Il n’a jamais été contre l’idée de boire un verre de temps en temps, généralement pour regarder un match à la télévision ou pour accompagner un bon repas. Ça n’a jamais été sa préoccupation principale, il y avait toujours tout un contexte autour de celui-ci, qui justifiait qu’il s’alcoolise légèrement. Il a déjà vu l’un de ses amis faire une descente aux enfers à cause de la boisson, il l’a vu avoir du mal à s’en sortir, il a vu tous les dégâts que ça pouvait causer. Au fil des années, il a également vu sa femme sombrer, en avoir besoin plus qu’envie, ne pas pouvoir s’en empêcher. Ça a déjà causé des disputes entre eux, ça l’a déjà repoussé plus d’une fois. Et pourtant, ça ne l’a pas empêché de se rendre dans un bar, ce soir – et pour la troisième fois de la semaine. Il se dit d’abord que c’est bien mieux de se retrouver ici que de rentrer chez eux. Est-ce que c’est réellement chez eux, d’ailleurs, maintenant qu’ils ne sont plus réellement ensemble ? Il n’arrive pas à accepter l’idée, même si elle vient de lui. Il n’arrive pas à comprendre à quel moment ça a dérapé, s’il aurait pu l’en empêcher ou si c’était trop tard avant même que ça ne commence. C’est avec cette idée dans la tête, une fois ailleurs que chez eux donc, qu’il commande son premier verre. Il a la sensation d’avoir perdu une guerre plus qu’une bataille, sans savoir qu’il la menait. Il savait qu’il devait lutter contre le manque qu’ils ressentaient, tous les deux, qu’il devait lutter contre tout ce qui ne pourrait plus aller bien après la perte de June. Ce qu’il ne savait pas, en revanche, c’était que sa seule alliée dans cette histoire était finalement celle qui saccageait tout, petit à petit, discrètement. Cette pensée le fait avaler son deuxième verre d’une traite. Si elle le voyait dans cet état, qu’est-ce qu’elle dirait ? Est-ce que lui dirait, elle aussi, d’un ton on ne peut plus condescendant qu’il ne peut pas s’en empêcher ? Il a longuement regretté lui avoir dit ça, il comprend maintenant que c’était vrai, finalement, que c’était plus fort qu’elle. Ça le gagne à son tour quand il fait un signe au barman pour un troisième, en sachant pertinemment qu’il ne s’arrêtera pas là. Ça a été le cas les deux premiers soirs, ça le sera pour ceux d’après. C’est une boucle infernale, un manège de l’enfer qu’il n’arrive plus à arrêter, sans savoir en premier lieu pourquoi il est monté dedans. Il ne sait pas comment, le premier soir, il est arrivé dans ce bar. Il aurait pu rester au bureau ou aller chez Erika, chez un autre ami, n’importe où. Il a beau creuser, il a beau chercher, il ne sait pas pourquoi ce sont ces portes qu’il a fini par pousser, pourquoi il y revient toujours, comme s’il n’avait que cette alternative. Il pourrait se sortir de ce pétrin et déménager, mais partir vivre loin d’elle viendrait ponctuer un chapitre, tourner une page qu’il ne pense pas avoir fini d’écrire. Ils sont séparés, pas divorcés. Il y a encore un peu d’eux en lui, sûrement un peu d’eux en elle, il ne peut pas se le permettre. Fuir est sa seule option, jamais trop loin, toujours suffisamment proche. Le blond fait un énième signe à l’homme derrière le comptoir avant de s’étirer, les épaules en arrière. Il sent une vague de chaleur s’installer dans tout son corps, monter à son visage, rester dans sa tête. Ses yeux passent d’une personne à l’autre autour de lui, il s’intéresse enfin à autre chose qu’aux verres qu’on lui sert. Il s’arrête sur un visage qui lui est familier, qu’il ne pensait pas croiser ici ; Sawyer. Une amie qu’il a en commun avec Olivia, ça ne l’empêchera pas d’aller discuter avec elle. Le blond attrape son verre et se dirige vers elle. Il se concentre pour que chaque pas reste régulier, pour que son regard n’ait pas l’air trop fuyant. Il n’est déjà plus vraiment lui-même, ça l’amuse pas mal. Hééé salut ! Il dit, d’une voix enjouée, peut-être un peu trop d’ailleurs. Ça fait longtemps, qu’est-ce que tu fais ici ? Sûrement la même chose que lui, mais il préfère qu’elle le lui dise d’elle-même plutôt que de tout déterminer.
Wasted every night, gone for every song, faded every night, dancing all night long.
Cela faisait plusieurs mois maintenant qu’Eliot et Sawyer étaient séparés. Bornée qu’elle était, elle avait naïvement songé qu’il ne lui faudrait pas plus de quelques semaines -deux mois tout au plus- pour se remettre de l’échec de leur histoire. Mais elle avait beau avoir tenté de la faire taire, une petite voix encore rationnelle de son cerveau lui soufflait régulièrement qu’il lui faudrait bien plus que deux mois pour encaisser des fiançailles brisées après des années de vie commune et l’annonce des médecins comme quoi ils ne pourraient jamais avoir d’enfants. Sawyer avait choisi de se jeter à corps perdu dans son travail et dans le sport, de s’y noyer, de ne conserver qu’un minimum vital de temps libre pour ne pas avoir à songé à ses problèmes qu’elle souhaitait purement et simplement oublier. Elle n’avait jamais été du genre à ne pas affronter ses démons, mais puisqu’Eliot avait décidé de son côté de lui tourner le dos sans même chercher à se battre, elle ne voyait pas pourquoi elle n’aurait pas eu le droit à son tour de se montrer lâche. Elle avait passé des semaines difficiles à se montrer combattive pour deux avant leur séparation, et aujourd’hui elle avait plus que jamais mérité le droit de baisser les bras, de vouloir oublier sans accepter. Ce soir-là, le temps libre qu’elle s’était accordée pour tenter de se reposer s’était montré particulièrement dur à supporter. Elle avait beau avoir tenté de prendre un livre, d’écouter de la musique ou de regarder le premier programme abrutissant qu’elle avait trouvé à la TV, ses pensées tournaient irrévocablement en boucle sur les mêmes sujets : Eliot, le fait qu’elle n’aurait jamais de famille à elle, l’échec complet qu’était sa vie personnelle. Elle allait sur ses 38 ans cette année : à quel moment pouvait-on avoir envie de tout recommencer de zéro à cet âge-là ? Présentement elle n’en avait ni l’envie ni la force. La perspective de vivre seule et la tête enfouie à jamais dans son travail lui paraissait bien plus séduisante que n’importe quelle autre hypothèse. Frustrée, énervée et angoissée, elle avait fini par attraper son sac pour se rendre dans un bar. Sortir non accompagnée n’avait jamais été un problème pour elle. Elle avait toujours choisi de vadrouiller seule à travers le monde et ça n’était pas un verre dans un bar qui allait