Olivia Marshall & @Joseph Keegan ✻✻✻ Le vent soufflant de la terre, les bourrasques arrivant en bataille et mes doigts ne finissant plus de s’arrimer aux poignées de maintien à chaque courbure empruntée, chaque accélération entamée : s’il perdait l’équilibre à cause de ma main venant quelque fois attraper sans ménagement aucun l’arrière de sa veste pour ne pas me laisser entraîner en arrière, je m’en moquais bien. C’était à lui de gérer, à lui de s’assurer de ne pas nous envoyer dans le décor. Il m’avait suffi de le voir arriver face à moi, en bas de son immeuble, pour savoir que me laisser cette responsabilité eut été trop risquée, l’envie menaçant à tout moment de se faire grande à nous planter tous les deux ; et advienne que pourra du survivant, s’il y en avait un. « Tu conduis. » avait ainsi sonné comme un ordre, de même que le bruit sec du métal de mes clés frappant contre son torse pour qu’il s’en empare alors que j’enfourchais déjà et sans attendre l’arrière de la moto. Ce qu’il avait réussi à percevoir du visage fatigué que j’avais confronté au sien, sans animosité mais sans grand espoir, retranché dans un lieu inaccessible auquel nul n’avait plus sa place, je m’en étais indifférée sitôt la première prise de vitesse, complètement moquée au fur et à mesure des kilomètres avalés. Les questionnements portés ailleurs et certainement pas vers le mieux lorsque je m’étais surprise à plusieurs reprises déjà à désirer plus qu’à redouter une chute au détour d’un virage comme ultime dénouement d’une course qu’il avait su, assez étrangement mais par un instinct des plus bienvenu, pressentir comme se devant d’être effrénée, sans doute même imprudente. Il aurait fallu cela au moins : une culbute vers l’abîme alors que l’engin n’en cessait plus de grimper les routes sinueuses en bord de falaises, l’une de celle qui mettrait fin aux questionnements filandreux m’assaillant depuis des jours, aux réponses plus accablantes encore prenant un malin plaisir à se rappeler à moi, imposant leur évidence autant que leur fatalité pour m’abandonner à chaque fois, nauséeuse et harassée. Il aurait fallu cela aussi, pour cesser de lui en vouloir, à lui. Pour cesser d’avoir envie d’enfoncer mes poings entre ses côtes à chaque fois que l’occasion me semblait être trop belle, postée ainsi derrière son dos. Pour cesser de le blâmer lui, lorsque l’entièreté des fautes me revenait pourtant mais que le pourcentage minime, infiniment minime, pouvant lui être attribué suffisait amplement pour jouer de ma colère et désirer l’abattre ailleurs que sur mes propres épaules. Il aurait fallu cela également, pour m’empêcher de respirer avec autant d’intensité malvenue l’air s’engouffrant dans mes poumons et balayant mes cheveux libérés du casque alors que nous posions enfin pieds à terre, les miens soulevant la terre poussiéreuse en m’éloignant déjà, sans un regard en arrière.
Trop facile. Beaucoup trop facile, n’en finissait plus de souffler à mes oreilles le susurrement du vent se levant dans les cimes. Ça l’était, n’est-ce pas, de nous conduire tout droit ici, jouant d’un passé d’où jaillissaient encore les voix d’autrefois, des couleurs et des battements de cœur depuis longtemps essoufflés, irréguliers, abîmés par les années écoulées. Ça l’était encore plus s’il portait dans son esprit l’espoir que ce sommet nous ayant un jour réunis puisse aujourd’hui faire oublier son aptitude à nous avoir également séparés, quinze ans auparavant. Aux miens de quinze ans, il me suffisait de rehausser la tête pour accueillir la lueur du soleil dans le manteau violine du ciel, de fermer les yeux jusqu’à en oublier de résister et d’accepter tout ça en moi pour me sentir en paix. Je ne demandais à personne aujourd’hui de me relever, de me soutenir ou pire, de me consoler. Il fallait être triste pour cela, et je ne l’étais pas – à d’autres – ou refusais de l’être face à témoin. D’autant plus lorsque les intentions de celui-ci demeuraient encore aussi indistinctes ; ou invraisemblables, étais-je prête à lui accorder pour ne pas lui jeter à la figure le mot suspectes bouillonnant dans ma gorge. Ça l’était encore, suspect, de nous conduire ici parmi toutes les possibilités s’étant offertes à lui une fois les clés en main. Ici où, au cours de notre adolescence, sans doute nous suffisait-il de nous rendre pour ensuite pouvoir repartir, les épaules toujours redressées et les poumons gonflés quand il n’y avait que l’amertume à l’arrivée pour nous étreindre, la perte et cette sinistre vision de la réalité du monde et de toute son imperfection. C’était déjà ça à l’époque, beaucoup plus que ce que je m’autorisais jadis à espérer bien avant de découvrir cet endroit. Je n’étais qu’une enfant alors, n’avais pas eu l’occasion de perdre la mienne. De mari, aucun ne m’avait encore quittée non plus ; et à cette pensée, refusant à mon cœur de se tordre davantage, je préférais encore stopper ma progression à quelques mètres du vide, laissant à Joseph l’occasion de rattraper son retard, son retour à ma hauteur perceptible dans mon dos à la terre qu’il remuait lui aussi et à son ombre geignant dans l’herbe alentour.
