[2018] (toowong > queensland university) Qu’ils aillent se faire voir, tous autant qu’ils sont. Les gamins de l’Académie, tous ceux qui sont sans talent, tous ceux qui n’iront jamais nulle part, tous ceux qui ne font que brasser de l’air sans se montrer utile à qui que ce soit. Il n’y a pas besoin de faire de distinction dans la masse puisqu’à mes yeux ils sont tous au même niveau : plus bas que Terre. Qu’ils révisent donc, ouais, parce que ce n’est pas un quelconque talent inné en la matière qui sera suffisant pour qu’ils réussissent leurs années d’étude ici. Ils auront besoin de nombreuses heures et autres jours, de quoi amuser Bennett, de quoi occuper Ginny. Grand bien leur fasse, donc, puisqu’il a très bien dit que je ne suis pas exclusif et que je le suis encore moins auprès des personnes qui n’ont aucune importance à mes yeux. Et là, donc, je parle tant de la brune que de son acolyte masculin.

Ma maison ressemble à un champ de bataille et je laisserai la faute reposer sur un colocataire inexistant ou bien un cambrioleur, c’est à voir. Ce sera l’un des deux qui aura dérangé les meubles, ce sera l’autre qui aura fait des trous dans le mur. Parfois, je me dis que je devrais investir dans un sac de boxe pour frapper dedans. D’autres fois, je me souviens que n’importe quel meuble fait l’affaire dès lors qu’on y met un peu du sien. En attestent mes phalanges à vif et mes doigts qui refusent désormais de simplement se plier. Ils sont fatigués, qu’ils me diraient s’ils avaient le don de parole. Comme si j’en avais quelque chose à foutre de ça aussi. Ils sont mon premier et seul moyen de me défouler sans tuer qui que ce soit et je ne compte pas leur donner le moindre répit. Tout le monde sait que je suis incapable de canaliser ma colère, ce n’est plus un secret. Ils devraient s’estimer heureux que cette dernière soit le plus souvent tournée vers des objets inanimés plutôt que des hommes, parce que dans ce cas là je ne donnerais pas cher de la peau de qui que ce soit. Il n’y a qu’à voir le sang séché entre mes doigts pour comprendre l’étendue de ma colère. Ce dernier date de la veille mais il n’a jamais eu l’occasion d’être nettoyé, encore moins caché derrière un stupide pansement. Ce ne sont que des égratignures et si ma main tremble dès que je m’en sers aujourd’hui, cela ne signifie rien du tout. Ça partira rapidement. Quelques jours, c’est tout ce dont j’ai besoin. Ce n’est pas comme si je comptais adresser la parole à qui que ce soit entre temps, raison pour laquelle la bibliothèque de l’Académie devient le parfait endroit dans lequel me poser.

Le premier qui parle et me dérange ici, je lui colle mon poing dans la gueule.
Même Ginny que mes yeux noirs suivent depuis qu’elle est entrée dans la pièce et que j’ai reconnu son parfum avant même son profil, pourtant dessiné à de (trop) nombreuses reprises. Le mien, de profil, reste fermé et froid comme la glace. Elle devait pas réviser avec Ben, de toute façon ?

Je vois ses jointures avant de voir son regard noir, même si je l’anticipe parfaitement. C’est la seule chose qui est restée tatouée dans ma mémoire, que j’en sois à fermer les paupières de toutes mes forces pour stupidement espérer que ça puisse m’aider à m’endormir, autant que lorsqu’elles restaient ouvertes, trop occupée à fixer le plafond de ma chambre des heures durant.  Ses jointures, donc. Elles sont carmin, elles sont abîmées, démolies, cassées? Elles jurent avec le bois beige des tables de la bibliothèque, avec le blanc et le jaunâtre des pages des bouquins qui l’entourent. Je venais pour rendre un livre ou pour en emprunter un, je venais pour me cacher dans les rangées et lire à l’abri du monde entier, je venais pour milles raisons et des milliers d’autres mais à la seconde où il y a Auden, j’ai tout oublié.

