Ça a un peu dérapé, oui. Le simple verre qu’ils étaient supposés prendre à la terrasse d’un café (le Death Before Decaf’, c’est toujours le Death Before Decaf’) s’est multiplié en un second, un troisième, un quatrième. De là, il a perdu le compte. De là aussi, il s’en sont vus être transportés jusqu’au club de Jazz tenu par le dernier ami nouvellement acquis de Swann - parce qu’après lui avoir offert à manger, il l’a bien sûr dès lors considéré comme un ami sans jamais lui demander son avis sur la question. Pour autant, l’anglais n’est pas pris de remords. Ni pour l’amitié, ni pour les verres.

Il ne sait même plus comment il a connu Sacha ; il sait simplement que tout a toujours été facile entre eux et qu’il sourit facilement lorsqu’elle parle d’un sujet ou d’un autre. Ils ne partagent pas de grandes conversations et débatent encore moins, certes, mais il n’a pas besoin de remplir autant de critères pour elle aussi la considérer comme son amie. La brune la fait rire : c’est tout ce qui compte. Il aime passer du temps à ses côtés, quand bien même il lui arrive assez souvent d’oublier des bribes de leurs soirées passées ensemble. Déjà, il anticipe que le lendemain matin risque d’être difficile. Fort heureusement, il a pris le temps d’appeler Lucia pour prendre de ses nouvelles (ne pas lui parler pendant deux heures de suite, vous n’imaginez pas le calvaire) et la prévenir qu’il allait rentrer tard, pour ne pas qu’elle s’inquiète de rien. Même avec un taux d’alcoolémie bien trop important, il voudra toujours veiller au bien être de sa brune préférée.

“Je chante que des trucs anglais, je te préviens.” Comment est-ce qu’ils sont arrivés au beau milieu de cette soirée karaoké, déjà ? Est ce qu’ils sont même capables de lire ce qui est écrit sur l’écran tout là-bas ? Vous ne vous en rendez pas compte, vous, mais il est vraiment très, très loin. “Anglais comme le pays, hein, pas la langue. Je suis pas stupide à ce point, je sais que toutes les chansons du monde sont en anglais.” Et il appuie sur sa tempe du bout de son index, lui faisant bien comprendre qu’il a tourné sa langue sept fois dans sa bouche avant de parler. Après tout, auprès de Sasha les barrières sont bien minces et il ne peut que s’amuser.

@sasha sinclair c'est cadeau, nuage de godiche

La phrase « juste un verre et je rentre » est un mensonge sans nom. Un déni universel qui n’épargne personne. Et sûrement Sasha et Swann ce soir. Au fil de leur discussion, plusieurs se sont ajoutés à leur consommation. Impossible pour eux de partager des nouvelles ou de rire à des blagues sans un verre à la main. Sasha avait toujours la main levée quand il s’agissait de faire l’apéro, et surtout quand elle était bien lunée. Swann ne savait pas forcément qu’elle pouvait être désagréable une grande majeure partie du temps, tout simplement parce qu’avec cet ami tout était fluide. Ça coulait de source. Enfin un homme dans sa vie avec lequel il n’y avait aucune ambiguïté, aucun deal, aucun service sexuel rémunéré. Et ça faisait du bien. Swann était en quelques sortes, son compagnon de soirée. Celui avec qui elle partage ses frasques et ses meilleures gueules de bois. Bien évidemment qu’elle lui mentait sur sa profession. Elle lui accordait sa sympathie et ses plus belles blagues mais il en fallait encore beaucoup pour qu’elle lui accorde sa confiance. Puis dire qu’elle travaillait avec les personnes âgées, c’était seulement arranger la vérité, pas mentir hein ?

