A quel moment devient-on ce que l’on appelle un habitué ? Voici la question que se pose la brune alors qu’elle franchit les portes de l’Interlude, suivie de près par l’un de ses clients. La tradition a commencé des années plus tôt, alors que son premier contrat venait d’être conclu et que le couple face à elle l’observait les yeux brillants. Où allons-nous ? Voilà ce qu’elle a cru déceler dans leur regard ; l’envie de célébrer le tournant qu’ils venaient de prendre dans leur vie, la confiance qu’ils ont placé en elle et la signature qu’ils ont apposé chacun à leur tour, rendant ainsi concrets tous les rêves qu’ils ont a peine osé prononcer à voix haute. Alors, Erika les a amenés dans un restaurant pour fêter la bonne nouvelle et depuis lors, c’est ce qu’elle s’applique à faire à chaque fois que le bruit du stylo a fini de crisser sur les différentes feuilles de papier constituant le contrat. Et c’est ce qu’elle fait encore aujourd’hui, alors que Josh vient de confier à l’agence un lot de nouvelles résidences qui se vendront avec une facilité déconcertante, elle en est certaine. Le blond lui a d’ailleurs confié que c’est son assurance qui l’a poussé à signer avec Copeland, un détail qui a fait sourire la jeune femme qui apprécie toujours d’avoir encore un rôle déterminant à jouer dans certaines décisions. Après tout, la réputation des agences n’est plus à faire et par conséquent, tout est presque trop facile. La brunette a toujours aimé le défi et par conséquent, ferrer de plus gros poissons demeure encore une victoire qu’elle apprécie de savourer autour d’un bon repas, comme elle a prévu de le faire ce soir. Le choix du restaurant n’a même pas fait les frais d’une hésitation quelconque alors que l’envie de s’y rendre s’est imposée d’elle-même, comme souvent ces derniers temps. La raison est évidente même si elle s’oppose à la formuler à haute voix et son regard avise rapidement le bar encore vide, en espérant secrètement qu’il soit là. La honte devrait rapidement suivre cette pensée, mais Erika n’y pense déjà plus alors qu’elle se fend d’un sourire en direction de la serveuse qui les amène à leur table, en ne manquant pas de la gratifier d’un passez une agréable soirée, mademoiselle Woodall qui ne manque pas d’impressionner son client. « Vous êtes une habituée ? » Sa question la fait rire, même si elle ne laisse qu’une lueur amusée prendre le pas sur le masque professionnel qu’elle porte en toute circonstance. Après tout, amener un client seul au restaurant pourrait être mal interprété, notamment par le client en question, raison pour laquelle Erika conserve toujours une distance en dépit des sourires et des éclats de rire. Certains lui ont parfois joué de drôles de tours, mais Josh semble avoir compris qu’il ne sert à rien de tenter sa chance parce qu’après tout, elle est prise. Un statut dont elle joue et qu’elle brandit comme un bouclier lorsque le besoin s’en fait sentir, mais qu’elle n’a pourtant jamais évoqué depuis qu’ils se sont rencontrés, quelques semaines auparavant. A nouveau, elle jette un regard autour d’elle, mais aucun signe de Rudy. Peut-être s’est-elle trompée, peut-être qu’il ne travaille pas aujourd’hui ? « On peut dire ça. » Concède-t-elle finalement en lui tendant la carte, troublée par la perspective de rater une occasion de tomber sur le serveur qui n'en rate pourtant jamais une de venir discuter avec elle. Elle s’en veut la brune de se laisser aller à des conversations aussi profondes avec un autre que Ian, mais force est de constater que l’un est plus attentif que l’autre, étonnamment. Erika se mord la lèvre sans même s’en rendre compte, décidant finalement de se concentrer sur l’instant présent plutôt que sur ce qui aurait pu être. « Je vous conseille le coq au vin, il est excellent. » Reprend-t-elle en relevant les yeux vers Josh, agrémentant son conseil d’un sourire franc avant de jauger la carte qu’elle connaît désormais par cœur, ou presque. Elle lui sert les conseils des autres, parce qu'elle n'a jamais essayé, privilégiant une alimentation végétarienne depuis de nombreuses années. Sa main droite passe dans son cou avec nonchalance et enfin, elle interrompt son geste en sentant un regard sur elle. Le sien, elle en est persuadée.
Adossé au mur, il regarde les quelques passants qu’il y a dans la rue principale. Il n’est pas tard, il n’est pas tôt : l’heure idéale pour prendre sa pause, quand les clients du premier service en sont au dessert et que ceux du second ne sont pas encore arrivés. Plus le temps passe, plus il le trouve long. Les mois se sont écoulés très rapidement depuis son premier jour et, aujourd’hui, il ne sait pas s’il a pris la bonne décision. S’il était retourné dans l’illégalité pure et dure, s’il avait pris de réels risques plutôt que d’essayer de contourner certaines règles, il aurait mis fin aux problèmes financiers de sa famille depuis un bon bout de temps. Sa sœur serait hors de danger – ou en bonne voie pour – et rien ne serait aussi compliqué que ça l’est actuellement. Mais pour une fois, Rudy a eu peur. Il a évalué les risques et s’est dit qu’il était trop grand, celui-ci, qu’il ne survivrait pas à quelques années de plus derrière les barreaux, à cette impuissance constante : regarder le monde tourner, quand on est bloqué là-bas, ça n’a rien de plaisant. Alors il a choisi une tactique différente, sans savoir si elle paiera, sans savoir s’il y arrivera. Il sait qu’il a trouvé celle qu’il lui faut, il l’avait compris le soir-même, il se l’est confirmé quand elle est revenue quelques soirs après. Et désormais, à chaque fois qu’il la voit installée à cette même table, attendant ce même menu – et l’attendant lui – il sait que c’est véritablement elle. Elle et personne d’autre. Alors pourquoi n’y arrive-t-il pas ? C’est pourtant simple, d’habitude. Il sait qu’une part de lui attirerait n’importe quelle femme, du moins toutes celles qui ont le goût du risque, qui savent par avance qu’elles ne trouveront jamais un autre homme comme lui. S’il y a plusieurs princes charmants à la télévision, il n’existe qu’un seul Rudy Gutiérrez sur terre – bien heureusement, c’est déjà trop. Il ne sait pas s’il l’attend ou s’il l’espère. Il pense que de son côté, elle n’attend qu’un geste de sa part. L’alchimie entre eux est réelle, croissante, puissante ; il pourrait faire fermer le restaurant uniquement pour se jeter sur elle, mais il n’y gagnerait rien. Tout ce qui devrait lui être simple est devenu compliqué, et tout ce qui est complexe, Rudy a du mal à le digérer. Alors adossé au mur, il inspire des grandes bouffées de nicotine, essaie de se vider l’esprit, d’oublier ses doutes. S’il a fait le mauvais choix, il finira par s’en rendre compte, par avoir un déclic. Mais le déclic, c’est avec elle qui l’a eu, elle qui ne quitte pas ses pensées, même quand elle n’est pas attablée à l’intérieur de l’interlude. Il sait que ce n’est pas normal, que ce n’est pas qu’une question d’argent, qu’il est peut-être un peu trop obsédé. Il le sait mais n’arrive pas à mettre de mots sur ça ; il n’est pas encore devenu fou au point de parler seul face à un miroir, encore moins au point d’en parler à quelqu’un. Cette idée reste en lui, prend toute la place, ne fait que de s’accroître et de muter. Depuis quand l’intérêt que l’on porte à une femme se transforme en un virus, en une maladie qui fait autant de dégâts ? Il aurait aimé que quelqu’un écrive un livre sur ça ; même s’il ne l’aurait pas lu, il aurait la sensation d’être un peu moins seul au monde. La porte de l’arrière du restaurant s’ouvre, une tête en sort. On a besoin de toi à l’intérieur, de nouvelles tables sont arrivées ! Rudy soupire et tire une dernière fois sur sa cigarette avant de l’écraser contre le mur, abandonnant le mégot là, par terre. L’autre lève les yeux au ciel et rentre, suivi de loin par son confrère. Il passe aux cuisines pour se laver les mains avant de rejoindre la salle, plus pleine qu’il y a quelques minutes, effectivement. Son regard parcourt la salle, à la recherche de clients qui n’ont pas l’air trop stricts – il sélectionne les personnes dont il a envie de s’occuper, oui. Ses yeux se posent sur elle, sans qu’il ne s’y attende. C’est pourtant la même table, comme toujours. Mais quelque chose est différent, il lui faut quelques secondes pour s’en rendre compte, car son regard n’était rivé que sur elle : il y a quelqu’un qui lui fait face. Il y a un homme avec elle, oui. Le brun secoue légèrement son visage et fait un signe de tête à l’un de ses collègues. Je m’occupe de cette table. Il dit, la mâchoire serrée. Son énervement a été instantané, il ne saurait dire pourquoi. Le brun attrape deux menus – il aurait préféré n’en mener qu’un et s’avance vers la table d’Erika. Il s’arrête juste à côté de la chaise de l’homme, ses yeux vont de l’un à l’autre, alors qu’il ne desserre pas ses mains des cartes. Bonsoir. Il a eu du mal à le sortir, celui-ci. Il n’y a aucune bienveillance, il ne semble pas heureux de la revoir. C’est comme s’ils ne se connaissaient pas, comme s’il n’avait jamais posé ses yeux sur elle auparavant. Bienvenue à l’interlude. Il le dit à l’homme, ignore presque Erika. Vous désirez boire quelque chose ? Il n’a pas l’habitude d’être conventionnel avec elle, il pense d’ailleurs ne jamais lui avoir demandé clairement ce qu’elle voulait boire ou manger – alors que c’est seulement ce qu’il doit faire, en toute logique. Là, il se force, porté par une rancœur qui ne s’explique pas.