Lui, c’est moi qu’il a oubliée.
Il ne me regarde pas, il ne me regardera probablement même plus, et je ne sais pas pourquoi mes pas vont quand même vers lui. C’est clair dans chacun de ses soubresauts, c’est évident dans chacun de ses grognements qu’à la seconde où j’approche, qu’à la seconde où je parle, il partira. Je ne veux pas qu’il parte, pas encore. Je connais sa nuque par cœur, depuis le temps.

C’est la chaise en diagonale de la sienne de l’autre côté de la table, face à lui mais pas trop sur laquelle je me pose. Dans ma tête, un compte à rebours partant déjà dans du négatif s’enclenche à l’instant où je sors de mon sac mon carnet, mes crayons. J’ai à peine une poignée de secondes, même pas une minute, avant qu’il ne laisse dans son sillage qu’une traînée de poudre comme autant d’insultes. J’aurais pu, j’aurais dû laisser les choses aller, laisser la poussière retomber. J’aurais pu et j’aurais dû, mais jamais je n’aurais abandonné. Pas après avoir passé la nuit à ressasser, pas après m’être sentie comme ça, pas après y avoir cru pour une fraction de rien du tout. C’est pas possible, et pourtant ça semble l’être. C’est pas possible qu’il se soit mis dans cet état-là pour moi. Et pourtant.

Mon crayon trace d’abord un « Ça c’est ce que je t’ai écrit dans l’autobus. » sur le premier bout de papier replié que je glisse vers lui. Des mots pour dire que je suis désolée, quelques lignes tremblantes parce que ma voix l’aurait été elle aussi immanquablement, sans comprendre pourquoi. Ma mine gratte un nouveau bout de page arraché qui attire l’attention. « Ça c’est ce que j’ai écrit après, en arrivant à la maison. »  mes doigts eux, tremblent et se triturent, lorsque je lui passe sans y croire un nouveau mot expliqué à l’encre noire, un sur lequel il y a autant de je t’aime de ma part que de fois où j’ai été persuadée que lui, ne m’aimera jamais. Au troisième papier, je dois m’y reprendre à plusieurs fois pour arriver à bien écrire sur la face cornée tant je sursaute qu’on nous surprenne encore. « Et ça, c’est dans la nuit. » qu’il ne verra jamais, je ne me fais pas d’illusions. C’est le fruit d’une nuit d’insomnie absolument pas comme les autres, là où j’ai dressé toutes les raisons pour lesquelles il n’avait pas le droit. Il n’avait pas le droit de réagir comme ça, de me regarder comme ça, de se fermer comme ça, de partir comme ça ; pas quand je ne suis rien et qu’il me l’a fait comprendre des tas de fois. Le dernier, le retardataire, celui que je cherche trois fois trop longtemps quand le temps justement, est compté. « Je trouve plus celui de ce matin – oh non, ça y est, il est là. » qu’il y lirait, si j’avais voulu le narrer. Mais j’ai trop peur d’avoir épuisé mes ressources, dès lors que le quatrième papier anonyme glisse à nouveau sur la table de bois vers lui. Là où il pourrait voir à nouveau que je suis désolée, là où ça ne change pas, ne change rien, bien évidemment.

Dernière chance, dernière miette avant la tombée du rideau. C’est un post-it autographié qui se colle sur une paire de ciseaux, venant se placer sur la pile de papier qu’il ne voudra probablement jamais même toucher. Qu’il les coupe, qu’il les déchire, qu’il en fasse ce qu’il veut ; lire n’en fait sûrement pas partie.

Le post-it, il dit « Si tu les brûles, ça abimera les livres. »
Et ma silhouette qui quitte sa place temporaire, file vers les rayons sans jamais penser une seule fois qu’il fera quoi que ce soit pour me retenir.

Je ne veux pas la voir. Ce ne sont pas que des mots pour faire bad boy et pour la repousser pour mieux la retrouver ensuite : ce n’est que la stricte vérité. Je ne veux pas la voir, ni maintenant ni jamais, tout comme je ne le voulais déjà plus hier. Qu’on ose me dire que ma réaction est démesurée pour qu’une fois de plus je me trouve une bonne raison de me battre avec un parfait inconnu, simplement parce qu’il se sera mis en travers de mes idées et de mes envies. Loin d’être une parfaite inconnue, Ginny se sait protégée de tous mes états d’âme qui finissent toujours par prendre la forme d’un poing. Ce n’est pas parce qu’elle est une femme, simplement parce qu’elle est elle.

