Peut-être que ce n’était qu’un cauchemar et que son réveil ne va pas tarder à sonner. Peut-être que c’était une hallucination et que personne n’est venu toquer à la porte. Peut-être qu’il est installé à son bureau, tellement perdu dans ses pensées qu’il a imaginé toute cette scène. Peut-être qu’il a eu un accident sur le chemin le menant à son agence et qu’il est actuellement dans le coma. Peut-être qu’il a été enlevé par les extraterrestres et qu’ils le torturent de cette façon-là. Oui, il a vraiment passé en revu toutes les situations possibles pour justifier ce qu’il vient de se passer, pour repousser le moment où il le croira sincèrement, cruellement. Un homme est venu jusqu’à chez lui, lui a rendu ses propres vêtements et est reparti. S’il devait décrire la scène, il n’utiliserait pas ces mots-là. Un homme est venu jusqu’à chez lui, a pointé une arme sur son mariage et n’a pas hésité à tirer. Il entend encore le bruit assourdissant des balles – des mots – de cet inconnu. Il a dégainé plusieurs fois : il pensait tomber sur Olivia, il avait besoin d’un rechange. Il a l’impression de revivre la même soirée qu’il y a quelques mois, quand il attendait son retour après leur dîner avorté. Installé dans le canapé, il fait tourner son alliance autour de son doigt et se souvient. Il s’était demandé pourquoi il s’infligeait une telle douleur, pourquoi il acceptait de la perdre, jour après jour, sans lever le petit doigt. Il s’était demandé pourquoi il essayait de sauver leur mariage alors qu’elle ne le désirait plus – ni le mariage, ni lui. Il pensait avoir obtenu ces réponse à son retour, ils avaient enfin eu une véritable discussion : il avait su lui ouvrir son cœur, elle s’était efforcé de ne pas fermer les yeux, de ne pas reculer, de ne plus baisser les bras. Maintenant qu’il y repense, il voit bien que ça n’a pas été suffisant. Quand il retrace leur parcours de ces derniers mois, il n’y a rien qui va, ça n’a été qu’une succession de retrouvailles : il n’a jamais cessé de la perdre, finalement. Il pensait enfin se relever, avec elle. Il pensait qu’ils allaient y arriver, malgré les épreuves, malgré les mésententes. Il se rend compte que non, qu’ils n’ont jamais été sur le chemin de la guérison, que ça a continuellement été une chute : elle était lente, tellement qu’elle en était devenue imperceptible. S’il s’en rend enfin compte, c’est parce qu’ils viennent de s’écraser, de toucher le fond, d’imploser.
La télévision crie devant lui mais il ne l’entend pas. Loki dort à ses pieds mais il ne lui prête aucune attention. Il n’y a que son alliance, entre ses doigts, qui compte. Qu’elle et son cœur qui saigne, qu’elle et ses pensées qui fusent. Il a fauté, lui aussi. Il sentait les pulsations dans ses tempes, il avait les jambes qui tremblaient, il souffrait de ne pas être avec elle, du fait qu’ils ne se comprenaient plus. Ça n’a été l’erreur que d’une seconde seulement, avec la mauvaise personne – évidemment. Est-ce qu’elle peut en dire autant ? Est-ce que cet homme n’était que l’erreur d’une fois ? Est-il le seul ? Est-il un parfait inconnu ou ont-ils des liens solides, comme il peut avoir avec Yasmine ? Il se pose toutes ces questions sans savoir s’il réussira à les verbaliser, face à elle. Sans savoir s’il arrivera à l’accuser de quoi que ce soit. Sans savoir si ça en vaut véritablement le coup. Et s’il se fait des films, s’il brise le peu de confiance qui demeure entre eux ? Si elle se braque, si elle décide de s’en aller ? S’il gâche tout en ayant des peurs que seuls les couples d’adolescents devraient avoir ? Il n’a jamais été plus perdu qu’aujourd’hui, il n’a jamais été aussi sûr non plus. Il refait glisser son alliance le long de son doigt quand il entend la porte s’ouvrir : ça fait des heures que l’homme est parti, des heures que la pile de vêtements est sur la table basse, des heures qu’il attend ce moment. Le blond se lève, le chien le suit du regard : est-ce qu’il arrive à ressentir toutes les émotions de son maître ? Jacob a l’impression que oui, la bête a passé son après-midi allongée à côté de lui, la tête sur ses genoux. Il regarde un instant dans le salon, pour vérifier qu’il n’a rien laissé traîner derrière lui. Dire qu’il a pris la nouvelle calmement serait une énorme blague, il est d’ailleurs assez content de vivre dans une maison et de ne pas avoir de voisins trop rapprochés. Il ne savait pas qu’il avait toute cette rage en lui, et pourtant. Certains meubles étaient encore par terre il y a quelques minutes, ce n’est qu’en début de soirée qu’il a su se raisonner, qu’il a tout nettoyé, tout ramassé. S’ils vivaient dans un film, il le saurait depuis longtemps : ils ne se disputent pas en lançant des assiettes, ni en saccageant la maison de l’un et de l’autre – surtout pas là, alors qu’ils vivent ensemble. Il hausse mollement les épaules en voyant que rien ne semble avoir bougé – peut-être que finalement, il l’a rêvée, cette partie où il cassait tout. Et il s’aventure dans le couloir pour la rejoindre dans l’entrée, sans réellement savoir ce qu’il va dire, ce qu’il va faire. T’es là, c’était il y a quelques mois, quand il appuyait sur toutes ses présences pour repousser ses absences, pour qu’elle se rende compte à quel point elle n’était jamais avec lui. Dans l’encadrement de la porte qui mène au salon, il s’arrête et la regarde se débarrasser de ses affaires. Est-ce qu’elle a passé une bonne journée ? Est-ce que l’homme l’a appelée pour lui dire qu’il est tombé sur son mari et non sur elle ? Est-ce qu’elle a mené une enquête à son terme ? Parce que lui, il pense que oui. Il fronce les sourcils en se rendant compte ne pas être habité par le même sentiment que d’habitude. Depuis quinze ans, à chaque fois qu’il la voit après une séparation de plusieurs heures, il se sent rassuré, mieux, à sa place. Là, il se sent presque anxieux, en colère, dans un flou total. Olivia. Il dit, après s’être raclé la gorge pour marquer sa présence. Il faut qu’on parle ; c’est ce qu’il devait dire, formule initiatrice d’une phrase dévastatrice. Je veux qu’on se sépare ; ce sont les seuls mots qui sortent, et il n’avait pas vraiment prévu ça. Toutes les questions qu’il se pose, toutes celles qu’il aimerait lui poser à elle, tous les doutes qui l’assaillent, tous ceux qu’il a réussi à évacuer ; ils se sont transformés en cette phrase, en un simple résumé : il commence par la fin, sans trop savoir où ça va les mener.
Olivia Marshall & @Jacob Copeland ✻✻✻ La notion même de temporalité semblait avoir changé, aujourd’hui. Presque trois ans passés en un clignement de yeux, le drame frais comme au jour premier, le temps courant jusqu’à aujourd’hui sans que ses effets n’aient été en rien bénéfiques, nullement salvateurs. Trois ans comme trois minutes et les années à venir espérées comme similaires, expéditives de préférence car à quoi bon flâner, pourquoi donc s’éterniser ? L’essentiel de notre tâche avait eu lieu, puis s’était achevé de la plus inconcevable des manières. Qu’il y avait-il d’autre d’important désormais, de suffisamment précieux sachant justifier le prolongement d’une vie que l’on n’imaginait pas sans elle ? Trois ans comme trois minutes, là. Comme une éternité, ici. Trois ans mis en suspens de mon côté, et notre mariage également, je m’en étais assurée. L’éloignement et la distance pour ne pas avoir à faire face à qui surviendrait certainement autrement, le silence et l’immobilisme pour ne pas succomber à ce qui fulminait en réalité, en dessous. Trois ans de pause pour ne pas avoir à réaliser ni à accepter que durant ce temps, le monde n’avait su que continuer, se poursuivre indéfiniment, lui et son tracé sans origine ni fin. Lui qui n’avait besoin ni de nous ni de June pour se maintenir et prolonger son axe, sa ligne régulière et droite, insupportablement droite. Trois ans de pause durant lesquels je n’avais laissé d’autres choix à Jacob que celui de faire de même, la mise en demeure implicite d’accepter ou de partir, de consentir ou de sonner notre fin. J’avais imposé le temps d’arrêt, oui, et il en avait fait de même avec tout ce qu’il gardait au fond de son cœur, tout ce qu’il espérait pour nous, tout ce qu’il me reprochait de ne plus savoir nous accorder. Son indulgence sans effet, ce fut finalement sous la menace de son impatience que j’avais cédé, accepté la remise en mouvement. Je me rendais compte, avec le recul, de l’absurdité de l’espoir semblant avoir été le nôtre ; celui insensé de ne pas reprendre là où nous nous étions arrêtés, celui ambitieux de sauter toutes les étapes et d’arriver au renouveau sans avoir à affronter les épreuves déniées jusqu’à présent. Tout n’avait qu’à être oublié pour que tout puisse être reconstruit à nouveau. Tout n’avait qu’à être surmonté pour que les espoirs puissent se réaliser, ceux que nous nous étions soufflés en ayant l’air d’y croire, ceux que nous nous étions promis pour que notre futur puisse de nouveau s’inventer, se modeler, s’accorder aux rêves de notre vie n’ayant pas été détruite, pas totalement.
