charles de lui filer de nouvelles responsabilités - et plutôt casse-gueule, celles-ci. Puisqu’il a contacté Bennett pour fournir les sculptures du futur décor sans consulter personne dans le but de se faire bien voir, il va devoir assumer l'entière charge de la dimension esthétique du projet et faire sortir de sa tête aussi bien une chorégraphie sur mesure que tout un univers pour aller avec. C’est la première fois qu’Eddie se retrouve à chausser les bottes d’un metteur en scène et il n’aurait jamais parié dessus, étant donné que ce n’est pas son domaine et qu'il n'a jamais reçu de formation pour ce métier-là. Il ne sait pas ce que Charles a en tête, s’il fonde en lui une confiance aveugle ou s’il désire surtout le tester là-dessus, mais est quand même plus probable que tout cela vise à lui faire passer l’envie de prendre des libertés et à lui rappeler où est sa place. Pas de quoi l'effrayer toutefois, car en bonne tête brûlée qu’il est Eddie le voit comme un excellent challenge à relever en ce début d’année. Alors oui c'est corsé, oui il est certainement attendu au tournant là-dessus et il est aussi loin de jouer en terrain connu, mais il lui suffit de songer à tous ces gens qui attendent d’assister à son premier foirage pour puiser en lui sa plus belle motivation. Ce n'est pas encore cette fois qu'il leur offrira le plaisir de le voir se rétamer, quel dommage, vraiment.
Il pénètre dans l'antre de Bennett sans s'annoncer, et se positionne simplement en retrait au niveau de l'entrée en attendant qu'on le remarque car loin de lui l'envie de brusquer l'artiste. Ce dernier vient à sa rencontre après quelques minutes d'errance tout à fait supportables pour le danseur, et l'impression qu'il s'en est faite lors de ses dernières visites se confirme là encore. Bennett lui est très vite apparu comme quelqu’un qui n’avait pas de temps à perdre, et surtout pas à se conformer aux codes sociaux qu’Eddie trouve lui aussi profondément stupides et dépassés, et en ça ils sont assez susceptibles de s’entendre en mettant de côté ce cadre professionnel qui subsiste malgré tout. Dès leur première entrevue il lui avait épargné les conventions courantes auxquelles le commun des mortels est encore si attaché, et tutoyé de surcroît, ce qu'Eddie avait trouvé rafraichissant sur le moment et ce qui l'avait tout de suite fait se sentir dans son élément ici. Ceux qui vont droit au but et qui prouvent qu’ils ne sont pas formatés par une société encore trop ancrée dans les traditions gagnent en principe facilement des points avec lui - comme quoi, ce n'est pas si compliqué de déjouer son intolérance légendaire. Eddie a beau être familiarisé avec l'atelier depuis le temps il n'y prend pas ses aises pour autant, respectant le travail de son collaborateur et gardant donc soigneusement ses mains dans ses poches. Il n'aimerait pas non plus qu'on vienne en touriste dans son studio et qu'on se permette de farfouiller ici et là - et avec sa grande indélicatesse il aurait vite fait d'occasionner des dégâts, sa maladresse n'étant plus à prouver depuis longtemps. Alors il touche mais simplement avec les yeux, et à mesure qu'il s'enfonce à travers cette multitude d'œuvres sculptées Eddie se sent de plus en plus petit, comme avalé par cet autre monde statique. Un monde en opposition avec le sien, en constant mouvement, une expression de son art différente aussi de la sienne mais qui éveille malgré tout en lui une sensibilité rare. Il ne s'était jamais intéressé à la sculpture avant sa rencontre avec Bennett, mais sa curiosité tend à s'éveiller au fil de ses visites. Lui qui ne sait rien faire de ses deux mains se demande forcément comment d'autres peuvent avoir autant d'or dans les leurs, et c'est un travail d'un réalisme et d'un sens du détail qui l'étonneront toujours.
La voix du sculpteur s'élève pour solliciter auprès de lui un petit rafraichissant de mémoire, le tirant ainsi de ses pensées brumeuses. « On en était restés à Pierrot. » il indique sans cérémonie à son tour, et si d'un point de vue extérieur cet apport d'informations semble bien mince ça devrait pourtant parler à Bennett qui n'a pas eu à traiter plus d'un Pierrot ici dernièrement, du moins il en doute fort. Pierrot et sa mandoline, ce zanni bien connu emprunté à la commedia dell'arte et qu'Eddie a choisi de mettre en avant dans ce nouveau spectacle, imaginé sur une thématique céleste et autour du rêve. C'est un personnage tout en candeur qui trônera d'abord comme sculpture dans le décor et qui prendra ensuite vie à travers l'un des danseurs, la distribution n'est à vrai dire pas encore terminée - et ne dépend pas non plus de lui - mais Eddie a déjà tout en tête. Il sait ce qu'il veut pour le décor et comment il le veut, il n'y a pas de place pour l'approximation quand il est aux manettes et ça tombe bien, Bennett n'est pas non plus du genre à se contenter d'un travail plus ou moins bien fait. Il demande d'ailleurs un petit feedback sur la dernière sculpture avec laquelle Eddie est reparti, et justement ces deux-là sont connectés car il comptait y venir. « La lune a fait un carton oui, elle se marie déjà très bien dans le tableau. C'est parfait, vraiment, juste que.. » C'est aussi pour ça qu'il est là, il se trouve qu'il a une nouvelle demande à formuler car il s'est entre temps rendu compte que la lune en question n'avait pas l'impact escompté dans le fameux décor. « Il faudrait la même, mais deux fois plus grande. Pas tellement plus lourde par contre, car comme tu sais on prévoit de la suspendre. » Une requête avec une sacrée contrainte qui n'est peut-être même pas réalisable, mais il tente tout de même le coup. La lune symbolise le rêve dans lequel Pierrot trouve refuge pour fuir l'absurdité du monde, c'est juste l'élément principal du tableau alors Eddie veut exploiter tout l'espace qu'il pourra, quitte à ce qu'il doive sacrément galérer pour la ramener au théâtre ensuite. Mais que Bennett se rassure il n'a pas travaillé pour rien, la première lune a d'ors et déjà une place toute trouvée qui ne sera simplement pas au centre de la scène comme c'était initialement prévu. « Si c'est possible pour toi bien sûr, ton prix sera évidemment le mien. » il balance comme s'il allait sérieusement avancer l'argent de sa poche. Bien sûr que non, ce sont les sous de la compagnie ce qui l'encourage du coup à voir les choses en grand, voire en très grand. « Je sais pas si ça t'intéresse d'ailleurs, mais tu dirais quoi de voir ton dur labeur prendre vie quand le show sera lancé ? » C'est proposé comme ça, sans qu'il sache si Bennett a pour habitude d'aller contempler ses créations une fois que celles-ci ont rejoint leur ultime destination ou si au contraire il se tient volontairement à l'écart de tout ça. Il peut aussi prendre le temps d'y réfléchir, le grand lancement n'étant pas prévu avant le printemps. Mais si jamais il est curieux de voir le rendu final il sait en tout cas que c'est possible, car Eddie n'est pas du genre à faire miroiter des choses dans le vent. « Je peux te mettre une place de côté sans problème, enfin pour toi et pour qui tu voudras. » il précise en étirant un sourire tranquille car une, deux ou trois places ne feront pas de grosse différence. Encore une fois ce ne sont pas ses sous, alors ils auraient l'un et l'autre tort de se priver.
Dernière édition par Eddie Yang le Ven 19 Fév 2021 - 20:52, édité 1 fois |
| | | | (#)Lun 8 Fév 2021 - 21:04 | |
| Eddie est toujours là, ne s’est pas perdu dans la ligne droite qui mène d’un monde à l’autre, l’un de repos apaisé, l’autre d’acharnement et d’yeux écarquillés dans le vide. Espace de poussière qui s’accumulait au bout du burin, de clients insatisfaits et d’optimisation incessante de chaque centimètre carré exploitable ; les studios de danse étaient loin du compte. « On en était à Pierrot. » Pierrot, bien sûr, quel abruti. Voilà Bennett qui rebrousse précautionneusement le chemin pour se diriger dans la direction diamétralement opposée, côté de l’atelier qu’on ne regardait pas du fait de l’agencement général ; et sans fouiller plus, le voilà qui soulève le voile gris de la table la plus proche. Quatre maquettes argileuses s’y alignaient sagement – quatre Pierrot issus de leur première discussion à ce sujet, et doublée des recherches personnelles de Bennett sur le personnage, sa culture dramatique n’effleurant même pas le seizième siècle italien. De taille modeste, travaillés pour servir de direction d’esprit à la vision du plus jeune, les valets regardaient l’atelier dans le blanc des yeux. « Le classique… » Enumère-t-il, pointant d’abord la plus banale interprétation qu’il avait pu s’en faire, vêtement pendant à plat sur le corps, visage naïf à la Candide, bouche entrouverte, mandoline ébauchée au bout de la main. Étonné par on ne savait quoi, perdu, sans doute. On l’appellerait par son prénom qu’il sursauterait. « …plus ingénu, » effleurant le plus joyeux des quatre, paume sur la poitrine – « …pensif… », avec une variation de position, Pierrot accroupi observant son instrument (quelle idée, il s’en mordrait les doigts s’il fallait exécuter cette posture grandeur nature), et enfin : « …classique triste, en bonus. » Le dernier Pierrot, debout les mains sur les hanches, tête légèrement penchée et visage, pour ce qu’on en voyait à l’état d’embryon, vaguement plus soucieux. Pierrot déprimé d’amuser la galerie, révolté contre son créateur. Même les bouffons ont des crises existentielles. Et si Eddie était passé quelques jours plus tard, il aurait sans doute eu le droit à Pierrot jouant aux cartes, Pierrot poignet cassé, Pierrot tombé par terre, par cette tendance à multiplier les variations qui remplissait l’atelier de matière inutile et de fantômes destinés à ne jamais prendre de forme définitive. Parfois, c’était juste pour tuer le temps en attendant les remarques des commanditaires. Souvent, c’est que ses livraisons de matériaux tardaient à arriver. « Ça te parle, ou pas encore ? » Ses yeux passent alternativement des hommes d’argile à Eddie, comme si cette absurde comparaison lui donnerait la valeur de son travail. Les maquettes, c’était encore peu de souffrance ; de la pâte à modeler, du jeu d’esquisses à grands traits, minimalistes et expressives ; c’était avec le définitif que commençait la peine et la rage, à essayer d’arracher au dur ce qu’il avait de vivant – autant dire de faire danser la pierre, le plâtre ou la résine. Et quoi ? Eddie dansait, et ce serait sa roche qui n’en aurait pas le droit ? Et puis la lune, aussi, la lune… « La lune a fait un carton oui, elle se marie déjà très bien dans le tableau. C'est parfait, vraiment, juste que… Il faudrait la même, mais deux fois plus grande. Pas tellement plus lourde par contre, car comme tu sais on prévoit de la suspendre. » Aussi abominablement cliché que ça en avait l’air, c’était son boulot de rendre l’impossible possible. Il en voyait passer, des types qui lui demandaient la lune dans un sens plus métaphorique que celui employé par Eddie ; des moues et des remarques, des aberrations parfois ; c’était son boulot de transformer les aberrations en réalités, quitte à tricher ou à saler l’addition. L’art, lorsqu’il s’agissait de se conformer à des commandes, s’envisageait comme une vaste fumisterie d’invisibles procédés de contournement de problèmes qui formerait, à terme, l’œuvre constituée. Son métier était une fraude par nature ; il recherchait la vie dans du plâtre et de la caillasse inerte.
