Raphael a trois talents : la danse, ne jamais faire d’overdose de soupe instantanée saveur chimique et se cacher dans sa chambre lorsqu’il y a des invités à l’appartement. Ce n’est pas qu’il est antisocial, c’est plutôt qu’il n’a pas le courage d’aller rencontrer cette fille qui discute avec Kieran depuis une heure déjà. Il n’a pas envie de se présenter et de subir la même pression qu’il subit à chaque fois qu’il recroise le regard de son ami depuis que leur roadtrip s’est terminé en catastrophe. Il prend le blâme, il a compris sa leçon, et il est déjà bien heureux de pouvoir partager cet appartement avec les deux autres et ainsi économiser tout ce que son autre logement lui bouffait.

Son ventre gronde, une grimace étire le visage de Raphael qui se bat depuis une quinzaine de minutes contre son appétit grandissant. Il n’a pas pensé à apporter des réserves de nourriture avec lui dans son bunker et maintenant son manque d’organisation le fait payer. Conscient qu’il devra faire vite pour éviter de se faire intercepter par personne (heureusement, Molly n’est pas là ce soir, ça fait une personne de moins pour évoquer la présence du nouveau colocataire à l’invitée), il entrouvre très légèrement le battant de la porte et jette un coup d’œil dans le couloir. Kieran et l’inconnue sont encore en train de discuter mais il ne peut pas entendre ce qui se dit. Ses lèvres se pincent quand il trace mentalement le trajet qu’il devra emprunter pour se rendre jusqu’à la cuisine, qui, ÉVIDEMMENT, offre une vue complète sur le salon où sont installés les deux amis.

Trois, deux, un…

Il s’élance sur la pointe des pieds. Le plancher ne craque même pas sur son passage : quel professionnel. Quand il passe près du salon, il baisse la tête et fait mine de taper un message sur son téléphone. Il se cache derrière la porte du réfrigérateur qu’il a ouverte. Il s’empare des premiers trucs comestibles  qu’il trouve – ceux qu’il a achetés, évidemment, et son regard croise une seule seconde celui de l’invitée qui a remarqué sa présence fantomatique. Ses yeux s’ouvrent grand comme des melons lorsqu’il la reconnait, il vire au rouge tomate et se propulse comme une fusée dans sa chambre pour ne pas laisser le temps à Kieran de le remarquer à son tour.

Aussitôt enfermé dans la chambre à nouveau, il s’empare de son ordinateur portable pour faire quelques recherches. Il n’arrive pas à croire que cette fille dans le salon puisse être la même qu’il a vue à plusieurs reprises dans ses films péchés mignons. Et pourtant, il lui suffit d’ouvrir Google pour constater que, en effet, l’amie de Kieran a figuré dans quelques longs métrages de danse qu’il a vus et revus sans compter. Putain. Et ce n’est pas qu’une simple figurante inconnue, il s’agit de la fille de parents fort célèbres. Ivy Waterhouse. Depuis quand Kieran fraternise avec les stars ?

Il s’empiffre de yaourts en boite et de carottes – oui, parce que son régime est soigné lorsqu’il ne mange pas une soupe de sel – en se promenant de page internet en page internet, approfondissant ses recherches. Il se perd un peu trop longtemps sur YouTube, passant de films en films pour dénicher toutes ses apparitions de figurant : elle a du talent. Lui aussi. Ils devraient discuter, non ?