la faire paniquer. Quant au fait que les personnes présentes ce soir-là puissent juger quelqu’un en train de boire seul à une table ? Le regard des autres ne l’avait jamais préoccupée, encore moins dans l’état dans lequel elle se trouvait présentement. Alors Sawyer avait commencé à enchaîner quelques verres, augmentant progressivement le degré d’alcool qu’elle ingérait. Ses années universitaires et les soirées auxquelles elle avait participé à l’époque lui permettaient de tenir très bien l’alcool encore aujourd’hui. Elle était présentement loin d’être ivre, mais commençait à enfin voir apparaître cet espèce de brouillard salvateur qui dissimulait petit à petit les pensées qu’elle souhaitait oublier. « Hééé salut ! » Ses sourcils se froncèrent légèrement en entendant qu’on l’interpellait ; ça n’était pas vraiment le moment de la déranger. Toutefois les traits de son visage se détendirent en reconnaissant le visage de Jacob. En temps normal, elle aurait probablement analysé son ton de voix un peu trop enjoué pour être naturel, mais les quelques verres qu’elle avait déjà bus suffisaient à mettre son cerveau en pause. « Ça fait longtemps, qu’est-ce que tu fais ici ? » C’est vrai que cela faisait étrangement longtemps qu’ils ne s’étaient pas vus. Eux qui avaient l’habitude de se voir régulièrement en compagnie de leurs moitiés respectives s’étaient soudain retrouvés plus éloignés que jamais. Sawyer avait mis cela sur le compte de sa séparation d’avec Eliot et n’avait jamais cherché à creuser davantage la question, peut-être à tort. « Ce que je fais ici ? Je vais probablement chercher à tester toute la carte du bar. » Ça n’était pas totalement faux en somme. « Pour la science évidemment. » Ça ne voulait strictement rien dire, mais ça sonnait bien. Elle invita Jacob à se joindre à elle avant d’ajouter : « Et pour oublier que ma vie est un désastre complet. Et toi, c’est quoi ton excuse ? » Sa question avait été suivi d’un geste à l’attention du serveur pour commander une nouvelle tournée. Ce qui était certain, c’est qu’ils avaient tous les deux l’air d’avoir besoin de boire, quelles que soient leurs raisons respectives.
Il déteste sa nouvelle routine, il doit pourtant lutter contre lui-même et l’accepter. Ce sont ses pulsions qui le mènent jusqu’ici, un peu trop souvent, ces mêmes pulsions qui l’obligent à consommer le double des consommations qu’il est capable de supporter, ces mêmes pulsions qui le font faire et dire n’importe quoi. Agir impulsivement n’a jamais été du registre de Jacob, ça l’a été le soir de sa séparation avec Olivia, ça n’a pas bougé depuis. Il ne sait pas s’il y a une date de péremption à son nouveau comportement ou si ça finira par évoluer avec le temps et revenir à la normale. Il a peur des deux ; se complaire dans ce mode de vie – bien qu’il l’aide à oublier le temps de quelques heures – n’est pas quelque chose qui l’attire, et retrouver l’ancien Jacob, celui qui s’interdisait tout, n’a rien d’exceptionnel non plus. Il vivait dans la maîtrise constante, avec Olivia, il pensait avoir tout son contrôle et gérer son couple, autant que son entreprise et le reste de ce qu’il a bâti. Prendre conscience que ce n’était pas le cas est comme une grande claque en pleine figure, et l’ecchymose provoquée par ce coup-là ne semble pas décidée à s’en aller. Jacob se regarde dans la glace tous les matins et peine à se reconnaître, il a les traits tirés, les yeux cernés et une légère barbe qu’il n’est plus décidé à raser. Rien ne va, et le mental s’exporte sur le physique. Dans le bar, il ne vaut pas mieux que tous ces gars qu’il critiquait il y a encore quelques semaines, quand il accusait son épouse elle-même de ne vivre qu’au travers de la boisson. C’est fou à quel point il arrive à la comprendre, désormais. C’est aussi fou de voir qu’en un sens, c’est à cause de ses faits et gestes à elle qu’il en est là aujourd’hui. Fais ce que je dis, pas ce que je fais : voilà ce que Jacob applique, fidèlement, en terminant son dernier verre avant d’aller saluer Sawyer. Ce que je fais ici ? Je vais probablement chercher à tester toute la carte du bar. Le blond plisse les yeux avant de sourire, l’idée lui plaît bien, il est prêt à la suivre dans le défi, si toutefois elle veut bien de sa compagnie. Pour la science évidemment. Qu’elle rajoute. Ça fait rire le blond qui hoche vivement son visage. Oui, pour la science ou pour un ami. J’en doutais pas. Il a toujours bien rigolé avec elle, il regrette qu’ils n’aient pas gardé contact. Tout a été trop vite, trop incompréhensible pour Jacob. Un jour Eliot venait l’avertir du comportement de sa femme, l’autre il se séparait de Sawyer, l’autre encore plus aucun des quatre amis ne se donnaient un signe de vie. C’était à n’y rien comprendre et Jacob n’avait pas creusé : il avait d’autres choses à penser, et il n’en voyait pas l’utilité. Ce soir, en revoyant Sawyer, il le regrette presque. Le blond s’assoit à ses côtés quand elle l’invite à le faire, content de voir qu’aucune rancœur s’est installée entre eux au cours de ces dernières semaines de silence radio. Et pour oublier que ma vie est un désastre complet. Et toi, c’est quoi ton excuse ? Elle va droit au but, il veut en faire de même. Olivia et moi, c’est terminé. Il hausse ses épaules en la regardant, alors qu’il attrape le verre qu’on vient de leur servir pour trinquer avec le sien. Je te bats. Seize ans réduits à néant, évidemment qu’il gagne sur le couple qu’elle formait avec Eliot. Il n’y a aucune compétition, dans le fond, mais Jacob a au moins cette satisfaction-là – aussi étrange soit-elle. Comment on a fait pour se retrouver de deux couples d’amis à quatre célibataires ? Il fronce les sourcils, se pose sérieusement la question. Il y a quelque chose qui a merdé, à un moment donné, et on ne pouvait plus rien y faire. Il parle pour elle et pour lui, pas pour Eliot et Olivia. Dans leur histoire, il a la sensation qu’ils sont les deux victimes, que les deux autres ont joué un rôle important dans la destruction des couples. Il soupire longuement. Eliot m’avait dit de faire attention au comportement d’Olivia. Il boit dans son verre. Je pensais qu’il parlait du boulot, pas de la vraie vie. Car maintenant, il a presque la sensation d’avoir eu un rappel à l’ordre vis-à-vis des infidélités de sa femme ; Jacob ne voyait rien, le soir venu, mais lui était son collègue. Si elle menait une double vie, il pouvait s’en rendre compte, bien mieux que Copeland lui-même.