La lune ? Il adorait travailler sur du grand, il trouverait bien un subterfuge… la ferait plus en creux, s’aventurerait dans des moulages risqués, des expériences chimiques. Ça ne tenait pas du genre de critique devant lesquelles Bennett roulait des yeux en se demandant quelle religion interdisait le paradis aux personnes capable de lui sortir une telle énormité. « Si c’est possible pour toi bien sûr, ton prix sera le mien. » Bennett secoue la tête comme un homme qui en avait les moyens – ce qui n’était pas le cas, mais on est grand seigneur où on ne l’est pas… (La passion ne lui remplisse le ventre et il n’en était pas à rogner à ce point sur les redites.) « T’as le droit à une erreur de proportion dans le genre avant que je commence à doubler le tarif, » lâche-t-il, sans avoir besoin de préciser que cela n’arriverait – normalement – pas, en même temps qu’il note quelque chose sur un support apparu miraculeusement entre ses mains, et qui disparait tout aussi miraculeusement. « Je sais pas si ça t’intéresse d’ailleurs, mais tu dirais quoi de voir ton dur labeur prendre vie quand le show sera lancé ? » C’était assez audacieux de proposer ça à un monomaniaque comme Bennett, dont la vie tournait plus au moins exclusivement autour de son atelier et de sa famille. Les êtres multitâches lui sont suspects ; et s’il perdait l’un des pôles de son existence, sans doute se jetterait-il à corps perdu dans l’autre plutôt que de quémander ailleurs une source de joie. Pas d’aristocratisme esthétique ici… mais le théâtre… la danse… (un peu pareil d’ailleurs, des gens qui gesticulent)… ça lui paraissait loin. « Je peux te mettre une place de côté sans problème, enfin pour toi et pour qui tu voudras. » En même temps qu’Eddie parle, Bennett laisse tomber sur la table les quelques esquisses à partir desquels les maquettes avaient été élaborées, pour comparaison. Pensif, il garde quelques secondes le silence. « Tu dirais quoi pour convaincre un type qui a jamais mis les pieds dans un théâtre ? » Drôle d’aveu à trente-sept ans et une vie qui se dirigeait tranquillement vers la conventionnalité, quoique son esprit recelait du même chaos ordonné qu’à dix-sept. Il fait un geste large vers les visages et formes pâles qui les fixent depuis leur socle ou leur trébuchet. « Les gens qui bougent c’est pas vraiment mon domaine de prédilection. » Il repasse derrière la table, Pierrot et autres Pierrots lui tournant désormais le dos. Il ne pouvait nier qu’il y avait quelque chose de particulier dans un art temporaire, qui n’existait que pendant l’action créatrice et disparaissait pour ne laisser d’écume que dans le souvenir des spectateurs. Le sculpteur choisissait une éternité factice, et l’abandon de son œuvre ; le danseur se réalisait dans l’immédiat et ne se dissociait pas. « Tu passes des commandes, tu dois bien connaître ta promo, » ajoute-t-il en passant un ongle gratteur sur Pierrot accroupi.
- Spoiler:
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| | | | (#)Ven 19 Fév 2021 - 20:36 | |
| Cracks in the road that I would try and disguise He runs his scissors at the seam in the wall He cannot break it down or else he would fall
Il est trop tôt encore pour dire où cette collaboration va les mener, mais Eddie n'exclut pas de refaire appel à Bennett à l'avenir pour le fournir en vue d'autres décors et d'autres spectacles, peut-être plus ambitieux encore que celui qui l'a amené à lui il y a quelques semaines de ça. Et pourquoi ne pas en faire d'ailleurs un prestataire officiel de la Northlight, il y pense c'est vrai et soumettre son nom à ses supérieurs serait quelque chose de possible, car à vrai dire il n'est rien aujourd'hui qu'Eddie ne se permette pas dans sa compagnie comme dans sa vie en général. C'est un point qu'il compte aborder avec le sculpteur lorsque les choses seront un peu plus concrètes entre eux, et si Bennett continue de répondre parfaitement à ses demandes en exécutant un travail de la même qualité que la lune avec laquelle il est reparti la dernière fois. Lune dont ils doivent aujourd'hui revoir les dimensions car Eddie n'avait pas assez de recul sur ce qu'il voulait mettre en place lorsqu'il est venu le voir, mais qui n'en est pas moins une œuvre remarquablement produite. Il est content Eddie même s'il affiche une certaine retenue, car son décor s'annonce particulièrement bien. Et Bennett commence à se montrer vraiment digne de sa confiance, confiance qui se mérite et se gagne mais qui se perd aussi facilement. Les gens fiables dans ce monde se font rares alors quand il dégote une valeur sûre il n'est pas prêt de laisser filer celle-ci. Tout comme il s'efforce de récolter de très bons avis sur ses cours malgré son tempérament difficile il tient à s'entourer des meilleurs pour bosser, de vrais pros ou bien personne. En homme exigeant qu'il est Eddie n'aurait pas pu envisager une collaboration avec un sculpteur à la réputation convenable mais sans plus, pas avec ce qu'il mise sur ce spectacle et les risques qu'il prend là-dessus. Il s'est donc assuré que Bennet régnait en maitre dans son domaine avant de l'honorer de sa toute première visite, car ça c'est pareil, Eddie ne se déplace jamais pour rien. C'était donc plus ou moins acté avant même que le danseur aligne ses premiers pas dans cet atelier que Bennet et lui allaient être amenés à travailler ensemble, et maintenant que leur première entrevue est assez loin derrière eux il est curieux de voir ce qui en est ressorti et l'interprétation que le sculpteur a pu en faire. Même quand il s'agit de lui soumettre les premières ébauches de son travail Bennet maitrise sa petite présentation, et les yeux d'Eddie suivent alors non sans excitation le geste du sculpteur qui vient retirer le voile pour dévoiler quatre modèles de Pierrots réduits. « Tous ces détails pour des maquettes, t'es pas un peu fou ? » En tant que client il se réjouit bien évidemment de pouvoir se rendre aussi fidèlement compte de ce qui l'attend à taille réelle, mais il ne peut pas s'empêcher d'y voir une dépense de temps et d'énergie trop importantes par rapport au sort qui sera réservé à trois de ces maquettes, car Eddie en choisit une et puis les autres, que deviennent-elles ensuite ? Et en même temps il comprend, ce n'est juste pas pareil dans son monde où on a tendance à s'économiser durant les répétitions pour tout donner le jour J. Bennett est un vrai passionné qui ne compte pas son temps ou un acharné qui aime se faire du mal, l'un n'empêchant cependant pas l'autre. Eddie prend le temps de tous les observer ces Pierrots, tenant compte des précisions du sculpteur même s'ils dégagent à eux seuls très bien les émotions dont on a cherché à les habiller. C'est là que Bennet s'impose comme un homme de talent, et là que le danseur s'incline. Il va d'ailleurs très vite trancher en faveur de l'un d'eux, car l'évidence se dresse devant ses yeux. « C'est lui. » il affirme en désignant d'un mouvement de la tête le Pierrot ingénu. Il n'y a pas de doute possible ni d'approximation dans sa voix car ce Pierrot l'appelle depuis son socle. Les autres ne le laissent pas de marbre bien qu'ils en soient possiblement faits mais il sait ce qu'il recherche Eddie, et sa place est déjà acquise dans la représentation mentale qu'il se fait du show. Tout se dessine déjà à la perfection autour de ce Pierrot, Bennett n'a plus qu'à lui faire la même chose à la taille qu'ils s'étaient dit - et qui n'évoluera pas, pour celui-là - et il tiendra là le grand protagoniste de son spectacle. « Je le vois déjà en fait, il me le faut. » Eddie se projette et se plait à le visualiser à sa taille définitive, c'est une question d'imagination et on sait qu'il n'en manque pas. Un Pierrot pur et candide, peut-être un peu benêt aux yeux de certains, qui collera à merveille avec l'univers de rêve et d'innocence qu'il a en tête. Un monde de blanc et de bleu, rafraichissant et emprunt d'une certaine naïveté. Bennett le comprend, Bennett sait écouter et retranscrire avec ses mains ses attentes pourtant complexes. Certes c'est son boulot mais ce n'est pas parce qu'on fait appel à un professionnel qu'on ne peut pas être mal compris, Eddie avait d'ailleurs cette crainte de devoir s'y reprendre à plusieurs fois pour que le sculpteur saisisse bien ce qu'il veut mais il comprend maintenant que ce ne sera pas nécessaire. Il ne peut même pas chipoter sur un détail qu'il voudrait voir autrement car vraiment, il n'aurait pas pu l'imaginer correspondre davantage à sa requête même s'il l'avait voulu. C'est toujours difficile de décrire précisément ce que l'on souhaite quand la principale référence que l'on a se trouve dans sa tête et que les mots n'en parlent pas aussi bien que l'esprit, il a même pensé après coup à des choses qu'il n'a pas dites en passant sa commande mais que Bennett est visiblement allé chercher lui-même, en trouvant on ne sait trop comment le plan d'accès à l'esprit du danseur. Alors oui, l'autre fois la lune a beaucoup plu et Eddie a fait forte impression auprès de ses collègues en revenant avec celle-ci, y compris auprès de Charles qui a bien dû reconnaitre que le jeunot était allé au bout de son initiative en dénichant un fournisseur de choix pour leurs décors. Bennett l'ignore mais le théâtre est un vaste monde qui pourrait lui ouvrir grand les bras si son travail tape dans l'œil de grands noms du métier, à l'image d'autres metteurs en scène qui pourraient vouloir s'approvisionner au même endroit. On puise l'inspiration chez les uns et les autres, c'est courant dans le monde du spectacle et un bon filon ne reste jamais en possession d'un seul homme s'il peut profiter à d'autres, d'où le fait qu'Eddie n'aura peut-être même pas besoin de faire la pub de Bennett en fin de compte. Mais le théâtre, pour le moment il capte que ce n'est pas du tout une terre connue du sculpteur. Il dit bien lui-même n'y avoir jamais mis les pieds, et là on imaginerait sûrement Eddie s'arracher les cheveux de la tête or non, il ne trouve pas ça tellement plus aberrant qu'autre chose. Le bonhomme a beau être très autocentré il conçoit quand même que ses intérêts ne sont pas ceux de tout le monde, toutefois il a presque envie de se lancer un challenge perso : celui de lui faire découvrir son monde vu qu'actuellement il baigne un peu dans le sien et puis de le lui faire aimer, tant qu'à faire. « Que déjà il rate quelque chose. » C'est une réponse qui coule de source venant d'Eddie, mais à ses yeux il n'est jamais trop tard pour s'initier à de nouvelles choses. Le tout étant de lui donner envie, c'est donc le moment autopromo du jour sponsorisé par une bonne dose de culot et d'amour-propre. « Et si c’était un show dans lequel je performais je lui dirais de ne pas passer à côté de l'occasion de voir sur scène l'un des meilleurs danseurs de cette ville, car c'est pas donné à autant de monde qu'on croit. » il balance avec l’assurance qu’on lui connaît, et encore il a la bonté d'inclure d'autres danseurs et d'admettre qu'il n'est pas le seul à toucher l'excellence du doigt dans ce domaine. Il n'y peut pas grand-chose Eddie, il finit simplement par croire ceux qui louent ses performances et le présentent comme un prodige. « Mais je suis aux commandes cette fois, alors cet argument n'est pas recevable. » Et Eddie ne peut pas encore trop s'envoyer de fleurs en tant que chorégraphe chaussant les pompes du metteur en scène car c'est la première fois qu'on lui confie les rênes d'un spectacle dans son entièreté, et s'il ne redescend pas très vite sur terre ça pourrait aussi bien être la dernière malgré le succès que celui-ci pourra rencontrer. Il ne cache en tout cas pas la très haute estime qu’il a de son art, même s’il en rajoute aussi un peu pour l’exercice il faut le dire, car tout danseur a ses failles et ses moments de doute. « Ceci dit tu as peut-être des enfants, et je crois - non, je sais - que c’est un spectacle qui mettra des étoiles dans les yeux de n’importe quel gosse. J’ai d’ailleurs prévu que les adultes n’y échappent pas non plus. » Comme un déferlement de magie prêt à emporter tout le monde, les grands comme les petits, les vrais amateurs de danse comme les simples curieux. Mais l’histoire racontée à travers ce ballet contemporain et aérien devrait tout particulièrement parler à un public jeune, ce qui n’est pas toujours le cas pour les spectacles de la Northlight. Eddie décide de jouer là-dessus sans même