« Eh Scarlett, t'avais pas dit que tu parlais finnois ? Je t'ai trouvé un compatriote. » Bordel. A. Cul. Quelle était la probabilité qu'un jour elle rencontre, dans un café de Brisbane, un type tout droit débarqué de Finlande ? Pour elle la Scandinavie était aussi mystique que le royaume d'Arendelle. Une terre lointaine, dont les paysages étaient si inconciliables avec ceux qu'elle connaissait qu'elle ne pourrait jamais entrer en collision avec sa vie. En alerte, Scarlett avait failli faire tomber le carton de marchandises qu'elle portait à bout de bras, sans que l'idée de l'aider n'effleure d'ailleurs l'esprit de personne. La faute certainement à son féminisme revendicateur. « Hein ? Quoi ? Je t'entends pas ? » avait-elle prétexté en achevant d'ouvrir la porte de la réserve de la pointe du pied. A ce stade, elle aurait pu ajouter qu'elle passait sous un tunnel. « Faut que j'aille voir Matt, on doit rendre visite à des fournisseurs. » C'était vrai. Enfin ce serait vrai 2 heures dans le futur. Tant pis pour son grand chelem des retards, pour une fois elle serait en avance. Ainsi, malgré ses responsabilités nouvellement assumées au sein du DBD, avait-elle quitté le navire deux heures plus tôt pour s'épargner une scène embarrassante, et de se voir obligée d'expliquer que, comme sur de nombreux points, elle avait menti sur son CV. « Je file. » avisa-t-elle, courant d'air sifflant devant ce grand blond à la silhouette apparemment séduisante, comme une flèche convoitant sa cible. La porte en l'occurrence. Elle s'autorisa à flâner sur la route qui la séparait de l'appartement de Matt, qu'elle avait averti d'un texto de son arrivée anticipée. A tous les coups il allait croire à un canular et la faire poireauter sur le palier. En dépit de son avance elle avait gravi deux à deux les marches de l'immeuble, puis se figea quelques secondes une fois parvenue à l'étage pour reprendre son souffle et avoir l'air totalement décontractée lorsque Matt lui ouvrirait la porte. Elle cogna contre cette dernière, trois coups bien distincts qui annonçaient son identité. Une seule rencontre impromptue dans la journée n'était pas coutume, ce fut le minois de Lily qui se découpa dans l'embrasure de la porte, qu'elle ouvrit un peu plus grand en prenant soin de ne pas dévoiler autre chose que son visage. Ces deux énormes yeux bleus avaient suffi à l'agacer de toute manière. « Tiens Lily ! T'es là pour quoi aujourd'hui ? La rupture ou la réconciliation ? J'ai un peu perdu le fil je t'avoue. » caricatura-t-elle, piquante, annonçant d'entrée l'humeur que lui inspirait sa présence. « Matt m'a pas dit qu'il avait replongé. C'est un peu comme une mycose j'imagine, on attend de voir si ça part tout seul avant d'en parler... bref, c'est lui que je viens voir. On a des affaires à régler pour le bar. » Et elle priait, de toutes ses forces, pour qu'il se pointe et rompe ce supplice à grand renfort d'une candeur aussi insupportable qu'attachante.

La seule raison pour laquelle Lily a accepté de venir dans cet appartement c’est parce que Matt lui avait promis une après midi avec les jumeaux. Elle n’aime pas l’endroit, elle n’aime pas ce qu’il signifie et elle aime encore moins la personne qui y habite mais au moins, Dieu soit loué, Jillian n’est pas ici. Il ne manquerait plus que ça, d’ailleurs. Lily ne veut rien avoir à faire avec des personnes dans son genre : elle a déjà bien assez à gérer avec son propre frère, ce n’est pas pour s’ajouter du travail supplémentaire, surtout à propos de personnes qu’elle n’affectionne pas. Son frère, lui, restera toujours son frère. Peu importe ce qu’il fait ou dit. Elle n’est que sa belle-soeur, ce n’est bien sûr pas aussi important et c’est surtout très peu comparable. Bref. Elle tourne en rond comme un chien en cage et scrute l’heure à sa montre comme si cette dernière avait le pouvoir d'accélérer le temps. Certains veulent retourner dans le passé pour sauver JFK ; elle elle ne veut avancer que de dix minutes pour sauver sa propre peau. Et voir les jumeaux. Ca aussi, bien sûr. Elle est là pour leur petite tête ronde de chérubin, après tout, et elle ne voudrait manquer ce genre d’occasion pour rien au monde.