Wasted every night, gone for every song, faded every night, dancing all night long.
« Oui, pour la science ou pour un ami. J’en doutais pas. » Les mots de Jacob eurent pour effet de la faire sourire sincèrement pour la première fois de la soirée. Elle était contente de constater que, malgré la distance qui s’était installée de manière inexpliquée entre eux, ils pouvaient encore agir comme si de rien n’était, comme ils l’avaient toujours fait par le passé. Ce bond en arrière lui faisait presque oublier toutes ses mésaventures des derniers mois. Mais cette impression s’estompa bien vite alors que Jacob venait de lui annoncer de but en blanc : « Olivia et moi, c’est terminé. » Malgré l’alcool qui coulait déjà dans ses veines, Sawyer ne put s’empêcher de freezer complètement en entendant cela. C’était bien la dernière chose à laquelle elle s’attendait. Ça n’était plus un wagon qu’elle avait l’impression d’avoir raté mais bel et bien tout un train complet. « Je te bats ». Elle continuait de regarder Jacob avec son air d’incrédulité la plus totale. Elle devait avouer qu’il faisait fort sur ce coup-là et qu’il la prenait de court. « Je suis désolée... » C’était les seuls mots qui avaient bien daigné sortir de sa bouche alors que son cerveau semblait avoir cessé de fonctionner. C’était tellement téléphonés qu’elle finit par se mettre à rire nerveusement avant d’ajouter : « Je sais pas pourquoi je te dis ça. Ça sert à rien d’être désolée. Mais ça me fait vraiment chier pour vous. » Au fond d’elle, elle était surtout désolée de ne pas avoir pris de nouvelles plus tôt et de ne pas avoir été à ses côtés pour le soutenir. « Comment on a fait pour se retrouver de deux couples d’amis à quatre célibataires ? » C’était une excellente question en effet. Sawyer ne comprenait toujours pas comment ils en étaient arrivés là. Pourquoi s’étaient-ils perdus de vue si aisément ? Tout semblait avoir dégénéré d’un seul coup, sans que personne n’ait véritablement eu le temps de le voir venir. « Je dois avouer qu’on aurait difficilement pu faire plus ironique comme situation. » Ladite situation était véritablement pathétique. A ce rythme-là, ils allaient devoir tester la carte du bar deux ou trois fois pour se remettre de ces révélations et du KO technique dans lequel ils semblaient tous deux se trouver. « Il y a quelque chose qui a merdé, à un moment donné, et on ne pouvait plus rien y faire. » Sawyer ne put qu’acquiescer, se retrouvant parfaitement dans l’image qu’il venait de dépeindre. Quelque chose avait bel et bien merdé dans son couple avec Eliot, et l’obstacle avait beau paraître insurmontable, elle avait eu la naïveté de penser que leur couple parviendrait malgré tout à y résister. Seulement elle avait été la seule à se battre dans cette histoire et elle ne s’expliquait toujours pas aujourd’hui la raison pour laquelle son ex fiancé avait si vite baissé les bras. Il avait toujours eu le sang chaud, un tempérament semblable au sien, il se montrait combatif et déterminé à atteindre ses objectifs. L’annonce des médecins comme quoi ils ne pourraient pas avoir d’enfants était-elle vraiment la seule raison qui l’avait poussé à claquer la porte ? « Eliot m’avait dit de faire attention au comportement d’Olivia » Perdue dans ses pensées, Sawyer fut ramenée bien brutalement à la réalité au travers de ces quelques mots. Ses sourcils se froncèrent immédiatement en essayant de comprendre ce que Jacob venait de lui dire. Quel comportement ? Elle se rendait compte qu’elle ne savait toujours pas pourquoi ils s’étaient séparés. Mais pire encore, pourquoi parlait-il d’Eliot ? « C’est quoi cette histoire ? » Son ton s’était révélé plus froid qu’elle ne l’imaginait. Ça n’était pas dans ses intentions de s’énerver contre Jacob, loin de là vu l’état dans lequel il était, mais ses mots venaient de lui faire prendre conscience qu’Eliot semblait lui avoir caché quelque chose. S’il était au courant d’un quelconque problème au sujet d’Olivia, pourquoi ne lui en aurait-il pas parlé à elle également ? De quoi avait-il peur ? Ils étaient fiancés et elle n’avait plus 5 ans, elle ne serait pas allée répéter la nouvelle à qui voulait bien l’entendre. Alors pourquoi ce comportement ? « Je pensais qu’il parlait du boulot, pas de la vraie vie. » De mieux en mieux. En guise de réponse, Sawyer finit son verre cul sec avant de commander dans la foulée une nouvelle tournée, comme si les verres d’alcool étaient la seule solution qui s’offrait à elle pour tenter de digérer les informations que Jacob était en train de lui distiller au compte-gouttes. Elle avait été profondément blessée et déçue par le comportement d’Eliot lorsqu’il avait choisi de lui tourner le dos, mais elle ne s’imaginait pas que la rancœur qu’elle conservait à son encontre pouvait encore empirer. Or c’était très exactement ce qui menaçait de se passer si elle continuait de laisser son imagination vagabonder et construire les pires scénarios. « Tu peux reprendre depuis le début s’il te plait ? J’arrive pas à te suivre là. Il s’est passé quoi avec Olivia ? Et qu’est-ce qu’Eliot vient faire là-dedans ? » Ses doigts s’agrippèrent instinctivement et excessivement au verre que le barman venait de déposer sur la table, comme si sa vie en dépendait. Son regard était rivé sur Jacob, le pressant de lui en dire plus alors que l’alcool faisait lentement effet et que son cerveau commençait à s’embrumer, ne l’aidant en rien à relativiser et y voir plus clair.