connaître la situation familiale de Bennett, car ces deux-là sont encore loin d’être intimes. S’il se plante il aura peut-être l'air con mais il aura au moins vendu comme il se doit son show, qu'il compte bien rendre aussi grandiose qu'il le dit et que les créations de Bennett participeront à rendre d’autant plus spectaculaire. La grandeur appelle la grandeur, il ne chipote donc pas sur la taille de sa lune sans être certain de l'immense différence que ça fera. « En un mot : éblouissant. » Il l'a d'ailleurs promis à Callie, qui s'attend maintenant elle aussi à en prendre plein les mirettes sans même savoir ce que son ainé prépare - elle lui fait juste confiance pour assurer, l'échec ne faisant pas partie du vocabulaire des Yang. Il ne veut pas se contenter d’un rendu qui surprendra les spectateurs le temps d’une seconde Eddie, ce qu’il veut c’est les transporter dans un autre monde et qu’ils ressortent du théâtre complètement envoûtés. Que les tableaux chorégraphiques, les costumes ou encore l’atmosphère toute entière du show les hantent et reviennent en flash quand ils ferment les yeux. Alors oui il va mettre le paquet et il croit vraiment que s’il faut répondre présent pour un show cette année ce sera pour celui-là. Il n’a pas la prétention de dire qu’il prépare le spectacle de l’année Eddie, mais certainement bien assez d’ambition et d’idées pour y prétendre. « Tu dois même plus compter les heures que tu passes sur chaque création, t'as jamais envie de voir ce qu'elles deviennent en dehors d'ici ? » Bennett ne garderait donc de ses sculptures que l'image qu'il peut s'en faire dans son atelier où la luminosité laisse un peu à désirer, et même si à force de travailler dessus il semble évident qu'il les connait sous tous les angles il doit être possible de les redécouvrir différemment dans un autre cadre, comme implantés dans un décor vivant pour le cas présent. Eddie trouverait ça gratifiant à sa place mais justement il n'est pas à sa place, alors il peut toujours interroger mais pas juger l'artiste. « La commande la plus farfelue qu'on t'ait passée, c'était quoi ? » Il se doute bien que Bennett a déjà eu à faire à bien plus alambiqué que son histoire de Pierrot, durant une carrière qu'il imagine longue sans certitude toutefois qu'il a derrière lui toute l'expérience qu'il est tenté de lui prêter. - Spoiler:
my bad je ne voyais pas ça si long
Dernière édition par Eddie Yang le Lun 22 Mar 2021 - 23:41, édité 2 fois |
| | | | (#)Mar 23 Fév 2021 - 0:51 | |
| Moins de fierté que d’expectative, dans les regards de Bennett qui scrutent attentivement les micro-expressions de son interlocuteur. Eddie s'en sortait plutôt bien ; n'ayant pas eu la mauvaise idée de ressembler à la plupart des clients du sculpteur, puisque ce dernier semblait accorder de l'importance à sa réaction, la capter dans les moindres variations, acérer ses iris pour mieux décortiquer une éventuelle déception. « Tous ces détails pour des maquettes, t’es pas un peu fou ? » Complètement, fou à lier, à en crever, à perdre son sommeil sur d’infimes détails, à s’évader d’une chambre inutile à ses insomnies pour s’effacer dans l’atelier ; à y rester même sans avoir la force de travailler, rasséréné par la présence physique et silencieuse de formes immobiles qui lui parlaient, muettement, la langue de l’art. Et à quoi servaient les forces vives, qui passeraient avec les années, si ce n’était pour les plonger jusqu’au bout dans la seule chose qu’il savait faire à peu près correctement...? « J’ai que ça à faire toute la journée, » répond-t-il pour ne pas le confirmer trop vite dans sa première impression – il n’y aurait personne pour voir ce qu’il pouvait bien faire qu’il y resterait, dans l’atelier où l’homme se battait sans cesse avec la poussière ; son salut dans quelques dizaines de mètres carrés, sa cathédrale basse de plafond, aux idoles imparfaites. C’était moins une histoire de démence que de nécessité ; moins de perfectionnisme que de peur d’avoir les mains inertes. La bougeotte ; maladie d’art. Eddie devait le comprendre. Que les journées fassent cinquante-neuf heures au lieu de vingt-quatre ; on trouverait Bennett au même endroit, si ce n’était pour sa vie de famille. « C’est lui. Je le vois déjà, en fait, il me le faut. » Les doigts de Bennett glissent avec une tendresse méfiante sur la tête de l’heureux élu – des fois qu’il sortirait de l’argile pour grimacer à plein visage et ruiner la nuance qui avait séduit Eddie. (Connaisseur de ses bêtes, de la tendance qu’elles avaient à s’enlaidir lorsqu’il pensait enfin tenir le bon bout.) Il quitte sans regret les ébauches qui traineraient çà et là pendant quelques jours ou semaines, avant d’être épurées par les salves de ménage régulières qui formaient l’interminable dynamique de l’atelier ; Pierrot classieux, pensif et triste iraient mendier la faveur du destin ailleurs. « Il est bientôt à toi. » Parce que Bennett aussi avait le sens de la mise en scène, le tissu précédemment ôté retrouve sa place au-dessus des condamnés ; mort-nés, les pauvres innocents, crevés dans l’œuf par l’arbitraire du danseur, selon une sordide sélection naturelle. L’étincelle de satisfaction dans les yeux d'Eddie était bien la seule chose revigorante dans l’embêtante nécessité qu’il était d’accepter des commandes pour vivre au lieu de ne se livrer qu’aux projets de son âme – certes abstraits, chimériques, intangibles. « Que déjà il rate quelque chose. Et si c’était un show dans lequel je performais je lui dirais de ne pas passer à côté de l’occasion de voir sur scène l’un des meilleurs danseurs de cette ville, car c’est pas donné à autant de monde qu’on croit. » Bennett n’est pas du genre à s’irriter de l’assurance des gens ; on vivait plus dangereusement, plus intensément en étant conscient de sa force ; quant au ridicule et à la débâcle, c’était un risque à courir. Son auto-proclamé meilleur ami et peintre le plus talentueux d’Australie lui avait appris à supporter sans broncher les formes les plus élaborées de narcissisme ; ce n’était pas la fougue d’une vingtaine et demi avec la gloire (ou la chute) devant soi qui lui feraient hausser un sourcil désapprobateur. « Ceci dit tu as peut-être des enfants, et je crois – non, je sais – que c’est un spectacle qui mettra des étoiles dans les yeux de n’importe quel gosse. J’ai d’ailleurs prévu que les adultes n’y échappent pas non plus. » Mais c’est qu’il parle bien, et qu’il coche toutes les cases, le communicant du théâtre – standardiste à ses heures perdues ou carrière manquée de publicitaire. Un sourire discret passe sur le visage du sculpteur. Ce serait trop facile de penser que la mention du jeune public suffirait à convaincre Bennett, par simple levier de paternité gâteuse – ce serait trop facile ; ça l’est, en effet, et ça marche pas si mal. Même s’il doutait que son bambin de deux ans et demi soit très sensible à la subtilité d’un Pierrot ou à l’élégance chorégraphique déployée ; même s’il lui faudrait quitter son siège pour aller rassurer le môme et lui souffler que mais ça ne fait que vingt minutes, Jon, tu vas pas me faire une crise devant tout le monde, là ? Détails qui n’entraient pas dans la promotion savamment menée d’Eddie, mais on ne pouvait pas tout calculer à la perfection, pas vrai... « En un mot : éblouissant. » « Tu devrais faire les plateaux-télé, avec cette confiance, » observe-t-il, question de milieu. Le cliché de l’artiste mutin et enroué dans sa bohème intérieure devait être plus fréquent dans le plastique que dans le spectacle ; et pour ce qu’il avait rencontré de types incapables d’aligner trois mots pour vendre de quoi payer leur loyer – parfois, il en faisait partie –, Bennett savait apprécier une dose de mise en valeur. Entre le travaille en silence et la brillance assumée, Eddie avait ait son choix, non sans corroborer un certain cliché que le sculpteur aurait de cette espèce de gens dont recelait la scène. « C’est commun, de ‘prendre les commandes’ à vingt-deux ans ? » Demande-t-il en évaluant à vue de nez l’âge d’Eddie, pas le compas dans l’œil, sans doute pas trop loin non plus. La verve exigeante et enflammée du jeune homme trahissait la vingtaine de la pièce d’à côté. « Tu dois même plus compter les heures que tu passes sur chaque création, t’as jamais envie de voir ce qu’elles deviennent en dehors d’ici ? » Nuits blanches et nuits noires pouvaient bien se confondre dans le labeur le plus passionné ; après quelques jours d’idylle romantique, la maitrise de la matière redevenait ce qu’elle était fondamentalement, une angoisse, une lutte, une guerre à mort entre lui et l’idée, le schéma et sa réalisation. La multiplicité de son travail, éparse dans l’atelier, opérait comme un voile de tranquillité ; mais en face à face individuel, la sculpture finissait toujours par prendre un ascendant psychologique étrange sur lui, entamant un dialogue d’amour-haine où le rapport de l’œuvre au créateur vacillait, parfois.
Le temps passé à fixer l’inachevé dépassait largement celui à le dompter. Blanc des yeux, télépathies sourdes. Il essayait de les convaincre de se plier, avançait des arguments mentaux avant de passer en force. A l’heure de la livraison, tout ce qu’il pouvait bien avoir fait lui sortait par les yeux, il s’en débarrassait volontiers, et avec des remerciements ; plus tard, plus tard seulement il serait en mesure de prendre du recul. Il vivait sur cette corde-là ; pas trop mal, pour l’instant. « Elles finissent par me mettre hors de moi au bout de quelques semaines, elles partent sans regret, » lâche-t-il avec un sarcasme mêlé d’amusement. « Mais tu peux réserver quelques places, ta mise en scène réussira sans doute à passer au-delà de ce… souci. » Eblouissant, qu’il disait – il le prenait au mot ; Bennett adore les mots, employés parcimonieusement, avec justesse et précision. Et moins asociable qu'il y parait, pourvu qu'il garde à peu près la main. « La commande la plus farfelue qu’on t’ait passée, c’était quoi ? » La moue et la direction de ses pupilles disent bien assez l’ingratitude du métier, la difficulté de sélectionner les profils de clients tolérables lorsqu’ils n’étaient tout simplement pas assez pour remplir ses besoins – quelques visages d’une netteté fulgurante passant devant ses yeux tandis que son bras a un geste vague de négation. Le palpitant étant moins dans ce qu’on lui demandait que dans les remarques qu’on se permettait de lui faire une fois le travail entamé ou achevé. « J’ai eu une petite statue de la liberté remaniée pour un fanatique d’Elvis… des choses incompatibles avec la gravité, régulièrement… beaucoup d’autoportraits à embellir pour éviter qu’on porte plainte contre moi… et puis parfois j’accepte du contemporain, même si c’est exactement ce que tu imagines. » Bennett le chevalier de la Renaissance, renier sa belle époque d’art marchand et de chèques en clair pour du jamais-vu ? Si ça avait un sens pour ceux qui étaient prêts à mettre le prix, il n’allait les forcer dans le droit chemin. Ce qu’il en avait brodé, des symboles absurdes et des entrelacs de plâtre avec l’air profond… des horreurs, mais c’était du vendu, ça n’était pas lui. Tant pis pour la grande idée de l’art. Des histoires moins drôles, aussi. On l'avait déjà prié de ressusciter un mort dans la pierre à partir de photos, pour la tombe. L’hétérogénéité de sa profession n’avait de limites que le besoin de l’humain de se recréer des images tactiles là où il n’y avait plus rien. Deux fois, le coup du cimetière. Plus acceptable que celui du Narcisse des temps modernes qui se voulait en marbre et cristal sur sa console d’entrée… « Je vis principalement du fait que les gens ne savent pas où mettre leur argent – » des restes des contradictions du sculpteur, entre conviction de l’universalité de l’art et relents d’élitisme qui se refusaient à accepter l’avis de n’importe qui sur les choses sérieuses et inutiles qu’étaient des peintures, des œuvres en trois dimensions, ou à peu près tout ce qui pouvait tomber sous le coup de sa propre critique. « Tu travailles pas sur commande, si ? C’est très à la mode ici… » A quoi pouvait ressembler un danseur à qui on dictait ses mouvements, Bennett ne le savait pas plus qu’à quoi ressemblait un danseur tout court, en la personne d’Eddie ; mais après tout, ces temps et ceux d’avant avaient décidé de prostituer l’art jusqu’au dernier centime ; pourquoi le théâtre y échapperait ?