Mais l’inertie, fût-elle temporaire, était-elle capable de passer sans laisser de trace, de libérer sans avoir jamais entravé ? La réalité se révélant tout autre était-elle surprenante ? Jacob n’avait pas attendu, en réalité, n’avait fait que prétendre. Jacob avait continué à vivre, attendant simplement que je me décide à en faire de même et à le rejoindre, convaincu certainement que cela suffirait pour passer outre ; je croyais en sa volonté réelle d’honorer chacune de nos promesses, hier encore. Mais hier n’étant plus, aujourd’hui survenait. Aujourd’hui où la pause cessait et la trêve aussi ; aujourd’hui où tout revenait, dans le plus grand des désordres. Rien n’avait plus à être ignoré et tout se devait d’être vécu, en accéléré puisqu’il le fallait pour rattraper ce qui n’avait été qu’ajourné durant trop longtemps. Peut-être avais-je cherché à me prouver quelque chose, à lui plus qu’à moi, persuadée qu’il me suffisait de le vouloir du plus profond de mon cœur pour que tout redevienne possible, persuadée qu’il me suffisait de prendre sur moi et de me surpasser pour réapprendre à vivre ; vivre à son rythme. Cela faisait des mois, désormais, que je tentais de calquer mes sentiments sur les siens, mes réactions sur celles attendues, consciente d’engendrer plus d’échecs que de victoires. Cela faisait des années, cependant, que le mal patientait, que les fautes s’accumulaient, que la faillite gagnait en terrain conquis, s’insinuant entre nous comme de l’eau dans les murs, invisible à première vue mais s’infiltrant partout. L’inondation allait survenir bientôt et il serait trop tard. Avions-nous déjà fait naufrage, sans même en avoir eu conscience ? « Olivia. » Lui savait ; lui avait su avant moi. Dehors, le jour perdurait, n’en finissant plus de s’attarder, inconscient du pan d’obscurité s’apprêtant à s’abattre à l’intérieur. Moi aussi, pour quelques secondes encore, retirant mon arme du holster à ma ceinture, ôtant l’insigne du tour de mon cou pour l’abandonner sur la commode de l’entrée.
Quoi d’autre ? Quoi d’autre pour gagner du temps ? Quoi d’autre pour ne pas avoir à le regarder lorsqu’à sa seule façon de prononcer mon prénom dans son entièreté, je parvenais déjà à déchiffrer le reste, imaginer le pire. Le pire certain, le pire sur lequel je n’arrivais inconsciemment pas à mettre le doigt lorsque, pour ma défense, le pire me paraissait déjà être survenu, trois ans plus tôt. J’acceptais de me retourner alors, finissant d’ôter ma veste qui finirait délaissée sur le meuble d’appoint, son regard croisant le mien comme un indice, le signal de ce que je n’arrivais pas encore à lire précisément sur son visage tenu en contre-jour, sa silhouette découpée dans la lumière de la baie, les ombres taillées au soleil. « Salut. » Nous l’avions déjà joué cette scène. J’en reconnaissais tous les stigmates, sommée de jouer la contradiction de mon visage pourtant, la voix incertaine et déjà grave mais le sourire vague aux lèvres pour ne pas repenser à l’été dernier ; sa main sur la poignée, son sac à l’épaule, pris en flagrant délit. Il avait attendu cette fois, semblait vouloir me prévenir, et je lui accordais ce point comme gage de bonne volonté. Je suis rentré. Et je n’ai plus l’intention d’aller où que ce soit, maintenant. Je ne l’avais pas inventé, ça non plus. Cela avait été ses mots, dans cette exacte formulation. Je me tenais au bord du gouffre depuis suffisamment longtemps toutefois, pour savoir reconnaître les moments où les risques d’y tomber se révélaient être grands. Et si l’instinct m’y poussait, je résistais à celui de chercher autour de nous les traces d’un départ : des clés en main, une valise au sol … le sol trop propre pour ne pas attirer mon regard ; il avait nettoyé, de toute évidence, avant de … avant de quoi ? « Je veux qu’on se sépare. » L’anticiper n’aida en rien, la pressentir ne permettant pas plus de maitriser mon inspiration lorsque la phrase me fit l’effet du souffle d’une bombe, résonnant à des kilomètres de là. Je l’avais entendue malgré tout, sans qu’il n’ait à la prononcer des mois plus tôt, la portière claquant et le moteur vrombissant pour l’emmener à l’aéroport comme point final d’une sentence non prononcée. Je m’étais trompée ce jour-là, et pourtant. Malgré l’assurance ayant été la sienne de ne pas être parvenu à l’envisager, j’avais pensé avoir pris le temps de me familiariser avec sa possibilité, l’entendant aller et venir dans les méandres d’un esprit maintenu en alerte.
Alors pourquoi ? Pourquoi grésillait-elle autant à présent qu’elle avait eu lieu ? Pourquoi cillais-je lentement, l’impression de coups de scalpel donnés à la cornée m’empêchant de battre des paupières comme je l’entendais ? Le chien s’élançant l’instant d’après pour se coller contre mes jambes ne suffit pas à me faire bouger, pas plus que les images d’arrière-plan d’une télévision au volume assourdi ne parvinrent à me faire réagir. Tout paraissait l’être à vrai dire, assourdissant. Mon incapacité soudainement flagrante à écouter tous ces bruits en même temps, ceux de la vie qui perdurait lorsque la nôtre semblait s’arrêter, le tapage capable de me crever les tympans pour forcer en moi l’illusion du mouvement, l’esclandre incongrue et contradictoire lorsqu’en moi, le silence n’en finissait plus d’enfler pour résonner. « Tu veux qu’on se sépare. » Je répétais finalement pour y mettre fin, ressassais pour réaliser, m’empêchais de reformuler quoique ce soit pour espérer comprendre ; en vain. Mes doigts se crispèrent à ces mots comme si je ne faisais que les entendre sur l’instant et je m’efforçais de les détendre à nouveau, empruntant à ma respiration sa placidité indéfectible. Je fronçais les sourcils et secouai lentement la tête, le mouvement sans doute imperceptible de l’extérieur mais secouant néanmoins mon corps de toutes ses forces. Le pas en arrière amorcé fut contredit l’instant d’après alors que je le contournai pour m’avancer, interdite, le stoïcisme comme négation d’une volonté ; la sienne qu’il n’avait pourtant jamais exprimé aussi clairement qu’aujourd’hui. « Pourquoi maintenant ? » Pourquoi tout court aurait été une question stupide, il n’avait pas besoin d’y répondre. Les raisons étaient multiples, trop nombreuses désormais pour être listées. Elles l’avaient été hier également néanmoins, et le jour d’avant. Pourquoi maintenant, alors. Le rationnel convoqué pour espérer résister à la charge du choc, ignorer le risible de l’espoir. Il ne le fut que plus encore alors que je laissais mes yeux, puis mes doigts parcourir le tissu du vêtement soigneusement plié sur la table basse, refusant de m’en saisir tout à fait, refermant mon poing finalement et laissant mon regard retrouver le chemin du sien avec l’habitude de ce qui menaçait de s’effondrer. Pourquoi maintenant ? Les pièces commençaient à s’assembler désormais, sans qu’aucun alibi en moi ne parviennent à sonner assez justes pour les prononcer, déjà.
Le second scénario qu’il a envisagé est le suivant : il aurait pu l’accueillir chez eux comme il a l’habitude de le faire quand elle rentre plus tard, avec une bière et des questions sur sa journée. Ils auraient pu s’installer devant la télévision et faire semblant de la regarder, l’un perdu sur le calendrier de son téléphone pour enregistrer les rendez-vous du lendemain, l’autre perdue dans ses pensées, loin, sûrement avec June. Ils auraient pu dîner en tête-à-tête, éviter de se regarder dans les yeux, parler pour ne pas laisser le silence gagner. Ils auraient pu aller se coucher, se tourner le dos et s’endormir en ayant hâte d’être le jour d’après, d’avoir une nouvelle chance de tout recommencer ; pour refaire pareil, encore, et encore. Ils auraient pu avoir une soirée de plus, vivre de ce mariage qui ne ressemble en rien à ce qu’il était autrefois, survivre parce que c’est devenu leur norme. Ils auraient pu, mais l’après-midi passée sur le canapé n’a pas été suffisante pour qu’il réfléchisse à ses mots. Les seuls qui ont réussi à sortir sont finalement sa vérité absolue, celle qu’il dément constamment, celle qu'il déteste : il veut qu’ils se séparent. Il a l’impression que cet aveu lui a brûlé la langue, les lèvres et la gorge. Il a chaud, comme si son corps entier était en fusion et qu’il ne restera qu’un tas de cendres, juste là, à sa place, dans une dizaine de secondes. Tu veux qu’on se sépare. Elle se contente de répéter son affirmation, mot pour mot. Il l’apprend en même temps qu’elle, là est le problème : il n’avait pas eu le déclic auparavant. Et pourtant, il y en a eu, des moments où ça aurait été l’ultime solution, la tant attendue. Il refusait l’idée, ne la laissait pas entrer dans son esprit, lui bloquait le passage pour ne pas avoir à discuter avec elle. Il préférait contourner, chercher des solutions et se battre. Il y mettait toutes ses forces, toute son énergie, toute sa patience, toute son âme, tout son être. Pour n’être, aujourd’hui, plus rien de concret. Il ne se reconnaît plus dans la glace, il ne s’aime pas quand il discute avec ses employés, il n’arrive plus à rire avec ses clients. Tout ça, pour en arriver à ces mots-là : il veut qu’ils se séparent. Elle s’approche de lui, seulement pour passer à côté et entrer dans le salon. Il la suit du regard tant qu’il le peut, rapidement bloqué par son corps qui, lui, refuse de coopérer. Il reste planté là, en direction de l’entrée, comme s’il attendait que quelqu’un vienne rembobiner, qu’un retour en arrière se fasse. Olivia. Tu as passé une bonne journée ? Continuons à nous mentir encore un peu, s’il te plaît. C’est ce qu’il a envie de dire, maintenant, de crier pour que ça surpasse son idée première, pour qu’elle la réfute, elle aussi, qu’elle l’oublie à tout jamais.