Je suis désolée… Il l’est, lui aussi. Tellement que ça en devient pathétique. Tellement qu’il aimerait briser d’un coup de poing tous les miroirs qu’il croise pour ne plus avoir à se regarder. Tellement qu’il pourrait ramper aux pieds d’Olivia pour qu’ils se remettent ensemble – même en sachant très bien qu’il n’aurait pas à en arriver-là pour que ça se produise. Il est désolé de ne pas avoir été suffisant, il est désolé d’être bien trop touché dans son ego, il est désolé de ne pas savoir passer au-dessus de toutes ces difficultés. Il est désolé de ne pas être celui qu’il fallait, finalement, et est encore plus désolé que ça ait pris seize ans pour qu’ils le comprennent. Oh oui, Jacob est désolé pour tout un tas de choses, ce soir encore. Je sais même pas pourquoi je te dis ça. Ça sert à rien d’être désolée. Mais ça me fait vraiment chier pour vous. Il imagine bien, oui, il a été attristé lui aussi d’apprendre leur séparation. Il n’a pourtant pas été là pour elle, pour l’épauler : s’ils sont amis, c’est parce qu'Eliot et Olivia l’étaient, parce qu’elle est également très liée à Erika. Mais eux, d’eux-mêmes, ne se sont jamais rencontrés pour entretenir une relation sans d’autres protagonistes. Il se demande d’ailleurs si ce n’est finalement pas la première fois qu’ils se retrouvent en tête-à-tête, comme ça, sans Olivia, Eliot ou même Erika dans les parages pour compléter le cercle. Oh, t’en fais pas. Je suis désolé aussi, qu’on se le dise. Il hausse ses épaules, ça ne sert à rien de l’être, elle a raison, il faut qu’il passe au-dessus de ses ressentiments envers lui-même pour passer une soirée un peu plus agréable. Mais plutôt que de changer de sujet, il poursuit en posant une question rhétorique puisque Sawyer non plus ne saura pas quoi en dire : comment est-ce qu’ils ont fait pour que ça dérape ? Il a beau regarder derrière et essayer de se remémorer ce qui n’allait pas – en dehors de June – le reste semblait évoluer positivement. Sawyer et Eliot étaient un couple combatif, qui donnait envie d’avoir comme eux. Et Jacob et Olivia n’ont aucun égal, aujourd’hui encore, même séparés. Ils ont fait des jaloux du début jusqu’à la fin de leur relation, comment eux, précisément eux, ont-ils pu se séparer ? Je dois avouer qu’on aurait difficilement pu faire plus ironique comme situation. S’ils avaient voulu le faire, ils n’auraient pas réussi, c’est sûr. Il fallait que ça leur tombe dessus, comme ça, d’un coup, du jour au lendemain. C’est ce que ça a été avec Olivia, la veille ça allait, le lendemain il lui demandait qu’ils se séparent. Dieu que le temps file, voilà ce que se dit Jacob. Et le temps, il aurait aimé le maîtriser un peu plus, comprendre les signaux qu’on lui envoyait quand c’était le moment : ceux d’Eliot, par exemple. Il n’a pas pris le moindre détour, il est directement allé au vif, au cœur du sujet et lui a dit ce qu’il avait à lui dire : qu’il devait se méfier de sa propre femme, qu’il devait faire attention à son comportement. C’est quoi cette histoire ? Le ton de Sawyer montre la gravité de la situation : apparemment, Eliot n’a rien dit au sujet d’Olivia. Pourtant, s’il avait vraiment vu quelque chose, il en aurait parlé à sa compagne, non ? Jacob a toujours préféré révéler tous les secrets qu’il possédait sur les autres à Olivia, juste au cas où. C’est ça, de former un duo. On peut tout dire, tout, en sachant pertinemment que ça ne sortira pas. Le seul secret qu’il n’a pas révélé, c’est justement cette entrevue avec Eliot, cette mise en garde surprenante. Tu peux reprendre depuis le début s’il te plaît ? J’arrive pas à te suivre là. Il s’est passé quoi avec Olivia ? Et qu’est-ce qu’Eliot vient faire là-dedans ? Vraiment, elle semble ne rien savoir de toute cette situation. Il fronce les sourcils et la regarde maintenir fermement le verre que le barman vient de lui servir, lui aussi va avoir besoin de la précieuse liqueur pour conter son histoire. Il boit une gorgée, le verre entier finalement, avant de le reposer et de souffler longuement. Je me suis séparé d’Olivia parce que j’ai appris pour ses infidélités. Enfin, j’ai cru l’avoir appris mais je me suis trompé de type. Il s’égare déjà. Peu importe, là n’est pas le sujet. Il y a un bon bout de temps maintenant, Eliot est venu me trouver pour me dire de me méfier du comportement d’Olivia. Il se remémore la scène alors qu’il la raconte. Ils étaient encore collègues à l’époque, elle a été transférée juste après ça. Bon, il était venu me dire ça et je pensais qu’il parlait du travail, tu vois, parce qu’il y a eu le changement de service, justement. Elle ne me parlait pas vraiment de son travail donc je ne savais pas quoi en penser. Aujourd’hui non plus, d’ailleurs, il ne sait toujours pas. Sauf que maintenant que je sais tout ça la concernant, je me dis qu’il avait peut-être vu quelque chose et voulait me prévenir, en tant qu’ami, tu vois ? Que ma femme me trompait. Il hausse ses épaules. Mais ça m’étonne que tu ne le saches pas, du coup. Vous aviez l’air suffisamment complices pour qu’il t’avoue ce genre de potin. Ses idées fusent, tout à coup, sûrement aidées par l’alcool. Ou alors… Ou alors elle m’a trompé avec lui et a demandé son transfert ensuite pour éviter d’avoir à le revoir, et il est venu me dire ça, et j’en sais rien… Je suis paumé. Il rigole nerveusement, pourtant il se rend compte maintenant qu’il l’a prononcé à voix haute que cette idée est plausible. Est-ce qu’ils auraient osé leur faire ça, à tous les deux ? Il préfère qu’ils restent deux célibataires dans un bar que deux cocus dans un bar, qu’on se le dise. Et pourtant, il n’arrive plus à l’imaginer autrement. Tu crois que ce serait possible ? Il demande, il a besoin qu’elle lui éclaircisse les idées, qu’elle lui dise que non, ils n’auraient jamais pu.
Wasted every night, gone for every song, faded every night, dancing all night long.