Dire qu’Erika n’est pas consciente de ce qui est entrain de se passer aurait été un mensonge éhonté, même si elle se plaît à croire que ses récentes allées et venues à l’Interlude sont toujours justifiées par une raison bien précise. Sa proximité avec le bureau, le manque de temps, un nouveau contrat, la bonne nourriture… Les arguments ne manquent pas à l’appel et c’est sur ceux-ci que la brune se concentre lorsque son esprit la guide tout naturellement vers ce lieu en particulier. Elle ignore l’évidence et préfère se voiler la face encore un peu plus longtemps, même si les regards frénétiques qu’elle lance autour d’elle ne trompent personne. Il est parvenu à allumer une étincelle d’intérêt qu’elle pensait perdue, à lui donner envie de discuter durant des heures en oubliant la fatigue et les responsabilités de la journée. Quand elle sait qu’il est de service et qu’elle n’a pas l’occasion de se rendre au restaurant, elle pense à lui et se demande si elle est la seule. La seule à qui il refuse de donner la carte sous prétexte de glaner quelques minutes de plus en sa compagnie, la seule sur qui son regard reste fixé en permanence. Elle s’interroge, Erika, mais une chose est sûre, il arrive à lui faire croire qu’il n’y a qu’elle qui compte lorsqu’elle franchit les portes de l’Interlude et ça lui suffit à la brune, ces moments privilégiés qu’il lui offre l’espace de quelques heures. Un bref instant, une parenthèse salvatrice qui l’aide à décompresser et à oublier que tout ce qui l’attend en rentrant chez elle, c’est la solitude d’une maison vide. Ian multiplie les déplacements et les rendez-vous et la brune sent qu’il s’échappe au profit de sa carrière, une situation qu’elle se refuse à lui reprocher. Rejouer les derniers instants de son divorce avec Darren ne ferait que mettre en lumière ses propres erreurs et accentuer les regrets qu’elle peut encore avoir lorsqu’elle se laisse aller à penser à ce qu’aurait pu être sa vie si elle avait accepté de lâcher prise. Mais avant de prétendre lâcher quoique ce soit, encore aurait-il fallu qu’elle sache à quoi elle se tenait exactement. A ses principes ? Ses droits les plus fondamentaux ? Probablement un savant mélange de tout ça et si elle le lui demande, Erika est certaine que son ex-mari aurait un avis bien tranché sur la question. Les années ont apaisé l’amertume, mais le sujet demeure encore un brin houleux, puisque le duo campe toujours autant sur ses positions qu’à l’époque. Autant dire que leur fierté respective n’aide pas, mais la brune s’amuse de ce bras de fer constant, ravie qu’il soit malgré tout encore dans les parages. Ian n’est pas de cet avis, personne ne l’est, mais il n’a pas encore acquis suffisamment de légitimité pour interférer dans ses relations et au vu de la situation, Erika se demande si ça arrivera jamais. Plongée dans ses pensées, la brune relève finalement les yeux vers son client qui observe l’environnement qui les entoure avec la plus grande des attentions. Il faut dire qu’au-delà du fait que Rudy y travaille, ce restaurant a tout pour plaire, et c’est sans doute pour cette raison qu’elle n’a pas hésité à y emmener Josh pour fêter leur nouvelle collaboration. Et puis au fond d’elle, elle doit bien avouer que ça la change d’être accompagnée pour une fois. Est-ce qu’une part d’elle espère qu’il réagira en la voyant en compagnie d’un homme ? C’est possible, même si la brune essaie de se convaincre du contraire. Si elle devait s’amuser à jouer au jeu puéril de la jalousie, la cible toute trouvée devrait s’appeler Ian et non Rudy. Alors pourquoi le cherche-t-elle encore du regard, pourquoi ses sourires s’accentuent-ils en direction de son client alors qu’elle s’efforce pourtant de conserver son image de professionnelle ? Voici des questions auxquelles Erika se refuse de répondre, parce qu’elle a peur de ce que la réponse pourrait révéler sur elle, sur ses réelles motivations en dînant dans ce restaurant bien plus souvent que de raison. « Bonsoir. » La brune sursaute presque en entendant sa voix et alors qu’elle relève le nez vers lui, elle s’étonne de rencontrer un air fermé là où ses traits s’illuminent d’habitude en sa présence. « Bienvenue à l’interlude. » Rudy est tourné vers Josh et semble l’ignorer, prétendre qu’elle n’est pas là, ce qui provoque un froncement de sourcil imperceptible chez elle. Que lui arrive-t-il ? Erika se demande si sa mauvaise humeur est due à une mauvaise journée ou si son attitude est directement liée au fait qu’elle ne soit pas seule, cette fois-ci. Dans le doute, elle conserve un air neutre et ce même si ses yeux lui crient de se tourner vers elle et de lui adresser ce sourire en coin qui la fait tressaillir depuis des semaines. « Vous désirez boire quelque chose ? » C’est bien la première fois qu’il tient son véritable rôle de serveur et si la tension n’était pas aussi palpable, l’agent aurait probablement éclaté de rire face à l’inédit de la situation. Seulement voilà, elle n’a pas envie de rire et sent sa gorge se serrer alors que Josh se tourne vers elle d’un air interrogateur, imperméable à l’atmosphère chargée en émotions contradictoires. « On se prend une bouteille de vin ? » Rien n’indique qu’il est presque un parfait inconnu pour elle et s’ils sont parfaitement conscients du caractère professionnel de ce repas, Rudy lui n’en sait rien. « Avec plaisir. » Réplique-t-elle en hochant la tête, soudainement bien plus affable qu’elle ne l’était à l’origine. Si Rudy espère la voir réagir face à son comportement, il risque d’être déçu ; Erika joue à ce jeu depuis plus longtemps que lui et au cas où il ne le sait pas déjà, elle déteste perdre. « Je te laisse le choix, je suis loin d’être une experte en la matière. » La jeune femme laisse ses doigts glisser sur la carte des vins et la pousse en direction de Josh, sans jeter le moindre regard au brun. Le tutoiement soudain est un risque, tout comme son changement d’attitude à son égard, et elle sait qu’elle risque de le regretter. Mais tout ça devient secondaire à l’instant même où elle sent Rudy se crisper, alors qu’il connaît ses goûts et ses connaissances en matière de vin. Vu de l’extérieur, elle doit simplement donner l’impression de vouloir valoriser l’homme qui lui fait face, en le laissant mener une danse qu’elle a pourtant l’habitude de gérer seule. Et rien que ça, ça vaut bien tous les risques du monde.
Ses yeux se perdent sur l’homme qui fait face à Erika. Ce qu’il ressent au fond de lui-même n’est pas normal. S’il était un autre homme que Rudy, il en prendrait conscience et ferait deux ou trois pas en arrière dans la relation qui le lie à sa cliente, pour mettre un terme à l’attachement et aller au bout de ses objectifs. Mais il n’est pas quelqu’un d’autre, c’est Rudy, et il n’est pas capable d’accepter s’être fait avoir à son propre jeu. Si son cœur était resté fermé comme il l’avait prévu, si ses pensées ne s’étaient pas dirigées vers elle quand elle n’était pas dans les parages, s’il ne cherchait pas à la retrouver à chaque fois que quelqu’un franchissait la porte, il n’en serait pas là. À ressentir une espèce de jalousie, une colère tenace, une envie d’avoir des explications. Il s’imagine bien le lui demander qui est cet homme, croiser les bras comme un enfant et attendre d’avoir une réponse. Il l’imagine lui rire au nez et lui rappeler qu’il n’est qu’un serveur, qu’elle ne lui doit rien. Et elle aurait raison de le faire, car c’est ce qu’il est : qu’un serveur. Alors, il tente de faire son travail, il salue d’une manière qui ne lui correspond pas et ignore Erika. Il lui demande ce qu’il a envie de boire, espère qu’il donne sa réponse rapidement pour pouvoir s’enfuir vers les cuisines et prendre une longue inspiration, se requinquer, y retourner. On se prend une bouteille de vin ? L’homme détourne le regard de Rudy pour questionner Erika, le brun se mord l’intérieur des joues pour ne pas réagir à haute voix. « On », autrement dit « nous ». Avec plaisir. Elle répond à l’homme, ne lui a pas répondu à lui. Sa voix lui fait l’effet d’un ton désagréable, car elle ne s’adresse pas directement à lui, car elle parle pour qu’un autre l’entende. Je te laisse le choix, je suis loin d’être une experte en la matière. Il lâche l’homme du regard pour se tourner vers la table, regarde les doigts d’Erika s’activer sur la carte avant de la lui tendre. Rudy ne bronche pas, observe la scène, tout en se disant qu’habituellement, elle met un temps fou avant d’ouvrir la carte et de la regarder avec un réel intérêt. C’est leur rituel à eux, qui a déjà disparu maintenant qu’il est là. Josh attrape la carte et la regarde de haut en bas, il a l’air de vraiment vouloir le vin parfait pour eux : est-ce un signe que leur relation est réellement forte, ou un détail qui n’a pas la moindre importance ? Rudy préfère miser sur la première option, il part toujours défaitiste : c’est plus simple de remonter la pente que de démarrer du top. Il préfère devoir monter les étages que de se voir tomber, en parfaite chute libre, d’une position qu’il trouvait pourtant rassurante. Pendant la recherche de l’autre, il se racle la gorge pour attirer l’attention d’Erika, enfin croiser son regard. Pas un mot, pas un sourire, juste ses yeux dans les siens qui veulent absolument tout dire, et finalement rien à la fois. Josh attire l’attention sur lui en désignant ce qu’il désire commander à Rudy, apparemment le client n’a pas envie de se risquer à la prononciation française marquée sur le menu. Ça le fait rire, intérieurement, alors qu’il hoche son visage. Oh, bon choix. Il dit, en notant sur son petit calepin, avant de poser ses yeux sur Erika pour la suite de sa remarque. C’est un vin qui accompagne très bien la viande. Elle est végétarienne, il le sait depuis sa première fois à l’interlude, l’a noté au fond de son esprit, gravé dans sa mémoire. Il connaît tout d’elle, tout ce qu’elle a bien voulu lui montrer. Il connaît son sourire sincère, celui qu’elle fausse quand elle n’est pas réellement d’accord mais qu’elle ne veut pas contredire, le rire qu’elle n’arrive pas à contrôler et celui qu’elle maîtrise un peu mieux. Il sait les plats qu’elle préfère, ceux avec lesquels elle a du mal, les desserts qu’elle apprécie et ceux qui ne lui ont fait aucun effet. Est-ce que l’autre sait tout ça ? Il espère le deviner grâce à cette remarque, avec cette façon de l’aiguiller sur des plats que, dans tous les cas, Erika ne mangera pas. Il lui tend la carte avec tous les plats, une fois celle-ci posée sur la table, il lui montre du doigt quelques noms. Ceux-ci, par exemple, iront parfaitement avec votre bouteille. Il hoche son visage pour confirmer ses dires alors qu’il poursuit. En France, les habitants ont pour habitude de poser le plat au milieu de la table et de se servir eux-mêmes. C’est pourquoi ces plats sont commandés pour plusieurs, alors je vous laisse vous mettre d’accord sur celui que vous désirez. Il y a aussi des plats à l’assiette mais ça, il ne le dira pas. Il veut que l’autre se plante, propose quelque chose de tout sauf végétarien, juste pour pouvoir se marrer. Il en est déjà là, Rudy, au stade de jalousie où il préfère piquer que comprendre. Ça aurait été Lena, le type serait déjà en sang par terre. Indirectement, la brune lui apprend à se contenir, à trouver des parades et à agir stratégiquement. Là, il sait que ça ne lui plaira pas ; c’est d’ailleurs pourquoi ses yeux bleus sont de nouveau posés sur elle, un sourire au bord des lèvres. Elle aurait pu aller dans n’importe quel restaurant avec sa conquête, elle a choisi l’interlude en sachant qu’il serait là. C’était à ses risques et périls, et il a envie de lui apprendre qu’on ne peut pas jouer avec le feu sans se brûler.