Sauf que ça ne marche pas comme ça. Il a déjà vu des films où les héros sont bloqués dans une même et unique journée, tout du long : ils sont obligés de la recommencer, encore et encore, jusqu’à tout faire parfaitement. Il n’a pas ce pouvoir-là, Jacob. Et s’il l’avait, il pense qu’il resterait emprisonné indéfiniment. Quand tous les autres ont une solution à leur calvaire, lui n’en a aucune, la seule qui s’en rapproche le plus est cette délivrance – appelée, aussi, séparation. Ses pieds acceptent enfin les ordres de son cerveau et agissent : il se tourne, lentement, pour la regarder évoluer dans le salon. Elle s’approche de la table basse, n’ignore pas les vêtements qui sont posés dessus. Ils sont là pour elle, ils sont là à cause d’elle. Ses doigts les effleurent et Jacob ferme les yeux, très fort. Il préfère ne voir que du noir et quelques taches de couleur par-ci par-là que de la voir faire ce geste, car à travers celui-ci, il n’arrive pas à visualiser autre chose qu’elle, les proposant à cet homme. Pourquoi maintenant ? Il rouvre ses yeux à cette question, son regard croise celui de sa femme : est-ce qu’ils continueront de s’appeler ainsi, après ? Est-ce qu’il est capable de les mener au divorce ? Il aimerait. Il aimerait être capable de briser les morceaux qu’il reste, plutôt que d’essayer de les recoller. Il l’a déjà trop fait, voilà où ils en sont. Parce que… Il se coupe déjà, s’efforce de maintenir son regard. Il avait autant de mal à le faire le jour où ils se sont dits oui : il était submergé par l’émotion. Il l’est, ce soir également, mais elles n’ont rien à voir l’une avec l’autre. La dernière éteint la première, il ne sait pas s’il saura la rallumer, cette flamme. J’étais capable de vivre avec des doutes. Il affirme, en hochant très légèrement sa tête comme pour confirmer ses propos. Il le pouvait, il l’a fait : quand elle ne rentrait pas, il acceptait de la croire au travail. Une part de lui l’imaginait ailleurs, la savait ailleurs. Mais il l’acceptait au travail, seulement là-bas, car il ne pouvait pas vivre avec le reste. Je ne suis pas capable de le faire avec des certitudes. Il fuit son regard une seconde seulement après cette phrase, ses yeux se dirigeant sur la pile de vêtements. Tu détestais ce t-shirt. Il le dit presque dans un soupir. C’était comme dans ces séries vraiment très niaises, où l’homme a un t-shirt totalement détestable mais qu’il adore. Alors la femme fait l’effort, longtemps, jusqu’à vouloir s’en séparer. Et il se passe quelque chose, généralement, qui fait qu’ils finissent tous deux par l’aimer et qu’il ne gêne plus vraiment, après, qui fait que tout va pour le mieux. Il ne regarde que les vêtements. Il sait que s’il dérive d’un centimètre, il ne saura plus parler. Je… je le déteste aussi, maintenant. Il relève son regard, prend une longue inspiration. T’as gagné, Liv. T’as tout gagné. Il hausse ses épaules, il ne sait pas quoi dire de plus. Il en a, des questions, pourtant. Comment il s’appelle ? Est-ce qu’il est le seul ? Combien de fois ? Quand ? Où ? Depuis quand ? Et surtout, celle qui fait le plus mal, celle qui n’aura aucune réponse satisfaisante : pourquoi ? Mais il ne les pose pas, ces questions, il laisse ses yeux les crier.
Olivia Marshall & @Jacob Copeland ✻✻✻ Je veux qu’on se sépare. La phrase allait et venait entre nous, ne trouvait pas son sens pour autant dans mon esprit embrumé qui, à force de se la répéter encore et encore, parvenait à la vider de toute substance, lui ôter toute signification. Le monde semblait bouger tout à coup à une vitesse fulgurante et je restais stoïque, enchaînée sans doute à mon propre désarroi. Et ce que je veux moi, alors ? La réponse était égoïste, presqu'enfantine, la seule à me venir néanmoins. Je refusais, de tout mon être, de tout mon cœur scellé au sien. Je refusais d’avoir à l’entendre me dire pourquoi et comment ce souhait était sur le point de se transformer en décision, irrémédiable de toute évidence, définitive puisqu’il était ainsi, Jacob, lorsqu’il tranchait, lorsqu’il s'obligeait finalement à l’exigence qu’il imposait à chacun. Je refusais de prêter attention aux détails qu’il semblait pourtant avoir disposé de telle sorte à ce qu’ils ne m’échappent plus, à ce que je ne m’échappe plus, pas cette fois-ci. Subtils, les détails. En disant juste assez pour m’alerter, m’interpeller sans qu’aucun autre mot ne soit encore prononcé autre que cette déclaration froide et impérieuse. Il s’agissait de m’inquiéter, me tourmenter peut-être. Il fallait que je pressente, oui, pas encore que je sache. Mais il était trop tard à présent et, à la vue des vêtements que je pensais disparus, ce fut ce constat qui se chargea de me saisir, se mélangeant au silence bourdon résonnant sans pitié aucune à mes tympans.
Pourquoi maintenant ; pour ne pas avoir à l’interroger sur le reste, pour ne pas aborder ce que je refusais encore de visualiser : Jacob face à Joseph. Jacob face à tout ce qu’il redoutait et mon absence se chargeant de jouer en ma défaveur car elle avait trop fait l’inverse jusqu’à présent et que la justice se devait d’être rétablie, un jour ou l’autre ; celui-ci, donc. Je me retournais pour lui faire face, redoutant avec tout le mépris que je me portais que je ne puisse le faire qu’ainsi, que jamais en moi ne me viendrait la force d’aborder le sujet la première, de reconnaître un tort que je ne me sentais cependant pas capable de nier, pas lorsqu’il en y avait tant d’autres à côté. Tant d’autres qui ne demanderaient qu’à jaillir eux aussi, lassés de patienter pour se révéler au grand jour, impatients de se faire savoir car cela fonctionnait ainsi. D’une prise de conscience, surgiraient toutes les autres. Elles se produiraient et s’infiltreraient sous la peau, toutes sans exception, jusqu’à nous conduire dans le fossé de l’erreur si elles s’avéraient être fausses ou insensées. N’était-ce pas pour cela que nous nous étions épargnés, jusqu’à présent ? Pourquoi maintenant, alors. Qu’y avait-il de changé ? Peut-être n’était-il plus capable de se mentir, acceptant ainsi de les laisser faire leur œuvre, préférant se détourner, se soustraire à l’amour qui le pesait désormais davantage qu’il ne lui apportait. Mais je pouvais faire l’inverse. Je pouvais continuer de nous soustraire au destin que je redoutais tant. Je pouvais accepter de nous leurrer, abandonner ainsi les reproches dans l’autre, perte d’énergie écrasante, conscients d’adopter le visage des seuls et uniques fautifs si la conscience s’était manquée. Elle l’avait fait, de toute manière. Elle n’avait fait que cela depuis des mois et des années ; et moi aussi. « Parce que… » Le supplice semblait fait pour durer et je refermais mon poing totalement, rehaussant mon menton légèrement mais juste assez. Juste assez pour prétendre supporter ce regard qu’il semblait avoir tant de mal à m’accorder, étrangère à ses yeux lorsqu’il n’en serait jamais un aux miens. N’avais-je donc rien de mieux que cela pour lui prouver être capable encore de m’accrocher, de résister à l’ultime épreuve qu’il désirait nous faire passer ?
Mais quelle épreuve ? « J’étais capable de vivre avec des doutes. » L’échec avait déjà eu lieu, je n’avais pas été là pour y assister, voilà tout. Je n’étais plus jamais là de toute manière, jamais quand il le fallait. Jamais comme il le fallait. « Je ne suis pas capable de le faire avec des certitudes. » Son regard m’échappant à cet instant-là me permit d’inspirer douloureusement, mon souffle retenu jusqu’à présent et ma poitrine ne parvenant tout de même pas à se soulever autrement qu’avec peine ; peine dont il n’avait pas être témoin, peine dont je désirais l’épargner, ignorant la voix ne cessant de me hurler qu’il était trop tard et que le mal était fait. Je voulais répondre et l’interrompre, démentir et rassurer mais les mots envahissaient ma tête, s’emmêlant et se brisant les uns contre les autres sans qu’aucun ne me paraissent dignes d’être jamais prononcés. « Tu l’as vu ? » fut tout ce qui se fit entendre finalement, tout ce qui n’aurait pas dû être la priorité ; ça l’était pourtant, alors que mon esprit s’échauffait et que ma voix se fit directe. Joseph, était-il venu jusqu’ici ? Avait-il été idiot au point de sonner à la porte, de chercher à me voir, de s’attarder à torturer mon mari avec des images ne s’étant jamais produites ? Pouvais-je le détester lui et uniquement lui le temps d’une seconde et faire face à cette colère froide pour ne plus avoir à penser à la douleur écrasante siégeant au creux de ma poitrine ? « Tu détestais ce t-shirt. » Pour ne pas avoir à entendre celle faisant vibrer la voix de Jacob, le seul que j’aurais voulu épargner, le seul que je ne cessais de blesser. Il ne me regardait plus et je ne regardais que lui, incapable d’accorder de l’importance à ce t-shirt qui n’était plus à lui, qui ne l’avait plus été dès l’instant où je l’avais confié à un autre. « C’était comme dans ces séries vraiment très niaises, où l’homme a un t-shirt totalement détestable mais qu’il adore. Alors la femme fait l’effort, longtemps, jusqu’à vouloir s’en séparer. Et il se passe quelque chose, généralement, qui fait qu’ils finissent tous deux par l’aimer et qu’il ne gêne plus vraiment, après, qui fait que tout va pour le mieux. » Il n’avait pas besoin de le dire, pas besoin d’attiser la brûlure, d'écarter la plaie, d'y saupoudrer du sel. Il n’en avait pas besoin pour que je sois consciente de mon erreur. Pas celle qu’il imaginait, mais celle d’être parvenue à transformer un souvenir nous appartenant et porteur de tendresse en un péché, révélateur de tous les autres. « Je… je le déteste aussi, maintenant. » Combien de temps ? Combien avant qu’il ne se rende compte me détester moi, tout compte fait ? Je les sentis à peine, mes ongles se planter dans la paume de ma main crispée. Je les sentis à peine car j'avais mal ailleurs, prenant sur moi car je croyais en l'orgueil plus qu'en une quelconque dignité, c'était acté désormais. « T’as gagné, Liv. T’as tout gagné. » Je cillais à cet instant, abaissant mes paupières et ne les relevant pas tout de suite, préférant faire face à l’essaim de guêpes semblant voleter en leur dessous plutôt qu'à l’expression de son visage.