« Je chante que des trucs anglais, je te préviens. » Eurk, les British. Il ne devrait pas être si fier d’être un sujet de la reine. Les anglais, ça mange haricots en sauce et rajoute un nuage de lait dans le thé. Tout à fait indécent. Sans même sans rendre compte, le décor avait changé, l’ambiance était plus prenante et la musique plus forte. C’était sans doute l’alcool qui avait guidé ses pas jusqu’au Club de Jazz, prenant la relève sur ses capacités motrices qui avaient commencé à se faire la malle au bout u sixième verre. La bonne nouvelle, c’est que Swann était dans le même mood qu’elle. Parfait. « Anglais comme le pays, hein, pas la langue. Je suis pas stupide à ce point, je sais que toutes les chansons du monde sont en anglais. » La jeune femme leva les yeux au ciel, apportant son verre à ses lèvres. Quoi ? Un autre verre ? Mais comment a-t-il pu atterrir dans sa main ? « J’avais bien compris McGrath. Tu parles à la plus perspicace de la pièce. » Hm, pour ce soir, ce n’était pas trop le cas. L’alcool l’avait tellement détendu qu’elle faisait des petits pas de danses sur la chanson qui passait dans les enceintes. « Puis, il y a beaucoup de chansons en espagnol aussi. Arrête de remettre l’Angleterre constamment sur le tapis. L’Espagne a aussi été un grand pays. » La brune se lançait dans des cours d’histoire alors que son taux d’alcoolémie dépassait de très loin sa capacité à être lucide. Mais charrier le McGrath était son activité préférée. Il était facile à vivre, pas susceptible. Il la faisait pas chier, quoi. « Vas-y, chante. La scène est libre. J’adorerais te voir chanter God save the Queen. C’est très anglais. » Et très australien aussi, parallèlement. « Tu chantes, je chante. » Il n’y avait plus de honte. Elle pouvait chanter à tue-tête ce soir sur du Milli Vanilli, qu’elle n’en serait pas gênée.

« J’avais bien compris McGrath. Tu parles à la plus perspicace de la pièce. » Le voilà qui lève un sourcil dubitatif en guise de seule réponse, avant d’être finalement incapable de se contrôler et d’y ajouter un rire sincère. Peut-être qu’elle a raison, au final, mais penser à une telle éventualité n’arrange par les affaires du trentenaire qui préfère se dire qu’elle parle seulement sous les coups de verres enchaînés. Il est perspicace au point où elle ne pourrait jamais rien lui cacher. Jamais. Il la connaît comme son ombre. « Puis, il y a beaucoup de chansons en espagnol aussi. Arrête de remettre l’Angleterre constamment sur le tapis. L’Espagne a aussi été un grand pays. » Elle ment simplement pour le rendre grognon : il en a l’habitude. Bizarrement, tous ceux qu’il rencontre ne sont pas de son avis et ne considèrent pas la Grande Bretagne comme le meilleur pays du monde ancien et nouveau mais ce n’est pas grave, après tout, il ne peut pas leur en vouloir de défendre leur petit bout de terre qui est le leur. L’Espagne c’est pas si mal après tout. Heureusement que Swann ne vient pas de là-bas, il se serait étouffé avec ses raisins dès son premier nouvel an. « Vas-y, chante. La scène est libre. J’adorerais te voir chanter God save the Queen. C’est très anglais. » - “Je suis interdit de Queen. Et des Beatles. Et des Rolling Stones.” C’est un fait, ça. C’est pas très amusant non plus, à ses yeux. Tout ça parce que le public en a marre d’entendre les mêmes musiques en boucle dès que c’est au McGrath qu’on donne le moindre droit sur le jukebox. « Tu chantes, je chante. » Bien sûr. Tout ce qu’ils ont fait jusqu’à maintenant devait les mener sur le devant de la scène, les projecteurs vrillés en leur direction, les rendant plus pâles qu’ils ne devraient l’être - Swann va bientôt devenir translucide.

“Il nous fait des signes. Si on écoute pas, on va finir au bout d’un pique.” Et Dieu sait que Swann aime bien rester dans le droit chemin et ne pas - trop - se faire remarquer, c’est donc la raison pour laquelle il pointe du doigt un des animateurs de la soirée. Ce dernier se pavane avec deux jarres emplies de papiers tristement blancs. Il a expliqué des dizaines de fois ce qu’il y était inscrit dessus mais les deux amis avaient toujours bien mieux à faire que de l’écouter. Maintenant, dans un rire, c’est Sasha qu’il pousse la première pour qu’elle tire deux bouts au choix. Tout ce qu’il sait, c’est qu’il n’aura pas le droit de choisir encore un groupe anglais, ou un chanteur, ou une musique parlant de son pays natal. Et ça, vraiment, c’est pas juste.

Mais au moins, sa tristesse est rapidement oubliée lorsqu’il arrive (difficilement) à lire le défi imposé par son amie. De la vodka, est ce qu’ils ont déjà bu de la vodka ? Ils devraient aller en chercher, juste pour être dans le thème. “Sashakova Sin-Petersbourg.” devient dès lors son nouveau nom, bien trop long pour que Swann puisse prétendre s’en souvenir plus d’une seconde. “T’es toute seule là dedans, fallait avoir un meilleur karma. Je vais te montrer, moi, ce que c’est que de tirer le jackpot.” Il s’avance sûrement trop mais son sourire de vainqueur est immense et fier au moment où il tire à son tour la musique qui rythmera en premier sa soirée.