Il allait parler bientôt, m’empêcher d’une manière ou d’une autre d’adopter des extrêmes auxquels je désirais pourtant succomber ; recherchant l’éclat et provoquant l’erreur, préférant la dissension toujours même lorsque celle-ci se devait d’être de dernier recours. N’importe quoi d’autre que cette contrition pénible et écrasante à chacun de ses regards dans mon dos puisque je devinais ceux-ci patients et presque compréhensifs. Ça n’était pas à lui de l’être, compréhensif, le comble vulgaire et continuant de tenailler chacune de mes pensées alors que je laissais finalement mon regard dériver sans ciller jusqu’au profil qu’il me présentait. Le silence s’installant, il espérait peut-être déceler une faille, n’importe laquelle, sans que je n’en laisse passer encore aucune, le dos droit, les poings enfoncés dans les poches de ma veste et le regard chevillé au vide. Il le sentit peut-être néanmoins, avec quels efforts je vins finalement chercher au fond de moi-même l’énergie nécessaire au face-à-face que je nous imposais un instant et un instant seulement, mes deux doigts venant fermement attraper son menton pour me rendre compte de ce que je n’avais fait que soupçonner jusqu’à maintenant : son œil éteint, achromique, mourant. « Il faut prendre un ticket maintenant pour te régler ton compte ? » Mes pupilles vives, elles, et brillant d’un éclat méfiant inspectèrent sombrement le reste de son visage avec célérité, scrutant les marques et les sillons creusés par l’ombre de ce qui avait l’air d’être passé depuis des semaines déjà, des mois sans aucun doute. Un passage à tabac sûrement, dont il avait déjà guéri si ce n’était cet œil comme dernière séquelle, et qui me fit lever les yeux au ciel en relâchant tout aussi froidement son visage pour grincer : « Ça coupe l’envie de passer après. Tu l’ouvres trop sûrement. » Forcément ; il l’avait mérité. Il aurait mérité que mon envie revienne également, et sans pitié aucune puisqu’il n’y avait qu’ainsi que je m’imaginais cesser d’en ressentir envers moi-même qui ne la méritais pas.
Olivia n’avait pas eu besoin de lui demander de se taire ; Joseph l’avait fait en voyant l’expression fantomatique sur son visage quand elle a plaqué le trousseau de clefs contre son thorax pour lui ordonner, en un sens, de la conduire n’importe où. Il n’avait pas hésité une seconde en découvrant la moto derrière elle et avait attrapé le casque posé à l’arrière, qui n’attendait qu’un propriétaire. Ses doigts se sont naturellement enroulés autour du guidon, il a testé une seule fois la force du moteur et a démarré en s’engageant bien rapidement sur le boulevard qui les mènerait là où leur histoire s’est terminée une première fois. Pendant une seule seconde, l’idée de conduire une policière sans posséder de permis lui arrache un sourire ironique.
Le silence parle fort. Les bras d’Olivia s’accrochent à la taille du conducteur et jamais la pression ne diminue comme si elle comptait sur lui pour réparer tous les maux du monde. Il n’est pas idiot : il sait que quelque chose cloche, qu’elle a besoin de sortir de sa routine dans l’espoir d’oublier certains passages de sa journée, ou de sa semaine. Cependant, il n’a pas l’intention de l’interroger avant qu’elle ne soit prête à lui révéler la raison de cette balade improvisée. Il n’est pas question de la froisser.
C’est sur un chemin qui longe la mer que Joseph arrête la moto. Il retire son casque étouffant et, du coin de l’œil, il observe la réaction de son amie qui n’a certainement pas oublié le nom de ce parc géant. C’est ici qu’ils se sont échangés des collations, qu’ils ont raconté des anecdotes jusqu’à en rire aux éclats, mais c’est aussi à cet endroit qu’elle a placé un mur entre eux quand elle a compris que son ami se protégeait par le biais de mensonges. Le vent secoue la surface de l’eau et transporte l’odeur de poisson jusqu’aux narines de Joseph qui ne grimace même pas. Ce n’est pas le parfum de la mer qui arrivera à le dégouter. Ses sens sont, de toute façon, trop occupés à capter le moindre mouvement de son amie qui est restée aphone jusqu’à présent. Son teint est blême, fatigué, et ses cheveux se sont emmêlés après le passage de casque pour mieux rappeler à Joseph ce look qu’elle arborait fièrement quand elle ne se souciait pas de tacher ses chaussures blanches.