« Il ne s’est rien passé. » Je coupais court finalement, mettais le doigt dans l’engrenage dont je ne saurais nous extirper ensuite, je ne l’ignorais pas. « Si tu l’as vu, alors tu sais. Il n’a rien pu te dire d’autre parce que c’est la vérité. » La seule qu’il m’était capable de prononcer sans faillir sous son regard, la première donc supposée m’armer de courage lorsque toutes les autres demeuraient imprononçables. « Tu connais Joseph, c’est un vieil ami. Il avait besoin d’aide et nulle part où aller. » Je convoquais son prénom dont j’espérais qu’il se remémore, qu’il se souvienne de précisions vieilles de plusieurs années, des précisions supposées soulager car jamais n’avaient-elles été accompagnées d’une quelconque ambiguïté. « Je n’aurais pas dû l’inviter ici, je le sais maintenant, je l’ai su le soir-même. Mais peut-être que j’en avais besoin moi aussi. Peut-être que retrouver un ami qui ne me regardait pas comme si j’étais constamment sur le point de tout gâcher était exactement ce dont j’avais besoin ce soir-là. » Ce soir-là ; ce soir-là, où était-il lui ? « Et peut-être que tu t'en serais rendu compte si tu étais rentré. » Mais il ne l’avait pas fait, n’est-ce pas ? Il ne l’avait pas fait puisque ses nuits d’absences se comptaient au pluriel également à cette époque et que je n’avais posé aucune question, réclamé aucune réponse. Je ne voulais pas avoir à le faire, je ne pouvais pas les entendre si cela signifiait la fin de notre couple, si cela signifiait ne plus jamais avoir le droit de l’approcher comme je le faisais soudainement, n’y tenant plus et n'attendant aucune permission de sa part. Mes poings d'acier se déliant pour se faire velours à encercler son visage et l’espace entre nos corps comblé, je soupirais contre sa joue, incapable de tenir à ma posture un instant de plus lorsque tout mon corps ne semblait désireux que d’une chose : retrouver le contact du sien, hissé sur la pointe des pieds pour laisser mes doigts se perdre dans sa nuque, mes lèvres sur ce qu’il me laissait atteindre. « Mais je peux vivre avec des doutes aussi. Je… » Mon souffle se noyait contre sa mâchoire, mes lèvres n’effleuraient qu’à peine sa peau. Je respirais mal, mal de devoir me préparer à le sentir me repousser à tout instant, mal de me dire qu’il ne changerait pas d’avis, qu’il s’agissait là peut-être de la dernière fois. Je ne résistais pas pour cette raison, ne m'empêchais pas de tenter tout de même. « Je suis prête à vivre avec ces doutes mais celui-là ne doit pas en être un pour toi. Il ne s’est rien passé avec lui, il ne s’est jamais rien passé ici. » Je murmurais en l’embrassant, confiais en m’essoufflant, honteuse de ces mots que je ne voulais pas dire, encore plus de ceux que je soufflais ainsi. Il ne s’était rien passé, avec lui. Il ne s’était jamais rien passé, ici.
Tu l’as vu ? Il hoche son visage de haut en bas, à cette question, mais ne le verbalise pas. Il l’a vu, oui. Ce type amoché, visiblement perdu et déçu de ne pas être tombé sur Olivia. Est-ce qu’il sait, au moins, ce qu’il a engendré en venant déposer ces vêtements ? Est-ce qu’il sait, à l’heure actuelle, toute la haine que peut lui porter Jacob ? Le blond n’utilise pas ses poings, il n’a jamais aimé le faire et n’en comprend pas l’intérêt : avec lui, tout passe par la discussion. Si une dispute doit éclater, qu’elle éclate : il a les mots qu’il faut, tout le temps. Mais ils étaient brûlants, face à cet homme, ils n’attendaient qu’une chose : pouvoir parler, enfin, faire sortir toute la colère que Jacob a emmagasinée ces dernières années. Il n’a rien fait, évidemment, et il se déçoit lui-même pour ça. Lui qui n’arrête jamais de dire qu’il se bat pour son mariage aurait pu le faire, réellement, au sens propre. Il est resté silencieux, a récupéré les vêtements et l’a regardé partir avant de fermer la porte. Il n’a rien su faire, tout comme il se sent incapable de quoi que ce soit là, maintenant, avec sa femme. Il ne lui parle que des vêtements pour ne pas exprimer ses sentiments à son égard. C’est plus simple de détester le t-shirt qu’Olivia. C’est plus simple de bannir l’idée qu’elle le donne à un autre que d’imaginer tout ce qui a pu se passer avant, menant au fameux prêt. C’est plus simple de fermer les yeux, encore, même face à l’évidence. Il n’aurait jamais dû accepter de vivre avec ses doutes, il aurait été plus simple de la mettre devant le fait accompli, dès que les premiers indices se sont réunis. À vouloir éviter un chemin miné, il vient de se lancer dans une guerre où tout est permis : ses émotions ont toutes les armes à leurs dispositions, avec lui comme unique cible. Il ne s’est rien passé. Si tu l’as vu, alors tu sais. Il n’a rien pu te dire d’autre parce que c’est la vérité. Il n’est plus sûr de croire en ses vérités à elle, mais il accepte de l’écouter. Ses yeux ne la quittent plus, eux, quand son être entier rêve de le faire. Il veut s’en aller, maintenant. Mais il l’écoute, maintenant. Tu connais Joseph, c’est un vieil ami. Il avait besoin d’aide et nulle part où aller. Il a déjà entendu parler d’un certain Joseph, n’a jamais pu mettre un visage dessus. Quand elle lui en a parlé pour la première fois, il a compris qu’il ressentait un peu de jalousie, envers lui et tous les autres : seulement par principe, il savait qu’il ne craignait rien à l’époque. Il ne sait plus rien, désormais, seulement que sa jalousie a une raison d’être et qu’il a horreur de ça. Je n’aurais pas dû l’inviter ici, je le sais maintenant, je l’ai su le soir-même. Mais peut-être que j’en avais besoin moi aussi. Peut-être que retrouver un ami qui ne me regardait pas comme si j’étais constamment sur le point de tout gâcher était exactement ce dont j’avais besoin ce soir-là. Il fronce ses sourcils en comprenant que peu à peu, son anecdote se transforme en un reproche : il n’était pas là. Et peut-être que tu t’en serais rendu compte si tu étais rentré. Cette dernière phrase confirme ses pensées, il a du mal à le croire, à l’accepter. Elle retourne la situation, le met devant ses propres erreurs, lui rappelle ses absences répétées. Ça n’a jamais été au même point qu’elle, ça n’a jamais été pour les mêmes raisons qu’elle. Il ne peut que lâcher un long soupir, blasé par cette situation qu’il ne contrôle pas, qu’il aurait aimé ne jamais avoir à contrôler, d’ailleurs.
Et celui-ci était annonciateur de ses prochains mots, de sa fatigue apparente, de son énervement croissant : il ne peut rien dire, elle le bloque, lui interdit quoi que ce soit en venant se blottir contre lui. Il n’est pas capable de la repousser, pas capable de l’accepter non plus. Il garde ses bras le long de son corps, les poings serrés, les yeux fermés. Mais je peux vivre avec des doutes aussi. Je… Sa respiration se coupe à ce moment-là : elle doute de lui, elle aussi. Elle doute de sa sincérité, de sa fidélité, de tout ce qu’ils se sont juré et qu’ils n’arrivent plus à assumer. Je suis prête à vivre avec ces doutes mais celui-là ne doit pas en être un pour toi. Il ne s’est rien passé avec lui, il ne s’est jamais rien passé ici. Il a envie de la croire. Il a envie de faire l’effort, de continuer d’être celui qui les pousse vers l’avant. Sauf qu’il entend les virgules, dans ses phrases. Qu’il entend les précisions et qu’il sait qu’elles ne sont pas là par hasard. D’accord. Il dit, simplement, les yeux de nouveaux ouverts mais rivés sur le mur derrière elle. Il ne veut pas la regarder, il ne peut pas la regarder. Tu n’as pas à avoir de doutes. Il l’affirme, même si lui-même n’en est pas certain ; il a embrassé quelqu’un d’autre. Il essaie de l’oublier, de se dire que ça n’a été qu’un dérapage et qu’il ne recommencera jamais plus. Est-ce que ça compte, aux yeux d’Olivia, ça ? Il ne compte pas le lui demander, il ne compte pas lui en parler. Il déteste le mensonge, il déteste les infidélités, il se déteste et finalement, peut-être qu’il la déteste elle aussi. Je me suis engagé envers toi, pour le meilleur et pour le pire… On y est, et je ne t’ai jamais laissé tomber. Contrairement à elle, donc. Alors… Il ne s’est rien passé avec lui. Il répète, et ça lui fait mal à l’intérieur de savoir la suite, de savoir à l’avance ce qu’il va demander. Il ne s’est jamais rien passé ici. Il se pince les lèvres, sent une larme couler le long de sa joue alors qu’il ne lâche pas le mur des yeux. Il desserre ses poings, laisse une main glisser le long de son dos, comme par habitude : quand il se sent mal, c’est de son contact dont il a besoin. Même quand elle est fautive, visiblement. Avec quelqu’un d’autre, ailleurs ? La question est posée, officiellement. Il baisse enfin les yeux vers elle, plonge son regard dans le sien. Cette proximité ne va pas avec cette discussion, il le sait très bien. Il sait aussi qu’il a envie qu’elle reste là, contre lui, que cette envie se dispute avec une autre : celle qu’elle s’en aille, qu’elle le lâche, qu’elle reste à une distance raisonnable de lui. Sa seule capacité la concernant a toujours été de tout faire pour qu’ils se réunissent, jamais de la repousser. Ce soir encore, malgré tout.