La lumière du projecteur sur eux était limite aveuglante, encore car elle était totalement bourrée. Sasha avait l'impression qu'il s'agissait d'un projecteur d'un hélicoptère de la police qui était braqué sur eux après une longue cavale. C'est limite si elle ne mettait pas sa main devant les yeux pour en protéger la rétine. Quelle drama queen. Elle écoutait le britannique râlait car on lui réprimait son expression musicale. En même temps, les Bohemian Rhapsody et tout le tralala, Sasha en avait jusque-là. Swann était le genre de type incapable de renouveler son répertoire et qui ne jurait que par l'Angleterre. Il sait rendre des chansons légendaires détestables et pour la dégoûter de Queen, il fallait y aller. « Il nous fait des signes. Si on écoute pas, on va finir au bout d’un pique. »  Oui, bon elle avait bien compris que l'assistance avait envie qu'ils perforent sur la scène. Tout le monde attendait ce moment. Ou peut-être tout simplement parce qu'ils étaient les seuls bourrés dans la salle et qu'ils ont décidé en catimini que c'était drôle de leur foutre un projecteur dans la gueule et de les inciter à chanter.

Sasha n'eut pas le temps de dire ouf qu'un gringalet arriva tout pimpant vers elle, une jarre dans chaque main. Attendez, c'est quoi le but du jeu-là ? Ah, elle doit tirer deux papiers différents. Elle prit une énorme poignée de petits papiers et choisit celui qui l'inspirait le plus. Pareil pour le deuxième. « Hein ? Jonas Brothers et la Russie ? Mais je suis sensée faire quoi avec ça ? » Elle reprit presque ses esprits, alors que Swann ricanait dans son dos comme un sombre imbécile. Elle se tourna vers lui et le singea en riant ironiquement. « Sashakova Sin-Petersbourg. » Hahaha. Ça ne la faisait pas du tout rire. Surtout qu’elle était plutôt agacée par la difficulté de son défi. Il fallait qu’elle trouve une chanson du boys band en rapport avec le froid ou la neige, parce que clairement, ça l’étonnerait qu’ils soient de fervents adorateurs du pays de la Vodka et du grand froid.

« T’es toute seule là dedans, fallait avoir un meilleur karma. Je vais te montrer, moi, ce que c’est que de tirer le jackpot. » Elle plissa les yeux et secoua la tête. Pff quel traitre. Et elle qui pensait qu’elle était son amie. « Je prie pour que tu me dépasses dans ma malchance McGrath. » Sasha le toisa marchant fièrement vers les jarres. Et rien qu’à son sourire, elle avait compris qu’il était plutôt content de l’artiste sur lequel il venait de tomber. Mais, ce n’était pas juste. Qu’on recommence à zéro ! « Quoi ! Même par le hasard tu te débrouilles pour tomber sur un groupe anglais ? t’as triché ! » C’est qu’elle était mauvaise joueuse la Sinclair, mais rien de bien méchant. Avec Swann, ces petites guéguerres étaient toujours bon enfant. « T’façon, vu que t’as voulu me porter la poisse, le karma t’as rajouté fromage fondu pour corser level. T’es tout seul là-dedans. » Elle lui tendit son verre, et reprit un air sérieux.