Elle qui s’approche malgré mon regard noir, elle qui s’assoit malgré les éclairs que mes yeux lui lancent à chaque seconde. Beaucoup n’auraient même pas osé revenir dans la bibliothèque après m’y avoir croisé et elle, elle continue de se croire tout permis dans un monde qui ne tourne qu’autour de sa personne, de ses envies, de ses inclinations du moment. La brunette écrit sans cesse sur des bouts de papier que je ne prends pas même le temps de regarder. Je ne vois que son profil, je pense à tous les dessins que j’aurais encore pu faire et dont les idées me viennent petit à petit, au fil des secondes qui s’écoulent, simplement rythmées par le bruit du papier qu’on froisse. Qu’elle froisse, puisque pour ma part je refuse toujours de faire le moindre effort à ce sujet.

Je referme le livre que je ne lisais de toute façon pas, mes pupilles se posent un temps sur les papiers maladroitement fermés. Il y a des mots interdits que je lis, ils font plus de mal que de bien. Je suis tiraillé entre le besoin de ne plus jamais la revoir pour ne pas avoir à ressentir le même sentiment et l’envie égoïste de simplement reprendre là où on s’était arrêtés et faire comme si Bennett n’avait jamais existé. La brune s’en va, les rôles s’échangent. Je pense ensuite à toutes les courbes de son corps que je n’ai pas eu le temps de poser sur le papier ou sur une toile. On ne s’est jamais donnés le temps de rien ; pas même ça. Les papiers qu’elle a griffonné glissent jusque dans ma poche pour ne pas qu’une seconde personne trop indiscrète se mêle de trop à nos vies qui n’en ont certainement pas besoin. Ce sont des excuses ou des explications, peu importe, je m’en moque. Je veux l’entendre de vive voix. Les ciseaux sont les seuls à rester sur la table, comme un signe pour assurer que ce livre m’appartient à moi et à moi seul.

Ma chaise grince sur le sol et sous le regard courroucé de la bibliothécaire qui veut sans aucun doute ma mort, quand bien même j’assure à moi seul de lui faire tourner sa misérable entreprise. Mes pas font echo à ceux de la McGrath que je n’ai pas besoin de suivre à la trace pour déjà anticiper où elle se rendra. Elle est prévisible, Ginny, perdue au milieu d’une routine qui la consume. Je ne sais pas faire ça, alors j’attrape un livre de ma sélection au passage, l’un de ceux qu’elle n’a même sûrement jamais regardé. Ce sera pour plus tard ou pour jamais, selon ce qu’elle aura à me dire. Selon si elle ose parler, déjà, quand bien même c’est ce que je lui demande de faire lorsque je me pointe face à elle, au milieu d’une allée vide, comme à son habitude. “Si tu as quelque chose à me dire, tu le fais en parlant.” En parlant, en me regardant, en assumant le moindre de ses mots comme elle l’a fait face à un Bennett qui se servait d’elle comme d’un jouet de pacotille, une parfaite petite poupée à modeler selon son image. Je lirai ses mots plus tard ou je ne les lirai jamais. Encore une fois, cela ne tient qu’à elle. Mes mots sont froids et mon regard l’est tout autant. Cette fois-ci il n’y a aucune stupide blague pour détendre l’atmosphère.