Nul besoin d’expliquer à quel point la déception est immense lorsqu’elle ouvre la porte et qu’à défaut d’y trouver son mari, ce n’est que sa collègue qu’elle découvre. Sans aucun jumeau à l’horizon non plus, bien sûr. Ce n’est qu’un face à face entre les deux femmes, lequel ne laisse présager absolument rien de bon pour les minutes à venir. Si Lily cache un souffle exaspéré et un roulement d’yeux derrière son sourire de parfaite ménagère, Scarlett ne se donne pas autant de mal. « Tiens Lily ! T'es là pour quoi aujourd'hui ? La rupture ou la réconciliation ? J'ai un peu perdu le fil je t'avoue. » Ce n’est même pas la trentenaire face à elle qu’elle insulte dans son cerveau mais bien son mari qui, tout de même, aurait dû avoir l’obligeance de venir trente minutes plus tôt que convenu, comme Lily l’avait elle-même fait. Arriver à l’heure est un concept dépassé, tout le reste du monde devrait en convenir comme elle l’a fait il y a longtemps déjà pour sa part. “Ce n’est pas comme si ça te regardait, de toute façon.” La jeune Lily a envie de lui dire que primo, on s’est jamais séparés ; deuzio, t’as perdu le fil parce que c’est pas tes oignons tête d’ampoule!! et tertio, bah, tu devrais plutôt t’intéresser à ta propre vie parce que t’es même jamais capable d’être en couple avec qui que ce soit toi et tu fais juste des trucs pas bien (je le sais parce que je l’ai vu). Fort heureusement pour sa dignité, elle n’est plus le cafard de l’église depuis plus de deux décennies et elle a justement vieilli d’autant d’années. Aujourd’hui, elle se contente effectivement de sourire comme si de rien n’était et de lui répondre sur un ton qui se veut détaché et anormalement jovial pour le contexte.

Elle voudrait pouvoir lui dire qu’elle peut ranger ses griffes et qu’elle ne risque pas de faire de mal à Matt alors qu’en réalité, Lily est plutôt celle qui n’a absolument aucune confiance en cette serveuse/on-ne-sait-quoi qui traîne toujours là où elle ne le devrait pas. Trop différente d’elle, cela signifie donc qu’elle n’est pas une bonne personne. Le calcul est simple et la conclusion immuable. « Matt m'a pas dit qu'il avait replongé. C'est un peu comme une mycose j'imagine, on attend de voir si ça part tout seul avant d'en parler... bref, c'est lui que je viens voir. On a des affaires à régler pour le bar. » Besoin il y a de passer sous silence à quel point Lily est outrée de la comparaison et du nombre d’années dont elle aura besoin pour s’en remettre. Réellement. Le traumatisme qui n’existait pas quelques secondes plus tôt est désormais immense. Cette femme n’a peur de rien et aux yeux de l’infirmière, c’est tout sauf un compliment. “Charmant.” Sera donc son seul commentaire à ce sujet, puisqu’elle ne peut pas s’empêcher de dire ce qu’elle pense dès lors que la personne face à elle ne suit pas le droit chemin - le seul et véritable qui soit, si jamais vous lui posez la question. “Je suis sa femme, Scarlett, pas sa secrétaire.” Si elle veut lui parler, elle n’aura qu’à l’appeler ou lui envoyer un sms, comme les gens normaux. Toquer à la porte d’une stupide appartement acheté en duo avec sa soeur totalement folle, cela n’a rien de normal. “Et ça, tu vois, ça ne risque pas de partir tout seul.” Lily lève sa main et met en évidence son annulaire et l’alliance - la nouvelle, pas celle de la stupide émission - allant avec, un fin sourire au bout des lèvres. Ce symbole n’aurait jamais dû avoir à être comparé à une mycose, en somme, et elle lui en veut d’avoir ainsi souillé un tel souvenir qui rythme désormais sa vie au quotidien. “Je te propose pas de rentrer, bien sûr. De nos jours, on est jamais vraiment certains de savoir où se cachent les fous.” Mais à en juger par son rythme de vie (et tout le reste, parce qu’il est évident qu’elle est passée au peigne fin dès que Matt l’a désignée comme une personne chère à son coeur, avec ses propres mots), elle rentre bien plus dans la case “fous” que “oui, bien sûr, entre, attendons-le toutes les deux autour de thé et de petits biscuits”. “Il est parti chercher les jumeaux, tu risques pas de le croiser aujourd’hui.” Surtout si elle part en moins de quelques minutes.