La brune pensait ressentir la même chose que d’habitude en voyant Rudy apparaître dans son champ de vision. Une légère impatience, l’envie d’en apprendre encore davantage sur lui, de lire des expressions qu’elle ne connaît pas encore sur ce visage qui lui apparaît de plus en plus souvent, à toute heure du jour et de la nuit. Mais cette fois, tout est différent. La jeune femme n’est pas venue seule et la chaise face à elle n’est plus vide. Un homme lui fait face et requiert toute son attention, celle qu’elle offre d’habitude au serveur et qu’il n’aura pas ce soir, pas de la façon à laquelle il s’y attend, en tout cas. Erika étudie chaque réaction et perd peu à peu le sourire qu’elle a eu automatiquement en le voyant approcher, heurtée de le voir l’ignorer sans vergogne. Peut-être qu’elle le teste, inconsciemment, mais elle ignore s’il a réussi ou s’il s’agit d’un échec. Il lui fait perdre ses moyens et l’empêche de réfléchir correctement, la pousse à se comporter d’une façon peu professionnelle face à ce client qu’elle tutoie presque sur la défensive, comme pour donner forme à l’image qui s’est très certainement créée dans l’esprit de Rudy. La croit-il en couple avec lui ? La pense-t-il capable de lui jeter son bonheur au visage, après les longues soirées qu’ils ont vécu ensemble ? La brune aimerait lui dire qu’il s’agit de poudre aux yeux, d’une illusion, mais l’attitude du serveur la pousse à faire exactement le contraire. Elle endosse un rôle qui n’est pas le sien, l’ignore à son tour alors que les battements de son cœur s’accélèrent et que son regard se dirige vers Josh, lui qui ignore tout des sous-entendus qui transpercent le silence. Erika lui tend la carte et prétend ne rien y connaître, poussant encore un peu plus le jeu en espérant obtenir une réaction, n’importe laquelle. Elle crève d’envie de relever les yeux vers lui mais elle se retient, se force à se concentrer sur son interlocuteur qui se plie lui aussi aux règles du jeu sans même en être conscient. Son client s’empare de la carte et la lit avec attention, créant ainsi un suspens dont la brune n’a que faire, trop occupée à se concentrer pour ne pas le regarder lui, ne pas lui donner cette satisfaction. Pourtant, il suffit d’un raclement de gorge de sa part pour qu’elle oublie ses bonnes résolutions et relève légèrement le menton vers lui. Leurs regards se croisent enfin, lourds de sens, et Erika a la nette impression que son palpitant va finir par sortir de sa poitrine. Sa gorge à elle se serre et la brune détourne le regard au moment où Josh les interrompt, ayant apparemment trouvé ce qu’il cherchait avec tant d’application. Rudy la quitte enfin des yeux lui aussi et hoche la tête d’un mouvement bref, prenant note de ce que le brun venait de pointer du doigt sur la carte ; ça non plus, il ne le fait jamais. Il retient tout ce qu’elle lui dit de tête, comme si chaque mot avait une importance toute particulière. « Oh, bon choix. » La brune retient un soupir de soulagement en l’entendant rester professionnel. L’espace d’un instant, elle a cru qu’il allait se montrer imbuvable avec son client, mais non. Ses épaules retombent un peu et durant une brève seconde, elle pense pouvoir se sortir de cette soirée indemne. « C’est un vin qui accompagne très bien la viande. » Elle fronce les sourcils la brune parce que s’ils ne se connaissent que depuis peu, elle sait déjà exactement où il veut en venir. « Ceux-ci, par exemple, iront parfaitement avec votre bouteille. En France, les habitants ont pour habitude de poser le plat au milieu de la table et de se servir eux-mêmes. C’est pourquoi ces plats sont commandés pour plusieurs, alors je vous laisse vous mettre d’accord sur celui que vous désirez. » Perplexe, la brune l’écoute parler tout en se disant qu’elle ne l’a jamais vu sous cet aspect ; le serveur appliqué au discours maîtrisé, tout ce qu’il n’a jamais été avec elle et qui fait partie intégrante de son charme. Mais les paroles sont calculées et si Josh n’a pas la moindre idée de ce qui se trame sous ses yeux, la jeune femme n’est pas dupe. D’ailleurs, le sourire qui étire les lèvres de Rudy alors qu’il la regarde à nouveau en dit long ; il a prévu de gagner, lui aussi. « Erika ? » Hm? La voix de son client la tire de ses pensées et elle jette un dernier regard au brun avant de se tourner vers Josh, se penchant légèrement vers lui en haussant un sourcil, comme si elle avait hâte d’entendre ce qu’il avait à dire. « J’aimerais beaucoup tenter ce coq au vin dont tu m’as parlé, on va prendre ça. » Il est enthousiaste, Josh, et commande pour eux en partant du principe qu’elle aime ça elle aussi. Comment lui en vouloir, elle a effectivement mis en avant ce plat sans préciser qu’elle n’y a jamais goûté. La brune a voulu lui montrer qu’elle maîtrise la carte de ce restaurant dans lequel elle passe beaucoup trop de temps et à présent, elle est prise à son propre jeu. « Je… » Elle aimerait avoir la force de faire l’impasse sur ses convictions juste pour ne pas offrir satisfaction à Rudy, mais ça lui est impossible. « Je ne mange pas de viande. » Souffle-t-elle finalement, ignorant avec superbe celui qui doit bien s’amuser juste à côté d’elle. « Je t’en ai parlé parce que je sais que c’est un des plats phares ici, mais je n’en ai jamais pris. » Elle laisse un rire s’échapper et par la même occasion, essaie de chasser la nervosité qui est la sienne. « Je vais prendre les lasagnes. Végétariennes. » Lance-t-elle finalement en direction du serveur, le narguant d’un sourire en coin avant de reporter définitivement son attention sur Josh, pour le reste de la soirée, elle l’espère.