Olivia Marshall & @Jacob Copeland ✻✻✻ La fermeté dans sa volonté exprimée devrait suffire à me faire entendre raison, mais le cœur conservait de ces élans-ci, impossibles à taire, douloureux à supprimer. Il ne voulait certainement pas avoir à supporter mes lèvres sur les siennes, et mes doigts sur sa peau. Chacun de mes baisers, pourtant, s’acharnait à quémander les siens, à refuser d’accepter ce qui était en train de se passer, ce qui se passerait, ce qui était passé. Cela ressemblait certainement à une dernière révolte contre la résignation, un dernier combat d’une bataille que l’on ne pouvait plus gagner. Mais déposer les armes à mes pieds n’était pas chose qu’il m’était aisé d’accepter, ni maintenant, ni jamais. Par fierté, aurait-on pu penser ; mais il n’y en avait plus de celle-là, l’ego dérisoire face à la vie qui s’effondrait. Par égoïsme, je le savais ; lorsque Jacob semblait souffrir autant de la persévérance de mes attentions, celles qu’il avait attendues, celles qui arrivaient trop tard à présent qu’il ne les souhaitait plus. Par amour, à n’en pas douter ; il ne restait plus que cela désormais, tout le reste ayant été détruit. L’amour qui ne suffisait pas à reconstruire, l’amour qui finissait simplement de rendre le tout plus accablant encore. C’était lui, après tout, qui me poussait entre ses bras, ma peau brûlante cherchant la fraîcheur de la sienne, consciente, terriblement consciente qu’il n’était pas normal de la sentir aussi froide, presque glaciale, déjà ailleurs et ne m’étant plus destinée. Lui aussi qui l’empêchait de me repousser, ses bras tendus et contractés, l’effort pour ne pas avoir ni à m’enlacer ni à m’éconduire semblant briser ses membres et son souffle, rajoutant ainsi au poids pesant à l’arrière de ma nuque. Je n’eus pas à la redresser cette dernière, ma tempe reposée contre l’arête de sa mâchoire, mon nez effleurant la peau de son cou, profitant encore du simulacre de tranquillité un temps retrouvée, le calme s’installant au cœur d’une tempête ne partant pas au loin. Bientôt, il ouvrirait les yeux, je le saurais aux battements de son cœur, étrangement réguliers comme il savait si bien les maîtriser. Bientôt, il entendrait les mensonges éternels liés aux vérités que l’on désirait dissimuler ; les vérités engendrées par les mensonges qu’à moitié assumés. Déjà, il acceptait de me faire face de nouveau, nos visages proches à s’en frôler s’il ne décidait pas à la place de m’ôter cela aussi, le poids de son regard. « D’accord. » Il valait peut-être mieux, après tout. Le regard caressant autrefois et esquintant aujourd’hui, sans doute décidait-il de m’en priver autant que de m’en épargner sans ce que cela n’ait plus rien d'étonnant, malheureusement. Qui cela surprenait-il encore la rigueur dont il savait faire preuve à tenir ce que nous étions devenus comme un capitaine tenait à son bateau, un mât plus qu’un homme désormais, le premier résistant, le second en morceaux. D’accord, alors. Et tant pis si les mots paraissaient simples, beaucoup trop simples, presque injurieux pour ce à quoi nous étions en train de mettre fin, pour ce que nous n’arrivions pas à aborder. Comme si cela allait suffire.
« Tu n’as pas à avoir de doutes. » Cela ne suffisait déjà plus, preuve en était du sourire sans joie aucune venant trahir mon désabusement face aux démentis que l’on continuait de s’asséner, ceux s’échappant désormais d’entre nos lèvres avec plus de virtuosité que la sincérité, nous rendant incapables de distinguer le vrai du faux, l’assertion de la consolation. « Je n’en avais pas, au début. C’est trop tard, maintenant. » Je préférais encore user d’une légèreté sombre, celle réitérant mon envie de ne pas savoir, mon besoin de ne pas en entendre plus. Je savais déjà néanmoins. Je savais ce que le temps menaçait, ce que l’abstinence provoquait, ce que les rejets animaient, par vengeance ou dépit, par manque ou pulsion d’amertume, par souffrance simplement. Je savais et ne m’en rendais compte qu’à présent qu’il niait, la jalousie jusqu’ici aussi terrible que muette mais menaçant de déborder s’il se méprenait à la croire inoffensive. Je savais comme il savait, car ce n’était pas les doutes, à bien y réfléchir, qui avaient suffi à nous faire trembler et ruiner nos espoirs. Pas les doutes qui avaient dévié nos routes et empêché de nous retrouver, mais les certitudes, même tues. « Je me suis engagé envers toi, pour le meilleur et pour le pire… On y est, et je ne t’ai jamais laissé tomber. » Cela aussi, ce n’était plus tout à fait vrai aujourd’hui. Cela ne l’était plus lorsqu’il était sur le point de le faire maintenant, me l’avait déjà annoncé. Je ne m’abusais pas, ne confondais pas le calme environnant avec l’espoir d’une énième chance, parfaitement consciente de discerner le sursis du salut, la remise du pardon. Je me vilipenderais plus tard, de me montrer incapable sur l’instant de renoncer à l’arrêt de la fuite du temps nous amenant à notre fin. Il était passé vite, trop vite, depuis que tout avait recommencé à vivre, et nous avec. Son rythme silencieux scandait l’approche depuis peu de ce qui ne pouvait plus qu’arriver : la mort de notre mariage avant le deuil de notre fille. J’avais haï mon impuissance à l’arrêter, pas plus de quelques instants de grâce ne servant aujourd'hui qu’à jeter un coup d’œil en arrière et regretter ce que l’on ne saurait prolonger. Je n’arrivais pas alors, à décider entre ce qui semblait pourtant se proposer à moi : avouer, crier, hâter notre déclin ; ou accepter de me taire, d’omettre un peu plus, faisant le choix du prolongement de notre agonie. « Alors… Il ne s’est rien passé avec lui. » C’était Jacob qui décidait, Jacob qui tranchait, faisant le choix de s’attarder, de relever ce qui ne resterait plus insinué, il refusait. Mon regard par-delà son épaule, je me laissais distraire, une seconde, par le rayon de soleil se promenant sur le parquet. Tout pour ne pas avoir à entendre les notes grêles de ses intonations ondulant à mes oreilles comme une mauvaise mélodie, les harmonies passant en moi comme des brises capables de me faire venir les larmes aux yeux. Je les en empêchais, niais leur droit à déferler autant que celui de le blesser, de le rejeter encore plus loin lorsque ce furent les siennes, sur l’instant, qui menaçaient de s’écouler, qui se devaient d’être estimées. « Il ne s’est jamais rien passé ici. » De la pulpe de mes doigts sur sa joue, je m’empêchais d’effacer les marbrures de leur passage, serrant les dents jusqu’à m’en abîmer la mâchoire face au chemin qu'il empruntait à nouveau.
Pourquoi, Jacob ? Pourquoi lorsque, s’il y avait victoire à remporter, son secret reposait désormais dans notre décision de ne pas jouer. Il le savait, lui aussi, mais décidait tout de même de s’y engager. Je le comprenais à présent que je le pressentais m’obliger, me demander de ne plus fermer les yeux devant ce que nous avions jusqu’à présent tenu soigneusement éloigné de nos esprits et qu’il voulait ensemencer, aujourd’hui, telle une mauvaise plante car c’était ce dont il s’agissait et que nous ne nous débarrasserions jamais de ces pousses importunes. Je le comprenais, oui, et savais désormais que nul choix ne me serait donné car mon mari me connaissait et qu’il se refusait ainsi à m’imposer de quelconques vérités, vociférées, gesticulantes, destinées à m’apostropher furieusement. Mon indifférence aurait été la seule à les accueillir, mon habilité à la violence verbale comme seules réceptacles ensuite pour les appréhender, les désavouer. Il les murmurait, alors, les choyait, me plantait face à la responsabilité de ne pas être capable d’honorer sa propre mesure, la douceur avec laquelle il me demandait de nous achever. « Avec quelqu’un d’autre, ailleurs ? » Un éclat figé éclaira mon teint d’une lueur blafarde et je reculais mon visage pour m’ancrer au sien. Ne le craignait-il pas, de me voir mentir ? Ne le craignait-il pas autant que moi, redoutant de m’en sentir capable, craignant de m’en rendre coupable, me promettant ensuite de ne plus jamais le faire, lorsqu'il serait trop tard. Les étincelles brutes aux éclats d’ambre composant ses iris et se heurtant aux miennes suffirent à m’en ôter toute aptitude, pourtant. Et au regard qu’il m’accorda et qui semblait chuchoter de nouveau sa demande, je ne trouvais pas la force de la balayer d’un autre froncement de sourcils, d’un énième assaut de silence. Caressant sa joue, une dernière fois, j’inspirais à peine avant de me laisser souffler : « Qu’est-ce que tu veux savoir exactement ? » Il avait déjà pris la décision de partir. Que restait-il à sacrifier ? J’étais suffisamment lucide pour savoir que mes paroles ne changeraient rien, qu’il me serait impossible de le rassurer, de nous préserver. Pour savoir que de crédit à mes dires, il n’en aurait plus aucun sitôt les confessions murmurées. « À quel point tu aurais le droit de me détester ensuite ? » Il en serait capable ; il en aurait le droit. Je la détestais aussi, cette personne que je m’étais vue devenir, son existence cachée aux yeux que j’estimais le plus, les siens, et ponctuée ici et là d’ombres méprisables, de corps entrelacés, de visages dont je ne retenais pas les traits. Je la détestais autant que cela ne servait plus à rien désormais de tenter de lui expliquer qu’il ne s’était agi que de cela : des liens sans vérités, des êtres de rien. « On ouvre cette porte et on sait que c’est ce qui arrivera. » Mes mains quittèrent les abords de son visage pour rejoindre les siennes nouées dans mon dos, les entrelaçant une seconde ou plus avant de les délier, non sans peine, l’impression alors de ne posséder entre mes doigts qu’un bout de pierre ponce qu’il ne me restait plus qu’à lancer à nos pieds. « Tout ce qu’on s’est dit ce jour-là, au parc, je le pensais. Il n'y a plus jamais rien eu, depuis. » J’inclinais mon visage, reculais d’un pas, admettant finalement de la seule façon supportable à mes sens, taisant encore dans mon regard les regrets indicibles pour ce qui avait eu lieu, avant.