La surprise de Scarlett, qui s’apparentait davantage à de la déception, aurait pu forcer Lily à la remise en question si seulement leur relation n’était pas si manifestement hostile. La femme de Matt - ce qualificatif lui donnait la nausée - ne lui avait jamais rien fait, si ce n’était jouer avec les sentiments d’un ami qu’elle estimait beaucoup trop. La croiser dans cet appartement n’était donc pas plus incroyable que désagréable. Moins elle avait affaire à la belle brune et mieux Scar se portait. Se pointer à leur mariage avait été le seule cadeau qu’elle avait accordé à leur couple. Alors quand Lily lui avait donné une bonne raison de la détester en trompant Matt, la jeune Warren s’était jetée dessus comme une lionne affamée. Ce faux pas elle lui reprocherait sans doute toute sa vie, car Matt était de son côté bien trop mou et miséricordieux pour se permettre d’avoir la moindre rancoeur envers les gens. En règle générale les sentiments de Scar étaient bien assez intenses pour lui permettre de nourrir cette antipathie à sa place. Lily n’avait pas foncièrement tort de plaider les affaires privées de leur couple pour se dérober à la question, mais c’était mal connaître la répartie de celle qui lui faisait face remontée comme un coucou. « Dans la mesure où il faut parfois ramasser Matt à la petite cuillère, je crois que ça me regarde un peu. » rétorqua-t-elle en exagérant peut-être légèrement. Tout le monde savait que les gentils étaient ceux dont le monde profitait le plus. Alors même s’ils n’avaient pas rompu à proprement parler, pour la tête brûlée qu’était Scarlett c’était sa réalité. Celle qui aurait dû se produire si Matt n’était pas si indulgent. Finalement Lily lui ressemblait parfois, car elle encaissait les coups avec un flegme presque irritant. Pas besoin d’être devin pour se faire une idée des pensées meurtrières qui se jouaient indistinctement derrière ces yeux de hibou effaré. « Ah bon, je te pensais un peu plus possessive que ça. » Simple spéculation, en fait. C’était juste trop tentant de lui prêter tous les défauts possibles et imaginables. D’ailleurs à quel moment lui avait-elle demandé de transmettre le moindre message ? Matt devait l’attendre comme convenu, et il avait failli à ses engagements, comme la personne bien trop sollicitée qu’il était. Ce n’était pas une erreur de planning mais simplement un contretemps dont il entendrait longuement parler. Dans un élan d’audace, Lily se permit de fanfaronner, comme si cette alliance lui conférait des pouvoirs qu’elle ne détenait pas. Scar n’était pas plus jalouse qu’elle n’était contrariée de savoir son ami entiché d’une personne que tous ses proches avaient banni. Quand on était si unanimement stigmatisé, à qui revenait la faute ? À son tour Scar ignora ses insultes à peine déguisées. Une fois n’était pas coutume, l’indifférence lui semblait être le plus grand des mépris. Elle se contenta d’acquiescer ironiquement, les lèvres pincées avec condescendance. « Ça m’étonnerait, comme je t’ai dit on avait rendez-vous ici. Alors que tu veuilles pas me laisser rentrer je m’en fous, mais me raconte pas n’importe quoi. Je te fais peur à ce point ? » Elle attendrait là s’il le fallait, assise dans l’escalier comme une malpropre, et se ferait une joie d’être un motif de dispute quand Matt se rendrait compte que sa femme lui avait opposé cette politesse. « Cela dit je pense être quand même plus bienvenue dans cet appartement que toi. Mais bon ça fait rien, je dirai à Matt que t’as préféré me laisser sur le palier. Il sera ravi. »

« Dans la mesure où il faut parfois ramasser Matt à la petite cuillère, je crois que ça me regarde un peu. » A partir de cet instant, une chose est sûre : s’il faut effectivement ramasser Matt à la petite cuillère, seule sa femme s’en chargera. Comprenez donc bien qu’elle ne sera plus jamais la cause de telles réactions de sa part, elle en a fait le serment et elle se sait incapable de revenir là dessus. Irritée et piquée au vif, Lily ne pense même pas un seul instant à remercier Scarlett d’avoir pu être là pour son mari quand il valait mieux pour sa part en rester éloigné. Ces quelques semaines ont été très difficiles à vivre pour elle et elle n’ose même pas imaginer tout ce qui a pu se passer dans l’esprit de Matt. Lâchement, une part d’elle n’a pas non plus envie qu’on le lui dise. Un jour ils en reparleront sûrement, pourtant. Plus tard. Le plus tard possible. Cela ne rattrapera jamais ses erreurs - terme qu’elle n’utilisera pas devant ce serpent que représente la jeune femme.