« Oh, t’en fais pas. Je suis désolé aussi, qu’on se le dise. » Ça se voyait clairement dans son regard. Même si présentement, Sawyer y lisait davantage de désillusion qu’autre chose. A quel moment le karma avait-il merdé à ce point-là pour eux deux ? Et qu’avaient-ils bien pu faire pour mériter que leurs histoires d’amour respectives finissent ainsi ? Sawyer tentait tant bien que mal de se relever, de faire le deuil de son couple et de la famille qu’elle pensait un jour pouvoir construire. C’était une véritable épreuve à surmonter, mais l’alcool l’y aidait. Ce qui l’aidait beaucoup moins à y voir plus clair et à avancer en revanche, c’était ce dont Jacob était en train de lui parler et dont elle ignorait tout. Elle se doutait que les explications qui allaient suivre n’allaient pas lui plaire, mais elle n’avait pas pu s’empêcher de demander à son ami de développer malgré tout. « Je me suis séparé d’Olivia parce que j’ai appris pour ses infidélités. Enfin, j’ai cru l’avoir appris mais je me suis trompé de type. » Elle fronça les sourcils, incrédule. Elle aurait pu imaginer tout un tas de scénarios tous plus fous les uns que les autres, mais celui-ci lui semblait le plus incohérent de tous. Elle avait toujours vu Jacob et Olivia comme un couple heureux en amour, incapables de se trahir ou de se faire du mal d’une quelconque manière que ce soit. Il fallait croire que les apparences étaient résolument trompeuses quand cela concernait leur petit groupe de cas désespérés. « Peu importe, là n’est pas le sujet. Il y a un bon bout de temps maintenant, Eliot est venu me trouver pour me dire de me méfier du comportement d’Olivia. » Elle avait déjà mille et une questions et incompréhensions mais elle ne voulait pas le couper. Son expression se faisait de plus en plus sévère au fur et à mesure que les mots s’échappaient de la bouche de Jacob. Se méfier de quoi précisément ? Quelles informations son fiancé possédait-il précisément à cette époque-là ? Comment les avait-il obtenues ? Et surtout…surtout : pourquoi avait-il choisi de ne pas partager tout cela avec elle ? « Ils étaient encore collègues à l’époque, elle a été transférée juste après ça. Bon, il était venu me dire ça et je pensais qu’il parlait du travail, tu vois, parce qu’il y a eu le changement de service, justement. Elle ne me parlait pas vraiment de son travail donc je ne savais pas quoi en penser. » Elle ne le quittait pas des yeux alors que ses pensées vagabondaient et s’afféraient à construire les pires scénarios pour la faire souffrir au maximum. Elle était blessée qu’Eliot ne lui ait pas confié cette histoire, mais elle espérait malgré tout que ses sous-entendus concernaient bel et bien le travail et pas autre chose. Pourtant, même l’alcool qui coulait déjà dans ses veines ne suffisait pas à l’empêcher de comprendre que la suite n’allait pas lui plaire davantage. Les idées semblaient elles aussi se bousculer dans la tête de Jacob alors qu’il évoquait maintenant la possibilité qu’Eliot ait voulu le mettre en garde au sujet des infidélités d’Olivia. Même si c’était le cas, comment aurait-il pu être au courant ? Ils étaient tous amis, mais cela aurait signifié qu’il était bien plus proche d’Olivia que Sawyer ne l’imaginait pour qu’il puisse détenir ce genre d’informations aussi intimes. Ou alors qu’il l’avait tout simplement surprise avec un autre homme, mais le cerveau de Sawyer préférait pour l’instant envisager les pires possibilités plutôt que de tenter de songer qu’il pouvait y avoir une explication rationnelle à tout cela. « Mais ça m’étonne que tu ne le saches pas, du coup. Vous aviez l’air suffisamment complices pour qu’il t’avoue ce genre de potin. » Elle se pinça les lèvres en reportant son attention sur son verre d’alcool qu’elle fit tourner distraitement entre ses doigts avant de le vider une nouvelle fois cul sec. C’était précisément ce qu’elle se disait depuis de longues minutes, mais le fait que Jacob le formule à haute voix finit de l’achever. Son estomac était noué et sa cage thoracique semblait l’étouffer un peu plus à chaque seconde qui passait. « C’est ce que je pensais aussi. » Difficile de ne pas sentir à quel point elle était blessée dans le ton de sa voix. Elle allait avoir besoin de bien plus d’alcool que ce qu’elle n’imaginait en passant la porte du bar ce soir-là. Elle en venait à se demander si elle n’aurait pas préféré ne pas croiser la route de Jacob, et continuer de vivre dans l’ignorance. « Ou alors… Ou alors elle m’a trompé avec lui et a demandé son transfert ensuite pour éviter d’avoir à le revoir, et il est venu me dire ça, et j’en sais rien… Je suis paumé. » Elle releva brusquement la tête vers lui alors que son cœur venait résolument de manquer un battement. L’idée lui avait effleuré l’esprit mais elle l’avait balayé d’un revers de la main avant qu’elle n’ait le temps de s’installer et de se propager comme un poison. Elle avait envie de lui répondre par la négative. Elle en crevait d’envie. Mais le comportement d’Eliot lui avait semblé si bizarre à la fin de leur relation qu’elle ne pouvait s’empêcher de se dire que la supposition de Jacob était plausible et parfaitement sensée. Jusqu’à présent, elle avait mis ça sur le dos de la nouvelle que les médecins leur avait apprise. Mais il avait baissé les bras si vite, cela ne lui ressemblait pas. « Je comprends pas pourquoi je me suis pas posée la question plus tôt. » Elle avait dit cela plus pour elle que pour Jacob. Elle avait trouvé des excuses à Eliot. A chacune de leur dispute, à chaque journée qui commençait mal, à chaque nuit qu’ils passaient séparés l’un de l’autre. Elle avait voulu croire en leur couple jusqu’au bout alors qu’Eliot avait peut-être quelque chose à se reprocher de son côté. Tout semblait enfin faire sens dans l’esprit de l’inspectrice. « Oui c’est possible. » Prononcer ces mots lui avait demander un effort considérable. « Eliot s’est comporté bizarrement plusieurs semaines avant notre rupture et….on avait beau avoir nos problèmes à ce moment-là, ça lui ressemblait quand même pas d’agir de la sorte. » Son regard était plongé dans celui de Jacob. Toute la détresse qu’elle ressentait s’y lisait. Elle aurait voulu qu’il revienne sur ce qu’il venait de lui dire, qu’il lui affirme qu’ils avaient déjà trop bu, qu’ils étaient fatigués et qu’ils se faisaient des idées. Mais les non-dits et les incohérences de sa vie de couple semblaient enfin s’expliquer. « Je peux supporter beaucoup de choses…mais la trahison et la lâcheté… » Sa voix s’était brisée avant qu’elle n’ait eu le temps de finir sa phrase. Elle ne le quittait pas des yeux, comme si elle pouvait soudain trouver en lui et comme par magie la solution à tous ses problèmes.