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Dernière édition par Erika Woodall le Lun 8 Mar 2021 - 20:42, édité 1 fois
Peut-être qu’agir de la sorte est une preuve d’immaturité et qu’il est en train de ruiner toutes les chances qu’il essaie de s’offrir depuis quelques semaines maintenant. Peut-être que c’est une preuve de possessivité et qu’il est en train de l’apposer sur leur relation sans avoir besoin de le verbaliser. Peut-être que ce n’est ni l’un, ni l’autre et qu’il s’est perdu lui-même dans un jeu auquel elle ne participe pas depuis le début. Est-ce possible de se faire autant de films en si peu de temps ? Tous ses retours à l’Interlude sont-ils liés à lui, comme il le pense depuis le départ, ou est-ce simplement parce que le lieu est agréable et la nourriture délicieuse ? Si on avait dit à Rudy qu’un type comme ce fameux Josh allait un jour le faire douter de lui-même et de ses capacités, il aurait d’abord cassé la figure de la personne avant de lui rire au nez. Mais finalement, aujourd’hui, il se dit qu’elle aurait peut-être eu raison de le mettre en garde, de l’inquiéter sur ce qui lui semblait pourtant acquis depuis des années. S’il n’est pas supérieur au niveau des salaires, des connaissances et de tout un tas de choses, il l’est au moins par sa prestance, par sa loyauté, par l’homme entier qu’il est. Il n’a pas besoin de jouer un rôle pour être lui-même, contrairement à ce gars-là, qui doit avoir qu’une envie ; celle de sauter sur Erika, dès que le moment sera venu. Lui payer un restaurant et partager un plat avec elle, ça, ce n’est que du jeu. Rudy qui pense ça, c’est évidemment très hypocrite, lui-même jouant avec Erika et ses sentiments depuis des semaines. Il reste lui-même, pourtant, avec elle. Il a l’impression d’être lui-même avec elle plus qu’avec n’importe qui – même Lena. Et pourtant, il se joue d’elle, constamment, en pensant à rien d’autre qu’à ce qu’elle lui apportera quand il arrivera à ses fins. Un sentiment de satisfaction après l’avoir mise dans son lit pour l’un, de l’argent et sa petite sœur entre les mains de bons médecins pour l’autre. Dans les deux cas, les deux hommes agissent mal, mais Rudy n’est pas le genre de garçon à faire une rétrospection sur lui-même. Il a raison, point final, et ce Josh est un parfait connard d’être venu ici avec elle, point final encore une fois. Alors s'il peut se moquer de lui, s'il peut la mettre mal à l’aise, s’il peut gâcher ce repas, il le fera avec grand plaisir. Ça commence avec un accueil qui n’a rien de chaleureux, il s’applique à l’ignorer quand il n’aimerait qu’une chose : la dévorer des yeux, comme il a l’habitude de le faire. C’est un geste qui n’a rien d’agressif, qui n’a rien de visible, qui fait pourtant bien plus de mal psychologiquement parlant. On ne peut pas retirer une habitude à quelqu’un en pensant que celle-ci ne le remarquera pas, la routine touche tous les individus, même les moins dociles. Et elle lui prouve qu’elle a compris à quoi il joue quand elle le fait à son tour, quand leurs regards ne font que de se fuir plutôt que de s’accrocher. Et lorsque le moment arrive enfin, le temps s’arrête pour les laisser discuter sans ouvrir la bouche, sans prononcer le moindre mot : ils savent tous les deux ce qui est en train de se passer ici, que ça ne donnera rien de bon, qu’ils feraient mieux d’arrêter. Rudy ne dépose jamais les armes en premier, c’est bien pour ça qu’il a la réputation qu’il a aujourd’hui, bien pour ça qu’il a passé deux années de sa vie en prison. Un détail qu’elle ignore toujours, qu’elle saura peut-être un jour – le jour où elle l’y renverra, elle, sûrement. Il s’attaque à Josh, à celui qui est coupable de tout alors qu’il n’a rien demandé. Il lui conseille les plats qu’Erika ne mange pas, ceux dont l’élément principal est une viande, auxquels on ne peut pas demander de juste la retirer pour rendre le tout végétarien. Il sait ce qu’il fait, Rudy, et il se sent déjà très fier de ce coup-là. Erika ? Elle se détourne de Rudy pour reposer son attention sur l’autre, il voit dans sa manière de le regarder que l’espoir est encore là : il peut encore demander autre chose que ce qu’a conseillé Rudy, pas vrai ? J’aimerais beaucoup tenter ce coq au vin dont tu m’as parlé, on va prendre ça. Il ne sait pas ce qui le fait le plus sourire : le fait qu’effectivement il demande un plat contenant de la viande en ignorant donc son régime alimentaire, ou sa manière de décider pour eux, de prendre les devants. De ce qu’a compris le Mexicain sur la jeune femme, c’est qu’elle n’est pas du genre à se faire commander. Je… Les yeux de Rudy passent de l’un à l’autre, c’est comme un match de tennis, en bien plus amusant à regarder. Je ne mange pas de viande. Je t’en ai parlé parce que je sais que c’est un des plats phares ici, mais je n’en ai jamais pris. Je vais prendre les lasagnes. Végétariennes. Rudy n’a pas besoin de la précision, lui. Il hoche doucement sa tête et note, encore une fois, même s’il n’a pas l’habitude de le faire. Donc un coq au vin pour monsieur et des lasagnes végétariennes pour madame ? Ok, on vous emmène ça au plus vite. Il parle tout en cherchant une nouvelle excuse pour l’emmerder lui, ou pour la récupérer elle. Il jette un coup d’œil au comptoir et se gratte légèrement la tempe avec le stylo, en se disant que s’il ne se fait pas virer après ça, c’est que vraiment Caleb apprécie son travail. On a décidé d’être généreux c’soir et d’offrir un cocktail aux couples, si l’un de vous deux veut passer là-bas pour voir ce qu’on propose, c’est quand vous voulez. Il n’a pas aimé prononcer le mot couple pour les définir, il grimace presque alors qu’il tourne enfin le dos à la table pour aller transmettre la commande aux cuisines. L’un de vous deux voulait évidemment dire Erika : il n’y a pas d’offres et elle doit le savoir, au fond d’elle. Il veut juste pouvoir lui parler dans un endroit plus isolé, sans qu’il y ait ce type à côté d’eux. Il a envie – besoin – de savoir qui il est et pourquoi elle l’a emmené ici. La commande transmise, le brun se glisse derrière le bar et regarde son collègue qui a le poste durant la soirée. Je vais m’occuper d’un verre ou deux, si ça t’va. L’autre hausse ses épaules, évidemment qu’un peu de travail en moins lui convient. Il a la sensation d'être adolescent, de nouveau, et d'attendre à un point de rendez-vous sa copine, tout en espérant de toutes ses forces qu'elle ne lui posera pas un lapin.
Si la brune se réjouissait une fois de plus de passer les portes de l’Interlude, elle tombe rapidement des nues en découvrant une facette de Rudy qu’elle ne connaît pas. Et pour cause, il ne lui a jamais servi le discours du serveur modèle et l’a encore moins traitée comme une parfaite inconnue, même lors de sa toute première fois au restaurant. Le fait qu’il agisse de la sorte aujourd’hui, alors qu’elle est accompagnée d’un homme, ne laisse pas beaucoup de place à l’interprétation. Erika ne sait pas comment réagir car il la prend de court en partant du principe qu’elle a amené une conquête avec elle. Son premier réflexe aurait été de le détromper, de désamorcer la situation d’un sourire et d’un éclat de rire afin de retrouver ce regard qu’elle aime tant, qui la fait frissonner. Mais il ne lui en laisse pas le temps, il embraye et endosse le rôle du parfait connard par dessus celui du serveur précautionneux, une image qui est loin de plaire à la jeune femme qui s’obstine désormais à l’ignorer à son tour. Et puisqu’il est si enclin à la croire capable d’une telle provocation, Erika donne définitivement le ton en agissant comme il s’attend à la voir agir, allant ainsi à l’encontre de toute la conscience professionnelle dont elle fait preuve habituellement. Et Josh se prête au jeu sans le savoir, se détend en même temps qu’elle et laisse tomber les civilités d’usage avec une spontanéité désarmante, à croire qu’il n’attendait que ce tutoiement pour briser la glace entre eux. Ce n’est pas de bon augure et la brune devrait s’en douter, mais son attention est focalisée sur Rudy. Rudy et le froid glacial qu’il instaure entre eux, en réponse à une situation qu’il interprète de toute pièce. Rudy et ses regards fuyants qu’elle cesse de chercher, même si elle crève d’envie d’attirer son attention pour lui faire comprendre qu’il fait fausse route. Sa fierté la pousse à dresser à son tour une barrière entre eux. Ca ressemble à une attaque, mais il s’agit davantage d’un mécanisme de défense alors qu’elle réalise que son attitude la blesse. Parce qu’un tel sentiment voudrait dire qu’elle lui accorde une importance qu’elle ignore encore, même si elle est déjà là, latente et bien présente. Ce petit jeu semble durer une éternité, jusqu’à ce qu’ils s’autorisent enfin à se croiser et à communiquer tout ce que leurs lèvres se refusent à prononcer. Les mots ne sont plus nécessaires à ce stade, et c’est le coeur lourd et la gorge serrée qu’Erika se retourne vers Josh qui a tout avalé du discours du serveur, probablement impressionné par tant de prévenance de sa part. Il ne s’agit pourtant que d’une illusion, d’une mascarade créée de toute pièce par le brun qui se délecte probablement de la scène qui se joue sous ses yeux. Elle pourrait être hilarante en effet, si seulement il s’était réellement agi d’un rendez-vous et non d’un dîner professionnel. Au fond d’elle, la brune espère que Josh parviendra à déjouer le plan machiavélique du serveur, mais puisqu’il ignore tout de ce qu’il se passe, il tombe dans le panneau et commande pour deux. Le coq au vin. Erika n’a même pas besoin de relever la tête vers lui pour deviner son sourire, son air satisfait, et ça l’irrite encore un peu plus. La jeune femme ne perd pas la face cependant et rebondit après une seconde d’hésitation, rétablissant la vérité sans jeter un seul regard au jeune homme qui doit être ravi de l’avoir mise dans une telle position. Josh semble légèrement mal à l’aise et peut-être qu’il commence à percevoir la tension sous-jacente de cette discussion, après tout. Erika aimerait se concentrer sur lui mais elle n’y arrive pas, pas tout à fait, pas tant que Rudy se tiendra à côté d’elle et monopolisera tout l’espace par sa simple présence. « Donc un coq au vin pour monsieur et des lasagnes végétariennes pour madame ? Ok, on vous emmène ça au plus vite. » Et il lui sert des madame maintenant ? La brunette se retient de lever les yeux au ciel et adresse un sourire à son interlocuteur, retrouvant quelque peu contenance et ce même si Rudy ne bougeait pas, une fois de plus. La situation a quelque chose de déjà vu et par conséquent, elle sait au fond d’elle qu’il n’en a pas terminé. Qu’il va encore trouver quelque chose à ajouter pour enfoncer le clou. « On a décidé d’être généreux c’soir et d’offrir un cocktail aux couples, si l’un de vous deux veut passer là-bas pour voir ce qu’on propose, c’est quand vous voulez. » Tiens, c’était nouveau ça. La brune tourne légèrement la tête au moment où il part dans l’autre sens et comprend où il veut en venir. Une moue satisfaite étire ses lèvres alors qu’elle l’observe discrètement du coin de l’œil se glisser derrière le bar, comme si ça faisait partie de ses attributions. En plein service. Bien sûr. « Bizarre ce serveur, non ? » Une fois encore, Josh requiert son attention dans un petit rire et elle hoche la tête, prétendant ne pas connaître le serveur en question. Que penserait-il d’elle s’il savait le petit jeu auquel elle se prête avec Rudy depuis plusieurs semaines ? Elle-même ne sait pas ce qu’elle fait, ni pourquoi elle le fait. Sa seule certitude, c’est qu’elle a envie d’être auprès de lui et que quand ce n’est pas le cas, elle songe à la prochaine fois où elle pourra se servir d’un quelconque prétexte pour franchir les portes de l’Interlude. « Il nous a pris pour un couple, c’est marrant. » Pas vraiment, mais elle hoche la tête une fois de plus, profitant de la perche qu’il lui tend pour l’abandonner au profit de celui qui la fixe déjà avec insistance. « Un malentendu que je vais m’empresser de rectifier, tout en essayant de nous avoir ces cocktails malgré tout. » Elle lui fait un clin d’œil et prend volontairement son temps avant de rejoindre Rudy au bar, bien décidée à lui faire perdre patience aussi vite qu’il l’a fait pour elle. Enfin, elle s’approche et prend place sur l’une des chaises hautes, attrapant la carte des boissons par réflexe afin d’occuper ses mains, à défaut de pouvoir occuper son regard qui reste désespérément accroché au sien. « Des cocktails pour les couples, voilà un concept innovant. » Lâche-t-elle avec une nonchalance feinte, jouant avec la carte entre ses doigts en haussant un sourcil dans sa direction. « Tout comme ton numéro de serveur, ça aussi c’était nouveau. » Les hostilités sont lancées, comme l’indique le sérieux sur son visage et le léger froncement de ses sourcils. « Et on en est même pas encore aux entrées, qu’est-ce que tu me réserves pour la suite ? » Elle ne fait même pas l’effort de camoufler l’ironie de sa voix, tout comme elle s’abstient de rétablir la vérité sur la situation. Il s’agissait d’un marathon, pas d’un sprint.