Le sourire de Lily est figé dans le temps, attendant patiemment que l’amie de Matt se décide enfin à tourner les talons pour qu’elle en fasse de même et exprime tout son dédain pour elle dans une longue et interminable expiration. En attendant, elle se contente de ne rien laisser paraître, comme à son habitude, et de renvoyer les piques qu’elle reçoit, autant qu’elle le peut. A la différence de toutes les autres fois, Lily sait qu’elle est effectivement fautive cette fois-ci. A la différence de toutes les autres fois aussi, tout le monde sait qu’elle est effectivement fautive. Garder la tête droite est de plus en plus difficile mais abandonner ne fait pas partie du champ des possibilités. “Pourquoi est ce que qui que ce soit aurait peur de toi Scarlett?” Lily repose la question et la transforme de façon impersonnelle, comme si elle était encore capable de se détacher de ce tableau sanglant et peu glorieux pour personne. Elle se battent comme des hyènes alors qu’il n’y a plus de raisons à cela. Lily le jure: elle ne veut réellement que son bien. Si elle ne s’y est pas très bien pris jusque là, elle compte bien pouvoir se rattraper. “Il n’a pas jugé utile de me prévenir que tu viendrais.” Comprendre donc qu’elle est plutôt insignifiante - et pas qu’ils ne se disent pas absolument tout au sein de leur mariage, ce qui serait une pensée erronée. “Je te pensais capable de te défendre toi-même sans avoir à te cacher derrière ton patron.” Si l’infirmière pense bien des choses de Scarlett, il existe au milieu des adjectifs qui ne sont pas totalement péjoratifs : sa ténacité et force de caractère en était un. Maintenant qu’elle utilise Matt comme un bouclier et tente de créer une fissure entre lui et Lily, elle redescend encore un peu dans son estime.

Malgré son manque probant de conviction à ce sujet, elle la laisse pourtant entrer dans l’appartement sans plus de cérémonie. La porte reste ouverte et elle s’en écarte de quelques pas, retournant près de la cuisine pour trouver de quoi s’occuper les mains. Se battre contre Scarlett ne ferait qu’empirer les choses et elle n’a pas envie de continuer à ne pas s’entendre avec absolument tous les proches de son mari. “Tu en meures peut-être d’envie mais t’arriveras pas à nous faire rompre pour autant, tu sais.” Le ton n’est plus accusateur, il se veut désormais bien plus doux. Ce n’est qu’une remarque anodine ou presque. “Du thé?” Pas de café, elle est déjà bien assez énervée.

Se mettre à la place de Lily était un exercice compliqué. Douloureux. Pénible. Personne dans l'entourage de Matt n'avait vraiment envie de compatir pour celle qui était si justement acculée par tous ceux qui tenaient à lui. Cette position délicate elle l'avait méritée. Elle méritait toutes les insultes, les mauvais regards et les considérations dégradantes qu'on lui balançait à la figure avec autant de facilité qu'elle obtenait le pardon d'un Matt trop amoureux. Scar n'avait aucun scrupule à ne pas mâcher ses mots, à saper son orgueil pour voir jusqu'où pouvait aller sa mauvaise foi. Si Lily avait décidé de se repentir, elle avait de toute évidence mal choisi son public. Et s'accrocher aux rideaux de sa fierté ne faisait pas d'elle une femme forte, contrairement à ce qu'elle estimait sans doute. Cela faisait d'elle une femme hypocrite et sans-gêne. Scar se doutait bien qu'entre les murs de leur intimité, Lily savait faire preuve d'un peu d'humilité. Matt n'était pas non plus si naïf que ça. Mais elle avait eu tort de se braquer face aux reproches légitimes que pouvaient bien lui formuler ses amis. Sans l'absoudre totalement de ses péchés, Scarlett était au moins disposé à lui accorder le bénéfice du doute. Si seulement elle se sentait assez responsable pour s'excuser. Son silence était un affront. Son déni un combustible avec lequel elle attisait leur colère justifiée. « J'en sais rien moi. Parce que je suis têtue, parce que je réplique quand on m'attaque, parce que je fais beaucoup de bruit et que je peux avoir une influence douteuse. Contrairement à certaines personnes j'ai une certaine objectivité sur mes défauts. » avait-elle répondu sans flancher, le menton droit, le regard vissé dans le sien. Voir Lily se débattre était gênant. La proie déjà condamnée dans un documentaire animalier qui s'obstinait à courir, plaie béante, encore et encore, juste par instinct de survie. Quand allait-elle arrêter ce numéro ? « Écoute Lily on va pas faire semblant. Je t'aimais déjà pas à la base, parce que j'ai toujours trouvé cette idée de mariage à l'aveugle débile, mais ce que tu as fait à Matt... il te l'a peut-être pardonné par amour mais heureusement il a des amis lucides. C'est con quand même, il a commencé ce mariage aveugle et il a toujours pas l'air d'avoir ouvert les yeux. » trancha-t-elle, bannie sur le seuil de la porte comme une étrangère. Lily sembla lui céder une première bataille en disparaissant dans l'appartement, laissant la porte entrebâillée. Lui donner sa bénédiction lui aurait écorché la bouche, mais c'était un premier pas que Scarlett estimait volontiers. Elle lui emboîta le pas rapidement, investissant les lieux avec une aisance coutumière. « Y'a pas quelque chose de plus fort ? Des bières au frigo ? Je peux me servir si ça te met mal à l'aise. » avait-elle demandé pas tout à fait au hasard. Bien-sûr que Jill et Matt avaient des bières au frigo. « Merci de m'avoir laissée entrer. Je sais pas où t'es allée chercher ça Lily, mais je cherche pas du tout à vous faire rompre. Je cherche juste à protéger mon ami. C'est ce que font les amis en fait. C'est triste que tu le saches pas. »