Face à l’incompréhension de Sawyer, Jacob aurait dû tirer le frein à main et mettre un terme à cette discussion. Il aurait été préférable qu’il trouve une parade et qu’il change de sujet, petit à petit, jusqu’à dissiper tous les doutes et questionnements. Mais il n’est pas ce genre d’homme, l’agent immobilier, il est plutôt de ceux qui se confrontent et vont au bout de choses. S’il n’a pas su le faire avec Olivia, il le fait au moins avec toutes les autres personnes qu’il croise : dont l’inspectrice, oui. Il lui raconte son étonnement quand Eliot est venu le trouver, des mois plus tôt, pour lui dire de se méfier de sa propre femme. Il n’a pas su comment réagir, sur le coup, curieux de ce qu’il savait sur elle et de ce qu’il pouvait en faire, ensuite. Le transfert à la suite de cette mise en garde a joué son rôle et a inquiété le blond plus que de raison, c’est pour ça qu’il n’en a jamais touché un mot à sa femme, qu’il l’a toujours gardé pour lui. Toujours, jusqu’à aujourd’hui : il en reparle enfin, mais peut-être que ce n’est pas avec la bonne personne. Il se confie pourtant, exprime ses doutes à haute voix, se confronte lui-même. Entre ses souvenirs et les idées qu’il s’est faites de cet événement, la ligne est fine et finalement, il n’est pas sûr de tout raconter comme ça s’est réellement passé. [color=#009999C’est ce que je pensais aussi.[/color] Le fait que Sawyer ne sache rien de tout cela n’a rien de rassurant, pour Copeland. Si ça concernait uniquement une faute professionnelle ou un caractère trop compliqué à gérer, Eliot en aurait parlé à sa fiancée. Pourquoi ne pas l’avoir fait, donc ? Ils peuvent s’amuser à proposer des solutions toute la soirée, aucune ne pourra les apaiser. C’est à la fois dans cette optique et également pour se débarrasser d’un poids qu’il imagine Olivia ayant couché avec Eliot, et ce dernier ayant un culot exceptionnel pour ensuite venir s’en plaindre. Face à ces propos, il attend un éclat de rire de Sawyer, un visage qui se secoue vivement de gauche à droite, des mots rassurants pour nier tout ça. Je comprends pas pourquoi je me suis pas posée la question plus tôt. Elle a l’air de parler seule, mais il n’y a rien de rassurant dans ce qu’elle vient de dire. Oui c’est possible. Et là, il a la sensation que ses oreilles se bouchent, que le sol se dérobe, qu’on vient de lui tirer une cartouche en plein cœur : oui, c’est possible. Eliot s’est comporté bizarrement plusieurs semaines avant notre rupture et… on avait beau avoir nos problèmes à ce moment-là, ça lui ressemblait quand même pas d’agir de la sorte. Il la regarde droit dans les yeux, il cherche une étincelle, quelque chose qui lui fera comprendre qu’elle est en train de se jouer de lui et que non, tout ça n’est pas possible, que c’est tiré par les cheveux et qu’ils feraient mieux d’arrêter de boire. Mais elle continue, encore. Je peux supporter beaucoup de choses… mais la trahison et la lâcheté… Sa voix se brise dans ces dernières paroles et le blond comprend qu’il vient de mettre le doigt sur quelque chose. Qu’en balançant une hypothèse qui lui semblait stupide, il vient d’enfin résoudre des énigmes sur lesquelles il s’acharnait depuis des mois. Après cette mise en garde, il n’a plus échangé avec Eliot. Comme pour Sawyer, les deux hommes se voyaient que lors de ces réunions à quatre, c’était très rare qu’ils passent un moment ensemble. Et quand ça arrivait, ce n’était jamais aussi sérieux que cette discussion-là, aussi intense. C’est possible et Jacob commence à y croire, c’est possible et Jacob à une envie folle de se venger. Il commence déjà à se dire que s’il n’y avait pas eu cette infidélité-ci, Eliot et Sawyer seraient toujours ensemble, en train de chercher une solution à leurs problèmes. Que lui et sa femme pourraient se sortir de ce précipice plus facilement qu’actuellement. Mais elle a eu lieu, il en est désormais persuadé. Il pose sa main sur celle de la brune, un léger soupire s’échappant d’entre ses lèvres. J’ai du mal à l’accepter, moi aussi. Il a du mal à accepter d’avoir été trahi par Olivia, également du mal à accepter qu’il est incapable d’en demander plus. Il voudrait des explications, des noms, des lieux. Il voudrait tout savoir pour ensuite balayer ces informations et repartir à 0, mais il sait qu’il n’en a pas le courage pour l’instant. Pour le moment, il en est plutôt à prendre les mauvaises décisions. Toutes celles qui lui sembleraient déraisonnables en temps normal sonnent comme une délivrance à ses oreilles, et il fonce tête baissée, sans se soucier du reste. Comme là ; il veut se venger, il veut qu’ils aient mal, eux aussi, de se dire qu’ils peuvent être si facilement remplacés. Alors, il fait un geste interdit, un geste qui peut être considéré de plusieurs façons : ou il lui montre qu’il est là pour elle, ou il fait un pas en avant pour apaiser les consciences et montrer qu’il y a un point partout. Dans les deux cas, le geste reste le même : quand sa main reste accrochée à la sienne, son visage se rapproche du sien, ses lèvres s’emparent des siennes. Il ne sait pas si c’est l’interdit qui lui plaît tant ou Sawyer en elle-même – en même temps, il ne s’était encore jamais posé la question – mais il apprécie déjà cette compagnie soudaine. Avec Yasmine, il a tout de suite eu la sensation de faire quelque chose d’atrocement mal et s’est dégagé, avec elle, ça n’est pas là. Si elle veut de lui, il ira plus loin. Si elle ne le veut pas, il assumera en avoir eu envie, lui. Dans tous les cas, Olivia est étrangement très loin dans son esprit, Eliot aussi. Il fait ça pour les mauvaises raisons, certes, mais il le fait quand même.
Wasted every night, gone for every song, faded every night, dancing all night long.