« Tiens-moi ça. J’ai un défi à relever. » Dit-elle toute sûre d’elle, sans pour autant réussir à retenir un petit rire. Elle avait envie de montrer au McGrath, que même dans la difficulté, elle savait s’adapter et faire preuve d’adaptabilité.  Arrivée sur scène, elle fouilla un petit sur l’ordinateur du dj, dans sa playlis spéciale karaoké, à la recherche d’une musique des Jonas Brothers. Une musique de Noël qu’ils avaient chanté à leur époque de Disney était dans la liste. Enfin, elle savait que c’était une de leurs musiques de Noël de l’époque Disney car la pochette de l’album l’indiquait. Sinon, elle ne connaissait réellement rien d’eux. Bref. Techniquement, Noël = neige. Neige = froid. Froid = Russie. Non ? Elle haussa les épaules et indiqua son choix au dj qui démarra la musique. Petit disclaimer : Sasha ne sait pas chanter. Sasha n’a presque jamais fait de karaoké. Et, Sasha ne connait pas du tout cette chanson. Sortez vos téléphones parce que ça risque d’être inoubliable. Les airs d’un vieux son pop-rock pour pré-ados résonna dans la salle, et elle se détestait déjà d’avoir tiré ces deux bouts de papiers, qui joints ensembles, n’ont aucun sens. L’alcool l’avait totalement désinhibée car elle tenait le micro avec détermination et lisait mot à mot les paroles qui défilaient à l’écran. Ce qui donnait quelque chose d’assez robotique et de pas du tout naturel. Swann devait actuellement se marrer dans son dos. Mais elle était actuellement beaucoup trop concentrée pour trouver une référence à la Russie, aussi minime soit-elle, pour s’attarder sur les bêtises du McGrath. « It's cold outside, my boots are full of snow. » Dit-elle d’un air bien plus enjoué que lorsque la chanson a débuté. Quoi ? Il fait froid dehors en Russie, et les Russes ils ont de la poudreuse plein les bottes, non ? Elle regarda Swann, sourire aux lèvres, tel le ravi de la crèche. Tellement fière d’avoir réussi à placer une référence, en espérant que le monsieur aux jarres pleines de papiers la valide. En même temps, elle avait fait de son mieux. Désolée, mais les Jonas Brothers n’ont toujours pas l’hymne nationale de Russie dans le répertoire musical mais c’est à suggérer. Elle termina la chanson tant bien que mal, avec que quelques fausses notes qui nourrissait la crise de rire Swann. Néanmoins, la petite l’a applaudi pour sa détermination et elle rejoignit Swann d’un pas fier. « Je n’ai peut-être pas eu la combinaison gagnante, mais bon courage à toi avec tes buveurs de thé au lait. Ça m’étonnerait qu’ils aient dans leur discographie une chanson qui parle de fondue savoyarde. Bon courage, McGrath. » Dit-elle en lui tendant le micro, un sourire mutin aux lèvres. Les soirées avec son ami étaient toujours plus loufoques que les précédentes. Mais qu’est-ce que c’était cool.

Pourquoi est ce qu’elle ne danse pas la chanson de Raspoutine ? Pourquoi est ce qu’elle ne croise pas les bras et se baisse au maximum et balance ses pieds et fait plein de trucs que tous les russes font dans les vidéos, quand ils ne sont pas en train de boire des litres de Vodka ? Ce sont ça, les vraies questions existentielles du monde dans lequel ils vivent.

« Je prie pour que tu me dépasses dans ma malchance McGrath. » Dieu l’a écouté seulement parce qu’elle est une grenouille de bénitier, cela va de soi. Sasha ne peut pas être autrement et Swann, lui, il ne sait pas s’il aurait peut-être dû faire semblant de faire un avc au moment où il a tiré ses papiers. C’aurait été bien moins gênant que de se rendre à l’évidence qu’il a finalement un tout aussi mauvais karma qu’elle et qu’ils sont tous les deux dans de beaux draps, à chercher des thèmes autour desquels absolument personne ne chante. Qui peut bien parler de fromage dans ses musiques ? Swann le ferait s’il était un chanteur, cela va de soi, mais il a apparemment choisi une carrière toute autre. Quelle connerie. Il aurait vraiment pu s'appeler Coldplay, en plus, s’il comprenait moindrement le sens de ce nom. Passons.

Le pire dans tout ça, c’est qu’il rêve maintenant de manger du fromage fondu.

Grâce à cette envie, au moins, il n’écoute que d’une oreille très largement distraite Sasha et ne l’entend donc pas totalement se ridiculiser face à la foule de plus en plus difficile au fil des secondes et autres minutes qui s’égrainent. Pendant ce temps, au moins, il peut préparer sa propre déchéance scénique et le voilà qui est déjà à la recherche de tous les lyrics de Coldplay qui pourraient moindrement se rapprocher de son fichu thème. Pourquoi même avoir précisé “fondu” ? Seul son cerveau est en train de fondre en cet instant, en réalité, et pas du tout la moindre chanson qu’il pourrait rapprocher de près ou de loin du thème proposé. A partir de ce soir c’est certain : il déteste Coldplay. S’il avait dû (pu ?) faire un jeu de mot, il dirait même que c’est la douche froide. La douche cold - vous l’avez, là ? Ajoutons à cela qu’il n’a plus trop envie de play, maintenant que le jeu n’est plus vraiment en sa faveur et que Sasha s’en sort bien trop habilement à son goût. Fort heureusement, elle chante très faux.