La conversation ne mène nulle part et tout ceci a sans doute beaucoup à voir avec le fait qu’il n’y ait justement aucune discussion, si ce n’est un combat de coq parfois agrémenté de quelques coups de couteaux dans le dos qui abîment bien plus l’ego que la chair des brunes. S’il n’y avait pas eu Matt entre elles deux, Lily aurait sans aucun doute réagi bien différemment et bien plus frontalement mais elle est aujourd’hui perdue entre son besoin de préserver son image et celui de faciliter autant que possible la vie de son mari. Elle n’a rien en commun avec Scarlett et est incapable de comprendre la façon dont elle agit mais pour son mari elle continuera à faire tous les efforts du monde, lesquels resteront négligeables d’un point de vue externe. Elles feront semblant, donc, et c’est au moins un point sur lequel elle s’accorde avec la serveuse. “C’est là où tu te trompes Scarlett. Nos histoires ne regardent ni ses amis, ni les miens.” Elle n’impliquera pas son cercle proche dans ses problèmes, tout comme elle aimerait que ce ne soit pas non plus le cas pour celui de Matt. Si elle les remercie d’avoir été là pour lui lorsqu’elle ne pouvait pas l’être, il faut préciser que les temps ont aujourd’hui changé et qu’ils n’ont plus à mordre dès qu’on s’approche du McGrath. Lui faire de nouveau du mal est une possibilité que l’infirmière exclue totalement et juge impossible, elle prend bien trop de précautions pour que cela n’arrive pas.

Alors elle laisse la jeune femme entrer, se contentant du minimum de politesse et d’hospitalité en lui proposant un simple thé, ce qui s’éloigne de beaucoup de son régime alimentaire quotidien au Death Before Decaf’. « Y'a pas quelque chose de plus fort ? Des bières au frigo ? Je peux me servir si ça te met mal à l'aise. » Elle ne le statuera pas à voix haute mais sans même connaître l’appartement, elle sait qu’elle pourra sans mal trouver un pack de bières fraîches au frigo. Il y aura sans doute deux marques différentes, les frangins ayant eu du mal à se mettre d’accord pour savoir avec quel alcool ils allaient vouloir agrémenter leurs soirées dépressives. “Tiens.” que Lily se contente de répondre, sans appuyer les remarques de Scarlett. Elle est encore capable de servir de la bière et même de l’ouvrir sans que ses mains en viennent à être en feu, après tout. La bouteille de verre glisse à peine sur le comptoir. Si la brune n’en veut pas, Lily se fait pourtant son propre thé, attendant avec toujours plus d’impatience l’arrivée de son mari. Son dos se repose contre le plan de travail, ses mains posées de part et d’autre de ses hanches alors qu’elle doit se faire fureur pour ne pas croiser les bras et assombrir ses yeux pourtant d’un bleu éternellement glacé. “Je cherche aussi à le protéger.”” A l’aimer, à le rendre heureux, à imaginer un futur à ses côtés, à fonder une famille. La liste est longue et elle n’a pas besoin de l’entendre, mais Lily en connaître chaque entrée et détail. “C’est une amie qui m’avait inscrite à l’émission. Je ne croyais pas en leurs pseudo scientifiques et je trouvais le concept stupide.” Comme quoi, elles sont finalement capables de s’accorder sur quelques sujets qui ont leur importance. “On ne s’entendra sans doute jamais, mais tu ne trouveras pas quelqu’un qui l’aime plus que moi.” Du point de vue de Lily, c’est ce qui se rapproche sans doute le plus d’excuses qu’elle ne sera jamais capable de prononcer à qui que ce soit d’autre qui n’est pas Matt. Leur histoire ne regarde qu’eux, son amie n’aura le droit qu’à un strict résumé des choses dans lequel la mariée donne pourtant beaucoup d’elle même en lui parlant de ses sentiments pour le McGrath, lesquels prédominent sur les erreurs qu’elle a pu commettre une fois, une seule. “Je sais qu’il t’apprécie mais ce n’est pas mon cas et je doute que ça change. Je ferai des efforts pour Matt, certainement pas pour toi.” Le statu quo est une habitude chez l’australienne, après tout.