Sawyer ne put s’empêcher de repasser chacune des dernières discussions qu’elle avait pu avoir avec Eliot. Chacune de leur dispute. Chaque regard lourd de reproche. Même si le comportement de son ex-fiancé lui avait déjà semblé étrange à l’époque, elle n’avait jamais cherché à élaborer des scénarios compliqués et abracadabrants. Elle avait préféré se dire qu’il avait purement et simplement baissé les bras face aux problèmes qu’ils rencontraient. Il avait choisi de tirer une croix sur leur relation plutôt que de tenter de mener une bataille qui se serait avérée difficile à remporter. Ils n’avaient même pas eu le temps de parler des possibilités qui s’offraient à eux pour fonder malgré tout une famille. Le chemin aurait été long et douloureux, mais leur couple aurait pu y survivre malgré tout. Tout du moins c’est ce qu’elle pensait quelques mois auparavant. Voir Eliot abandonner la partie sans plus d’explications à la suite d’une énième dispute avait eu raison des espoirs qu’elle mettait dans leur couple. Peut-être aurait-elle dû se poser davantage de questions à ce moment-là. Peut-être aurait-elle dû creuser un peu plus. Au fond d’elle, Sawyer savait qu’il y avait quelque chose qui clochait. Elle connaissait suffisamment Eliot pour qu’une part d’elle soit persuadée qu’il n’agissait pas normalement. Il était l’un des hommes les plus chers à son cœur et elle savait que la réciproque était vraie. Mais elle avait vécu cette abrupte séparation comme un choc tellement violent qu’elle avait enfoui encore plus profondément cet instinct qui aurait pu lui faire prendre conscience de bien des choses à temps, et non des mois plus tard autour d’un verre de trop en compagnie de Jacob. Aujourd’hui elle se sentait trahie, bernée, et complètement stupide. Elle aurait dû y songer plus tôt et poser les bonnes questions. Elle était pourtant rompue aux interrogatoires et aux indices à décrypter. Il fallait croire que la maxime était vraie : les cordonniers étaient bel et bien les plus mal chaussés. Sawyer avait l’impression d’avoir vécu ces derniers mois avec un bandeau sur les yeux. Chacun avait ses mécanismes de défense et elle avait peut-être découvert le sien, mais la vérité lui semblait d’autant plus dure à accepter qu’elle s’était montrée ainsi aveuglée. Tout ça pour ça. « J’ai du mal à l’accepter, moi aussi. » Mais pourquoi devraient-ils l’accepter finalement ? Quels torts Jacob et elle avaient-ils à leur actif ? Absolument aucun. Olivia et Eliot étaient les seuls fautifs dans cette histoire et elle leur en voulait un peu plus à chaque seconde qui passait. Elle était en droit de leur en vouloir. Ils l’étaient tous les deux. Sawyer avait l’impression de vivre de manière extrêmement exacerbée les sept étapes du deuil et de louper quelques phases au passage. Pourquoi passer par la culpabilité ? Elle n’avait pas à se sentir coupable de quoi que ce soit. En revanche la douleur et la colère…ces étapes-là répondaient bien à l’appel. La colère tambourinaient tellement à sa porte présentement qu’elle s’étonnait de ne pas avoir envoyé son verre s’écraser au sol avant de partir sans un mot. Leurs tempéraments de feu et leurs mauvais caractères respectifs avaient été la source de nombreuses disputes dans l’histoire du couple qu’Eliot et Sawyer avaient formé. Mais étrangement, c’était aussi grâce à eux qu’ils avaient si bien fonctionné, comme s’ils étaient toujours parvenus à se canaliser mutuellement au bout du compte. Mais ce soir-là ce fut la main de Jacob qui vint se poser sur la sienne qui lui servit de canaliseur et qui l’empêcha de tout envoyer balader. Elle releva la tête pour plonger son regard dans le sien, à la recherche d’une solution à leur problème. Il avait perdu pied lui aussi. Tout autant qu’elle. Ils auraient mieux fait d’arrêter de boire et de rentrer chez eux, de laisser la tempête se calmer et de prendre le temps de digérer les différentes informations de la soirée pour pouvoir en reparler sereinement et à tête reposée. Malgré la quantité d’alcool ingéré, Sawyer était encore bien consciente de tout ça. Pourtant elle ne bougea pas quand Jacob approcha son visage du sien. Elle ne s’écarta pas quand il s’empara de ses lèvres et elle répondit à son baiser comme par automatisme, parce que son corps lui dictait d’agir ainsi. Mais son cerveau avait apparemment encore son mot à dire dans l’histoire et il lui rappela brutalement que ça n’était pas les lèvres de son ex-fiancé qu’elle était en train d’embrasser, des fois qu’elle ait souhaité se bercer d’illusions. Sawyer écarta cette fois-ci de quelques centimètres son visage de celui de Jacob. On pouvait lire dans son regard à quel point elle était perdue. « On n’est pas comme eux Jacob…on vaut mieux que ça… » Etait-ce lui qu’elle essayait de convaincre où bien elle-même ? Elle avait envie de croire les mots qui venaient de s’échapper de sa bouche et pourtant ils sonnaient terriblement faux à ses oreilles. Le mal était fait de toutes façons et à présent elle ne se sentait plus habitée que par une colère grandissante et une sorte de besoin de vengeance malsaine. Pourquoi Olivia et Eliot devraient-ils être les seuls à pouvoir agir comme ils l’entendaient sans se soucier des conséquences ? « On vaut mieux que ça… » Elle avait prononcé ces mots dans un murmure presque inaudible, comme une dernière tentative pour se convaincre de faire marche arrière. Une veine tentative. Il avait aussi mal qu’elle. Il avait autant besoin d’oublier qu’elle. Il représentait la seule solution qu’elle avait envie d’envisager ce soir-là pour mettre de côté toute cette histoire. Ses doigts vinrent s’entrelacer à ceux de Jacob alors que son autre main desserra sa prise autour de son verre d’alcool pour se diriger vers sa nuque et attirer son visage au sien afin de réduire à néant les quelques centimètres qu’elle avait fait l’erreur de mettre entre eux. Elle l’embrassa cette fois-ci sans l’ombre d’un doute, sans la moindre trace d’une quelconque culpabilité. Parce qu’elle en avait envie et parce qu’ils ne s’étaient jamais aussi bien compris que ce soir-là.
Et c’est ainsi que les théories du complot commencent. Quelqu’un a une idée, l’idée devient une vérité, la vérité se répand et prend en ampleur tout au long de sa propagation. Jusqu’à devenir quelque chose de suffisamment conséquent pour venir tout bouleverser, même des certitudes établies depuis des années. C’est comme ça qu’il y a eu des mouvements comme celui initié par les gens qui croient que la terre est plate. C’est également qu’ainsi, petit à petit, Jacob arrive à faire croire qu’il s’est passé quelque chose entre Eliot et Olivia. Ce n’était à la base qu’une idée, qui a mûri en l’espace de quelques secondes pour devenir une véritable bombe, entre eux deux, qui leur a explosé en pleine face. Il l’a dit dans le vent en espérant se heurter à un mur, à une raison plus grande que la sienne : mais si Sawyer accepte d’y croire et d’être déçue à ce point-là, c’est forcément que ça peut être la vérité, pas vrai ? Le blond n’a pas les idées très claires, déjà perturbées par ce qu’il vient de boire, par sa séparation, par ses retrouvailles avec Sawyer. Il aurait pu fuir, lui dire qu’il est désolé mais qu’il doit aller régler ça avec sa femme. Car ils sont encore mariés et que c’est ce qu’il y a de