Qu’il referme son livre sèchement me fait sursauter, au point où ma respiration se bloque complètement dans ma gorge. Oh Ginny, tu peux faire mieux. Que mes lèvres se pincent et que l’intérieur de ma joue goûte le fer ne sert à rien, que mes mains soient moites et que mes doigts se triturent ne rendent le tableau que plus pitoyable encore. C’est un ramassis de rien et de tout qui rend les choses bien trop compliquées même si tout est compliqué depuis les minuscules débuts, et que c’est ce qui semble être notre trame d’aussi loin que je puisse me souvenir. Est-ce que j’ai le droit, d'ailleurs, de me souvenir de tout ça? Est-ce que ma mémoire faisait défaut de pouvoir se rappeler? Ou alors, est-ce que j’ai tout imaginé? Ses iris qui m’ignorent ne font que confirmer que je me suis fait des dizaines de milliers d’infinités d’idées, ces mêmes iris qui me rattrapent, noirs et voilés au détour d’une allée auraient tout pour jurer que jamais tout ça n’aurait pu arriver. Dans un autre monde, j’aurais préféré avoir tout inventé. Ne pas être capable de décrire la sensation de ses mains bouillantes contre ma peau glacée, ne pas être en mesure de pouvoir fermer les yeux et ressentir le fantôme de ses lèvres sur les miennes si doux, si appliqué, dédié. Il n’a pas le droit de me laisser tomber amoureuse de lui s’il n’est pas capable de l’assumer.

“Si tu as quelque chose à me dire, tu le fais en parlant.” c’est lui qui brise le silence qu’il avait lui-même imposé sans que je doute une seule seconde qu’il doit abjecter le son de ma voix. La bibliothèque vide est le dernier de ses soucis, d’ordinaire il aurait refusé qu’on puisse parler de ces choses-là qu’on soit entourés d’un amphithéâtre rempli de paires de yeux nous fixant ou qu’on soit seuls, cachés dans sa chambre à l’autre bout de la plage de Pago Pago. Mais il demande Auden, et il ne fait jamais ça. C’est toujours moi qui pose les questions, c’est toujours moi qui aborde ce qu’il ne faut pas, interrogations qu’il balaie du revers de la main avant de passer à autre chose. Autre lubie ou autre distraction, autre baiser ou autre silence. Y’a un mètre entre nous, un mètre qui me donne l’impression d’être à l’autre bout du monde loin de lui. Tu as quelque chose à lui dire, fais-le en parlant. « Je veux être avec toi. Qu’avec toi. » et même si ça me semble clair, limpide, évident, voilà que mettre des mots sur le sentiment me surprend probablement autant que qui que ce soit nous connaissant de l’extérieur. Deux univers différents, deux manières complètement différentes de voir la vie, deux êtres plus à l’opposé encore que n’importe quoi d’autre. Mes yeux n’ont pas lâché les siens. Il a dit que je devais parler alors je parle, je sais faire que ça pour avoir tout retenu trop longtemps à l’intérieur.

J'ai pas envie de m'excuser. Pas maintenant, du moins. Mes je suis désolée s'éparpillent dans les poubelles déjà, sûrement. Désolée de quoi? Y'a une boule, qui brûle au creux de mon ventre. « Mais pas comme ça. » chuchoter rend la scène atroce, horrible, clichée au possible. Ce ne sont pas des au revoir ce sont des adieux, ou du moins ça en a tout l’air. « Pas en comprenant pas ce que j’ai fait de mal. Pas en sachant pas pourquoi une seconde tu me regardes comme si j’étais la seule même dans une foule et la suivante comme si j’étais rien. » il donne tout puis il ne veut plus rien, Auden. Il est partout puis il n’est nulle part. C’est sans connaître l’issue ni même s’il en existe une que j’en viens à ravaler, à espérer aussi. Naïve gamine qui a réalisé bien trop tard à quel point il y avait lui, bien avant tout le reste. J'ai même pas vu ses mains en sang, encore. Elle est drôle, l'ironie, quand je ne vois que lui. Je peux, suivre des règles et d’avoir des limites. Tant que je les connais. Et si c’est ce que ça prend, alors c’est ce que je lui donnerai. Si c’est ce qu’il veut, alors c’est ainsi que ça fonctionnera. Ou pas?