A sa place, Scarlett lui aurait réservé un accueil tout aussi rude. Dans cette relation – et c'était un bien grand mot pour décrire des rencontres sporadiques auxquelles elles ne pouvaient pas échapper –  leur principale erreur avait été de camper sur leurs positions. Lily aurait beau dire ou faire tout ce qui était en son pouvoir pour lui plaire, Scar trouverait toujours un moyen de faire passer ses efforts pour une effronterie hypocrite. Forcément se retrouver face à face, sans Matt pour tempérer leurs avis tranchés l'une sur l'autre, était une inévitable perte de temps. Scarlett n'avait besoin d'aucun prétexte supplémentaire pour détester Lily, et elle soupçonnait la réciproque d'être tout aussi incontestable. « Ah bon ? On choisit toujours un camp, Lily. Et quand tu fais du mal à mon ami je suis évidemment dans le sien. Où vous en êtes aujourd'hui ça me regarde peut-être pas, mais viens pas me dire que c'est pas mes affaires de vouloir le mieux pour mon ami. » avait-elle rétorqué les yeux plissés. Elles n'étaient même pas capables de s'entendre sur les fondements de leurs principes. L'incrédulité de Scarlett était sincère pour une fois, et non une ruse pour le plaisir de la contredire. Lily avait néanmoins raison de vouloir dissimuler la structure encore branlante de son mariage. Tous ses détracteurs n'attendaient qu'un faux pas de sa part pour pointer du doigt ce que Matt était incapable de voir. A défaut d'être totalement intègre, elle était maligne. Ce fut sans grand enthousiasme qu'elle avait fait glisser une bière sur le comptoir, un peu comme Scar le faisait au bar pour les clients pour lesquels elle n'était pas en mesure de feindre la sympathie. La Warren roula imperceptiblement des yeux. Cette bière aurait un goût de vinaigre, et c'était un indéniable gâchis de la boire en compagnie de Lily. Même dans sa posture cette dernière avait l'air renfrogné. Elle se donnait des allures sévères qui ne lui collaient pas du tout à la peau, mais Scarlett applaudissait l'initiative. « Le protéger de quoi ? La dernière fois que j'ai vérifié c'est toi qui lui avais planté un couteau dans le dos. » Elle porta la bouteille à ses lèvres. Au moins la bière était fraîche, et elle n'aurait besoin que des quelques gorgées goulues pour la terminer. « Au moins on était d'accord là-dessus. » souligna-t-elle en rapport au concept débile de l'émission qui l'avait propulsée dans la vie de Matt. Elle-même était assez lucide pour savoir que dans d'autres circonstances elle aurait fui son entourage hostile bien avant d'avoir obtenu l'immunité d'une bague au doigt. Scar s'en serait chargée personnellement. « Moi non plus je te rassure. Mais au moins j'ai pas à faire semblant pour Matt. » se défendit-elle avec insolence. Scarlett n'était pas particulièrement reconnue pour sa diplomatie et ses capacités à contrefaire ses sentiments. Elle était au moins rassurée d'entendre Lily admettre l'affection que Matt pouvait éprouver à son égard. Si elle ne tolérait pas, elle respectait au moins. « Pourquoi tu lui as fait ça si tu l'aimes tant ? C'est une vraie question Lily, j'essaye de comprendre. »

Elle a une vie qui va à cent à l’heure. Parfaitement rangée, certes, mais aussi bien trop remplie pour une femme qui retrouve peu à peu son mariage et son mari avec. Lily s’est occupée comme elle le pouvait, en donnant tout son temps et son énergie allant avec pour différentes associations. Elle avait besoin d’être utile et surtout d’occuper ses mains et son esprit, c’est donc ce qu’elle a fait. Désormais, en plus de cette vie (trop) remplie, elle doit aussi trouver du temps pour Matt et, maintenant, Scarlett lui fait perdre de son précieux temps avec une discussion qui ne mène à rien et l’agace bien plus qu’autre chose. Alors même qu’elle tente une approche qui ressemble en tous points à des efforts, la brune est là pour s’en moquer et faire dix pas en arrière, réaction dont Lily n’a pas l’habitude. “C’est Matt, mon camp.” Si elles doivent choisir alors le voilà, son choix. Elle agit pour le bien du brun depuis ces derniers mois en particulier et ce n’est pas l’impossible caractère de la brune qui l’empêchera de continuer dans cette voie. Si elle doit continuer à la supporter pour que son mari puisse être heureux alors elle le fera sans jamais s’en plaindre. « Le protéger de quoi ? La dernière fois que j'ai vérifié c'est toi qui lui avais planté un couteau dans le dos. » - “Et c’est du passé.” Soit la version Keegan de “je sais que j’ai commis une erreur”, chose qu’elle n’acceptera pas de prononcer à voix haute, cela va de soi. Maintenant, personne ne devrait tenter de s’en prendre à lui parce qu’elle veille bien plus que Scarlett ne pourrait tenter de le faire.