La porte d’entrée de l’appartement claque. Il redresse vivement la tête, réalisant qu’il vient de louper sa chance de prouver qu’il a des couilles – il a des couilles ? Carotte coincée entre les dents, il sort de la chambre précipitamment, traverse le salon en coup de vent, ne jette pas un seul coup d’œil à celui qui le terrorise et sort du logement pour chercher Ivy du regard. Elle ne se trouve qu’à quelques mètres de là, la main levée pour faire un signe à un chauffeur qui passe par là. Il doit faire vite. Tant pis sa timidité, tant pis sa phobie sociale. Il lance fortement pour attirer l’attention de la danseuse, juste avant qu’elle ne mette la main sur la poignée de la portière de la voiture : « Ivy ? » Il laisse tomber sa stupide carotte qu’il ne mangera pas, de toute façon. « C’est bien Ivy ? » Il demande, ses traits s’étirant en une grimace incertaine. Il ne s’agit peut-être que d’un sosie, après tout. Parce que Kieran n’a pas d’amis célèbres, pas vrai ? Pourtant, devant la mine surprise de la jeune femme, il comprend qu’il a visé juste. Alors, réalisant qu’il doit dorénavant faire bonne impression, il s’approche très légèrement en soulevant sa main devant lui, comme pour serrer la sienne ? Mais qui fait ça dans une situation comme celle-là ? « Grand fan… Enfin, non, je ne connaissais pas ton nom avant de le Googler mais j’ai reconnu ton visage dans Sleepy Beast et Monica et… Send me to the stars et… Enfin… Tous ces films de danse. » Il ne remarque pas qu’il a baissé les yeux le temps de penser aux titres alors il redresse vivement la tête en passant sa main dans ses cheveux. « Tu danses bien, c’est cool. Moi aussi. Enfin, moi aussi je danse, je ne sais pas si je danse bien mais je… danse. »      

J’ai passé un moment à discuter avec Kieran. Il fait partie des personnes qui savent pour ce qui m’arrive, et il est aussi mon ami le plus cher. Je ne sais pas combien de fois je passe par chez lui, j’ai arrêté de compter le jour où il m’a laissé dormir chez lui alors qu’il était trop tard. Depuis, je peux débarquer n’importe quel jour à n’importe quelle heure, et il ne dit rien Kieran. Pire, j’ai bien l’impression qu’il aime que je lui rende visite souvent.

Aujourd’hui il me parle d’un nouveau colocataire, un jeune homme que je n’ai pas eu la chance (ou la malchance) de le rencontrer. Je ne m’y intéresse pas vraiment, alors je ne fouille pas dans l’appartement à la recherche de cette nouvelle tête. Je préfère m’intéresser au jeune homme qui devient petit à petit mon meilleur ami. Au milieu de l’après-midi je croise le regard de l’inconnu, il semble étonné, surpris, et il retourne presque en courant dans ce que je suppose être sa chambre. Les minutes et les heures passent, et je dois partir pour voir Jack au label. J’aurais préféré rester ici, faire comme si rien d’autre n’existait, mais je ne peux pas aujourd’hui.

Je franchis la porte et me retrouve dans la rue, à la recherche d’un taxi. Je maudis Jack de ne pas être assez riche pour m’envoyer une voiture et un chauffeur. Je ne gagne pas assez, et je ne sais pas comment remédier à tout ça. « Ivy ? » Je me retourne, ne comprenant pas vraiment d’où ça vient. Je reconnais le colocataire de Kieran et je fronce les sourcils. « C’est bien Ivy ? » “C’est bien moi.” Peut-être que Kieran lui a parlé de moi, et je me demande ce qu’il veut. Je le regarde un peu, mais je reste concentrée sur les taxis qui passent devant moi. « Grand fan… Enfin, non, je ne connaissais pas ton nom avant de le Googler mais j’ai reconnu ton visage dans Sleepy Beast et Monica et… Send me to the stars et… Enfin… Tous ces films de danse.” Il capte toute mon attention, je souris, un grand fan, il mérite que je sois gentille avec lui au moins quelques secondes. “Ravie de voir que j’ai des fans.” Je sais que j’ai beaucoup de fans, des centaines de milliers qui me suivent sur les réseaux, mais seulement trop peu me parlent de la danse et de cette époque où je tournais régulièrement avec ma mère. Je croise mes bras sur la poitrine et mon sourire s’agrandit. « Tu danses bien, c’est cool. Moi aussi. Enfin, moi aussi je danse, je ne sais pas si je danse bien mais je… danse. » “Tu danses régulièrement ?” Ca m’intéresse parce que la danse me manque, et parce que rien que d’en parler je me sens un peu mieux.