Sa réponse est toujours la même et à la sienne je n’ai rien à ajouter. « Je veux être avec toi. Qu’avec toi. » C’est un combat de regard qui débute et elle sait à quel point je peux être un connard entêté quand je le veux. Là, justement, je le veux. Je ne veux pas être avec elle mais je veux gagner ce combat de merde parce que c’est la seule chose à laquelle je me raccroche. On ne peut pas être ensemble et je pensais avoir été clair à ce sujet au moins un millier de fois. “Pas moi.” Ma mâchoire est plus serrée que la sienne, mes yeux sont plus noirs que les siens. Brun contre brun, même là je gagne. Mes mots seront toujours plus aiguisés que les siens parce qu’elle aura toujours une sensibilité que je ne comprendrai pas. Elle devrait essayer de vouloir être avec Bennett, il n’attend que de la sauter. Mes mots sont prononcés avec une lenteur infinie, comme si ça allait aider Ginny à mieux les comprendre et, surtout, pour une fois, à mieux les assimiler.

« Mais pas comme ça. » Pas comme ça ni d’aucune autre manière. Elle se raccroche à un espoir vain, elle souhaite une chose qui n’arrivera absolument jamais. On ne sera pas en couple comme ça, on ne sera pas en couple de la manière qu’elle s’apprête sûrement à me décrire dans son guide de “comment être heureuse avec Auden”. Elle a passé l’âge des contes de fées. « Pas en comprenant pas ce que j’ai fait de mal. Pas en sachant pas pourquoi une seconde tu me regardes comme si j’étais la seule même dans une foule et la suivante comme si j’étais rien. » Je passe une langue amer sur mes lèvres. Elle n’y comprend rien. Elle n’y comprendra jamais rien et moi, je me bats contre des moulins. On ne fait aucun sens, elle et moi. Il n’y a même pas de elle et moi, justement, comme je l’ai enfin compris lors de notre dernière entrevue, justement. Son corps contre le mien, voilà tout ce qu’il y a. C’est éphémère et ça le sera toujours. C’est interdit, aussi, et c’est absolument la seule chose qui rend ces échanges attirants. “Arrête de faire l’enfant.” C’est tout ce qu’elle est depuis le premier jour et c’est tout ce qu’elle continue à être encore aujourd’hui. Une enfant capricieuse qui ne comprend rien au monde des adultes. “Y’a plus rien à expliquer Ginny, c’est fini.” Le livre dérobé en bout d’étagère est poussé contre son torse, la couverture noire de jais rivalise presque avec nos pupilles. La biographie de Szukalski devrait lui plaire et elle aura tout le temps du monde d’observer ses œuvres une à une quand moi, j’ai décidé de ne plus perdre mon temps avec elle alors qu’elle ne mérite pas tout ce que je peux bien éprouver à son égard, après toutes ces années et après tout ce qu’on a vécu. Elle n’est même pas capable de se retenir face au premier venu.

“Pas moi.”
“Arrête de faire l’enfant.”
“Y’a plus rien à expliquer Ginny, c’est fini.”

Et son livre, oh son livre. Ça brûle dans mon ventre, je l’ai dit et je le répète, comme s’il s’agissait là d’un avertissement. Envers lui ou envers moi ; je sais pas, je sais plus. Lui, il part déjà et lui, il me tourne le dos. Il fait aucun sens Auden. Il ne veut pas que je parle mais il me demande de le faire, il veut que je parte mais c’est lui qui est venu me retrouver. Il veut entendre qu’il est le seul et il l’est, y’a juste lui, je le lui dirai jusqu’à en perdre la voix et jusqu’à ce que ses tympans cèdent, mais même ça c’est pas assez. C’est pas suffisant au point où il se suffit lui-même. Il a pas le droit d’utiliser le premier venu comme excuse pour me mettre tous les maux du monde sur les épaules. Il a pas le droit de voir des trahisons partout quand moi je ne vois que lui. Et il a surtout pas le droit de partir et de décider quoi que ce soit, pas quand on en est là.