« Au moins on était d'accord là-dessus. » Ce qu’elle ne sait pas, c’est qu’ils ne se sont pas vus pour la première fois devant les caméras de l’émission et qu’elle était déjà tombée sous son charme une année plus tôt. Ce fût un mariage au second regard, une tromperie au troisième. Le quatrième rime avec retour à la normalité, ce qui s’apparente pour eux à une vie de couple bien rangée et, surtout, sans accrocs. « Pourquoi tu lui as fait ça si tu l'aimes tant ? C'est une vraie question Lily, j'essaye de comprendre. » La brune souffle à peine, se retenant simplement par politesse - habitude. “J’ai eu cette discussion avec lui mais ça ne te regarde pas.” Elle ne peut pas rattraper trente années de vie en quelques minutes; elle peut encore moins en arrivant à comprendre la dynamique de ses relations ou même sa psychologie. Même en vulgarisant les choses, elle n’y arriverait pas, et cela a beaucoup à voir avec le fait que Lily n’a aucune envie de se confier à une telle personne. “J’imagine qu’il t’en parlera s’il pense que c’est utile.” Il trouvera des mots qui ne sont pas les siens et n’expliquera sans doute pas les détails, mais Lily n'exclut pas la possibilité qu’il le fasse. Il en aurait tous les droits, c’est un fait. “Ce que je peux te dire c’est qu’on va de l’avant. On va se trouver une maison et faire une nouvelle cérémonie de mariage. Sans les caméras.” Avoir un bébé aussi, mais puisque le sujet reste compliqué à aborder et surtout source de bien de déconvenues, elle préfère ne pas s’avancer de trop. Une maison et un mariage semblent être un bon début. “T’es invitée, d’ailleurs. Surprise.” Lily termine dans un sourire en demie-teinte alors qu’elle a pourtant balayé toute ironie de ses paroles. Ils n’ont pas parlé de la liste des invité mais puisqu’elle est une amie proche de son mari, elle sera bien sûr présente - invitée, en tout cas, parce que la suite n’est pas de son ressort. “J’ai rien à voir avec ses amis ou sa famille mais c’est pas pour autant que je n’y ai pas ma place.” Version soft pour dire qu’elle n’a rien d’une camée ni même d’une folle - sens propre comme figuré, faites vous plaisir.