plus intelligent à faire. Il aurait pu mais, au lieu d’être raisonnable, il préfère l’embrasser. Trouver en elle sa solution pour ne plus se sentir aussi sali, aussi perdu, aussi trahi. Elle ne le repousse pas directement, peut-être qu’elle étudie elle-même la question, peut-être également que ça lui a traversé l’esprit avant Jacob. Le blond ne sait pas où se positionner dans cette histoire. Lorsqu’elle s’éloigne, elle semble confuse, dans ses pensées. On est pas comme eux Jacob… on vaut mieux que ça… Elle a raison. C’est d’abord ce qu’il se dit, avant de se rappeler que c’est totalement injuste. Pourquoi auraient-ils le droit, eux, et non lui et elle ? Pourquoi pourraient-ils se moquer d’eux et le cacher durant des mois, et eux, non ? Il se pose cette question alors qu’elle répète ces mêmes mots, plus doucement cette fois-ci. On vaut mieux que ça… C’est une certitude. Jamais Jacob n’aurait songé à tromper Olivia, que ce soit avec une inconnue ou quelqu’un de leur entourage. C’est vrai qu’il a posé ses yeux d’une manière légèrement déplacée sur Ivy il y a près d’un an. C’est aussi vrai qu’il a embrassé Yasmine, par mégarde. Mais il n’a jamais prémédité quoi que ce soit, il n’a jamais voulu nuire à Olivia et surtout, il n’a jamais recommencé après la première fois. Elle, apparemment, ses histoires ont duré. Il n’en sait pas plus, mais il en sait déjà trop pour avoir envie de contredire Sawyer et de recommencer, comme appelé par ses lèvres. Elle le fait d’elle-même en entrelaçant leurs doigts, en le forçant se rapprocher d’encore un peu plus près en appuyant sur sa nuque. Il répond à son baiser en passant un bras autour de sa taille. À vrai dire, il est presque en train de regretter qu’ils soient dans un lieu public. Presque, quelle idée : il le regrette totalement. Le barman passe devant eux, leur jette un regard et revient en arrière. Vous savez qu’il y a des hôtels pour ça ? Il demande, un léger sourire sur les lèvres. Parce que ce type sait que quand deux personnes sont plus occupées à s’embrasser qu’à consommer, ce n’est pas bon pour son business. Jacob recule son visage, ne regarde pas le barman, plonge juste son regard dans celui de Sawyer. Parce que présentement il n’y a qu’elle qui compte, parce qu’ils ne valent finalement vraiment pas mieux que ça. Il n'a pas tort. Il dit, d’une voix qui veut absolument tout dire : il ne peut pas lui proposer qu’ils aillent chez lui puisque, séparé ou non, il vit toujours avec Olivia. On va chez toi ? Il n’a pas l’habitude de ça. Il n’a pas posé cette question avec une idée si précise derrière la tête depuis une vingtaine d’années, car Olivia est venue prendre toute la place, car elle occupe ses esprits depuis seize ans. Le blond préfère chasser cette idée, ne vraiment plus penser à sa femme et seulement penser à celle qu’il veut pour la nuit, au moins cette fois. Il aura tout le temps du monde de regretter son impulsivité demain, en attendant, ils peuvent aller au bout de leur erreur, l’assumer le temps d’un soir.
Wasted every night, gone for every song, faded every night, dancing all night long.
Ils n’avaient aucun moyen de vérifier que leur théorie était juste. Et pourtant à leurs yeux elle ne pouvait que paraître véridique maintenant qu’ils l’avaient tous deux prononcée à voix haute. Pas besoin de preuves tangibles quand leurs cerveaus et leur imagination pouvaient faire le reste du travail. Sawyer n’en était déjà plus à se demander s’il ne pouvait pas y avoir une autre explication à toute cette histoire tellement les pièces du puzzle s’emboîtaient à la perfection. La colère et le sentiment de trahison qui s’étaient emparés d’elle suffisaient à effacer de potentielles incohérences. Elle était déçue, énervée, triste, mais surtout profondément déstabilisée. Elle avait la désagréable impression que toutes ses années de vie commune avec Eliot venaient de partir en fumée en l’espace de quelques minutes à peine. Est-ce qu’elle aurait préféré continuer de vivre dans l’ignorance ? Aurait-elle supporté de continuer à passer la majeure partie de ses journées à se demander ce qui s’était passé dans la tête de son ex fiancé pour qu’il la quitte ainsi ? Probablement pas. Mais l’alternative qu’elle venait de découvrir ce soir-là ne lui convenait pas davantage et il ne faisait aucun doute qu’elle continuerait de l’obnubiler et d’occuper ses pensées pendant de longs mois encore. Tout comme l’erreur que Jacob et elle était en train de commettre. Mais était-ce vraiment une erreur ? Ils étaient tous deux alcoolisés, d’accord. Mais ils étaient aussi et surtout blessés. N’avait-on donc pas le droit aux erreurs dans ce genre de circonstances ? Probablement pas, mais Sawyer était prête à trouver n’importe quelle excuse stupide maintenant qu’elle avait son regard plongé dans celui de Jacob. Non d’ailleurs, parce qu’elle n’avait pas à trouver d’excuses. Elle était assez grande pour savoir ce qu’elle voulait et décider d’aller au bout des choses si c’était ce qu’elle souhaitait réellement. Et si elle avait pu d’abord paraître hésitante, sentir ses lèvres au contact de celles de Jacob et sa main au creux de son dos avaient fait s’envoler les derniers traces de doute et de culpabilité qui subsistaient. La volonté de se venger était probablement à l’origine de leur réaction, mais il n’y avait pas que ça. Ce rapprochement lui paraissait étrangement naturel. Ils se connaissaient depuis longtemps mais elle n’avait pas le sentiment qu’ils se soient déjà regardés autrement que comme des amis. Sawyer avait l’impression de le découvrir soudain sous un autre jour qu’elle n’avait jamais envisagé auparavant. Pourquoi ne l’avait-elle jamais envisagé justement ? Elle n’en savait rien. Ce soir, Jacob ne lui apparaissait plus comme une erreur mais bien comme une évidence. Elle ne put s’empêcher de jeter un coup d’oeil en direction du barman après sa remarque, avant de se recentrer sur le visage de Jacob, sur l’envie qu’elle détectait dans son regard et qui se lisait sans nul doute dans le sien également. Un peu perturbée après cette incursion dans ce moment qui n’appartenait qu’à eux, un sourire amusé finit par se dessiner au coin de ses lèvres. Le barman manquait cruellement de tact, ça ne faisait aucun doute. Mais il fallait aussi avouer qu’il… « Il n'a pas tort. » Exactement. Ils étaient sur la même longueur d’onde et il était évident qu’ils voulaient présentement la même chose. Pas besoin d’être inspecteur de quoique ce soit pour s’en rendre compte. Olivia et Eliot étaient étrangement relégués à un coin très lointain de son cerveau. Ils s’enfoncèrent un peu plus profondément encore dans cet oubli éphémère quand Jacob ajouta : « On va chez toi ? » Elle l’observa quelques secondes. Elle ne pesait plus le pour et le contre à présent, elle prenait simplement le temps d’enfin le regarder. De le voir différemment. Ils n’avaient plus rien à perdre…ils avaient même tout à gagner le temps d’une nuit au moins. Elle hocha la tête en guise de réponse avant de se détacher de lui pour s’emparer de son sac à main et laisser un billet sur leur table. Elle ne savait même pas si le compte était bon, mais ça n’était plus vraiment sa priorité. Elle attrapa simplement la main de Jacob et fit demi-tour pour l’entraîner vers la sortie d’un pas décidé et presque pressé.