Même s’il a eu le courage de courir pour rattraper Ivy comme s’il reconstituait la scène finale d’un film romantique dans lequel le preux chevalier peut enfin demander la main à sa princesse, il n’est pas pour autant à l’aise lorsque l’actrice qu’il poursuivait se tourner pour noter sa présence acharnée. Aussitôt qu’il croise son regard, il se pétrifie et ses joues virent au rouge – il est certain que, même malgré la noirceur qui tombe sur la ville, elle arrive à voir son visage coloré. Sinon, sa gêne se traduit par ses gestes inconscients, dont celui de replacer sans arrêt ses cheveux vers l’arrière, oui celui de taper du pied pour rythmer ses paroles. Il ne passe pas par quatre chemins. Il ne veut pas jouer les mystérieux. Il désire seulement lui faire savoir qu’il a reconnu son visage et qu’elle possède un talent qui le rejoint énormément. Ça lui fait étrange de la voir en face de lui, sans que l’écran de la télévision ne les sépare, mais il arrive à formuler son intérêt pour son travail sans vomir. “Ravie de voir que j’ai des fans.” Un rire nerveux s’échappe de ses lèvres tandis qu’il acquiesce en fronçant les sourcils, pourtant certain qu’elle était déjà au courant pour ses nombreux fans. Après tout, son nom apparait dans le générique de plusieurs films. À partir de ce moment, plusieurs se sont mis à l’espionner sur les réseaux sociaux, exactement comme l’a fait Raphael avant de courir vers elle comme un demeuré. « C’est normal. Je crois. » Il finit par lâcher entre deux gloussements, intimidé par la simple idée qu’elle se soit arrêtée pour lui parler. C’est toutefois à lui de relancer, certain qu’elle a d’autres choses à faire que de signer des autographes. Une femme célèbre, c’est une femme occupée (bon, elle a passé la soirée avec Kieran, ce qui est surprenant, mais Raphael fait abstraction à la chose). “Tu danses régulièrement ?” Elle demande lorsqu’il fait part de son intérêt pour ce sport avec lequel il a grandi. Il hésite plusieurs secondes, balance la tête de droite à gauche, de bas en haut, toujours sans oublier de replacer quelques mèches bouclées vers l’arrière même si ces dernières sont trop courtes pour lui couper la vue. « J’essaye, oui. Mon appartement est minuscule et je rêverais d’avoir un studio, mais pour le moment je me contente d’ensei… Eum… » Ah. Il avait presque oublié qu’il avait perdu son boulot dans les dernières semaines, raison pour laquelle il a rejoint la collocation du cauchemar – vivre 24h sur 24 avec l’homme duquel on ne peut approcher sans que la tension ne les détruise tous les deux n’est pas de tout repos. « J’enseignais à des jeunes mais il se pourrait que… J’aie été renvoyé… » Il couine, son visage étiré en une grimace sceptique. « Rien de bien grave. La rumeur dit que je suis arrivé en retard trop souvent, laissant les gosses sans surveillances… ahah. » Qu’il continue, nerveux, sans comprendre pourquoi il lui raconte ces conneries. « Ça fait un petit moment que je n’ai pas dansé, alors, je suis un peu timide alors je ne le fais pas en public, ce qui est stupide de la part de quelqu’un qui rêvait d’aller à Broadway. » Est-ce qu’il parle trop ? Oui, certainement. Enfonçant ses mains dans ses poches pour se donner un air décontracté, il lance finalement, pour ne pas perdre son intérêt : « Et toi, alors ? Tes derniers films datent un peu mais… danses-tu à tes heures perdues ? » Il demande, réellement captivé par ses futures réponses. « Au fait, je ne savais pas que Kieran avait des potes célèbres… C’est bizarre ahah. J’en apprends tous les jours sur lui, il faut croire. » Il continue en baissant légèrement le menton, toujours incertain lorsque vient le temps de mentionner son ami.  