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Ça ne me dérange pas, écris comme tu le sens
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| | | | (#)Mer 3 Mar 2021 - 19:00 | |
| Cracks in the road that I would try and disguise He runs his scissors at the seam in the wall He cannot break it down or else he would fall
Il n'imagine pas avoir l'embarras du choix Eddie en se présentant au studio cet après-midi, car c'est seulement la deuxième fois que Bennett et lui se rencontrent au sujet de ce bon vieux Pierrot. Alors il se dit qu'il va éventuellement devoir valider une première piste car le sculpteur ne l'a certainement pas invité à passer pour discuter du choix des matériaux ou d'autres choses qui ont tout aussi peu de chance de parler au danseur qu'il est, et au lieu de ça voilà qu'il se retrouve face à quatre maquettes au réalisme saisissant et qu'il lui faudrait observer chacune durant plusieurs minutes pour être sûr d'en capter tous les détails. C'est juste dingue, sur le moment il se demande même si Bennett a pris le temps de dormir ces derniers jours car il ne doit pas être son seul client et il préfère ne pas imaginer le temps passé sur chaque modèle réduit du bouffon italien. Alors dingue il ne pense pas sérieusement qu'il le soit, mais qu'un tel sens du perfectionnisme s'il s'agit réellement de ça fasse peur à un type comme Eddie ce n'est pas rien. Bennett ne doit pas souvent voir la lumière du jour autrement qu'à travers les fenêtres à moitié calfeutrées de son studio et ce n'est pas sans lui rappeler Alexis, qui pouvait elle aussi passer ses journées enfermées chez elle pour peindre jusqu'à en perdre la notion du temps. Ces trois-là vivent vraiment pour leur art, sans doute animés par des motivations et des besoins différents mais il ne serait pas surprenant de les voir errer sans but dans la vie si demain on leur retirait ce pour quoi ils se savent doués, car Eddie a toujours dit qu'il se sentait fait pour la danse, et rien d'autre. Ça lui ferait presque mal au cœur de voir les trois maquettes recalées disparaitre sous le drap pour être mises de côté, afin de subir ensuite un sort qu'il ignore. Il espère ne pas avoir fait travailler Bennett pour rien, surtout, et c'est rare qu'il ait un soupçon de compassion pour les hommes ou pour les choses, Eddie. Son explosion d'assurance après ça ne semble pas décontenancer le sculpteur, qui lui trouve peut-être des parfaits airs de petit con arrogant mais qui se garde en tout cas bien de le lui dire. Bennett se permet quand même une réflexion, puis une deuxième et c'est à celle-ci que le danseur réagit non sans étirer un bref sourire au passage. « Vingt-cinq. » il rectifie aussitôt même s’il est loin de s’offusquer du fait de paraître plus jeune que son âge. Sa mère dirait même qu’il va sur ses vingt-sept, car encore très attachée aux traditions du pays du matin calme. « Et non, c’est franchement pas commun. À l’origine je m’occupe seulement des chorégraphies moi. » Il l’admet sans tenter de se faire passer pour ce qu’il n’est pas car Bennett n’a qu’un coup de fil à passer à sa compagnie pour savoir quel est exactement son rôle dans celle-ci. En fait Eddie est même assez fier de revendiquer bien plus de pouvoir sur ce show que ce qu’il est initialement censé avoir, alors que fier il n’a justement pas trop de quoi l’être vu la façon dont il s’est retrouvé à ce poste. Et ça non plus il estime ne pas devoir le cacher à Bennett car le danseur assume tout, c’est bien là l’énorme tare du bonhomme. « Le vrai metteur en scène m’a dit texto de me débrouiller avec le spectacle puisque j’ai décidé de passer commande pour des sculptures sans l’en aviser lui, ni personne. » Il faut oser, quand même. Une commande à plusieurs chiffres revenue entièrement à la charge de sa compagnie, autant dire que sa petite initiative a fait voir rouge à pas mal de monde. Il a de la chance d’être talentueux Eddie et qu’on ait pour le moment du mal à se passer de lui, mais personne n’est réellement irremplaçable. À ce moment-là il doit soit passer pour un sacré amateur, soit passer pour le gars le plus culotté du monde aux yeux du sculpteur. C’est sûr qu’il se permet bien des choses pour un « simple » danseur passé chorégraphe il y a quelques mois seulement, et encore il n’a pas abattu toutes ses cartes. Il faut croire qu’il prendra toutes les libertés qu’il pourra jusqu’à celle de trop, qui lui coûtera au minimum sa place, et dans le pire des cas sa carrière. Les gens ambitieux sont généralement bien vus mais ceux qui agissent au mépris des règles et défient sans cesse les autorités supérieures jouent vraiment avec le feu, jusqu’à l’inévitable chute. Dans ce milieu quand on est grillé on l’est pour de bon, on peut connaître la gloire un beau jour et n’être plus personne le lendemain. Charles a le bras long il a un peu trop facilement tendance à l’oublier, car c’est bien connu qu’Eddie ne retient que ce qui l’arrange. « C’est peut-être bien un châtiment déguisé, sûrement même, mais moi ça me donne juste l’occasion de montrer ce que je vaux. » Alors banco, s’est dit Eddie. On le met au défi de se dépatouiller tout seul dans la gestion des costumes, de la danse et des décors, en pensant sûrement qu’il va se foirer parce que ce métier-là n’est pas le sien mais justement Eddie croit bien trop en lui pour ne pas le voir comme un challenge de plus à relever. Non seulement il va le faire, mais en plus il va le faire bien.
Ce profond sentiment de ras-le-bol, qu'il aime d'ailleurs assimiler à une overdose de son côté, après avoir passé un nombre incalculable d'heures sur un projet il connait ça aussi Eddie. Certaines chorégraphies lui sortent littéralement par les yeux quand il les a répétées une bonne centaine de fois et ce n'est pas une question de ne pas aimer son travail, c'est humain de développer une sorte d'allergie à une chose qu'on a expérimenté sous tous les angles, durant longtemps, et qui n'a plus la moindre capacité de nous surprendre. Il n'a jamais compris ces gens qui peuvent dévorer le même livre en boucle sans jamais s'en lasser, au point de le connaitre par cœur car lui rencontre toujours un moment où il doit passer à autre chose, et généralement c'est aussi bien la danse que la musique dont il se débarrasse sans se retourner pour voler vers d'autres projets qui sauront de la même façon le contenter un temps. Son boulot serait d'une tristesse incroyable s'il se résumait à exécuter éternellement les mêmes danses, et c'est là qu'Insane Boyz s'avère aussi être sa petite bulle d'évasion et de liberté quand les spectacles de la Northlight l'engagent pour de nombreuses représentations. Alors en ça, oui, il comprend parfaitement Bennett même si son domaine n'est pas le sien et qu'il n'a jamais eu la moindre sculpture entre les mains pour savoir ce qu'on ressent vraiment quand elle est terminée et qu'on est certain qu'elle ne subira plus la moindre modification. Il va donc lui mettre quelques places de côté pour la grande première prévue au printemps prochain, comme quoi son petit speech semble avoir fait son petit effet. « C’est même sûr. » il rétorque toujours plus confiant, car forcément maintenant plus question de se dégonfler. Il vient de vendre son spectacle à Bennett alors il a tout intérêt à assurer derrière et à offrir ce qu’il a promis, à savoir un show dont le monde du spectacle se souviendra longtemps. Il veut faire encore mieux que cette fois où une prestation avec son groupe était devenue virale sur les réseaux sociaux durant plusieurs jours, ce qui était assez gratifiant en soi mais trop éphémère à son goût. Là il veut marquer les esprits sur le long terme Eddie vu la charge de travail qui s’annonce. De longs mois de préparation où il devra tout gérer seul, et durant lesquels il va continuer de mener simultanément sa vie au théâtre et celle au studio, autant dire qu’à l’arrivée il aura peut-être la satisfaction d’avoir produit la plus belle œuvre de sa jeune carrière mais qu’il sera lessivé comme jamais. Pour l’heure il est prêt à se contenter d’un petit article dans le Brisbane Times rubrique culturelle, mais ses ambitions grandiront sûrement par la suite quand tout ça deviendra vraiment concret et qu’il pourra prendre la pleine mesure du potentiel entre ses mains - car elles grandissent toujours. Aujourd’hui c'est encore assez abstrait même s'il sait déjà ce qu'il veut et où il va, mais dans neuf mois il tiendra les rênes d’un spectacle qu’il présentera devant, entre autres, des professionnels du milieu qui n’ont pour la plupart jamais entendu parler de lui. Il a potentiellement un gros coup à jouer dessus s’il s’en sort bien Eddie, tout comme le fait d’échouer serait un foirage retentissant qui signerait probablement pour lui le début de la fin. Il voulait plus de responsabilités, il les a eues mais ce costume reste trop grand pour lui quoi qu'il en dise. Pas de quoi lui foutre la pression toutefois - du moins pas encore, on en reparle dans quelques mois.
Une statue de la liberté retravaillée sous les traits d'Elvis, il faut avouer qu'Eddie ne visualise pas bien quel a pu être le résultat final de cette commande mais il se dit à ce moment-là qu'il faut être sacrément chtarbé pour solliciter un pro de la sculpture en vue d'une telle fusion. Enfin pauvre Bennett, c'est surtout ça qu'il pense à ce moment-là. Chacun ses délires bien sûr, même s'il n'est définitivement pas à même de les comprendre. À côté il est loin de péter des records d'originalité avec son Pierrot et dans un sens ça le rassure, il n'a pas l'impression de jouer avec les limites de l'artiste si tant est qu'il en ait, et c'est précisément la prochaine question que tout ceci lui inspire. « Et tout ça, ces trucs parfois absurdes qu'on te demande, ça joue pas sur ton inspiration ? » Bennett peut-il se permettre d'avoir des préférences et de les laisser parler entre ses doigts, il n'en sait rien. Disons qu'il est bien placé pour savoir qu'on n'investit pas forcément autant d'énergie et de soin dans un truc qui ne nous emballe pas. Par exemple en dehors de la danse qui est bien la seule chose avec ses chats qui l'anime aujourd'hui Eddie ne se donne à fond dans rien, et s'il n'est pas (encore) un danseur frustré dans son art c'est bien parce qu'il reste relativement libre de s'y adonner comme il le souhaite. Son métier contient peu de contraintes et c'est drôle, c'est comme si Bennett lisait dans ses pensées en lui demandant s'il travaille lui aussi sur commande. Le premier élément de réponse qu'il lui fournit, avant même d'énoncer le moindre mot, c'est une grimace qui en dit long. « Non, et sincèrement ça me dit trop rien. » Pour ne pas dire que c'est la dernière chose dont il ait envie aujourd'hui. Il a du mal avec les directives en général Eddie, ce n'est pas un hasard s'il n'a jamais su filer droit dans sa compagnie et s'il n'a jamais été non plus foutu de suivre la moindre ligne de conduite en vingt-cinq ans d'existence. Ce n'est pas un gars à qui on impose quoi que ce soit, il considère déjà rarement les suggestions des uns et des autres alors des commandes, merci bien. « J'aime pas bosser pour les autres, je suis définitivement pas assez patient pour ça. Et la magie de mon métier c'est de laisser mon imagination parler pour les chorés, sans que personne ne pense à ma place et sans suivre de plan déjà écrit car je me sentirais plus bridé qu'autre chose. » Ce qu'il veut dire par là c'est que le jour où il ne sera plus libre de créer comme il l'entend il sera tout simplement bon pour raccrocher, car produire sur demande ne l'intéresse vraiment pas. Il ne veut pas être un pantin Eddie, or c'est ainsi qu'il se sentirait inévitablement si toute la réflexion autour des mouvements sortait d'un autre cerveau que le sien et qu'il ne lui restait plus qu'à donner vie à ces idées étrangères. Quand on le met sur un spectacle dont il doit concevoir le tableau chorégraphique il peut tout au plus prendre en compte un style de danse ou une atmosphère souhaitées par le metteur en scène mais c'est vraiment le maximum avec lequel il puisse partir sans quoi son inspiration, la fameuse, a la garantie d'être étouffée dans l'œuf et c'est le blocage assuré. « Tu crées quand même pour toi à côté, ça t'arrive ? » En parlant pour lui Eddie n'a à aucun moment cherché à dévaloriser l'activité de Bennett, qu'il admire autant pour sa dextérité indiscutable que pour ses grandes capacités d'écoute avec ses clients, pour preuve un entretien a suffi pour qu'il cerne parfaitement ce qu'Eddie désirait alors que ce dernier n'avait pourtant pas exprimé ses idées de la façon la plus claire ce jour-là. Il ne sait pas si pour lui aussi travailler pour les autres a un côté frustrant certaines fois, mais il espère qu'il prend en tout cas le temps de s'écouter lui-même et que toutes les sculptures qui voient le jour dans cet atelier ne sont pas uniquement destinées à en sortir, tôt ou tard.