Novembre, décembre, janvier, février. Trop de mois séparent cette soirée de leur première rencontre. Il ne faut pas être un mathématicien pour s’en apercevoir, ni pour se rendre compte de toutes les opportunités qu’a laissé passer Rudy. Il a trop pris son temps, il s’est également laissé prendre à son propre jeu. Comme un adolescent, il se faisait désirer et la laissait venir à lui. Il aurait préféré être un homme, pour une fois, et faire le premier pas. Il sait que ce qu’il ressent est réciproque, il n’a pas le moindre doute à ce sujet-là. Mais est-il le seul, pour elle ? Il se le demande sincèrement, maintenant qu’elle est là, face à lui, avec un autre homme à sa table. Un nouveau pion vient de rejoindre la partie et Rudy n’est pas assez doué pour savoir s’il est plus fort ou plus faible, pour se rendre compte s’il a encore toutes ses chances ou si la partie est perdue d’avance. Josh est une menace et chez les Gutiérrez, chez l’aîné plus particulièrement, on les élimine – au mieux, au plus vite surtout. Il le prend comme complice pour s’attaquer à Erika, connaît-il tout ce qu’il sait sur elle, lui ? Il obtient la réponse en un rien de temps : non, il ne sait pas. Il l’ignore végétarienne, qu’est-ce qu’il ne sait pas d’elle, ensuite ? Il aimerait lui faire tout un interrogatoire, yeux dans les yeux, mais ça ne serait absolument pas professionnel. Il ne doit pas oublier être sur son lieu de travail, il ne doit pas oublier qu’elle n’est qu’une cliente – paraît-il – et qu’il n’est que leur serveur du soir. Alors, il se glisse dans la peau de celui qu’il n’a pas envie d’être, accepte la commande de Josh et d’Erika et repart vers les cuisines. C’est la première fois qu’il le fait sans lui avoir adressé un dernier sourire, c’est également la première fois qu’il l’appelle madame, la première fois qu’il note quelque chose sur son carnet. Tous ces détails sont sans importance pour Josh, puisque ce n’est que ce que doivent faire les serveurs habituellement, mais Rudy n’a aucun doute que ça doit faire cogiter Erika. Il a joué sa dernière carte : les cocktails pour les couples, une invention minute, une tactique qui peut passer comme casser. Il a la même sensation qu’en novembre, lorsqu’ils se sont rencontrés : il joue avec le feu, sort des sentiers battus et se risque à quelque chose qu’il ne connaît plus. Et il aime ça, bizarrement. Derrière le comptoir, l’attente lui paraît durer une éternité ; ça doit être la troisième fois, déjà, qu’il relave le verre qu’il a entre ses mains. Elle s’assoit sur la tabouret en face de lui, et il ne tient pas plus de deux secondes avant de poser ses yeux sur elle. Il est incapable de faire semblant, cette fois-ci, incapable de prétendre qu’il ne l’attendait pas. Des cocktails pour les couples, voilà un concept innovant. Il baisse ses yeux vers la carte qu’elle tient entre ses mains. Elle a toujours ce même réflexe, cette même habitude, et ça le fait sourire. Elle peut prendre le ton qu’elle veut avec lui, elle ne change pas pour autant, ses gestes trahissent ce qu’elle essaie de lui faire croire. Ça se poursuit, entre eux, qu’elle le veuille ou non. Tout comme ton numéro de serveur, ça aussi c’était nouveau. Son sourire s’efface, il relève ses yeux vers les siens. Et on en est même pas encore aux entrées, qu’est-ce que tu me réserves pour la suite ? Il hausse ses épaules, geste incontrôlé qui prouve bien qu’en réalité, il n’en a pas la moindre idée. Il comptait l’accueillir ici comme il a l’habitude de le faire quand elle vient seule au restaurant, mais il vient de changer d’avis. Il regarde autour de lui, son collègue lui a laissé la place pour aller ranger des bouteilles, ils peuvent parler en toute tranquillité. Huuum… Il fait une légère moue et attrape la carte qu’elle a entre ses mains pour regarder lui-même le contenu. Qu’est-ce qui vous conviendrait ? Il parle pour elle et Josh, même s’il n’a pas l’intention de perdre son vouvoiement. Elle veut jouer, il est prêt. Il demande, sans lever les yeux vers elle. Plutôt sucré, alcoolisé, fruité ? Il lui redonne la carte, ouverte cette fois-ci ; chose qu’il ne fait pas habituellement. En général, il fait tout pour qu’elle ne l’ouvre pas de suite, tout pour que les sujets s’enchaînent et que sa commande soit retardée. Vous avez tout c’qu’il vous faut là-dedans. Il reprend son verre entre les mains et recommence à le frotter avec son torchon, même si celui-ci est propre et sec depuis longtemps. Il sait qu’il ne va pas réussir à le tenir, ce rôle, ça le démange au fond de lui. J’joue aucun rôle, moi. Il dit, les yeux rivés sur ce qu’il a entre les mains. De ce que je sais, je suis serveur ici et vous, qu’une cliente. Il insiste bien sur ses derniers mots, il veut qu’elle oublie le traitement de faveur et cette impression d’être unique ; elle est parmi toutes les autres, rien de plus. Il ne sait pas si ça fonctionne, si elle y croit, mais il pense que non. Lui-même a du mal à rentrer dans cette indifférence, il l’a avec tous les autres mais elle, c’est une autre histoire, c’est bien plus compliqué. Ça fait combien de temps ? Il est obligé de demander. Il aurait aimé être capable de retenir la question, de la formuler uniquement dans son crâne et d’essayer d’obtenir la réponse de manière détournée, mais elle sort seule : depuis combien de temps est-elle avec cet homme ? Il a envie de savoir combien de soirs elle est venue jusqu’à lui alors qu’un autre l’attendait, de savoir à quel point il est spécial, même s’il n’est finalement pas ce qu’il désirait être à ses yeux. Que je sache si je vous en offre un ou deux. La durée, ça compte. Il improvise quelque chose mais il n’y a plus une once de sincérité dans sa voix. Il relève enfin ses yeux vers elle, même s’il continue à torturer le verre qu’il a au bout des doigts.
Jouer est devenu leur marque de fabrique et plus le temps passe, plus Erika a l’impression qu’elle risque de se brûler si elle continue à passer trop fréquemment les portes de ce restaurant. Mais même si elle en a conscience, ça ne l’empêche pas de braver les interdits et de le retrouver, aussi souvent que possible. Tous les prétextes sont bons pour faire face une fois de plus à son sourire, pour retrouver les gestes et les habitudes qui ont ponctué ces derniers mois. Et une fois encore, ça n’a pas manqué ; un contrat signé, et la brune a pris la direction de l’Interlude sans même y réfléchir à deux fois. N’a-t-elle pas expliqué que cela était le but de sa présence, le soir de leur rencontre ? Le repérage était alors loin d’être anodin et encore moins une excuse pour justifier sa solitude cette fois-là. Sans doute est-il ironique que la raison même qui l’a poussée à venir dans ce restaurant et à connaître Rudy soit aujourd’hui celle qui le conduise à la toiser en silence, à prétendre qu’elle n’est qu’une inconnue ses yeux. Et ça pourrait la faire sourire, la brune, si elle n’était pas aussi affectée par l’indifférence qu’il a à son égard. Elle se doute que ce n’est qu’une feinte, qu’il n’apprécie pas de la voir en compagnie d’un homme et peut-être qu’elle l’a un peu cherchée cette réaction, finalement. Elle ne l’avouera pas, mais le voir se comporter de cette façon la touche autant qu’elle l’irrite. Et après son numéro de serveur chevronné, elle hésite à lui rendre la pareille en continuant de l’ignorer à son tour, au moins jusqu’à la fin du repas. Mais si l’envie de faire preuve de fierté la taraude, elle réalise qu’elle en est tout simplement incapable. Parce qu’il est omniprésent même quand elle ne le voit pas et que ses yeux le cherchent même lorsque son attention est fixée sur un autre. Comment est-il parvenu à la troubler à ce point ? Erika aime à se dire qu’il n’est qu’un serveur et que si elle le voulait vraiment, elle pourrait l’oublier en un seul claquement de doigt. Mais c’est faux et terriblement fou de sa part de penser une telle chose, après avoir passé autant de temps avec lui, à se surprendre d’espérer qu’il lui propose un jour de quitter ce restaurant en sa compagnie. Chaque manie, chaque détail fait partie d’un rituel bien rôdé et le fait qu’il y mette fin sans crier gare la laisse sans voix, raison pour laquelle elle saisit l’opportunité au vol lorsqu’il invente une excuse pour lui parler. Car c’est bien de cela qu’il s’agit, pas vrai ?