J’étais prête à rentrer chez moi en taxi. L’après-midi avec Kieran était terminée et je n’avais rien d’autre d’intéressant à faire que de rentrer chez moi pour me trouver une occupation pour la soirée. Je ne m’attendais pas à ce que le nouveau colocataire de mon ami me court après dans la rue pour me dire qu’il était fan de moi. Je fronce les sourcils mais je ne peux m’empêcher de sourire. J’adore croiser des personnes qui m’admirent. « C’est normal. Je crois. » Je souris de plus belle. Il est en train de gonfler mon ego un peu plus et je compte le laisser faire le temps qu’il voudra. Peut-être qu’il finira même par me demander un autographe allez savoir.

Il danse, et il pique encore un peu plus mon attention. Il se souvient des films dans lesquels j’ai pu apparaître et je crois que c’est la première fois que ça arrive. En temps normal, les gens m’arrêtent dans la rue parce qu’ils m’ont vu sur les réseaux sociaux ou dans les magazines. Mais jamais pour la danse. « J’essaye, oui. Mon appartement est minuscule et je rêverais d’avoir un studio, mais pour le moment je me contente d’ensei… Eum… » Je fronce les sourcils, mais je ne le coupe pas, j’attends qu’il s’explique. « J’enseignais à des jeunes mais il se pourrait que… J’aie été renvoyé… » Je hoche la tête sans retenir le sourire en coin qui traîne au coin de mes lèvres. “Peut-être que c’était pas fait pour toi.” Le travail, ou l’enseignement. “T’as déjà fait de vrais spectacles ?” Je me demande si c’est un vrai danseur ou seulement un de ceux qui prennent quelques cours, sans réellement connaître ce qu’est la danse et tout le monde qui l’entoure. « Rien de bien grave. La rumeur dit que je suis arrivé en retard trop souvent, laissant les gosses sans surveillances… ahah. » Ca ne donne donc pas réellement envie de laisser ses enfants dans un cours de danse avec ce jeune homme. “Effectivement c’était peut-être vraiment pas fait pour toi.” Je ris cette fois, car j’aurais été capable de faire la même chose si j’avais été à sa place. « Ça fait un petit moment que je n’ai pas dansé, alors, je suis un peu timide alors je ne le fais pas en public, ce qui est stupide de la part de quelqu’un qui rêvait d’aller à Broadway. » Il parle beaucoup et je me demande s’il est nerveux ou si c’est une pipelette de nature. Je soupire, je ne sais pas comment on en est arrivé à autant parler de lui. “Broadway ? T’es déjà allé jusque là-bas ?” Moi oui, mais qui ça étonne ? « Et toi, alors ? Tes derniers films datent un peu mais… danses-tu à tes heures perdues ? » L’attention revient sur moi et ça me plaît déjà beaucoup plus. “Quand j’ai le temps j’essaye, et je pense que je vais vraiment m’y remettre.” Parce que ça me manque, et que ça me permettrait de canaliser tout ce que je peux ressentir. « Au fait, je ne savais pas que Kieran avait des potes célèbres… C’est bizarre ahah. J’en apprends tous les jours sur lui, il faut croire. » “On s’est connu sur ROA, et étonnement on a gardé contact. Je pense même pas qu’il sache tout ça sur moi.” Kieran était bien la dernière personne que j’aurais pensé apprécier, et pourtant, on en est là aujourd’hui.