Entre anglais, ils ne peuvent que faire bon ménage, n’est ce pas ? N’est ce paaaas ? Sasha lui susurre des mots qu’il n’écoute pas, ou qu’il mime ne pas écouter. Il retient bien sa remarque contre les buveurs de thé au lait et il retient de la détester après son passage sur scène et d’en profiter pour prier qu’elle tombe sur une pire combinaison encore pour leur revanche. Bien sûr qu’il prévoit déjà la revanche, cela va de soi. Il préfère faire les mêmes erreurs disons quatre ou cinq fois avant d’arrêter de se faire du mal et de se rendre à l’évidence que cela ne mène nulle part. En attendant, il s’agit de son heure de gloire et il tente maladroitement de faire coller son thème à une de leurs plus vieilles chansons, trouvant des analogies là où il le peut. Yellow c’est bien comme du fromage fondu, non ? “I came along, I wrote a song for you and all the things you do, and it was called "Yellow".” Il est lourd, il est chiant et il est totalement bourré et c’est Sasha qu’il pointe de son index, comme si elle avait quoi que ce soit à voir dans toute cette histoire. Bientôt, il va réellement la voir comme un bout de fromage géant. Sous les projecteurs, c’est vrai qu’elle a un teint jaunâtre. “And it was all yellow, your skin.” Le thème ne précisait pas que le fromage fondu ne pouvait pas porter le nom de Sasha. Mine de rien, grignoter le fromage autour d’un os parfaitement propre pourrait être amusant, non ? Non ?

S’il ne descend pas lui-même de scène, il va se faire virer. Look at the stars et blah blah blah, il termine la chanson sans même se soucier du rythme ou de quoi que ce soit d’autre, la main déjà levée pour tirer un nouveau précieux papier qui terminera de réduire ce qu’il lui reste de réputation. “Je vais te renommer “Raspoutine au fromage” dans mon téléphone.” Et il le fera vraiment. Et il se plaindra ensuite de ne plus la retrouver au moment où il voudra lui envoyer un sms. Cycle éternel des choses. Si au moins ça peut leur éviter de s’entraîner l’un l’autre dans de telles aventures, ce pourrait être une bonne chose.

Je suis une godiche:

Sasha rouspétait presque après son petit numéro sur scène. Elle avait tiré au sort une combinaison des plus complexes, alors que Swann avait -comme par hasard- eu le droit à un groupe anglais. Lui à qui on interdisait de fredonner le moindre lyric d’artiste britannique s’est vu recevoir un passe-droit pour chanter sur scène une chanson de Coldplay. Quel chanceux, et tout ce qu’elle espérait c’était qu’il ne soit pas cocu. Bon, de ce que lui racontait Swann, il semblerait que Lucia soit bien trop amoureuse pour oser lui faire ça. Et tant mieux, il le méritait le british.

Néanmoins, il devait relever le défi de mettre en lien le groupe et le mot fromage. Il ne fit même pas attention à ce que pouvait lui dire la jeune femme, qu’il marchait déjà tête baissée en direction de la scène. Il n’avait pas non plus la plus belle des voix. Puis son taux d’alcoolémie dans le sang n’aidait pas non plus. “I came along, I wrote a song for you and all the things you do, and it was called "Yellow".” Haha, le relou en personne lorsqu’il pointa son index en sa direction. Swann releva tout de même son défi dans la phrase d’après mais n’arrivait pas à sortir de son rôle de diva. C’est presque si les vigils du bar ne l’avaient pas soulevé, empêchant ses pieds de toucher le sol pour le faire dégager de la scène. « Je vais te renommer « Raspoutine au fromage » dans mon téléphone. » Sasha leva les yeux au ciel avant de tirer au sort deux nouveaux papiers. Le type aux papiers s’était empressé de tendre vers elle les jarres remplies de défi pour qu’elle en tire au sort un nouveau. Comme si la scène n’appartenait qu’au duo désormais. Comme s’ils jouaient une finale sans merci. Plus rien n’avait de sens. « Dans quelques heures quand tu te réveilleras, t’auras déjà oublié ce moment. »