Erika prend congé de son interlocuteur et se dirige vers le bar, celui derrière lequel Rudy prétend travailler en astiquant avec énergie le même verre depuis plusieurs minutes. Elle s’assoit et relève son idée, celle des cocktails, comme étant un concept particulièrement innovant – et inventé de toute pièce, mais ce n’est qu’un détail à ce stade. Car il a fait pire en s’approchant de sa table, en se jouant d’elle à son insu et en mettant en péril sa relation professionnelle avec ce client qui risque de la voir d’un autre œil après ça. Il ne pouvait pas le savoir Rudy, mais puisqu’il est si enclin à croire qu’elle amènerait sciemment une de ses conquêtes au restaurant où il travaille, peut-être peut-elle encore laisser l’illusion quelques minutes de plus ? Alors, elle lance les hostilités la brune, et ne lui offre pas le répit d’apprendre qu’il fait fausse route. Pas encore. « Huuum… » Il fait la moue et attrape la carte qu’elle tenait entre ses doigts, comme s’il était entrain d’évaluer ses choix en la matière. « Qu’est-ce qui vous conviendrait ? Plutôt sucré, alcoolisé, fruité ? » Elle ne scille pas la brune, trop contrariée par son attitude distante et froide que pour rétorquer quoique ce soit. Rudy continue de jouer au serveur empressé et elle, elle ne parvient pas à décoller de ce tabouret pour rejoindre Josh, comme le lui souffle sa raison. Il s’agit d’un cercle vicieux dans lequel elle se jette corps et âme, et elle ne sait même plus dire si elle le fait de son plein gré ou non. Sa seule certitude à présent, c’est qu’elle crève d’envie qu’il arrête d’interpréter ce rôle, afin qu’elle le retrouve lui. « Vous avez tout c’qu’il vous faut là-dedans. » Il lui rend la carte, ouverte, signe évident qu’il ne prévoit pas de lui conseiller quoique ce soit ce soir. Elle n’est pas dupe Erika, elle sait pourquoi il agit comme ça, mais elle ne parvient pas à prononcer les paroles qu’il a besoin d’entendre. A-t-elle envie de voir jusqu’où il peut aller pour elle ? Peut-être bien. « Merci pour cet éclaircissement. » Encore une fois, l’ironie est de la partie et elle reprend la carte sans pour autant y prêter la moindre attention. « J’joue aucun rôle, moi. De ce que je sais, je suis serveur ici et vous, qu’une cliente. » Erika hausse un sourcil dans un regard plein de défi, n’attendant qu’une seule chose ; qu’il relève les yeux pour le soutenir à son tour, pour lui prouver qu’il pense chacun des mots qu’il vient de prononcer. Car elle n’y croit pas, à cet acte d’indifférence, même s’il n’en reste pas moins offensant à observer. « Parce que tous les clients auront droit à ce verre offert par la maison ? » Elle est arrogante Erika, elle le cherche et elle espère le trouver, lui qui s’obstine à fuir son regard et à se concentrer uniquement sur ce maudit verre qu’il a entre les mains. « Ça fait combien de temps ? » Sa question tire un sourire à la brune, mais il ne peut pas s’en apercevoir puisqu’il continue de feindre une désinvolture qu’elle sait qu’il ne ressent pas. Ces dernières paroles l’ont trahi et ça a suffit à la détendre Erika alors qu’une lueur amusée danse dans ses yeux, bien malgré elle. « Que je sache si je vous en offre un ou deux. La durée, ça compte. » Il relève enfin les yeux vers elle et la brune en profite pour recouvrer de son sérieux, même si elle est aussi incapable de feindre que lui, lorsque ça les concerne. « Quelques heures. » Elle laisse planer le doute quelques secondes de plus, aménage le suspens avant de s’autoriser à lui fournir une explication ; pas celle qu’il attend, cela dit. « Mais on a signé un contrat sur deux ans, pour la promotion de ses nouvelles résidences. » Elle se mord la lèvre et penche la tête sur le côté, le provoquant ainsi ouvertement en dépit de l’air ingénu qu’elle affiche sans honte aucune sur son visage. « Est-ce que c’est suffisamment long pour que vous soyez tenté de nous en offrir deux, monsieur ? » Cette fois, un sourire étire le coin de ses lèvres alors que le quiproquo se dissipe peu à peu, tel un nuage noir laissant enfin la place à quelques rayons de soleil bienvenus. « Si oui, on prendra les Mojitos. » Elle achève, sans le quitter des yeux, ne perdant pas une miette de sa réaction alors qu’il commence à comprendre qu’il s’est trompé sur toute la ligne. Ou tout du moins, sur l’identité de son petit-ami, le vrai.
Il n’aime pas se donner en spectacle. Il n’aime pas, et c’est pourtant ce qu’il est en train de faire, avec une seule personne pour le regarder : Erika. Tous les autres ne savent pas ce qu’il se passe entre eux – si réellement quelque chose se passe – et tous les autres ne peuvent pas comprendre sa réaction. Mais elle, si. Elle, elle sait très bien le jeu auquel il joue : quand il essaie d’être l’employé modèle, quand il use d’un vocabulaire qui n’est pas le sien, quand il s’adresse à Josh plutôt qu’à elle. Rudy a un tempérament jaloux, ça a toujours été le cas : il l’a prouvé avec Lena il y a un peu plus de deux ans. Erika n’est pas au courant de cette histoire, peut-être désire-t-elle une démonstration de ce qu’il sait faire ? Agresser un homme, le défigurer et aller derrière les barreaux peut réellement devenir l’une de ses spécialités. Heureusement pour lui, il est encore suffisamment conscient de ses actes, avec Erika. Suffisamment lucide pour ne pas perdre la raison et, au contraire, chercher à la pousser elle plutôt que de l’attaquer lui. Il n’aime pas la voir avec un autre et a envie de le lui faire savoir – peut-être réellement considérer cet homme comme un autre, s’il n’est lui-même pas quelqu’un de précis dans sa vie à elle ? Il n’en sait rien, il aimerait éclaircir ce point, se rendre compte de si oui ou non il y a quelque chose entre eux. Tout s’est passé très vite, dans les débuts, ça a légèrement ralenti depuis : loin d’être deux étrangers, ils font pourtant du surplace, peinent à dépasser le stade de client / professionnel à quelque chose de plus concret. Il a peur de faire un pas en avant trop tôt et de gâcher ces semaines de préparation alors il l’attend, désespérément, mais elle ne semble pas capable – elle non plus – de montrer ce qu’elle désire vraiment. Est-ce que ce Josh est un signe ? Signe qu’il est temps qu’il s’exprime, une bonne fois pour toutes ? Il a envie de le prendre comme ça, Rudy, mais il compte bien lui compliquer la tâche. Jouer avec elle et faire comme si elle n’existait pas était une première étape, la recevoir au comptoir et continuer de jouer à l’indifférent une seconde, il y a encore plusieurs dans son plan non-élaboré. Il se construit et se déconstruit au fil des dialogues et des réactions de la brune ; il n’oublie pas qu’il n’y a jamais eu de règles, dans leur petit jeu, et qu’ils peuvent les écrire au fur et à mesure. Merci pour cet éclaircissement. Ce qu’il y a entre eux ne s’est pas brisé, a juste été éraflé, et il le ressent quand il la regarde. C’est pour ça qu’il cherche partout autour, un point d’ancrage qui pourrait le sortir de la misère dans laquelle il s’est mise seul. Son discours et ses pensées se contredisent : il lui rappelle ce qu’ils sont, l’un pour l’autre. C’est la vérité aux yeux des autres, aux yeux du patron également. C’est on ne peut plus faux, tant pour elle que pour lui, ils le savent tous les deux. Parce que tous les clients auront droit à ce verre offert par la maison ? Il hausse ses épaules à cette question, sa seule réponse étant une question, à son tour : combien de temps est-ce que ça fait, pour eux, pour elle et Josh ? Quelques heures. Il croise de nouveau son regard, et c’est bizarrement plus difficile de le soutenir qu’il l’aurait imaginé. Il se rappelle qu’elle lui a dit, dès leur rencontre, ne pas être coincée. Ça l’étonne quand même, il ne sait pas vraiment pourquoi. Mais on a signé un contrat sur deux ans, pour la promotion de ses nouvelles résidences. Il fronce les sourcils à cette dernière réplique et les mots de la brune résonnent dans son crâne, un à un : des amis me l’ont recommandé, je viens en repérage. Pour le travail. Il reste silencieux et continue de la dévisager, ses yeux se perdant un peu trop sur ses lèvres, une fois de plus. Est-ce que c’est suffisamment long pour que vous soyez tenté de nous en offrir deux, monsieur ? Il la voit sourire et ne peut s’empêcher d’en faire de même, le flou englobant toute cette histoire s’envolant peu à peu. Il jette un coup d’œil à Josh, toujours attablé. Si oui, on prendra les Mojitos. Il a l’impression que cette commande signe la fin de cet échange entre eux, qu’elle va s’enfuir de nouveau pour rejoindre la table qu’elle partage avec cet autre homme. Le problème, là-dedans, c’est que même s’il sait qu’ils dînent ensemble uniquement pour le travail, il ne peut quand même pas interférer durant le repas. Habituellement, il passe plus de temps auprès d’Erika qu’à servir d’autres clients. Là, il sent que ça va le travailler tout au long de leur repas, de la voir sans pouvoir l’approcher. Il a envie de jouer à celui qui ne comprend pas, à celui qui reste piqué dans son orgueil, malgré tout. Alors c'était qu'du repérage ? Il demande, alors qu’il repose le verre sur lequel il s’acharnait pour attraper de quoi faire les fameux cocktails. Il n’est pas vraiment doué en mojitos mais il peut improviser, au moins durant le temps où elle est toujours là, à l’observer. Toutes ces semaines à venir ici, c’était uniquement pour connaître la carte par cœur et conseiller tes clients ? Le tutoiement est revenu, le semblant d’incompréhension, lui, est resté. Il joue avec elle, cette fois, mais Rudy est suffisamment bon acteur pour faire semblant d’être réellement contrarié. C’vrai que c’est toujours plus professionnel d’avoir l’air de savoir d’quoi on parle, m’enfin. Il hausse ses épaules et repose tous les ingrédients en face de lui avant de se pencher légèrement vers Erika, toujours derrière le comptoir. C’était pour ça, alors, ou il y a autre chose ? Le pas en avant est peut-être là, finalement : la forcer à exprimer ce qu’elle ressent et ce qu’elle fait, plutôt que de le dire lui-même. Pourquoi est-ce qu’elle revient, toujours, dans ce restaurant ? Lui, il peut se cacher derrière l’excuse qu’il ne fait que son travail, ils savent pourtant tous les deux qu’il a déjà échangé des jours de congé juste pour être avec elle. Il sait que son rapprochement peut être mal perçu et c’est ce qui le fait rester à cette proximité-là, justement : Josh a jeté un regard en leur direction, tout à l’heure, et il espère qu’il ne manquera aucun moment de ces messes basses. Il se contrefout de ses collègues et des autres clients, pour l’heure, il n’y a que l’envie d’agacer l’autre et de forcer Erika à dire ce qu’elle ressent réellement, au fond.