Il a peur de paraître obsolète. La célébrité devant lui a probablement bien mieux à faire et son taxi aussi. Raphael s’attendait peut-être à ce que ses paroles soient balayées du revers de la main et qu’il soit ramené à l’ordre, à la hauteur de son rang de simple fan à qui Ivy ne pourrait pas octroyer plus de temps. Mais pourtant, elle se retourne complètement vers lui, il peut voir ses yeux et ses cernes de fatigue, qu’il fait évidemment semblant de ne pas remarquer puisqu’il n’a jamais été influencé par ce genre de détail insignifiant. Il craint constamment que les yeux des autres le jugent, alors pourquoi le ferait-il lui-même ? “Peut-être que c’était pas fait pour toi.” Lèvres pincées, il regrette un peu d’entendre ces mots, puisqu’il adorait véritablement son travail. Il est bien plus à l’aise avec les enfants, il comprend mieux leur langage. Ils ne cachent pas leurs émotions. S’il a été renvoyé, c’est parce qu’il s’est laissé manipuler par ses propres émotions, à lui. Il pourrait mettre la faute sur Kieran s’il en avait le cœur mais il est conscient qu’ils auraient pu reporter cette discussion qu’ils ont eue et qui l’a obligé à ne pas regarder les aiguilles de l’horloge qui continuaient leur rotation. Mais il n’a pas pu. Il avait attendu des mois que le garçon vienne enfin frapper à sa porte. “T’as déjà fait de vrais spectacles ?” C’est à ce moment qu’elle va se moquer de lui ? « Eum… Qu’est-ce que tu entends par « vrais spectacles » ? » Il demande, lèvres pincées et bras nerveusement croisés sur sa poitrine. Il n’est jamais monté sur scène devant un vrai public après ses seize ans. Après son accident qui lui a coûté l’usage de sa cheville pendant plus d’un an et qui l’a complètement rouillé. “Effectivement c’était peut-être vraiment pas fait pour toi.” Elle confirme tandis qu’il baisse tristement la tête, visiblement affecté par son opinion. « C’est pas aussi simple que ça. » Il se plaint dans un couinement, souhaitant secrètement qu’elle ne pose pas plus de questions à ce sujet. Justement, il préfère aborder celui de Broadway, ce rêve de jeunesse, ce rêve tout court. Quel danseur n’a pas souhaité apparaître dans l’une de leurs comédies musicales, après tout ? “Broadway ? T’es déjà allé jusque là-bas ?” Lèvres pincées, il secoue la tête de droite à gauche. « Je n’ai jamais voyagé. Je ne suis pas né dans la famille la plus aisée. Enfin… Mes pères me nourrissaient sans problème, j’étais aimé, et j’avais ma propre chambre, mais… Disons que le budget voyage ne nous a jamais permis de traverser l’océan. » Il admet en rigolant mollement, se demandant du même coup pourquoi il lui révèle autant d’informations sur lui. Elle n’est certainement pas intéressée. Alors c’est à son tour de l’interroger. Après tout, c’est elle la star. “Quand j’ai le temps j’essaye, et je pense que je vais vraiment m’y remettre.” Il acquiesce en hochant vivement la tête. « Carrément, oui. Je t’encourage. » Il insiste, les joues rougies comme d’habitude. « Je n’ai pas vu de films récents dans ta filmographie. Tu as changé de carrière ? » Il demande ensuite, véritablement curieux. Et, par la suite, c’est naturellement sa curiosité vis-à-vis de leur ami en commun qui prend le dessus. Il a besoin de savoir comment ils se sont rencontrés, peut-être parce qu’il lui en veut un peu de ne lui avoir jamais présenté une personne qui a travaillé dans le domaine de la danse (bon, il ne lui parle jamais de personne, alors ce n’est pas vraiment surprenant). “On s’est connu sur ROA, et étonnement on a gardé contact. Je pense même pas qu’il sache tout ça sur moi.” Il sourit doucement en hochant de la tête, légèrement rassuré, au final. « Alors je ne dois pas lui en parler, c’est ça ? Je dois faire comme si on ne s’était pas rencontrés ? » La question est sérieuse. Il ne voudrait pas briser quoi que ce soit et il comprend si Ivy préfère faire profil bas. Ce ne sont pas toutes les célébrités qui aiment se vanter de leur statut. Ça peut rendre malade, parfois – il paraît. « Tu dis que c’est étonnant que vous ayez gardé contact, pourquoi ? Parce que c’est pas ton type d’ami habituellement ? » Il l’interroge, un peu trop au courant pour le handicap social de son ami qui peut parfois faire fuir les gens. Il sait parce qu’il est aussi pire que lui.    