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| | | | (#)Mer 10 Mar 2021 - 1:46 | |
| Evidemment qu’il n’était pas grand-chose sans ça – rien ? Peut-être, peut-être pas. Il resterait des miettes, un bout de corps, de quoi faire encore quelques kilomètres avec un fond d’essence, boire du gasoil, manger des piverts. La vie, quoi. Vingt-cinq ans ? (Légèrement sous-estimé.) A vingt-cinq ans, Bennett pensait encore finir dessinateur, illustrateur, peintre, et la sculpture était un passe-temps ; à vingt-cinq ans, le désir de fonder une famille ou d’avoir un atelier n’avaient même pas leur plus infime graine en lui. Les choses arrivaient comme des trains, les voies ferrées poussent dans des ronces, l’avaient parfois cloué au sol. Pendant qu’on donnait les clés du camion à Eddie, Bennett sortait de l’Académie sans diplôme et apprenait que sa bourse étudiante ne fonctionnait pas exactement de cette manière, et qu’il devrait rembourser plus que prévu en sortant du système par la petite porte. Mais ce n’étaient pas de laides années, c’étaient des années, voilà tout. Tout ce qu’il n’avait pas d’un côté, et qui distinguait nettement son ancienne vie du succès précoce d’Eddie, avait été compensé de l’autre par le brasier dévorant de sa quête d’art. Equilibres déséquilibrés. Les dimensions vides de son existence s’emplissaient de son acharnement maniaque, de sa capacité à ne pas s’ennuyer de faire la même chose toute la journée, pourvu que ça l’aligne avec le mal quelconque qu’on lui avait foutu dans les côtes – passion, poison, envie, rêve, chimère, il n’en dormait pas depuis si longtemps, d’avoir le jour sous ses paupières, invariablement blanc, des mondes de son gouffre intime. Il vivait avec comme une tâche de naissance. Il n’avait que ça qui soit indépendant des autres. Sa personnalité réflective, ses influences environnementales, relationnelles, les jeux de glaces – mais l’art le tançait sans passer par les autres – la brûlure n’appartenait qu’à lui – et il brûlait, à vingt-cinq, douze ou trente-sept ans, de cette incandescence plus ou moins violente qui lui avait pris les forces du sommeil pour lui donner… quoi, exactement ? Des joies qui partent si facilement – la poussière de la scène, Eddie –, des folies maniaques à tour de bras – les répétitions, Eddie, et combien de fois Bennett répétait en lui-même avant d’affronter la matière. (La meilleure chose qu’il puisse créer est toujours une défaite.) L’artiste alangui, stéréotype, torturé et tortueux, mais vaguement superficiel – n’était pas leur modèle. Ils avaient le type méthodiquement déterminé, le sculpteur captait ça à des lieues, il connaissait trop l’affaire ; ambitions dévorantes qui ne trouvaient aucune satiété, prétendument dirigées pour braver le monde – ne concernaient que la brûlure du fond du fond. Ces puits vertigineux et vivants cherchent leur complément ; n’ayant plus rien autour, ils prendront à la source. (La source c’était eux.) On meurt d’art, tu sais ça, Eddie ? (On meurt d’art.) Il était heureux avec ça. (On meurt d’art.) Si la nuit n’était que ce qu’il avait derrière les paupières ; et pourquoi avaient-ils peur, de se nouer à toute cette beauté qui n’existait pas dans le monde réel ? « Le vrai metteur en scène m’a dit texto de me débrouiller avec le spectacle puisque j’ai décidé de passer commande pour des sculptures sans l’en aviser lui, ni personne. C’est peut-être bien un châtiment déguisé, sûrement même, mais moi ça me donne juste l’occasion de montrer ce que je vaux. » Eddie le grand brûlé, hein ? La dizaine d’année qui les sépare ne suffit pas à faire de Bennett un vieillard ; mais les termes sont ce qu’ils sont, et il en reconnait les inflexions, les brutalités brutes, l’audace dégingandée qui se prophétise elle-même ; n’a besoin d’aucune religion ; se confirmera toute seule. Sans aide, sans réalisateur, sans baguette au bout du nez du jeune. Ça tombe quand, les oiseaux du genre ? Pas commun, qu’il appuyait avec la conscience de son exceptionnalité. (Il en faut, on survit pas sans ça, ils broient trop fort.) Pas commun, et la sélection naturelle tranchera. Ça tombe bien, ça tombe vite. Même ceux qu’on grave au panthéon seront tombés avant la fin. Eddie chutera. (L’oubli, le suicide, ou l’apogée d’une seconde.) Tous chuteront. Et il restera à espérer que les mouvements de l’histoire en ramènent quelques-uns sur le rivage, remuant la gloire du passé pour en faire des raisons de mémoire, dans ce qu’on appelait l’éternité, qui n’était qu’une forme sophistiquée de futur proche, toujours incertain. Ça n’a pas la flamboyance de la représentation scénique, ça n’a pas l’adrénaline furieuse avant d’entrer dans la lumière artificielle ; mais la fibre centrale est la même, et Bennett écoute Eddie avec une attention soutenue. L’âge des définitivement, de la magie, Bennett, es-tu rentré dans le système ? (Pas une question d’âge, c’est le dernier à qui on l’apprendra.) Oh, non, il n’est pas vieux… ses obsessions profondes sont fichées en lui comme des pieux depuis qu’il peut comprendre les lignes d’un dessin, et que le sentiment de l’harmonie lui a laissé son goût de paradis perdu. Ses manies sont jeunes ; elles n’ont pas bougé depuis si longtemps, l’art, gaspiller son énergie dans rien, se couper le foie de temps en temps, regarder le plafond en attendant l’absolu. Ses manies sont vieilles ; elles sont là depuis si longtemps. Et l’art avait parfois cette couleur-là ; dépassé avant d’avoir commencé, tout avoir perdu d’avance depuis le premier moment. Parce que le succès terrestre volerait en éclats, à moins d’apothéose ; que le point de départ était indépassable – le sentiment d’harmonie n’existe pas sous forme durable. Eddie écrit des chorégraphies. Elles ont un début. Elles ont une fin. « Et qu’est-ce que tu penses valoir ? » La question est doucement posée, nonchalance tranquille d’un Bennett dans son élément, qui ne pouvait faire de faux pas ; évolue à l’aise dans des réflexions qui épousent la silhouette mouvante de son esprit, les volatilités de ses grandes idées. Ce n’était pas du tout moyen de le mettre en difficulté. C’est une question toute naturelle, tant qu’on est dans le vrai, Eddie qu’on châtierait, Eddie qui prend les initiatives et conquiert le monde flambeau à la main. Le théâtre a-t-il un toit en paille ? Mais tu ne bruleras rien d’autre que toi. Bennett le sait. (Le regrette-t-il ?) Il en sourit. On meurt d’art…
Eddie a les mains libres, comme tous les oiseaux – « Et tous ces trucs parfois absurdes qu’on te demande, ça joue pas sur ton inspiration ? » Sans que personne ne pense à ma place et sans suivre de plan déjà écrit car je me sentirais plus bridé qu’autre chose. Bridé ? (Qu’est-ce qui comptait pour lui ? La liberté de se réaliser dans une œuvre, ou la sensation même illusoire d’abolir ce décalage entre ses sens et ses mondes internes ?) Il hausse les épaules comme si tous les scénarios scrupuleusement étudiés n’aboutissaient pas tous à la même conclusion. « J’arrêterai un jour. » Nécessité matérielle, excuse morale. La sculpture telle que pratiquée par Bennett n’était pas assez grand public pour se passer de compromis. Crever sous les ponts est une option romantique mais peu rentable pour ce qu’il voulait faire de ses mains. Puis des causes subsidiaires, la gratification du client, banalités comme ça. L’argument n’était pas là. J’arrêterai un jour. Pour faire quoi ? Retomber dans l’ardeur sans canalisation, la pulsion de s’extérioriser sur un canevas et de trouver tout informe à l’intérieur – difforme, mêlé, hétéroclite, chaotique. La commande effaçait le problème de la distance entre ce que Bennett était capable d’imaginer et ce qu’il pensait être capable de faire. Et la commande avait payé la dette étudiante, l’atelier. Les biberons. La commande lui encadrait l’esprit, même si elle lui écrasait les doigts ; il y a des gens, Eddie, chez qui la liberté est dangereuse. Il était libre, quand il passait sa vie à passer les articles à la caisse, fusillant de fusains du papier la nuit, et le papier sentait l’alcool, et il avait vingt-cinq ans. « On peut être plus créatif sous la contrainte. Tu as le droit d'aller plus loin que ce qu’on te demande. Tu peux montrer que ton talent ne peut pas être… ‘bridé’, » glisse-t-il avec un sourire d’ombre à peine provocatrice, à peine rêveuse, à peine pensait ce qu’il disait, à peine ralliait. Les grandes chorégraphies classiques, même si elles n’étaient sans doute pas ce à quoi s’adonnait Eddie, devaient être renouvelées mais pas trop pour survivre. Noureïev d’aujourd’hui, Noureïev vingt ans plus tôt ; le plan est le même, ceux qui l’exécutent trimeront deux fois plus pour montrer qu’ils sont à la hauteur, et même que Noureïev n’était rien sans eux, sans qu’ils le fassent exister par leur voix. Avoir les mains libres, Eddie ? Ne pas vouloir qu’on patronne ton boulot ? Mais le plan ne pense pas, et les gens qui commandent non plus, la plupart du temps. Et si Bennett se faisait l’avocat des limbes, il arguerait sans faillir que travailler sur commande se révélait parfois plus gratifiant – pour ne pas avoir honte de le faire, l’astreinte obligeait au dépassement total. Patauger dans son esprit, ou se défier de sublimer celui d’un autre ? (Bien sûr qu’il savait ce qu’il voulait dire.) (C’est un jeu, du rhétorique, de la plaisanterie très sérieuse.) Tu crées quand même pour toi, à côté, ça t’arrive ? Pierrots n’apparaissent pas dans la nuit pendant que je compte les brebis… (Il n’en regrette aucun.) « J’ai des problèmes de temps, ça reste le plus souvent… » Son geste dans l’air qui ne désigne rien, désigne le foisonnement invisible et tentaculaire de sa faculté d’image, dans le seul atelier qui ne prenait presque pas la poussière et qui n’avait pas d’adresse. Bien sûr qu’on rêve tous à son grand œuvre. Ça ressemble à quoi ? Je ne sais pas. Elle ressemble à quoi, la danse qui rassemble tout l’univers dispersé en un souffle primordial ? Elle ressemble à quoi, la statue qui dépasse en âme tout ce qui a pu être créé sur pierre, marbre, terre, verre ? Elle ressemble aux vivants. Et tout ce que je peux faire, finit à la frontière, de tout ce qui respire. « Tant que j’ai pas les mains vides, je suppose que tout va bien. » C’est une jolie manière de le dire sans mentir. « Mais toi t’en attends beaucoup. Qu’est-ce que tu feras si ça casse ? » Un si qui est un quand ; ça cassera souvent. Si tout casse...? Eddie a vingt-cinq ans. |