Décidement, le sort s’acharnait sur elle. Le patron ne voulait pas qu’elle gagne. Elle soupçonnait presque Swann d’avoir pipé les jarres avec la complicité du patron du bar. Elle lança un regard noir à son compagnon d’aventure comme s’il était la cause de tous les maux de la planète. Whitney Houston x Les Canards. Mais à quel moment on tirait au sort un combo aussi incongru que celui-ci ? « Whitney Houston et les canards. Vas-y, marre-toi je t’en prie, ne te gêne pas. » Elle lui arracha le micro des mains, but une dernière gorgée de son verre -comme si ça allait lui donner de la chance- et monta sur scène. Dieu merci, elle connaissait un petit peu la discographie de la queen Whitney. Le featuring avec Missy Elliott fera peut-être l’affaire si elle se sert d’un jeu de mot, non ? Sasha chanta, beaucoup plus posément que la première chanson, les premiers couplets. La jeune femme était un peu plus lucide mais avait toujours la voix aussi nasillarde. «  They wanna fight me, cause i’m the chick walking around. » La suite se fit spontanément tandis qu’elle priait intérieurement pour qu’on lui valide son jeu de mot. Certes, par « chick », Whitney entendait « la fille », mais Sasha avait décidé que pour ce soir, la chanson prendait un tout autre sens et que le mot chick voudrait dire ‘poussin ‘, après tout c’était le même avec différents sens. Chacun est libre de l’interprétait comme il le souhaitait. Chanson terminée, elle retourna aux côtés de Swann. « T’en as pensé quoi de mon jeu de mots alors ? Si ça passe, tu paies ta tournée ? »

Swann râle en voyant le nom du nouveau groupe. Les Etats Unis, c’est nul. Traverser l’Atlantique, c’est nul. Nirvana, par contre, c’est pas si nul que ça et c’est finalement la raison pour laquelle il ne râle pas tant que ça, surtout alors qu’en face Sasha enchaîne les pires combinaisons qui puissent exister, le laissant toujours un peu plus hilare. Raspoutine de nuggets au fromage sera définitivement son nouveau nom sur son téléphone. Sans doute beaucoup trop long, certes, mais ô combien amusant. Il affiche une moue face au thème imposé, déjà prêt à envoyer des milliers de sms à Lucia pour lui promettre que même s’il chante au sujet d’une séparation, il rêve de rester avec elle jusqu’à la fin de ses jours. Il serait un petit-ami infidèle des plus pitoyables. « Dans quelques heures quand tu te réveilleras, t’auras déjà oublié ce moment. » - “...Ouais, pas faux.” Et il serait pire encore au beau milieu d’une battle de rap ou de n’importe quoi dans le même genre. Il se contente de lui donner le point et d’hausser les épaules, bien conscient que son taux d’alcoolémie crève le plafond - mais celui de Sasha aussi, pour sa défense.

Puisque sa jeune amie semble tomber de Charybde en Scylla à propos des thèmes imposés et des chanteurs allant avec, il ne sait faire autre chose que d’éclater de rire tout en lui concédant une nouvelle tournée offerte par ses soins. Après tout, elle a donné tout ce qu’elle a pu une fois sur scène et personne ne pourrait lui reprocher de ne pas essayer de faire au mieux. Si elle était plus gentille avec les grands-mères au supermarché, son karma s’acharnerait moins sur elle, voilà tout. Il aura à son tour besoin d’un remontant après avoir chanté les lyrics qu’il vient rapidement de peaufiner, le rythme allant avec. Déjà, il recommande la même chose d’un simple geste, laissant sa carte bleue à la jeune femme pour qu’elle puisse régler les verres. “Goodbye my friend it's hard to die when all the birds are singing in the sky.” Trop sentimentale, trop chiant. Cette fois-ci il n’y a aucune chorégraphie qui va avec et, le micro entre ses deux mains, il garde ses yeux posés sur la jeune femme, un simple sourire sincère au coin des lèvres. “Goodbye Michelle my little one. You gave me love and helped me find the sun and every time that I was down you would always come around and get my feet back on the ground.” Ses lèvres se pincent entre elle et cette fois-ci c’est certain : il va vraiment s’excuser à Lucia au milieu d’un sms avec plus de smileys que de mots. Il ne veut pas qu’elle soit sa Michelle, il ne veut pas mourir, il ne veut pas la laisser seule et il ne veut pas lui faire ses adieux non plus. “We had joy, we had fun, we had seasons in the sun, but the stars we could reach were just starfish on the beach.”

“Je suis déprimé jusqu’à la fin de mes jours, là. Maintenant va y avoir des nuages gris sur ton pseudo.” Qu’il se plaint déjà alors qu’il s’enfonce dans le canapé, laissant sa tête rouler sur le dossier et ses yeux se poser dans le vide. Il n’en oublie pas pour autant de goûter au cocktail fraîchement préparé et posé sur leur table. Il compte sur la prochaine chanson pour le faire sortir de cet état.