Repliée comme une huître devant elle, avec son air renfrogné, ses gros yeux plissés et ses muscles tendus sous une coquille bien décrassée, Lily était de toute évidence plus farouche qu'elle n'en avait l'air. Si seulement elle renfermait un trésor, pensait Scar sans la moindre once de crédulité. Plus la conversation s'étirait, plus elle était convaincue qu'elle était symptomatique de leur antipathie respective. Condamnée à n'être qu'un éternel dialogue de sourd qu'elles ne faisaient même pas mine de vouloir décrypter. Elle avait essayé, mais c'était au-dessus de ses forces. Lily semblait de fait se complaire dans cette forteresse qu'elle avait bâtie de ses propres erreurs, et qui la rendait à la fois impénétrable et hermétique à toute sympathie. Avec sa volonté déjà entamée et sa tendance à se fier à ses préjugés, Scar était bien incapable d'apprécier la femme de son ami, qui se faisait un malin plaisir à l'exclure de toutes les histoires qui pourraient la rendre plus humaine à ses yeux mécréants. « Si tu le dis. » avait-elle répondu un peu lasse. Une simple ponctuation destinée à se convaincre d'avoir eu le dernier mot dans un dialogue auquel Lily coupait court dès qu'elle se sentait un peu trop bousculée dans son intimité. La trentaine passée, on ne changerait plus une Scarlett pour qui les limites de la décence et de la pudeur s'éloignaient de la norme. A ses yeux, vouloir s'immiscer dans leur vie de couple n'était pas plus une intrusion qu'une marque d'amitié tout à fait légitime. Elle agissait de la même manière avec sa famille, et se retrouvait aussi frustrée face à une Lily réfractaire qu'elle ne l'était devant la fausse pudibonderie de sa sœur. « Qu'est-ce qui me regarde en fait ? A t'entendre je devrais juste parler du beau temps avec Matt. Désolée de te le dire, mais il nous arrive d'avoir des conversations plus profondes que ça, et quand il a des problèmes il est libre de se confier à moi. C'est pas à lui que je le demande, c'est à toi. Mais si tu considères que c'est entre vous, c'est peut-être que tu as encore des choses à te reprocher. » répliqua-t-elle émoussée. Lily n'avait pas intérêt à se victimiser la prochaine fois, car elle avait bien essayé de faire preuve d'empathie. Cette perche tendue, qui n'attendait que des excuses tacites, était restée tristement démunie. Matt n'avait aucune explication à lui donner, et d'ailleurs il n'était pas le mieux placé pour faire preuve d'humilité dans cette histoire. S'il préférait taire les détails des errances de leur mariage, c'était bien parce qu'il avait moins de bonnes raisons de pardonner à Lily qu'elle n'avait eu de scrupules à le tromper. « C'est toi qui décides de rester la méchante de l'histoire Lily. Je te tends une perche et tu restes repliée sur toi-même, parce que ça reste un tabou cette histoire, et que tu sais que tu as tort. » Ou comment s'acharner à titiller le nerf encore vif de sa culpabilité. « Mais c'est bien, faites votre vie. Je sais pas ce que t'essayes de prouver, mais moi j'ai toujours été honnête avec Matt. Je suis amie avec lui depuis bien longtemps. Si tu crois que j'envie ta place t'es complètement à côté de la plaque. » avait-elle précisé en engloutissant sa bière. Sa présence n'avait jamais été désirée, mais elle était surtout agacée du manque de coopération de celle qui prétendait n'avoir aucune raison de se justifier de ses égoïstes faux pas. Elle reposa la bière sur le comptoir, avant de se diriger vers la porte. « J'y serai. Au mariage. J'espère que tu seras plus détendue ce jour-là. » dit-elle enfin en s'éloignant, et pianotant sur son téléphone pour avertir Matt de leur nouveau lieu de rendez-vous. Au moins, les deux femmes auraient désormais tous les bons arguments pour se détester.

Parler du beau temps avec Matt, en voilà une bonne idée. Lily trouve que c’est la meilleure chose qu’elle puisse faire avec son mari, si jamais quelqu’un venait à réellement lui poser la question et demander son avis au passage. Il a des amis bien plus respectables qu’elle ne le sera jamais et elle ne risque pas de changer d’avis à ce sujet ni même être soudainement prise d’empathie pour la jeune femme. Rien ne la regarde, elle, justement. Dans leur mariage, leur couple et surtout leurs histoires, le mot ‘Scarlett’ n’apparaît jamais et il y a bien une raison à cela: elle n’y a pas sa place. Son mari pourra bien lui raconter ce dont il a envie mais Lily restera toujours une huître fermée face à la moindre de ses remarques. Si elle arrive à faire de véritables efforts pour qu’elles se tolèrent alors l’infirmière suivra, mais l’initiative ne viendra pas de sa personne. Tant qu’elles restent sur un statu quo dont Matt n’en viendra pas à souffrir, c’est le plus important à ses yeux. Elle lui a déjà fait assez de mal pour ne pas en plus impliquer ses proches, ceux qu’elle sait pertinemment qu’ils étaient là bien avant elle - mais ne le seront pas après, justement parce qu’elle ne partira pas. “Tu es l’amie de Matt, pas la mienne.” Cela signifie donc qu’elle ne lui doit rien, peu importe qu’elle soit en tort ou non, peu importe qu’elle ait des choses à se reprocher ou non. Ce n’est pas ce qui importe, ce n’est pas le plus urgent non plus. Elle n’était pas là durant les longues discussions qu’ils ont eu, elle ne peut pas juger la situation toute entière alors qu’elle n’a été témoin que d’une partie de ses conséquences. Ce n’est pas juste, pour personne, pas même pour Matt qu’elle traite comme un enfant incapable de prendre les bonnes décisions.

On se revoit au mariage, Scarlett. Lily annonce donc sur un ton aussi neutre et beige que possible, faisant fit de l’ultime pique lancée par la brune. Elle a hâte qu’ils créent leur propre cérémonie pour ne pas avoir aucune caméra qui leur tourne autour et il y a fort à parier qu’elle fera tout son possible pour ignorer la présence de cette amie encombrante, celle qui parle trop et a trop d’opinions. Au moins, elle peut la remercier muettement de juger bon de s’en aller et mettre fin à leur discussion qui n’en avait que le nom. Un jour, elle espère sincèrement qu’elles arriveront à faire mieux. Pour le moment encore, s’en sortir sans effusion de sang est déjà un bon début.