| | | | (#)Dim 14 Mar 2021 - 0:39 | |
| Cracks in the road that I would try and disguise He runs his scissors at the seam in the wall He cannot break it down or else he would fall
Les années filent à une vitesse folle et Eddie n'en finit pas de courir après son temps, vivant à un rythme effréné que son corps ne supportera sûrement pas longtemps encore et tentant de mener plusieurs journées en une car vingt-quatre heures, quand on s'active comme lui sur tous les fronts, ce n'est définitivement pas assez. À peine arrive-t-il à vivre de sa passion qu'il a déjà franchi le cap des vingt-cinq ans et à ce train-là c'est déjà bientôt la trentaine qui le guette, or pour un danseur dont la carrière sera courte ce n'est pas une idée dont on se réjouit. Il n'aimerait pourtant pas revenir trois ans en arrière et donner ainsi raison à Bennett sur son âge, car ces trois dernières années ont été les plus riches professionnellement parlant pour lui, même si à côté sa vie personnelle a sévèrement trinqué. Il a de toute façon fait le choix de se consacrer pleinement à la danse avec toutes les conséquences que ça annonçait, et en sachant bien aussi qu'il avancerait le plus souvent seul. Des alliés dans ce milieu c'est possible d'en trouver mais Eddie ne sait pas les garder. Il a bien trop d'opportunisme en lui pour ne pas briser ça à un moment ou à un autre et il n'est pas non plus du genre à se retourner sur ce qu'il a perdu. À part avec Clément, car leur histoire à tous les deux est particulière et douloureusement symbolique mais même avec lui sa fierté est tenace, et ne l'abandonne pas facilement. Le danseur n'a jamais rien envié au passé, il n'est pas de ceux qui déplorent le fait que c'était mieux avant et qui vivent avec des regrets. Car que devrait-il regretter alors qu'il a atteint une partie de ses objectifs en quelques années quand d'autres n'ont pas assez de toute une vie pour y parvenir ? Il n'a pas fait que des belles choses pour toucher son rêve du doigt et pourtant si c'était à refaire il n'y changerait rien. Des gars aussi déterminés on n'en croise pas beaucoup, et ce ne serait pas une tare s'il n'était pas aussi profondément individualiste à côté. Eddie répond plus que jamais au chacun pour soi et on sait où ça l'a mené, pas un jour ne passe sans qu'on lui rappelle que son ascension a un prix et qu'il payera longtemps pour ça. C'est bien beau de vouloir toucher les étoiles mais il n'y a pas de gloire éternelle, pas même pour les garçons comme lui. Tout ce qu'il risque c'est de se brûler les ailes et de sombrer avant l'heure, et quand il tombera personne ne sera là pour le ramasser. Il le sait, en a même parfaitement conscience mais s'il devait se préoccuper de ça maintenant il n'avancerait pas - et surtout il deviendrait l'un de ces êtres angoissés et fuyards que le futur effraie, quand lui s'obstine à vivre dans le présent et à le vivre intensément. Les questions de Bennett en déstabiliseraient plus d'un mais pas lui, car il est bien connu depuis longtemps qu'Eddie a réponse à tout. Connaitre sa valeur c'est identifier ses forces, et c'est éviter ce bon vieux syndrome de l'imposteur qui ne risque pas de concerner Eddie car il y a bien longtemps que la modestie ne passe plus du tout par lui. « Je considère qu'il n'y a rien que je ne puisse accomplir dans mon domaine. Je touche un peu à tout c'est vrai, mais tout ce que j'ai entrepris jusqu'à présent je l'ai brillamment fait car je n'obéis qu'à mon besoin d'excellence, ma ligne directrice c'est celle-là. » La danse est bien le seul domaine où dans sa vie Eddie ne connait pas l'échec, ni la médiocrité. Il est un ami tout sauf fiable, un fils ingrat et un petit-ami épouvantable mais il peut au moins se targuer d'être l'un des meilleurs danseurs de sa génération, et mine de rien oui ça compense. Lire la déception ou le mécontentement dans les yeux de ses proches, c'est finalement moins grave que de lire la même chose dans les yeux de ceux qui ont le pouvoir de le juger et de le finir d'un claquement de doigts. Alors il se fiche bien qu'on dise de lui qu'avec son melon il ne passe plus les portes car il défie qui que ce soit de dire où il a menti ici. Sans une bonne dose de confiance en soi c'est difficile de survivre dans ce milieu-là, où la compétition est rude et où les plus faibles se font écraser comme partout ailleurs. « Les anciens me voient comme le futur de la danse contemporaine, les nouveaux déjà comme l'exemple à suivre. Mais comment leur donner tort, moi aussi à leur place j'aurais tendance à miser sur le cheval gagnant. » Et il ne pense pas que tout le monde puisse se vanter de la même chose à son âge, sachant que tous les danseurs ne sont pas faits pour briller. Sortir du lot est déjà un exploit en soi mais il aspire à bien plus que ça Eddie, se démarquer c'est bien mais compter parmi les plus grands c'est encore mieux. Il se prendrait de sacrées tartes s'il se permettait d'avancer ce genre de discours dans les couloirs de sa compagnie où plus personne ne peut l'encadrer, alors il se lâche un peu devant Bennett qui semble se garder d'émettre tout jugement à son encontre. Il commence même à se dire qu'il l'aime bien Bennett, de quoi l'amener à réitérer son invitation de tout à l'heure. « Mais si tu veux t'en faire ta propre idée, viens voir mon spectacle. » Il étire un sourire tranquille avant de fourrer ses mains dans ses poches. Ça c'est pour voir ce qu'il vaut en tant que chorégraphe et pseudo metteur en scène, mais il peut aussi lui offrir une petite représentation de danse privée dans son studio si neuf mois c'est trop long, même s'il ne pense pas que le sculpteur meurt à ce point d'envie d'en juger par lui-même.
La suite le confronte à sa plus grande peur en tant que danseur : et après ? Sur le moment il en voudrait presque à Bennett de le forcer à y réfléchir, lui qui se plait bien volontiers à ignorer cette échéance pourtant prévisible et à laquelle, comme tous les autres, il n'échappera pas. C'est qu'il n'imagine pas sa vie dans autre chose Eddie, et il n'aime pas devoir se projeter dans un monde où il ne pourrait plus vivre de son art. Car clairement quand on lui demande ça aujourd'hui il est tenté de répondre qu'il en crèverait. Quand il prétend que la danse est la seule chose à travers laquelle il se sent réellement vivant il n'exagère pas. Il se sait fait pour danser, il en a la certitude profonde depuis qu'il a eu sa révélation pourtant tardive, à un âge où la plupart des danseurs ont déjà plusieurs années de pratique derrière eux. C'est vrai qu'il est tombé dans la marmite un peu tard tard Eddie, et c'est peut-être cette impression d'années perdues qui le pousse désormais à vouloir brûler les étapes et à rêver d'ascension express comme si le temps lui était compté. Et c'est le cas, il ne pourra pas espérer une très longue carrière alors il veut accomplir tout ce qu'il peut tant que ses jambes le portent et tant qu'il est quelqu'un. Passer simplement à autre chose et se réorienter dans une autre branche, comme l'envisage probablement Bennett une fois qu'il en aura fini avec la sculpture, lui n'arrive tout bonnement pas à l'imaginer. « Je ne sais pas. » C'est vague, ça ne répond pas à la question mais y'a-t-il seulement quelque chose qu'il puisse faire si ce n'est pas danser ? Non, ça se saurait s'il était doué pour autre chose. « Je crois que je ne saurai plus trop pour quoi j'existe. » Je ne sais rien faire d'autre. Il est sacrément pessimiste Eddie mais il est surtout tristement réaliste sachant qu'un talent il n'en a qu'un, aussi grand soit-il, alors si demain il se retrouve dans l'incapacité de danser à cause d'une blessure ou d'autre chose il ne voit pas ce qu'il fera de sa carcasse. Lancer sa propre compagnie oui sans doute mais c'est un performeur dans l'âme, pas un businessman. Et de toute façon ce qui ne cassera pas forcément connaitra quand même une fin, qui sera juste un peu moins brutale si elle arrive au moment où tout pro dans son domaine se doit de raccrocher. La retraite d'un danseur arrive généralement autour de la quarantaine et c'est un maximum, il ne peut pas espérer plus et il peut même plutôt s'attendre à moins. Car c'est un fait, avec une pratique intensive et quotidienne de la danse la plupart des professionnels sont cassés avant d'atteindre ce cap, et lui aura de la chance vu la vie qu'il mène s'il tient jusque là. Viendra un moment où il sera considéré comme trop vieux pour danser, et qu'il en soit encore capable ou non à ce moment-là n'aura pas la moindre importance. Alors il pourra certes continuer de donner ses cours et continuer d'écrire son histoire avec les gars de son groupe s'ils n'ont pas tous perdu leur fraicheur d'ici là, mais la scène.. la scène. Quand il ne pourra plus entrer en communion avec son public et partager son art comme il le fait aujourd'hui il sera fini Eddie, c'est en tout cas comme ça qu'il le ressent à vingt-cinq ans et il faut espérer qu'avec le temps il réalisera qu'une deuxième vie l'attend après tout ça. Peut-être aussi que dans quelques années il sera si rincé par ce train de vie sans relâche qu'il mène que lui-même voudra arrêter, ce qui lui parait bien évidemment inconcevable à l'heure actuelle. Il connait actuellement ce qu'on appelle le moment de grâce pour un danseur, alors ces questions-là il tâche de les mettre rapidement de côté. C'est loin, c'est dans longtemps, voilà ce qu'il se dit. Et l'amour dans tout ça ? Et les enfants ? Difficile d'y penser ici alors qu'Eddie s'y destine comme beaucoup, et n'a jamais totalement exclus d'en passer par là un jour lui aussi. Ce n'est juste pas conciliable avec sa carrière vu ses ambitions et le fait qu'il consacre la moindre parcelle de sa vie à la danse, alors si ça doit se faire ce sera dans un second temps, il suppose. « Si ça n'avait pas été la sculpture, ç'aurait été quoi pour toi ? » Poser des questions auxquelles il ne serait pas capable de répondre lui-même, c'est un concept. Bennett a reconnu qu'il arrêterait un jour et il ne sait pas si la sculpture a été son premier amour, ou bien une vocation tardive. Il peut peut-être revenir à une chose ou s'essayer à une autre, après tout pourquoi tout le monde devrait être aussi fataliste que lui quand la vie foisonne de terrains à explorer.