Et rien qu’avec un regard et un prétexte lancé avec nonchalance, Rudy obtient ce qu’il veut. Il la fait venir jusqu’à lui, jusqu’à ce bar où il joue au serveur empressé alors qu’il n’a pas la moindre foutue idée de comment faire ces cocktails auxquels il a fait référence – elle le sait, parce que ça fait des mois qu’ils discutent et se confient toute sorte de choses sur eux-mêmes. Du plus insignifiant détail à ce qui est réellement important, la brune a l’impression de n’avoir jamais partagé autant avec quelqu’un, pas en si peu de temps. Et pourtant, il suffit d’une mauvaise interprétation pour qu’il se braque et se ferme à elle, lui faisant ainsi payer ce dont il la pense capable. Et il n’a pas tort, dans le fond, de la croire en couple. Parce que si Erika a pris l’habitude d’oublier l’existence de Ian dès qu’elle franchit les portes de l’Interlude, elle peut difficilement l’ignorer lorsqu’elle rentre chez elle pour le rejoindre. Il n’est pas toujours dans les parages, mais le brun est suffisamment présent pour se rappeler à elle lorsqu’elle revient le sourire aux lèvres, la tête pleine de pensées pour un autre homme que lui. Et dans ces moments, la culpabilité prend le dessus et la jeune femme se convainc qu’elle ne remettra plus les pieds dans ce restaurant. Elle prend des décisions, pleine de bonne volonté, pour ensuite se réveiller dans un lit vide et reprendre ses mauvaises habitudes le soir venu. Elle vérifie les jours, s’arrange pour n’être là que lorsqu’elle est sûre qu’elle pourra le croiser. Parce qu’il est désormais la seule raison qui la pousse à venir dans cet endroit, elle qui adore tester de nouvelles adresses dès qu’elle en a l’occasion. La brune en est consciente et Rudy aussi, elle en est persuadée. Pourtant, cette soirée prouve que les non-dits qui se dressent entre eux suffisent à le plonger dans l’incertitude à son égard, à montrer une facette de lui qu’elle n’est pas certaine d’apprécier. Erika peut voir qu’il est jaloux, que cette vision ne lui a pas plu. Avec un peu d’introspection, la brune avouerait probablement que dans le cas inverse, elle aurait réagi de façon similaire. Mais les rôles sont tels qu’ils sont et déteste la façon dont il la fait se sentir lorsqu’il prétend parler à une inconnue, lorsqu’il fuit son regard pour se concentrer sur une tâche inventée de toute pièce. Alors elle n’hésite pas longtemps avant de dissiper le malentendu, avant de lui faire comprendre qu’il fait fausse route et que Josh n’est rien de plus qu’un client pour elle. La brune va même jusqu’à sourire, persuadée que cet éclaircissement suffira à le faire devenir lui-même, à faire taire cette jalousie qu’il s’est emparé de lui à la seconde où il a posé les yeux sur eux. « Alors c'était qu'du repérage ? » Il lui a peut-être rendu son sourire, mais la façon dont il repose le verre indique qu’elle ne s’en sort peut-être pas à si bon compte, finalement. Le sourcil de la brune se relève et l’incompréhension la gagne à nouveau alors que Rudy adopte un ton de reproche. « Toutes ces semaines à venir ici, c’était uniquement pour connaître la carte par cœur et conseiller tes clients ? » Il la tutoie à nouveau et Erika aimerait s’en trouver soulagée, mais la tournure de la discussion est loin de lui plaire. Qu’espère-t-il entendre de plus ? Le doute n’est plus permis et pourtant, il semble encore plus contrarié que lorsqu’il la pensait en plein rendez-vous avec le brun. « C’vrai que c’est toujours plus professionnel d’avoir l’air de savoir d’quoi on parle, m’enfin. » Cette fois, l’impatience de la brune se fait sentir alors que ses doigts pianotent sur le comptoir, ce qui ne l’empêche pas de fixer Rudy droit dans les yeux. Ses lèvres se plissent lorsqu’il hausse les épaules et cette nonchalance qu’elle aime tant finit par l’irriter plus que de raison. « C’était pour ça, alors, ou il y a autre chose ? » Le regard d’Erika s’assombrit alors qu’elle comprend son envie de la coincer, de l’obliger à formuler à voix haute ce qu’elle pense tout bas depuis de longues semaines. Qu’attend-t-il d’elle exactement ? Sans doute serait-il plus facile de tout avouer, de balayer ses dernières réticences en exprimant enfin ce qu’elle ressent pour lui. Mais elle ne peut pas, ça lui est impossible. Prononcer ces paroles reviendrait à rendre réelle une situation qu’elle s’efforce de banaliser, elle qui nie l’évidence depuis trop longtemps. Il y a Ian, sa vie, sa réputation. Elle a presque quarante ans et il n’en a même pas trente. Ils viennent de deux mondes différents et si Erika a accepté de gommer ces frontières le temps de quelques moments volés durant ses services, elle n’est pas prête à accepter qu’elle soit amoureuse de lui. Elle n’est pas prête à admettre que ses pensées vont toujours dans sa direction, qu’elle s’interroge souvent sur ce qu’il fait en dehors de ce restaurant. Elle ne peut se résoudre à avouer qu’à chaque fois qu’ils se voient, elle se surprend à espérer qu’il lui propose enfin de la rencontrer dans un contexte différent. Qu’à chaque fois qu’il rit ou lui adresse un sourire, elle a envie de poser ses lèvres sur les siennes et de mettre fin à ce supplice qu’il lui impose lorsqu’il tourne les talons pour s’occuper d’autres qu’elle. Alors, son visage se ferme aussi alors qu’elle relève les yeux vers lui et qu’un signe de tête évasif indique déjà qu’elle n’ira pas dans son sens, pas cette fois. « Je ne vois pas pour quelle autre raison je passerais mon temps ici, Rudy. » Les mots s’échappent et elle les regrette déjà, même si elle n’en montre rien. « J’ai dit que je voulais venir ici avec mes clients, et c’est ce que je fais. » Un constat pur et simple qui n’est pourtant qu’un mensonge, une altération de cette vérité qu’elle refuse de lui offrir. Elle se penche à son tour vers lui, lui montrant ainsi par son attitude qu’elle n’apprécie pas qu’on lui force la main, surtout pas de cette façon. « Et j’en ai justement un qui m’attend. » Elle aimerait profiter de cette dernière précision pour se lever et tourner les talons à son tour, mais ses jambes refusent de bouger et si le regard de Josh se fait sentir dans son dos, elle ne parvient pourtant pas à détourner son attention de Rudy.