Et son livre, oh son livre. Que je lui relance, qui tombe au sol dans un bruit sourd après avoir fait un détour entre ses deux omoplates. Les rangées sont loin de l’entrée de la bibliothèque mais ce n’est pas pour autant qu’on ne nous entendra pas. Surtout maintenant que ma voix porte, surtout maintenant que son combat de prunelles noires et d’airs fermés et de silences butés n’ont pas lieu d’être. « C’est pas fini Auden. »  c’est pas fini peu importe ce qu’il peut en dire. C’est pas fini juste parce qu’il l’a décidé, il peut bien se prendre pour Dieu à tous les jours qui existent n’en reste qu’on est deux là-dedans – et pas trois comme il semble si prompt à le penser. Deux dont un lâche, deux dont un qui part avant même que quoi que ce soit n’ai même pu être dit, fait, entendu, compris. Deux dont un que j’aime plus que j’aurais pu pouvoir penser aimer qui que ce soit de ma vie, deux dont un seul qui décide pour tout ça. Pas, le, droit. Et pourtant Pago. Et pourtant la salle, et pourtant les photos, et pourtant les croquis, et pourtant lui, nous. Il veut que je lui prouve ce que je m’applique déjà à faire à tous les jours, il le veut au point où il n’exige que ça sans regarder les preuves qu’il reçoit ensuite. Mais il se tend un piège Auden, parce qu’il croit que je ne serai pas capable de lui exposer comme de lui dire, que j’aurai pas les reins de le faire sur la durée. Que c’est fini parce qu’il part et parce qu’il le dit. Il pense qu’il a le beau jeu et le plus parfait des rôles, mais il comprend rien de rien. Qu'il le répète autant de fois qu’il le peut et aussi fort qu’il en est capable parce qu’il sait ce que je sais aussi bien que lui : « Ça fait juste commencer. »

Szukalski tombe au sol et je prends le temps de le ramasser dans ma fuite pour ensuite le reposer sur l’étagère. Si je le laisse de nouveau entre les mains de la gamine, elle réitérera l’opération. Je préfère encore me dire qu’elle l’a laissé tomber et que c’est là la seule vérité, parce que je n’accepterais pas l’inverse. Tout n’est que maladresse, comme son air désespéré, comme ses pupilles en quête d’attention et d’amour et de toutes ces merde. C’est de sa faute, si tout vole en éclats. C’est uniquement de sa faute et c’est la raison pour laquelle je n’ai pas le moindre remord en cet instant. Je n’ai même pas la foi de prétendre à des omoplates brisées simplement parce qu’elle m’a jeté dessus un stupide livre à propos d’un stupide artiste. Elle veut parler de trucs sérieux, elle veut parler d’elle, elle veut parler de nous. Elle se moque de Szukalski alors que moi, je ne m’intéresse qu’à ça. C’était voué à l’échec depuis le premier jour de toute façon, nous deux. Il n’y aurait même jamais du y avoir de duo. C’était stupide. Je suis l’aîné, j’aurais dû la raisonner. J’aurais dû le faire avant que ce soit mon propre coeur qu’elle brise, chose que je resterai à jamais incapable de lui concéder en face. Agir en tant que l’homme énervé que je suis est tout ce qu’il me reste et pour ce rôle au moins, je n’ai pas à improviser.

« C’est pas fini Auden. » - “Qu’est ce que tu attends encore ?”

Je n’ai plus rien à lui offrir. J’ai tout donné, absolument tout, et même là ça n’a pas suffit. C’était stupide, c’était enfantin. Je le sais, pourtant, que les histoires d’amour ne sont pas celles dans lesquelles j’y ai une place. Je n’arrive pas à retenir cette simple information, pourtant. Je me crois toujours supérieur, je crois toujours en une exception. Elle l’a été pendant un temps. Jusqu’à la dernière fois. Elle était tout jusqu’à n’être plus rien. Qu’elle se débrouille avec ses sentiments, désormais, ce ne sont plus mes affaires. « Ça fait juste commencer. » Elle essaye d’être forte mais là n’est pas son rôle. Ce n’est pas ce qu’elle est. Petite chose friable, éternellement protégée de tous et de tout : c’est là qu’est sa place. Moi, je ne sais pas faire ce genre de choses. “Tu es toute seule pour ce coup là. Débrouille-toi.” Une fois de plus, mon regard noir accentue mes mots qui prennent la même teinte. Lorsque je me détourne de nouveau, elle n’a plus rien à me renvoyer d’entre ses mains. Je ne me retournerais pas si tel était le cas.