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| | | | (#)Mer 24 Mar 2021 - 0:22 | |
| Les mains de Bennett retrouvent la texture familière du bois lorsqu’il s’adosse à l’une des tables qui parsemaient l’atelier, ilots. Environnement antihumain, quelque part, défiant par l’inerte la suprématie du mouvant – la supériorité numérique et esthétique du travail matériel sur les deux silhouettes n’a de cesse de faire d’eux les vestiges, et des Pierrots, les acteurs. C’est aussi comme ça que finissaient les danseurs à la retraite, sans doute. Empaillés dans des musées vidéographiques, cernés par les images de leur apogée, engloutis par un temps destiné à ne jamais revenir sur ses pas. Ce qu’il a pris, le noyau étincelant, le génie, le labeur, quoi que ce soit. Ce qu’il a pris. Fumée. Bricoles. Antiquités, passé quoi ? Trente-cinq ans ? Moins une torsion funeste, un accident quelconque… il n’y connaissait rien, se fiait au sens indéfini qu’il avait pour toute forme de langage non-utilitaire, non-administratif, non-informationnel ; seul critère d’authentique création, etc, etc, Bennett est quelqu’un d’essentiellement rébarbatif. Sa roue de pensée n’avait pour fonction que de complexifier le réel. L’image subliminale entraperçue par des portes cryptées de l’esprit prenait chez lui des dimensions phénoménalement gaspillantes ; et ces ressources engagées dans l’étude extensive du détail, étaient perdues pour la destruction du monde. De toute façon, on ne l’y rappelait pas. L’univers resterait sans adversaire, les mains libres dans sa paisible entreprise de répartition des triomphes et des décadences, qui toucheraient ultimement, les danses d’Eddie. Le toucherait lui ? Il n’était pas en haut, pas sur scène, pas produit ; ne pouvait trébucher sur un public et une attente. Tomber, mais en lui-même seulement, ce qui offrait une certaine marge de profondeur ; mais n’avait certainement pas la même couverture médiatique que la défaite annoncée du futur de la danse contemporaine. C’était pas un môme livré à lui-même, ça puait l’encadrement – oh, voilà qu’il allait faire le sociologue à lunettes tordues ; mais certains réflexes, certains regards, que Bennett se croyait en capacité d’interpréter, portaient les marques subtiles d’une éducation particulière. A moins qu’il ne fasse fausse route, l’intellectuel sans diplôme, et sa science confuse des comportements humains ; mais quelque chose de la dégaine du danseur, de son exposé de ses qualités, de sa hiérarchie de valeurs, ne transpirait pas le laxisme. « Les anciens me voient comme le futur de la danse contemporaine, les nouveaux déjà comme l'exemple à suivre. Mais comment leur donner tort, moi aussi à leur place j'aurais tendance à miser sur le cheval gagnant. » Ça devait ressembler à ça, d’être un prodige – c’est terriblement risible, c’est terriblement compréhensible ; qui n’a pas envie de toucher l’ampoule du doigt ? Qu’elle soit bouillante jusqu’aux cloques, qu’importe ? Ce n’est qu’une ampoule, pas vrai… Pas vrai. Galaxies pailletées qu’il entrevoyait dans les mots d’Eddie, balafrées d’intransigeance, marchandage de l’habileté du corps, dictature du spectateur qui n’en sait pas assez, ou qui en sait trop, cible de présomption ou de séduction, selon le sens des flatteries. Tout cela, dans le triste terme du marché, condition commune des deux individus, main arbitraire régissant les carrières. Les impulsions données le long de ses os importent peu ; tantôt rationnelle, tantôt allumée d’une brusque fureur, envoutée de quelque nouvelle pré-étoile qui pensera dominer la vague dont il n’est que la plus petite particule. La surprise, pas plus que le mépris de cette arrogance ne se bousculent sur la figure attentive de Bennett. Aucune vanité, aussi creuse soit-elle, ne pouvait lui faire froncer les sourcils, si elle était sincère – tout ce qui est humain, tout ce qui est vrai, a sa fascination ; et Eddie ne ment pas, tout ce qui n’a même pas besoin de le trahir au beau milieu de sa diatribe le trahit quand même, aura d’exaltation au doux goût de paradoxe, pragmatique et illimitée. « Mais si tu veux t'en faire ta propre idée, viens voir mon spectacle. » L’esprit promotionnel, la fidélisation cliente. On lui apprenait ça, à lui aussi, lorsque les consommateurs du samedi ne daignaient même plus lui adresser un regard au sortir de leurs courses. « C’est une autre victoire à ton tableau, de me faire sortir d’ici, » confirme avec amusement le sculpteur, aussi enfermé que le danseur était exposé ; confiné, pour ainsi dire, plus encore dans la pièce de son esprit que dans l’atelier qui le reflétait. Quant à se faire un avis, les critiques tranchées du plus vieux ne feraient pas exception à une telle opportunité. Qu’il connaisse les codes ou qu’il les découvre tout juste, sa capacité à émettre un jugement sur n’importe quel objet était à peu près dépourvue de frontières ; Eddie aurait l’avis bourré de contradictions du méconnaisseur le plus acerbe de la salle. Le plus enthousiaste, lorsqu’on l’y poussait malgré lui. Et tant de publicité ne pouvait pas être mensongère, n’est-ce pas ?
Si Bennett se faisait l’avocat des modérés, c’était par simple jeu de rôle. Toute sa fidélité allait à l’extrême, même lorsqu’il n’était pas le chemin le plus court. Le sculpteur irait-il donner des conseils de vie, de l’assistance sociale ? Eddie majeur et vacciné, rien n’est plus loin de l’idéologie du trentenaire que d’inciter au retranchement. Contrainte… restriction… prudence… les calculs ne tiennent pas, il n’y a que l’élan. Prendre son astre au cou et s’y tenir – le cheval gagnant n’avait pas besoin de son aide pour appliquer la maxime, et l’attitude de Bennett consistait d’observation intéressée. « Je ne sais pas. » Première fois que le discours serpentin et agile se heurte dans sa course aux honneurs ; humilité serait trop dire, supposons conscience. La clarté de la parole fait plaisir au sculpteur. L’admission sans concessions du nœud crucial est d’une valeur autrement plus importante que les bravades et la crânerie. « Je crois que je ne saurai plus trop pourquoi j’existe. » (Bennett hoche la tête, son silence parle.) Espèce à arracher du sol, espèce idiote, espèce égoïste et débonnaire dans l’exacte même seconde, déterminée à léguer le grand œuvre au patrimoine général à condition d’y lier toutes ses veines, branchées, fusionnées, avec du ruban adhésif sur son nom d’artiste – en lettres de pure lumière sur le panthéon d’outre-tombe. Qu’est-ce qu’on s’étonne que ça meure vite ? C’est fait pour s’essouffler, ça n’attendra pas longtemps, c’est impatient, ça gigotait salement à trois ans trois quarts de ne pas avoir une planète à son nom, et puis ça regardait les voûtes élevées d’un œil rond de méfiance et de superstition. Espèce à laquelle il appartenait aussi, mais c’était trop évident, trop évident – quatre Pierrots ? « Si ça n’avait pas été la sculpture, ç’aurait été quoi pour toi ? » Ha, ha. Ha. Elle est risquée, mais exquise, une fois qu’on l’a, non, vraiment, juste assez subtile, et puis là, on comprend, elle est incroyable. De ? Ce ? Pas une plaisanterie ? Oh. Les signaux de Bennett sont apparemment trop discrets, son ordre de vie méticuleux fait écran sur l’évidence – il a douze ans de plus, et pas grand-chose de plus. Pas la sculpture ? Alors il chercherait encore, il n’existerait que pour chercher. Il aurait pas persisté dans le foutu dessin, ça l’emmerdait, à la fin, ça lui rappelait les mauvais temps, tenir un crayon, si ce n’était pour en faire sortir la Cène de Vinci ? Quel intérêt ? Ou bien il aurait persévéré, il aurait tenté sa chance quand même, en fin de chandelle, espéré que la postérité révèle un brio que personne n’avait jamais vu dans ses dessins. Le perfectionnisme de Bennett est moins foudroyant que celui d’Eddie ; latent, inscrit dans le temps long de l’existence au lieu des succès qui rutilent en roulant des épaules. Il ne cherche pas la gloire – le temps des sculpteurs est passé, on ne se réveillera plus dans l’ancien monde qui aimait vénérer ses idoles en trois dimensions ; il se contentera modestement de la perfection close sur elle-même, d’une seule œuvre absolument géniale, laissée en testament pour qu’on dise que c’était dommage qu’il soit parti si tôt, et ces gens-là mentiraient, car il ne serait pas tôt, car s’il y arrivait c’est qu’il y aurait passé soixante-quinze ans et quatre mille autres dans sa tête – insomnie compte triple. « La billetterie de ton spectacle, » qu’il lâche en levant les yeux sur l’angle entre mur et plafond, vaguement satisfait de l’ironie tragique du destin. La spirale des métiers qui l’horrifiaient avait duré longtemps, Bennett caissier, Bennett employé de pacotille, Bennett dans tout ce qui pouvait lui procurer sa subsistance le temps de, le temps de. Le temps de ? Et si le temps n’était pas venu ? Pourquoi pas, vendrait des places pour voir l’excellence, se rongerait les ongles à la racine de trahir ses forces dans cette angoissante monotonie que lui évoquait le mot travail. Terreur gamine, révolte de l’âge du non, pupilles rivées on ne sait comment sur des choses tellement éloignées et tellement belles – c’est comme les mômes quand ils sourient, ils ne vous sourient pas, ils ne vous voient pas ; ils voient au-delà, c’est quelque part dans le mur, quelque part où vous n’êtes pas. Où vous feriez mieux d’être. Que vous avez manqué. « J’ai fait une école d’art, j’aurais peut-être fini prof, » et le mensonge a le goût du sucre dans la bouche de Bennett qui n’a rien fait du tout, si ce n’est mettre fin à quelques années estudiantines d’un comportement abominable dans l’institution qui aurait pu lui fournir le filet de sécurité professionnelle dont il manquait aujourd’hui. Quant à finir – la vocation de transmission, paravent de tous ces gens d’art en caste fermée, lui était fondamentalement étrangère. On finit professeur, et Bennett à trente-sept ans n’est pas autre chose qu’une âme puérilement antiscolaire, revêche aux systèmes auxquels il n’avait fait aucune marque d’allégeance ni effort d’adaptation. On finit professeur ; lorsqu’on échoue à ce pour quoi on est là, l’idée est restée marquée au fer rouge en lui, souvenirs de théoriciens de l’Art en chaire magistrale, symboles d’un échec retentissant qu’il n’y avait que lui pour trouver insupportable. Fallait bien n’avoir pas beaucoup, pour se raccrocher à de telles rancunes ; mais bien sûr qu’il n’a pas grand-chose. « T’es pas sculpteur si t’as autre chose. » Bennett peut regarder la mer et se sentir en vie, regarder la mer et se sentir tout à fait mort ; dans le perpétuel ressac de passions contraires qu’il ne faisait, au fond, qu’observer se battre ; il cherchait un cran au-dessus du tourment et du plaisir ; un cran au-dessous de la foi. Et cela donnait cette indétermination envahie de brumes flottantes, floutées, entre mystique de l’Art et dérision de tout, regard apathique sur la réalité et pénétration saisissante, inépuisable, de cette réalité, et, et, et Bennett ne savait pas lui-même ce que ces mots voulaient dire. Ce qu’il essayait d’exprimer. Ce qui le faisait parler alors que le silence le résumait, en tout et pour tout, mieux que la phrase la plus limpide qu’il inventerait jamais. Touche à tout par défaut, à la recherche de quelque chose qui ne s’épuiserait pas comme le reste s’effritait – les principes, les volontés, les maximes et les convictions. « On verra si ça vaudra quelque chose d’avoir travaillé pour Eddie Yang dans quelques années. » Une ligne au curriculum qu’il espérait ne plus jamais avoir à présenter à qui que ce soit. Comme on dit, une… expérience… le jargon le faisait rire, les expressions creuses. « Si les gens t’applaudissent toujours. » Tendrement cynique, si peu à côté de ce qu’il pouvait pour lui-même. « J’imagine que ça doit être ça. Quelle tête ça aurait, de faire ça brillamment, si personne n’applaudit. » Ça doit être ça, ton truc. Voir quelque chose dans les rangs qui se lèvent, se sentir porté. Puisque ce que tu fais s’évanouit en même temps que tu le fais ; puisque tout s’écoule et que le rideau tombe en avance. Qu’est-ce qu’il reste, à part le regard des gens rivé sur le cercle éblouissant ? Si personne n’applaudit, si personne ne suit l’exemple. Si Eddie n’était plus le futur. Si l’art redevenait un face-à-face avec soi-même, au lieu d’être une représentation publique, dénaturée ? |
| | | | (#)Ven 2 Avr 2021 - 0:46 | |
| Cracks in the road that I would try and disguise He runs his scissors at the seam in the wall He cannot break it down or else he would fall