Tout aurait été bien plus simple si ses sentiments s’étaient estompés. Si l’expression loin des yeux et près du cœur n’était pas atrocement vraie. Si ses absences répétées avaient suffi à briser ce qu’il restait d’eux, ce qu’il lui restait d’espoir. Si ses nombreux refus de le toucher, ou ne serait-ce que de lui parler avaient fini par le dégoûter. Oui, tout aurait été bien plus simple s’il n’était pas obligé de se briser le cœur, lui-même, en annonçant – et en s’avouant – son envie de se séparer d’elle. Il n’est pas sûr d’avancer plus vite, sans elle. Il n’est pas non plus certain d’aller plus loin. Il sera seulement allégé, apaisé, délesté d’un poids qui comprimait sa poitrine, qui alourdissait ses épaules. Simple n’a jamais été le mot idéal pour les définir. Spéciaux, complexes était plus proche de la vérité. Ils avaient leur propre norme, un fonctionnement bien à eux ; tout était basé sur l’amour infini qu’ils se portaient, sur le respect mutuel qu’ils se donnaient, sur les rires qu’ils se provoquaient, sur la complicité qui ne s’en allait jamais. Il a cherché à les retrouver, ces deux-là. Il a essayé de les rattraper, en vain ; ils ont préféré fuir après le décès de June, abandonnant derrière eux deux âmes en peine, incapables de se retrouver, pourtant côte à côte. Il se rappelle avoir longtemps toisé ce mur invisible entre eux, avoir essayé de le briser de toutes les manières possibles. Il a fait l’effort de ne rien laisser transparaître de ses émotions quand son monde s’écroulait autour de lui, il est retourné travailler quand il aurait préféré rester avachi dans le canapé. Ça n’avait aucune utilité ; il a rappelé à eux le dialogue délaissé, oublié. Là encore, ça a été un échec. Il en a essuyé des dizaines, des vingtaines, peut-être bien plus que ça avant de finalement apercevoir une brèche. Il n’avait rien accompli, elle venait de son côté : depuis le départ, elle était la seule à pouvoir faire un mouvement, à pouvoir les rassembler. Il se rappelle avoir vu le mur tomber, avoir pu frôler sa main, retrouver ses lèvres, apprécié la chaleur de son corps. Ce qu’il ne savait pas, c’était qu’il s’agissait d’une bulle, d’une faille, qu’ils allaient se retrouver de nouveau bloqués, séparés, éloignés. Que ça viendrait de lui, que ça la pousserait elle, qu’il ne pourrait plus jamais faire marche arrière. Quand il a mis sa valise dans le coffre de sa voiture, ce jour-là, il a signé pour la soirée qu’ils vivent présentement : s’il avait fait un dernier effort, s’il avait fermé les yeux une fois de plus, ils n’en seraient pas là. Il n’en serait pas à vouloir se séparer d’elle. Il est le premier à dire qu’avec des si on refait un monde, il est prêt à s’en servir maintenant que le sien n’a plus aucun sens, aucun intérêt, aucune saveur. Alors il veut se séparer d’elle, oui, s’amputer un bout de lui-même.
Il lui affirme qu’elle n’a pas à avoir de doutes. Il est conscient que ses soirées au bureau ont pu être mal interprétées, qu’il n’a pas toujours été très clair dans ses intentions. Il sait qu’il aurait pu mieux agir, qu’il aurait pu être plus présent, plus chaleureux, plus insistant pour lui prouver qu’il ne désirait qu’elle. Il sait, tout ça, et c’est à elle de l’assimiler maintenant. Je n’en avais pas, au début. C’est trop tard, maintenant. Il est incapable de réagir à ces mots-là, qui semblent pourtant l’agresser de l’intérieur. Elle le regardera droit dans les yeux, et elle saura. Ils n’ont jamais eu besoin de se dire les choses qui comptent réellement : ils ont su qu’ils voulaient se marier en se regardant, ils ont compris qu’ils feraient d’excellents parents de la même manière. S’ils se glissaient des « je t’aime » régulièrement, c’était pour la beauté du geste, la douce tonalité de ces mots. Quand ils voulaient réellement se le dire, réellement l’entendre, ils devaient se taire et se regarder. Elle saura, un jour, qu’il n’a jamais rien fait, qu’il n’a jamais cherché à lui nuire, qu’il a toujours tenu sa promesse de fidélité, « pour toujours » à une époque, « à jamais » finalement envolé. Lui, il sait. Joseph l’a mis sur la bonne piste, elle a confirmé son idée en ne lui demandant pas seulement pourquoi. Pourquoi maintenant ? Car je sais, Liv. Et c’est suffisant, pleinement suffisant. Il n’a pas besoin d’entendre le moindre nom, le moindre détail, il ne veut pas mettre un visage sur cette idée, sur cet acte. Il s’entend parler sans être réellement là, en assistant la scène d’un peu plus loin : elle est dans ses bras, elle est désolée, il n’est plus rien de ce qu’il a autrefois été. Qu’est-ce que tu veux savoir exactement ? Le silence après cette question est la seule réponse qu’il est capable de lui donner. Il ne veut rien savoir, car il sait déjà, car il ne se torturera pas en lui demandant ce qu’il n’ose pas imaginer, ce qui risque de le faire cauchemarder, nuit après nuit, et le jour aussi. À quel point tu aurais le droit de me détester ensuite ? Il ne sait pas. Il n’arrive pas à ressentir la moindre colère, même si c’est ce qui a animé ses premiers mots dès son arrivée. L’état de choc est plus fort, plus intense, il le mortifie et l’oblige à rester silencieux. S’il parle, ce n’est que pour se faire du mal à lui-même. Il la détestera forcément, à la hauteur des sentiments qu’il lui porte. Il regardera son cœur sous tous les angles et se rendra à l’évidence, le résultat sera toujours le même : peu importe comment, peu importe pourquoi, il l’aimera toujours. On ouvre cette porte et on sait que c’est ce qui arrivera. Ses mains brûlantes quittent son visage, rejoignent les siennes pour le libérer. Il la relâche, contre son gré. Il voulait qu’elle se recule quand elle s’est approchée, il veut la serrer contre lui maintenant qu’elle s’en va. Tout ce qu’on s’est dit ce jour-là, au parc, je le pensais. Il n’y a plus jamais rien eu, depuis. Il baisse les yeux vers ses pieds qui ne font que reculer quand elle aimerait qu’elle s’avance. Il les relève pour s’ancrer dans les siens et hoche légèrement son visage ; il le sait, forcément.
Il inspire profondément, souffle doucement et se décide, finalement. Je n’ai pas envie de crier. Il confesse, alors qu’il ne la lâche pas du regard. Ni envie de t’entendre le faire. Il prend le temps de choisir ses mots, de marquer des pauses, c’est comme un effort sportif : chaque séquence est importante et demande un effort considérable. Je ne compte pas te faire le moindre reproche, ou te dire que je suis déçu. Il l’est, pourtant, et il en aurait des tas à dire ; mais il ne les porterait pas contre elle, contre lui seulement. Il est toujours le premier pour se blâmer, pour la défendre. Elle est sa femme, il lui a semblé toute sa vie que c’était son rôle, il le fait même quand leur mariage est en péril. Il se met à marcher dans la pièce, la contourne pour accéder au tourne-disque posé un peu plus loin. Ils adoraient s’en servir, avant. Il n’y avait pas une seule journée sans qu’ils mettent l’un des vinyles rangés dans l’armoire à côté, sans qu’ils improvisent une danse – même s’il a toujours été mauvais à ça. Dos à elle, il va au bout de son idée en plaçant le vinyle recherché, en appuyant sur le bouton pour que le tout se lance. Les premières notes sont habituelles, réconfortantes, il se rappelle des soirées où June dormait paisiblement et où ils s’enlaçaient, sans fin, sur la voix d’Etta James. Il se tourne vers elle pour pouvoir la regarder, admirer son visage, ancrer ces derniers souvenirs. Ils se séparent, il ne reviendra pas là-dessus : ils peuvent le faire d’une belle manière plutôt que de lancer des assiettes, plutôt que de casser des verres, plutôt que de balancer d’autres non-dits comme des bombes. At last, my love has come along. Il sent ces mots résonner en lui alors qu’il lui tend sa main, en espérant qu’elle la prenne, en espérant qu’elle le comprenne. À quel point ai-je le droit de t’aimer, une dernière fois ? Il serre les dents, essaie de prendre sur lui au maximum pour que ses yeux n’abandonnent pas le combat : une larme était largement suffisante. Il verbalise la fin, l’avoue à haute voix. À quel point il en a le droit ?