Ce n’est qu’un client. Cette certitude, désormais, n’est pas suffisante pour apaiser le brun et le faire oublier tout ce qu’il vient de se passer. La jalousie qui s’est emparée de lui, il la ressent encore parcourir son être entier, elle le fait vibrer : il a envie de comprendre pourquoi elle n’a pas cherché à dissiper le quiproquo dès les premières secondes de leur échange. Elle aurait pu expliquer à Josh qu’elle était une habituée de ce restaurant sans entrer dans les détails et, par la même occasion, dire à Rudy qui était cet homme. Une part de lui se dit que si elle ne l’a pas fait, ce n’est pas par maladresse ou par manque de réactivité : c’était calculé, recherché. À ses yeux, elle a voulu se faire désirer et, sans s’en rendre compte, il lui a donné ce qu’elle recherchait. De la jalousie, de la possessivité, une rancœur incompréhensible envers cet autre homme – qui ne s’en va pas, même maintenant qu’il sait qu’il n’y a rien entre lui et Erika. C’est trop tard, il a imaginé le tableau ainsi et n’est pas capable de l’effacer, pas en si peu de temps en tout cas. Rudy n’aime pas se sentir piégé, encore moins utilisé : elle lui a fait prouver des choses qu’il ne voulait pas forcément montrer, du moins, pas aussi tôt. Alors, il veut à son tour qu’elle lui dise les mots qu’il rêve d’entendre. Il joue à celui qui ne comprend pas, à celui qui reste sur la défensive, à celui qui se pose les mauvaises questions : vient-elle ici juste pour faire du repérage et conseiller de bons plats à ses futurs collaborateurs comme elle l’avait dit dès le premier soir ou vient-elle pour lui ? Les yeux du brun ne quittent pas son visage, même si ceux de la jeune femme font tout pour le fuir. Elle ne va pas dire ce qu’il veut entendre, il le sait déjà, il le ressent à sa manière de tapoter le bois du comptoir, à la façon dont elle bouge son visage, presque à la manière dont sa poitrine se soulève quand elle respire. Il la connaît par cœur, déjà, qu’elle le veuille ou non. Je ne vois pas pour quelle autre raison je passerais mon temps ici, Rudy. Il reçoit ces mots comme un coup de poing, un bien placé, un de ceux qui font réellement mal. Il n’en montre rien, pourtant, reste impassible. J’ai dit que je voulais venir ici avec mes clients, et c’est ce que je fais. Pour le coup, il ne peut pas dire qu’elle se cherche une excuse : elle dit vrai, Josh l’attend à leur table. Il ne peut pas admettre s’être fait tant de films. Si ça avait duré une semaine ou deux, oui, pourquoi pas. Mais autant de mois, ce n’est pas une coïncidence. Il ne sait pas en quoi consiste son mensonge mais c’est déjà une certitude, pour Rudy : elle ment. Et j’en ai justement un qui m’attend. Elle devrait s’en aller, là. Elle devrait lui tourner les talons – enfin – et le rejoindre, l’autre. Profiter de son repas, fêter ce qu’ils viennent de signer entre eux et l’oublier, lui. C’est ce qu’elle n’aurait pas hésité à faire si, effectivement, elle ne venait ici que pour les bons plats des cuisiniers et l’ambiance agréable de la salle. Rudy sait qu’elle ne vient que pour ce qu’il y a actuellement sous ses yeux : lui. Si ses yeux continuent de le crier, il ne garde en tête que ses derniers mots. Elle ne voit pas pour quelle autre raison elle viendrait ici… Lui non plus, finalement. Attends, t’vas pas repartir sans tes cocktails. Il va trouver ça… Bizarre, non ? L’idée des verres en elle-même était étrange, rien de plus ne pourrait l’être aux yeux de Josh, Rudy argumente pourtant là-dessus pour la retenir encore un petit peu. Il a déjà vu ses collègues faire et s’applique à répéter les mêmes gestes pour donner des mojitos – presque – parfaits. Le brun verse le tout dans deux verres et les pose sur le comptoir, face à Erika, sans pour autant les lâcher. Il y a pas mal de restaurants agréables dans l’coin, tu sais ? Il demande en captant son regard, une dernière fois avant un moment, il le sait déjà. Des cuisines de tous les pays, de tous les recoins. D’autres types comme moi qui veulent des pourboires, rien qu’ça. Tu crois que j’en ai combien des comme toi, tous les soirs, hein ? Il n’a qu’elle, mais à quoi bon le lui dire, désormais ? Elle n’est pas là pour lui, il est ici pour travailler : c’était supposé être comme ça dès le premier soir, ça le devient au bout d’une trop longue histoire qui n’a finalement rien donné. Il espère que malgré son ton dur, malgré son regard éteint, elle arrive à lire au fond de lui qu’il n’en pense pas un mot. Il espère qu’elle a réussi à l’appréhender suffisamment au fil des semaines pour comprendre quand il dit tout l’inverse de ce qu’il pense, quand il pique parce qu’il l’a lui-même été. La meilleure défense est l’attaque, d’après Rudy, et il n’a jamais eu peur de dire des mots qui blessent. Des comme toi, il y en a tous les soirs, tout l’temps. Ses mots sont presque des murmures, maintenant, et il continue de faire doucement glisser l’un des verres le long du comptoir, ses yeux plongés dans les siens. Tu peux l’rejoindre, ton client, quelqu’un viendra vous servir votre plat. Quelqu’un d’autres que lui, donc. Et sur cette dernière phrase, le pied du verre rencontre le vide : le comptoir ne mesure pas trois mètres et à force de le pousser, il le fait tomber. Évidemment que c’est voulu, évidemment qu’il la vise elle : il fait un mouvement de recul, joue la surprise mieux qu’un acteur oscarisé. Mince, j’suis désolé. Dans l’histoire de l’humanité, aucune excuse n’aura sonné plus fausse que celle-ci. Mais il n’a pas le temps d’en dire plus, son collègue qui s’occupait du bar tout à l’heure revient à la charge pour lui demander ce qu’il fait et tendre des serviettes à Erika, Rudy se contente de hausser ses épaules. Les accidents arrivent à tout l’monde, j’te laisse gérer. Si tu peux leur offrir deux verres pour m’faire pardonner, ce serait sympa. Il dit, avant de quitter le bar et la salle, de rejoindre l’arrière du restaurant, là où seuls les employés peuvent aller. Dans sa fausse maladresse, il a quand même réussi à trouver un justificatif correct pour les cocktails offerts et ça, il trouve que c’est plutôt cool.
L’explication aurait dû se suffire à elle-même, mais Rudy décide de s’enfoncer dans sa contrariété et de faire payer à la brune sa bravade. Car elle ne peut nier le fait d’avoir espéré obtenir une réaction de sa part en dînant avec un autre homme que lui, après toutes ces semaines à tenir un discours plein de sous-entendus sans jamais laisser la moindre action concrète venir cristalliser ce qu’ils partageaient – quoique ça puisse être, d’ailleurs. Elle l’a sciemment provoqué et à présent, elle en paie les conséquences. Il l’ignore, essaie de la piquer devant son client et maintenant que le mystère est élucidé, il la pousse dans ses retranchements en lui posant une question à laquelle elle n’a pas envie de répondre. Elle espérait qu’il s’apaise et c’est tout le contraire qui risque d’arriver, parce qu’elle sait qu’elle ne lui donnera pas satisfaction. Son regard en dit long, mais les mots qui sortent ne sont que des mensonges éhontés destinés à tromper ce qui est pourtant une certitude, chez lui comme chez elle. Et les secondes s’étirent longuement alors qu’elle est en attente d’une réponse, d’une riposte, de quoique ce soit qui lui prouve qu’il ne la croit pas. Mais il décide à son tour de ne pas aller dans son sens et alors qu’elle s’apprête à se lever pour retourner à ce repas qu’elle espère désormais être le plus court possible, il la retient d’un : « Attends, t’vas pas repartir sans tes cocktails. Il va trouver ça… Bizarre, non ? » Pas sûr que ça soit la chose la plus étrange que Josh ne retienne de cette soirée, mais Erika hoche la tête et réajuste sa position, décontenancée par son attitude après ce qu’elle vient de lui dire sans même cligner des yeux. Elle le sait qu’elle n’en pense pas un mot, mais lui ? Est-ce tout ce que cette réponse déclenche en lui ? La peur que Josh ne trouve étrange qu’elle revienne sans les boissons promises ? La brune s’imagine qu’il essaie de gagner du temps, qu’il va finir par rebondir sur ce qu’elle lui a dit, mais il se contente de verser l’alcool dans les verres avec la nonchalance qui le caractérise tant. « Il y a pas mal de restaurants agréables dans l’coin, tu sais ? » Erika relève les yeux vers lui et accroche son regard, sentant un flot d’émotions la submerger sans qu’elle ne se l’explique. Ça ne devrait pas avoir la moindre importance, il ne devrait pas avoir la moindre importance et pourtant, elle reste pendue à ses lèvres et ne parvient pas à s’en détacher. « Des cuisines de tous les pays, de tous les recoins. D’autres types comme moi qui veulent des pourboires, rien qu’ça. Tu crois que j’en ai combien des comme toi, tous les soirs, hein ? » La jeune femme accuse le coup à son tour, consciente d’avoir porté le premier en sous-entendant qu’il s’était fait des idées sur elle depuis le début. Qu’il n’était que le serveur séduisant et sympathique avec qui elle aimait discuter lors de son repérage, celui qui l’a amenée ici des mois plus tôt mais qui est bien loin dans l’ordre de ses priorités, désormais. A son tour, il lui renvoie la balle en arguant qu’elle n’est qu’une cliente aisée de plus, un moyen d’obtenir des pourboires élevés sans fournir le moindre effort. Elle sait que c’est faux, ou elle veut désespérément le croire, alors qu’il plante la graine du doute dans son esprit tourmenté par le désir et la raison. « Des comme toi, il y en a tous les soirs, tout l’temps. » Il le répète, enfonce le clou et paralysée, Erika ne peut qu’écouter ce qu’elle refuse de concevoir, ce que sa méfiance lui avait pourtant soufflé de garder à l’esprit. « Tu peux l’rejoindre, ton client, quelqu’un viendra vous servir votre plat. » Elle comprend qu’il parle d’un autre que lui, qu’il ne prévoie pas de refaire une quelconque réapparition aujourd’hui – ou à tout autre moment ? La brune sent que quelque chose se brise à cet instant et comme pour concrétiser la métaphore, Rudy pousse le verre un peu trop loin sur le comptoir et le laisse tomber sur elle. Erika sursaute au contact des glaçons et du liquide froid sur sa robe et ses jambes nues et se relève d’un bond, jetant un regard furieux en direction du brun qui joue la surprise là où ils savent tous les deux ce qu’il en est vraiment. « Mince, j’suis désolé. » « Tu… » Elle s’apprête à lui faire savoir ce qu’elle pense de ses excuses, mais l’arrivée du collègue de Rudy la pousse à interrompre le fil de ses pensées. Après tout, autant agir comme ceux qu’ils prétendent être, pas vrai ? Elle lève la main en direction du serveur qui s’empresse de fondre sur elle pour l’aider à éponger les dégâts, mais Erika se fiche bien de l’état de sa robe. Elle ne le quitte pas des yeux et s’agace de sa réaction. « Les accidents arrivent à tout l’monde, j’te laisse gérer. Si tu peux leur offrir deux verres pour m’faire pardonner, ce serait sympa. » Et sur ces paroles, il disparaît et la laisse sans un regard de plus, ce qui ne fait qu’ajouter à sa colère et à sa déception. Quelques secondes plus tard, Josh se précipite vers elle et l’interroge sur ce qu’il s’est passé, ce qui lui offre la parfaite excuse pour écourter cette soirée qu’elle préfère déjà oublier et mettre derrière elle. Il ne lui reste plus qu’à se convaincre que tout ce qu’ils se sont dit est vrai et d’ici quelques jours, ça ne serait plus qu’un mauvais souvenir au goût amer. Elle en est certaine.