Eddie n’en a probablement pas l’air comme ça, mais il revient de loin. Cette assurance affichée et jetée à la figure de tous ceux qui sont prêts à l’écouter parler de lui avec un grand L aujourd’hui il l’a longtemps enviée à d’autres, quand il n’était encore pas capable de regarder quelqu’un dans les yeux et que sa confiance en lui frôlait l’inexistence. Le Eddie d’il y a douze ans n’en reviendrait pas de voir ce qui l’attend, il ne se reconnaîtrait pas dans ce jeune adulte bourré d'aplomb et à raison, car il ne doit pas exister d’évolution plus radicale que celle-là. Il n’a pas simplement grandi Eddie, des ailes lui ont littéralement poussé un beau jour. Il était une pauvre petite larve et s’est métamorphosé en un somptueux papillon, tenté de voler toujours plus haut, mais au règne très éphémère. La danse est arrivée dans sa vie au moment où il se cherchait le plus et est venue tout y chambarder, ses insécurités de gosse paumé et dépourvu d’intérêt pour quoi que ce soit comme les attentes de ses parents. La danse c’est l’ennemi pour eux, cette passion née on ne sait trop comment a anéanti les projets qu’ils nourrissaient pour Eddie depuis sa naissance. Quand ils ont compris qu’il enverrait valser les traditions et leurs grands desseins ils ont très vite misé tous leurs espoirs sur sa sœur, plus docile et bien plus intéressée par les études, aussi. Mais ils ne lui ont jamais pardonné ces ambitions anticonformistes et ce besoin constant de sortir du cadre, lui qui s’évertue désormais à ne rien faire comme tout le monde. Ce n’était en principe pas ce qui était écrit pour lui mais c’est le destin qu’il s’est choisi, et il a le sentiment que sa vie a véritablement trouvé son sens le jour où sa révélation pour la danse a eu lieu car il s’est longtemps demandé ce qu’il allait faire de sa peau, Eddie. Et à présent il ne pourrait pas être plus sûr de lui, de ce pour quoi il est fait et de ce qu’il vise. À partir du moment où il l'a su tout s’est enchaîné très vite, peut-être même trop vite pour qu’il en soit amené, à vingt-cinq ans, à combiner son travail de danseur, ses nouvelles fonctions de chorégraphe et ses cours. C’est comme s’il n’avait pas pris le temps de progresser dans les règles et avait voulu tout rafler d’un coup - ce qui lui ressemble bien, il faut le dire. Le Eddie des débuts, que les plus anciens ont connu avec ses cheveux noirs et ses survêtements d’un goût douteux, avait certes de grandes ambitions mais il ne s’imaginait pas forcément endosser le costume de professeur un jour, ou tout du moins pas si tôt. Le fait est qu’il n’a pas su sacrifier une option pour en privilégier une autre, dès lors que c’était possible il se devait de le faire et c’est comme ça qu’on se retrouve à son âge sur tous les fronts à jongler entre différentes casquettes et susceptible de s’user avant l’heure. Car ce n’est pas une vie qu’il mène Eddie, il se plaît à le croire car il a enfin l'impression d’avancer vers un but qui en vaut la peine et d’écrire une histoire qui comptera toujours quand lui ne sera plus là pour la raconter. Mais dès qu’il se pose cinq minutes pour y songer il se rappelle qu’il est coincé ici, qu’il a fait le choix d’une existence où la solitude le guette en permanence et qu’il a aussi abandonné sa conscience et sa liberté pour s’assurer le succès et la satisfaction d’avoir tout donné quand il le pouvait. Le prix à payer pour concrétiser son rêve, et forcément vu sous cet angle il relativise. Aucun de ces sacrifices ne sera vain, il le croit et s’en persuade même très bien. Alors oui il revient de loin Eddie, et il n’a vraiment pas fini de creuser le fossé avec l’ancienne version de lui-même à laquelle il ne reviendrait pour rien au monde. Il ne lit pas aussi facilement dans les yeux de Bennett qu'il peut habituellement le faire avec d'autres, car ce regard ne trahit pas grand-chose des pensées du sculpteur. Ce dernier parait neutre face à son petit numéro pour se vendre mais neutre, on ne l'est jamais vraiment n'est-ce pas. Eddie est tellement habitué au fait d'être jugé et catalogué dès qu'il a le malheur de respirer que ces silences le rendraient presque méfiant, et en même temps si leurs échanges depuis quelques semaines lui ont bien appris une chose c'est que Bennett n'est pas un grand bavard. Tout compte fait ça lui convient, il préfère être malmené dans les pensées de son interlocuteur plutôt que celui-ci lui dise tout le mal qu'il pense de lui à voix haute car ça en devient vite fatigant pour lui, ça l'oblige à écouter et même à répondre, puisque le danseur a la fâcheuse tendance de ne jamais laisser le dernier mot aux autres. Le sculpteur évoque le fait de le sortir de son atelier comme un exploit de plus qu'Eddie pourrait accomplir, et tout de suite il est tenté de le voir comme un nouveau challenge à relever. Plus personnel qu'il n'y parait celui-là, car il adorerait pouvoir se dire qu'il a ouvert les portes de son monde à Bennett et que celui-ci a accepté de quitter le sien pour l'y suivre. C'est de sa passion que l'on parle après tout, il n'y a rien de plus satisfaisant pour lui que de gagner l'intérêt des non-initiés. Même si ce n'est que le temps d'une soirée et qu'après ça il ne remet plus jamais les pieds dans un théâtre, une part de lui brûle d'envie de montrer de quoi il est fait au sculpteur et Eddie ne s'accrocherait honnêtement pas à cette idée s'ils n'avaient pas tous deux leur propre sensibilité et une approche très différente de leur art respectif. C'est ça qui l'intéresse surtout, apporter un autre genre de regard aiguisé sur son œuvre et jouer de ce contraste entre le statique et le vivant qui les rend prétendument inassimilables l'un et l'autre. Leurs deux mondes en totale opposition qui peuvent malgré tout se rejoindre quelque part, il en est persuadé. Le danseur ne craint pas l'exigence de ce nouveau public, il ne se serait pas accordé toute cette promo s'il doutait une seule seconde de lui et de ce qu'il va présenter dans neuf mois. Ce spectacle existe à peine sur le papier à l'heure où il en parle déjà comme d'un show éblouissant qui bouleversera tout un chacun car il est comme ça Eddie, il part du principe que le pari sera relevé car il en a décidé ainsi. Les aléas qu'il pourrait rencontrer d'ici là ce n'est vraiment pas son affaire actuellement, et heureusement qu'on ne meurt pas d'un excès de confiance car sa tombe il l'aurait creusée depuis longtemps sinon.
En voilà une réponse qui le déconcerte. Il n'y a pas de sots métiers, pas plus de mérite dans le fait d'embrasser une voie plutôt qu'une autre selon lui et prétendre le contraire irait dans le sens de ceux qui voyaient la danse comme une triste alternative au fait d'avoir négligé les études, comme s'il s'y était jeté à corps perdu à défaut d'être capable de mieux. Un métier à responsabilités allant de paire avec un prestigieux diplôme comme son père par exemple, et c'était justement la voie tracée pour lui à l'origine. Pourtant il ne peut pas se résoudre à imaginer le sculpteur tenir la billetterie du Southern Cross Theater quand il voit la magie qui opère entre ses mains aujourd'hui. Du potentiel gâché à coup sûr, qui s'est peut-être révélé sur le tard comme pour lui mais qu'il aurait été bien dommage de garder pour soi. Le monde regorge de talents méconnus, entre ceux qui peinent à se faire un nom et ceux qui n'essaient pas. On cherche l'ombre ou la lumière, on est fait pour l'un ou pour l'autre mais il faut en tout cas du courage pour se lancer et décider de vivre de son art - et pour Eddie, de sa passion - sans savoir si ça va marcher et si ça marche, pour combien de temps. C'est le courage qu'Alexis n'a pas eu au temps de leur relation, elle n'a pas osé montrer ses peintures à un monde pourtant prêt à les voir et il pensera toujours qu'elle est passée à côté de quelque chose en laissant sa peur du jugement des autres prendre le dessus. À côté de quoi exactement il ne sait pas, mais pour le savoir il fallait tenter. Eddie s'abstient de préciser que prof était l'une des options envisagées pour lui au départ lorsque ses parents pensaient encore détenir le contrôle de son avenir, car c'est une profession que les coréens chérissent beaucoup. Professeur des écoles plus précisément, et ça n'a effectivement rien à voir avec le genre de cours que le danseur dispense aujourd'hui. Il le garde pour lui parce que Bennett a l'air de penser que ça ne vaut pas grand-chose, et qu'on finit un peu là-dedans par dépit. L'école d'art par contre il y croit, peut-être à tort mais ça lui permet de répondre aux questions qu'il se posait jusque là quant à comment on devient sculpteur. Après tout qu'est-ce qu'il y connait lui ? Il y a bien aussi des gens qui pensent qu'on devient danseur comme ça, dans une démarche d'autoproclamation alors qu'il s'est tapé trois années de conservatoire en études chorégraphiques pour justifier d'en être un Eddie. Beaucoup pensent que les artistes évoluent en dehors du système et n'obéissent qu'à des lois marginales, mais lui n'aurait clairement pas pu prétendre intégrer une compagnie comme la Northlight ou ne serait-ce qu'en passer les sélections s'il n'était pas ressorti du conservatoire avec un diplôme en poche il y a cinq ans. Et avec les honneurs, en prime. « On ne le saura jamais. » il vient conclure dans un bref haussement d'épaules car Bennett est sculpteur et pas autre chose. La question s'est sûrement posée autrefois mais il lui souhaite qu'elle ne se pose plus, tout comme il souhaite personnellement ne pas devoir songer à une reconversion qui lui fait tout sauf envie. Ils sont à leur place, ils n'en envient pas une autre et ce n'est pas du tout dit qu'ils soient doués dans un autre domaine. Pas doués comme ils le sont aujourd'hui, l'un avec ses mains, l'autre avec son corps. Il étire un sourire tranquille quand Bennett lui donne rendez-vous dans quelques années pour voir si bosser pour lui aura de la valeur. Puisqu'il convient à nouveau de se projeter dans le futur Eddie espère qu'il sera d'ici là parvenu à marquer le monde de la danse contemporaine de son empreinte avec ses réinterprétations et ses créations, c'est même presque plus important qu'on retienne ce qu'il a accompli plutôt que son nom car il vise une survie de son art dans le temps, et de quoi inspirer les prochaines générations de danseurs. « T'auras fourni les éléments de décor pour mon tout premier spectacle, ça vaudra toujours quelque chose ça. » Au moins pour lui. Cette collaboration revêtira encore un caractère hautement symbolique pour lui dans quelques années, Eddie peut bien se permettre de s'avancer là-dessus. Il n'oubliera pas ce Pierrot même quand il aura d'autres créations à son actif, peut-être plus abouties, peut-être plus à même aussi de convaincre son public. La première marque toujours d'une façon bien particulière, qu'il le veuille ou non Bennett fait maintenant partie de l'Histoire. « Autant danser devant une salle vide, l'effet sera le même. » Les applaudissements comme le souligne Bennett, ou toute autre forme d'enthousiasme manifestée par son public, c'est récompenser un artiste pour la peine qu'il s'est donné plutôt que pour son talent. Il en redemande Eddie quand le spectacle se termine car il estime les mériter, c'est aussi l'instant de vérité pour lui, c'est là qu'il sait s'il a bien fait son boulot. C'est un moment qu'il n'affronte jamais seul et pourtant qu'il s'approprie personnellement car il y trouve son compte en tant qu'artiste, avant d'y trouver son compte en tant que membre d'une troupe. Finir une prestation dans un silence il ne peut vraiment pas l'imaginer mais ça doit à peu de choses près ressembler à ça, le comble et l'enfer pour tout performeur. « Je te laisse bosser si tu veux. » il propose surtout pour la forme, car il a à vrai dire déjà décidé qu'il n'allait pas tarder à lui fausser compagnie. C'est qu'il se sent un peu inutile dans cet atelier Eddie maintenant qu'il a donné ses petites corrections à Bennett pour la lune et validé l'une des versions du Pierrot. Le sculpteur n'a déjà pas compté les heures passées sur les maquettes du bouffon, l'idée n'est pas de lui voler davantage de temps sachant qu'il ne doit pas être son seul client, mais qu'il doit être l'un des seuls par contre qui s'éternisent dans son antre. « T'as mon mail, tu m'informes quand il y a du nouveau pour Pierrot ? Je risque d'être pas mal pris pendant les prochains jours mais tente quand même. » Enfin c'est une estimation très optimiste et sûrement pas très réaliste du temps que ça pourrait lui prendre, bien sûr Bennett est libre de le recontacter dans deux ou trois semaines si la confection du Pierrot à sa taille définitive lui demande au moins ça. Il peut attendre Eddie, comme il a pu lui dire la grande première est prévue dans neuf mois alors rien ne presse. La danseur qui s'était jusque là dégoté un petit spot dans un coin de l'atelier dont il n'avait plus bougé recommence à se mouvoir à l'intérieur de celui-ci, signe que son temps ici est officiellement compté.
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| | | | | | | | nothing is ever lost in the name of art (eddie) |
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