Je suis aimable, je ne fuis pas parce que ce jeune homme a l’air de me connaître et que j’ai terriblement besoin d’attention et de reconnaissance. Je le laisse me faire tous les compliments du monde, j’apprécie tout ça. « Eum… Qu’est-ce que tu entends par « vrais spectacles » ? » Je le regarde rapidement de haut en bas et je fronce le nez. Il n’est certainement pas un grand danseur mais je décide de rester courtoise encore un temps. Je n’ai pas vraiment mieux à faire aujourd’hui. “Spectacle avec un public qui paye pour te voir !” Ca c’est un vrai spectacle, quelque chose qui devrait être de qualité. « C’est pas aussi simple que ça. » Je hoche la tête, je ne compte pas lui demander de me raconter toute sa vie dans les moindres détails. Je n’apprécie pas vraiment les enfants, et c’est pour ça que j’ai du mal à comprendre pourquoi il s’inflige une telle chose volontairement.

« Je n’ai jamais voyagé. Je ne suis pas né dans la famille la plus aisée. Enfin… Mes pères me nourrissaient sans problème, j’étais aimé, et j’avais ma propre chambre, mais… Disons que le budget voyage ne nous a jamais permis de traverser l’océan. » Je suis triste pour lui, comment il peut avoir l’impression que sa vie est accomplie quand on a pas vu le monde. “Et tu comptes le faire un jour ?” J’espère pour lui. J’ai appris beaucoup de choses sur la danse en parcourant le monde. « Carrément, oui. Je t’encourage. » J’y pense de plus en plus, c’est quelque chose que j’ai toujours aimé et je ne me souviens même plus pourquoi j’ai dû arrêter. « Je n’ai pas vu de films récents dans ta filmographie. Tu as changé de carrière ? » Je me pince les lèvres, ce n’est pas vraiment le genre de sujet que j’ai envie d’aborder. “J’ai été occupé, pas le temps de me consacrer à des tournages.” Ou simplement que j’ai décidé d’arrêter de travailler alors que mon père remplissait mon compte dès que j’en avais besoin. « Alors je ne dois pas lui en parler, c’est ça ? Je dois faire comme si on ne s’était pas rencontrés ? » “Je suis pas sûre que ça l’intéresse.” On ne parle jamais de notre passé avec Kieran, et c’est sûrement mieux ainsi. « Tu dis que c’est étonnant que vous ayez gardé contact, pourquoi ? Parce que c’est pas ton type d’ami habituellement ? » Je me demande pourquoi lui pose autant de questions alors qu’on ne se connaît pas. J’ai appris à me méfier des gens trop curieux, et mon regard change un peu. “Nos caractères sont très différents. Pourquoi ces questions ?” Je n’ai pas le temps de tourner autour du pot, et je veux m’assurer qu’il n’est pas un paparazzi de plus qui essaie d'obtenir des informations.

“Spectacle avec un public qui paye pour te voir !” Ça compte, les spectacles de fin d’année scolaire quand il était gamin ? La question prend définitivement Raphael au dépourvu parce qu’il sait une chose dans le domaine : il ne sera jamais considéré un professionnel tant qu’il n’aura pas un public qui connait son nom et qui paye des billets pour venir le voir, lui et sa troupe. Seulement, Raphael nage seul dans cet immense océan et il n’a toujours pas eu sa chance de briller sur scène. Il se sent honteux quand il doit répondre à la célébrité devant lui : « Non, alors… Pour ma défense, je me suis blessé à quinze ans, juste avant que je passe ma première audition pour entrer à l’école de danse classique de Brisbane. » Va-t-elle se moquer ? Le pointer du doigt et inclure le chauffeur Uber qui attend depuis deux minutes dans les enfantillages ? Ivy ne semble pas lui porter beaucoup d’intérêt, à vrai dire ; il suffit de constater l’absence de relance quand il mentionne ce travail qu’il a perdu. Elle hoche simplement la tête sans afficher la moindre dévotion à sa cause perdue. C’est peut-être pour cette raison, d’ailleurs. Il n’est qu’une cause perdue.