Olivia Marshall & @Jacob Copeland ✻✻✻ Une vie pouvait-elle être gâchée ? Oui, bien sûr que oui. Il était facile néanmoins de croire en la prétention d’un seul évènement, d’un seul dérapage pour que tout change et ne soit plus jamais comme avant. Trop crédule et presqu’optimiste de penser pouvoir ne souffrir que d’un seul supplice, une seule épreuve accablante et capable de briser le fil auquel seul tenait l’équilibre de la vie. Mais la réalité révélait finalement tout autre chose et les évènements premiers ainsi que les souffrances initiales que l’on pensait pourtant déjà impossibles à détrôner finissaient, presque fatalement, par se décomposer en mille séquences tout aussi douloureuses, perpétuant et nourrissant douloureusement le choc premier. Ce dernier trouvant avec le temps sa pluralité, les peines, les douleurs et les déceptions se chargeaient de nous faire hésiter quant à notre manière d’appréhender les simples moments d’apaisement et d'accalmie. L’incertitude n’ayant jamais été mon fort, je m’étais employée de mon côté à rejeter, résister, répudier. Le résultat était le même en somme : face à la mort de notre enfant, peut-être aurions-nous été capables de faire front, de tenir bon. Nous ne le saurions jamais désormais lorsqu’à celle-ci avait fini par succéder une multitude de nouveaux revers, tous s’envolant aujourd’hui pour revenir dans le cœur de nos mains comme des boomerangs qu’il nous était impossible de réceptionner avec adresse. Face aux expressions empreintes de chagrin de Jacob, je ne pouvais plus que faire cela : parcourir de nouveau et mentalement les épreuves franchies jusqu’à maintenant, pas de la bonne manière sans aucun doute mais de la seule m’étant parue possible et surmontable jusqu’à présent. Retracer le chemin de nos afflictions ; du soir de l’accident à son annonce, de l’agonie de notre fille à ses derniers instants, de son décès à son enterrement, des cérémonies de condoléances suivies des premiers lendemains, des paliers de deuil à l’ordre emmêlé à la lente mais écrasante dispersion en ayant inévitablement découlé jusqu’à aujourd’hui. Il aura fallu tout cela finalement, pour nous mettre à terre. Cela et nos erreurs ; les miennes plus exactement puisque c’était ces dernières qui paraissaient aujourd’hui exposées, illustrées en un empilement de vêtements parfaitement pliés. Ça n’était pas le cas, étais-je parvenue à lui faire comprendre, persuadée qu’il me croyait sur ce point-là et ce point-là uniquement. Mais les fautes étaient ailleurs si ce n’était en ce point et ces mots-ci, je décidais de ne pas les prononcer lorsqu’ils semblaient déjà hurler aux alentours, s’imprégner dans les murs et assaillir les barrières de mon mari que je pensais à tort inébranlables et éternelles. Elles ne l’étaient pas et s’il existait des confessions dévastatrices, je l’en épargnais, emportant avec moi des images dont je n’étais pas prête à me délester à son détriment. La braderie de la mémoire n’aurait pas lieu, les souvenirs des négoces vulgaires dont je m’étais rendue coupable et ne m’ayant procuré aucun plaisir si ce n’était celui d’oublier pendant de courts instants resteraient miens et il n’insisterait pas à les dérober, je le devinais dans ses yeux. Un feu brûlait en moi depuis trois ans bientôt, un feu qui ne s’était pas contenté de seulement me consumer mais qui avait été déterminé à s’attaquer au reste également et au plus important.
Était-ce sa demande, à mon mari, d’y mettre un terme aujourd’hui ? J’y avais songé à de nombreuses reprises, consciente de la nécessité s’imposant de plus en plus de m’en aller, de m’embraser vivante et seule dans un dernier envol qui m’emporterait moi et moi seule. Qui le soulagerait lui et le laisserait aussi léger que les cendres dont la couleur douce et grisâtre luisait dans mon regard sur le moment. J’y avais songé, sans jamais trouver la force de le faire. Il la trouvait, lui. Il l’implorait, avec gravité. « Je n’ai pas envie de crier. » Ces paroles, dures à entendre, furent dites sur un ton n’ayant rien de sévère, l’absence d’austérité ou même de brutalité rendant la chose plus compliquée encore à assumer. « Tu devrais. » Ce n’était pas une permission que je lui donnais là, il n’en avait pas besoin. Je me savais avoir été inflexible à de trop nombreuses reprises, inclémente quant aux émotions qu’il pouvait ou non laisser transparaître et auxquelles je ne voulais pas avoir à faire face. Je savais l’avoir brimé sans le vouloir, avoir renié tout sentiment qui, selon moi, n’avait plus à exister s’il n’était pas en rapport avec June et notre vie sans elle. Je m’en étais excusée, consciente qu’il n’en existait pourtant aucune de suffisantes pour rattraper les torts causés. Je n’en affligerais pas davantage ; voilà simplement ce que je pouvais tenter de promettre désormais. Il pourrait. Se mettre en colère, envoyer valser ce que j’avais déjà détruit, me reprocher de nous avoir conduit à aujourd’hui, à notre perte, jurer de me la rendre au double, au triple, prononcer des mots qu’il ne penserait pas et d’autres qu’il avait trop longtemps retenus. « Ni envie de t’entendre le faire. » Il pourrait, au lieu d’anticiper que mes réactions ne seraient jamais les bonnes pour accueillir tout cela. Au lieu de s’obliger, lui, au contrôle paisible et glaçant illuminant pourtant tout son visage d’un éclat incompréhensible. Il pourrait, au lieu de regarder notre mariage s’en aller, se déliter comme l’on pouvait regarder le temps passer, dans le même calme feint, la même élégance n’en finissant plus de faire bouillir le sang à mes oreilles, de me brouiller la vue. « Tu as envie de quoi ? » Je ne me forçais pas plus, cependant, à prononcer ces mots dont je pensais chaque syllabe. Qu’il me le dise lui puisque je ne semblais plus capable ni de le deviner comme avant, ni de le contenter. Qu’il me le dise puisque la mienne d’envie se résumait sur l’instant à nier tout ce qu’il venait de se passer, à me rapprocher de lui de nouveau pour le faire mien une dernière fois, simplement pour ne pas avoir à réaliser, simplement pour pouvoir continuer de respirer, juste un moment, sans avoir à le priver, lui de son oxygène. Qu’il me le dise puisque je ne savais plus qu’être cela, égoïste et inconséquente.
« Je ne compte pas te faire le moindre reproche, ou te dire que je suis déçu. » Mais il l’était. Ne pas le dire ne nous protégeait plus en rien, ce temps-là était révolu et à cette pensée, je serrais le poing, la douleur cuisante au cœur éprouvée comme un énième coup de poignard porté au même endroit, encore et encore. Je le savais dire cela aujourd’hui, n’être plus capable que de revenir sur ses mots demain. Aujourd’hui encore, et de la plus surprenante des manières, parvenait-il à se convaincre que ce qu’il voyait à l’œuvre en me regardant n’était que ma douleur ; non pas mon talent au double-jeu, mes aptitudes à la duplicité, mon goût à l’infidélité : ma douleur simplement de laquelle n’avais-je plus réussi à m’extirper quand lui avait commencé à la soulager quelque peu. Mais demain ? Demain, ne désirait-il pas y être déjà pour cesser, lui, de souffrir et commencer à me rendre la pareille ? « Je ne sais plus ce que tu attends de moi. » admis-je finalement d’une voix plus enrouée que je ne l’aurais voulu. Les sourcils froncés, je le suivis du regard alors qu’il évoluait dans la pièce, le sollicitant de nouveau en écartant lentement les mains. « Ni ce que je suis censée faire pour arrêter de nous faire du mal. » Je ne faisais plus que cela, depuis des années. Je le faisais lorsque je m’éloignais et lorsque je cessais de le faire, lorsque je me taisais et que je tentais de parler. Pour toujours et à jamais ; cela ne faisait plus sens aujourd’hui lorsque la tenir ressemblait à une menace d’usure. Je l’userai, je m’userai, ne nous laisserai aucun répit pour n’avoir jamais à le quitter, ne lui permettre jamais d’en faire de même, nous condamnant ainsi à vivre pour toujours arrimés l’un à l’autre sans inspirer, sans expirer. Ça n’était pas l’amour ça, ça n’avait jamais été le nôtre. Et alors quoi ?
Ça n’avait jamais été le nôtre lorsque tous les souvenirs de ce que nous avions été à la place ressurgirent de nouveau dans la pièce lumineuse, les premières notes venant assourdir mes souffles que je tentais de mesurer. « At last, my love has come along. » Mes yeux quittant les siens pour appréhender la main qu’il tendait dans ma direction, je m’accordais un instant avant d’accepter de la saisir. Une fraction de seconde, peut-être même moins, le temps que mon cœur ne se brise sur le sol, pas celui de baisser les yeux pour en observer les fragments épars et dénaturés. « À quel point ai-je le droit de t’aimer, une dernière fois ? » Tu pourras toujours. Cela avait été sa promesse lorsque, de mots différents, m’étais-je enquise de la même question quelques mois auparavant. Était-ce juste de la lui retourner aujourd’hui ? J’en avais envie, l’évidence flagrante de cette dernière semblant se manifester d’elle-même lorsque ma main serrée dans sa paume vint se poser contre son torse, à la place qui était la sienne ou qui l’avait été durant presque la moitié de ma vie, la mélodie qui avait été la nôtre et le serait toujours nous enlaçant une dernière fois, scellant nos corps en une danse presqu’immobile. Il y avait eu la joie et le bonheur plus profond, plus durable résonnant derrière chacune de ses notes. Il y avait eu tout cela auquel avions-nous eu accès sans le faire exprès et sur lequel avions-nous dansé, chanté, scellé notre complicité, nos rires et nos murmures, nos facéties et nos absurdités, nos corps chauds, nos cœurs soudés et nos amours volés. S’en rendait-il compte, à quel point chacune des notes accompagnée de leurs accords sonnait à présent comme la somme de nos instants de quotidien brisé, de nos détresses silencieuses et nos longues nuits de solitude : la somme de ce que nous avions eu et ce que nous avions perdu à force d’appels au secours ignorés et de cris non entendus. Le faisait-il pour cela, me le faire réaliser ? Ou étais-je la seule à prendre conscience de ce qui devait être fait, à présent ? Ce que j’étais censée faire, oui, pour arrêter de nous faire du mal, ce que je n’arrivais pas à accepter quelques minutes auparavant encore. Ce qui me paraissait désormais évident alors que ma main vint se déloger de l’emprise de la sienne pour la refermer et cacheter son poing sans parvenir à le regarder, surtout pas, m’accrochant à un point fixe pour ne pas tomber, ne pas crier, même pas flancher. « À part te laisser partir, j’imagine. » À ce point, pour moi. Accepter, avant que la musique ne s’éteigne, qu’il s’agirait de la dernière fois. Taire le fait que cela ne le serait jamais tout à fait pour moi, malgré les pas que j’amorçais pour m’éloigner enfin. Enfouir l’envie de lui rappeler que ce droit serait toujours le sien quoiqu’il puisse en penser, comme il avait su me jurer qu’il serait toujours le mien, il n’y avait pas si longtemps.