La conversation ne tourne pas à son avantage lorsqu’il doit aussi admettre qu’il n’a jamais eu la chance de quitter Brisbane pour visiter d’autres pays. Il s’imagine qu’Ivy a vu beaucoup de pays, elle, puisque sa carrière a décollé bien plus que la sienne. Simplement pour tourner les films, elle a dû se déplacer. « Si j’ai l’argent pour le faire, oui, évidemment. » Lèvres pincées, il ajoute : « Sinon, je continuerai à visiter l’Australie. C’est un grand pays. J’ai longé la cote à pieds avec Kieran, jusqu’à Cairns. C’est… Au nord. » Il précise en hochant vivement la tête, pensant qu’il pourra gagner quelques points s’il lui présente ces exploit. Ils ont marché des centaines de kilomètres, tous les deux, et il a complètement bousillé sa paire de chaussures préférées (quelle idée d’avoir enfilé celle-là pour faire ce grand voyage). Voyant clairement qu’il ne capte pas l’intérêt de la jeune femme, il se reprend rapidement et l’interroge, elle. S’il se souvient bien, il n’a pas vu de films récents dans sa filmographie alors il pose la question. “J’ai été occupé, pas le temps de me consacrer à des tournages.” Il esquisse un sourire et dit à voix basse, complice : « Des projets secrets ? » Il a des étoiles dans les yeux, s’attend à rien de moins de la part de la célébrité devant lui.

Justement, il trouve cela étrange que Kieran et elle se voient de temps en temps parce qu’il pensait que les gens célèbres n’avaient pas de temps à consacrer aux gens… normaux. Pas que  Kieran est normal, loin de ça dans le cœur amoureux de Raphael, mais il se doute que sa profession ne fera pas de lui une personnalité publique. À moins qu’il se décide enfin de condenser son talent dans une bande-dessinée. Il est certain qu’il pourrait y arriver. Ivy pourrait même lui faire de la publicité, s’ils sont potes. Raphael s’imagine déjà toutes les possibilités. “Je suis pas sûre que ça l’intéresse.” C’est étrange, tout de même. « Je suis certain que si. » Raphael marmonne en haussant les épaules. Il aimerait découvrir que son amie est une célébrité, ce n’est pas une mauvaise nouvelle, au contraire. « Il serait fier de toi, c’est certain. » Il ajoute, sûr de lui. “Nos caractères sont très différents. Pourquoi ces questions ?” Effectivement, il a rapidement capté qu’elle et le jeune homme ne partageaient pas beaucoup de points en commun. Elle a beaucoup plus d’assurance que lui, et ses yeux restent plantés dans ceux de Raphael sans jamais que la gêne ne les porte ailleurs. Elle a confiance en elle quand Kieran, de son côté, se referme continuellement sur lui-même pour se protéger du monde. Elle dévore, il se fait dévorer. « Eum, j’en sais rien, je voulais savoir, tout simplement. » Il veut surtout éviter de dire qu’il aime tout savoir sur son ami ; il est la personne qui l’intéresse le plus. « Je vais arrêter de t’en poser alors, j’ai peur de déranger. » Il fait un pas en arrière et joint ses mains ensemble devant lui. « C’était gentil de te retourner pour me consacrer un peu de ton temps. » Il marque une longue pose en réfléchissant avant de conclure qu’il ne vaudrait mieux pas lui demander un autographe. De toute façon, si elle et Kieran sont amis, il la reverra probablement à l’appartement. « On se reverra peut-être, alors… J’habite dans le même appart’... » Il termine, joue rougies, passant sa main dans ses cheveux.