Tu devrais. Avoir envie de crier, oui, il le devrait. N’importe quelle personne autre personne se trouvant à sa place, dans cette situation plus que délicate, le ferait. Lui, il a besoin que sa colère mûrisse, qu’elle prenne de la place dans son esprit, qu’elle trouve les mots justes pour enfin se libérer. Crier pour crier, autrement dit élever la voix seulement pour paraître plus fort qu’elle n’a jamais intéressé Jacob. Il sait qu’elle peut le briser en un murmure, et qu’il serait capable d’autant de dégâts s’il s’y appliquait. Il n’a pas non plus envie qu’elle le fasse, piquée par sa culpabilité, ça pourrait être le cas. Certaines personnes détestent être mises devant le fait accompli, comme si ça devenait la faute de l’accusant plus que de l’accusé. Apparemment, Olivia n’est pas dans cette optique-là ce soir, bien heureusement pour eux. Tu as envie de quoi ? Il n’en a pas la moindre idée, là est le problème : après le départ de Joseph, il savait. Il savait qu’il devait agir, qu’il devait lui dire tous ses doutes et désormais certitudes, qu’il fallait qu’il arrête de vivre au travers de ses mensonges. À son arrivée, il a su qu’il voulait qu’ils se séparent. Maintenant, il ne sait plus rien, il est décontenancé, désarmé. Toute la complexité de leur couple réside dans ce fait : elle est celle qui le blesse plus que personne, mais il n’y a qu’elle pour guérir ces plaies-là. Il ne sait pas ce qu’il veut, mais qu’ils se déchirent n’est pas une option. Une séparation entraîne-t-elle forcément une haine, d’un côté seulement, jusqu’à grandir également de l’autre et devenir parfaitement réciproque, parfaitement grotesque ? Ils valent mieux que ça, il en est certain. Alors il continue dans sa lancée : aucun reproche ne sortira de sa bouche ce soir, sa déception restera à l’intérieur de lui-même, bloquée au fond de sa gorge et de ses tripes. Je ne sais plus ce que tu attends de moi. Il n’en a pas la moindre idée, lui non plus. Elle n’est pas capable de recoller tous les morceaux de son cœur, brisé au fil des années, massacré il y a quelques minutes. Elle n’est pas non plus capable de simplement le rassurer sur ce qu’elle ressent, de lui dire ce qu’il a envie d’entendre. Celui qui a les mots justes, des deux, ce n’est pas elle. Ça a toujours été le cas et il ne peut pas lui en vouloir d’être comme ça, même si ce soir il aimerait entendre qu’il n’y a que lui qu’elle aimait, qu’elle aime et qu’elle aimera. Et pourtant, il sait qu’il serait incapable d’y croire si elle venait à lui dire ces mots-là. Perdu entre ce qu’il ressent et ce qu’il croit savoir d’elle et de tout ce qui a pu se passer dans son esprit. Toute la complexité derrière ses infidélités, il est incapable de l’entrevoir et de la comprendre. Ça n’était pas pour elle, ça n’était pas contre lui. Ça s’est fait et rien ne l’explique ; c’est aussi simple que cela, pourtant impossible à assumer du côté de l’agent immobilier. Ni ce que je suis censée faire pour arrêter de nous faire du mal. Il évolue dans la pièce en analysant les mots d’Olivia. Elle leur a fait du mal, c’est vrai, beaucoup trop pour s’en relever ce soir. Lui également, en voulant prendre toutes les décisions pour deux, en refusant de l’écouter parce que ça lui semblait incohérent qu’elle ne cherche pas à se relever. Ils étaient vivants et avaient de quoi remonter la pente, c’était inadmissible de faire du surplace : il leur mettait un coup, à tous les deux, à chaque fois qu’il soupirait en la voyant incapable de le suivre dans ses idées. Peut-être qu’inconsciemment, à force de trop lui en demander, il l’a poussée dans les bras de ceux qui ne voulaient rien de particulier. Peut-être que c’est de sa faute à lui, et sûrement que lui non plus n’a aucune idée de comment arrêter de leur faire du mal. Il est temps d’arrêter, tout court. Ni bien, ni mal, plus rien.
Il a l’impression de jouer des adieux. Et pourtant, il rentrera du travail demain et la trouvera ici – ou inversement. La cohabitation va être obligatoire, il ne se voit pas lui demander d’aller vivre ailleurs et n’a pas envie de le faire, lui non plus. Vivre avec sa femme qui devient petit à petit un fantôme dans l’espoir de rejoindre leur fille était déjà un défi permanent, douloureux, qu’il avait de plus en plus de mal à accepter. Devoir vivre avec elle alors que plus rien ne les relie – si ce n’est un contrat de mariage et deux signatures apposées dessus – sera encore plus difficile. Rien n’est insurmontable pour Jacob, il a l’impression d’avoir monté les plus hauts sommets depuis la mort de June. Le problème c’est qu’une fois en haut, le vide derrière est toujours plus profond et qu’il n’a pas la moindre protection : il s’y jette et se blesse forcément, encore plus que la fois précédente, sûrement moins que la fois d’après. Des adieux, donc : celui de leur amour ? Non, certainement pas. Il l’aimera jusqu’à la fin de ses jours, c’est une certitude. Peu importe le mal qu’elle peut lui faire, peu importe les épreuves qu’ils doivent endurer, peu importe même si cette soirée signe la fin définitive de leur couple. Son amour est intemporel et fixe, il ne s’envolera pas, jamais. Ce sont les adieux de ceux qu’ils étaient hier, la bienvenue à ceux qu’ils seront demain ; est-ce qu’il va changer du tout au tout ? Il ne sait vraiment pas le dire. Est-ce qu’il va être sur les nerfs, constamment sur le dos de ses employés, ingrat au possible parce que plus rien ne semblera lui aller ? C’est possible. Il peut aussi rester comme il est et continuer de se battre, silencieusement et contre lui-même, pour se convaincre lui et seulement lui qu’ils peuvent continuer cette aventure. C’était elle qu’il essayait de persuader il y a encore quelques mois, il se peut que ça change et qu’il se mette à jouer les deux rôles. Le vinyle posé dans le tourne-disque, il sent les frissons lui monter un peu partout. Cette chanson a suivi tellement de moments précieux, il s’est senti obligé de la mettre. Pour conclure, pour que la boucle soit réellement bouclée, pour qu’ils aient une fin – temporaire ou non – digne de ce nom. Ses yeux crient à l’aide quand il lui tend sa main, son cœur le supplie d’arrêter quand elle l’attrape. Le mot slow correspond parfaitement à cette danse qui n’en est pas une, à leurs corps qui s’unissent une dernière fois, à leurs cœurs qui battent presque l’un contre l’autre. Il aimerait pouvoir mettre le temps sur pause, histoire de prendre une bouffée d’air frais et de savourer cet instant. Ce dernier moment avant que ça ne dérape réellement, avant que ce soit la fin, celle qu’il vient de décider, celle sur laquelle il est incapable de revenir. Même s’il se déteste lui-même pour ça, il sait que c’est la meilleure décision pour lui. Il a tout fait pour ne pas penser à lui-même et agir égoïstement au cours de ces trois dernières années, ça n’a pas été la meilleure solution. Il est temps d’enfin ouvrir les yeux et de se rappeler que pour l’aimer elle, il faut qu’il se chérisse lui, et qu’il a besoin de le faire sans l’avoir à ses côtés. Il a besoin de se reconstruire, et c’est dans cette optique que leur séparation est la plus logique. Il ne voit pas comment ça pourrait mal tourner, il ne voit pas que derrière sa bonne idée se cache une dizaine de démons prêts à lui sauter dessus. En passant de la tristesse, à la mélancolie, du besoin d’ivresse à la dépression, il y en a pour des semaines d’acharnement. Mais l’embuscade se trouve à l’angle, bien camouflée, alors il n’a aucune raison d’abandonner. À part te laisser partir, j’imagine. Le silence auquel il s’efforçait était fait exprès, il la laissait réfléchir, il se laissait le droit de profiter. Juste une dernière fois, comme il l’a dit, comme il le pense. Et encore une fois, même s’il est maître de cette décision, il ne peut que regretter quand la main d’Olivia s’échappe de la sienne, quand elle lui tourne le dos pour quitter la pièce. Un dernier baiser aurait sonné trop dramatique, il l’aurait pourtant apprécié à sa juste valeur. Le blond fait de son mieux pour baisser les yeux et ne pas la regarder s’éloigner, la scène étant bien trop dure à avaler, à accepter. Quand il relève son visage, elle n’est plus là. À cette vision, il se relâche totalement. Ses épaules normalement droites, son dos toujours fier, son menton toujours levé. Il n’y a plus rien, et l’éclair qui brillait au fond de ses yeux s’est éteint lui aussi. Il passe une main sur son visage pour sécher ses joues nouvellement mouillées, c’est plus fort que lui, une faiblesse à laquelle il ne s’attendait pas forcément. Et pour ne pas l’exposer si jamais elle fait demi-tour, le blond tourne les talons à son tour pour quitter la maison. Il prend le soin de ne pas claquer la porte derrière lui, de la refermer doucement pour que rien ne paraisse étrange au travers du voisinage. Ils pourront tous passer devant la maison et la regarder, tout leur semblera inchangé, à l’extérieur. Comment leur dire que le couple qui vivait-là est finalement mort, lui aussi, trois ans après leur fille ? Il ne trouve pas les mots et n’a pas envie de les chercher, c’est pour ça qu’il prend sa voiture et se rend à son agence – s’il peut se réfugier quelque part, le temps d’un soir, c’est bien là-bas.