Les lèvres du garçon sont collées ensemble et sa langue semble s’être figée dans le fond de son palet. Bientôt, il croise ses bras sur sa poitrine en remplissant sa poitrine d’un air chaud avant de laisser son regard se perdre sur l’horizon. C’est à ce moment qu’il sent, au creux de lui, que son amie a enfin posé ses yeux sur lui. Il ne s’attend à rien. Peut-être à des remerciements pour l’avoir amenée loin de chez elle, parce qu’il est presque certain qu’elle a voulu fuir cet endroit qui lui rappelle tous les jours sa solitude. Ou, alors, elle va lui demander la raison pour laquelle il a choisi cet endroit mais il ne pourrait pas donner de réponse. Il n’y a pas assez réfléchi, après tout. Quand la silhouette à sa droite s’active, il se redresse légèrement et attache ses iris à ceux d’Olivia lorsque qu’elle coince son menton entre son index et son pouce. Ses pommettes sont légèrement rosées : gêne, colère, tristesse… amour ? Non. Pas ce dernier. Il est le seul qui a déjà trop longtemps observé ses lèvres alors qu’elle flottait à la surface de l’eau pour se perdre dans les nuages. « Il faut prendre un ticket maintenant pour te régler ton compte ? » Ses sourcils se froncent. « Ce n'était rien. » Il ment, pour éviter de lui raconter la façon dont on lui a déformé le visage. Docile, il la laisse examiner son visage, ses cicatrices à peines guéries qui racontent une histoire de vengeance. Il n’a rien à dire à ce sujet, il est seulement surpris de constater pour la vingtième fois que même la mort ne veut pas l’accueillir. Alors il se tait, même lorsque l’expression de la policière tangue vers la froideur. Ce n’est définitivement pas la gêne qui a teint ses joues. Le temps que le vent caresse sa chevelure, il regrette de ne plus jamais avoir la chance de regarder la jeune femme de ses deux yeux valides. « Ça coupe l’envie de passer après. Tu l’ouvres trop sûrement. » Sa mâchoire se serre quand elle se détache finalement de lui pour le libérer de son emprise. Il sait qu’elle est intelligente et qu’elle doit avoir une bonne raison de lui reprocher quelque chose – son existence, peut-être – mais il n’a pas les moyens de déterminer la source de ses réprimandes cachées. Après tout, Joseph a pris l’habitude de semer de mauvaises graines derrière lui et de les oublier ; parce qu’il n’a pas conscience de la gravité de nombreux de ses agissements. « Est-ce que j’peux savoir la raison pour laquelle j’dois me sentir coupable ? » Il demande, incapable de lier la cause à l’effet. Après tout, ils ne se sont pas revus depuis sa mésaventure en cellule. À moins que l’histoire se répète et qu’elle a découvert qu’il a à nouveau joint une organisation criminelle pour subvenir à ses besoins ? « Liv, dis-moi ce qu’il se passe. » Il insiste, se retenant de justesse de replacer la longue mèche brune qui a roulé devant ses yeux noisette. Son instinct protecteur est toujours présent même s’il est la source de la colère de son amie – il n’y peux rien, il est né dans la peau d’une maman ours.
Olivia Marshall & @Joseph Keegan ✻✻✻ Combien d’heures passées ici, dans ce qui paraissait être une autre vie ? Combien de fois avions-nous permis à nos deux silhouettes de se perdre dans l’étendue d’herbe aperçue en contrebas ; les confessions ancrées au sol et destinées à l’autre uniquement lorsque nos regards, eux, n’avaient cessé de se perdre plus haut, observant sans se lasser l’azur du ciel virer au mauve lorsque, les journées les plus chaudes, transparaissait-il à contre-jour au travers des cimes des arbres se dressant au-dessus de nous. Une façon comme une autre d’être libres, lorsque rien autour de nous ne nous permettait de prendre notre destin en main. Une façon bien à nous d’être heureux lorsque tout autour de nous ne semblait nous faciliter la tâche. Et le nous revenait trop aisément aujourd’hui encore malgré les années passées lorsqu’aujourd’hui aurais-je préféré accorder le monopole au je pour lui en vouloir davantage. La détermination était farouche pourtant, à défaut d’implacable lorsqu’au plus profond de ce gouffre, se réveillait en moi quelque chose que je me refusais à expliquer : une sensation crue oubliée et ramenée à la mémoire au seul souffle de vent chaud et à l’odeur de l’herbe, des feuilles, des arbres alentours. Suffisait-il ensuite de fermer les yeux pour se remémorer ces étés-là comme les hivers douceâtres, temps incertains où tout avait tout de même paru destiné à durer, croyant que rien ne viendrait un jour obscurcir la clarté de la vie en cet endroit, l’authenticité des rires, la survivance de la jeunesse. Il ne nous avait pas fallu longtemps, n’est-ce pas, pour céder à la vérité et délaisser le mensonge de ces espoirs n’ayant jamais été voués à perdurer davantage dans nos esprits bien trop armés. Pas plus de temps pour ce dernier n’ait fini par faire son œuvre, de mon côté du moins, triant les souvenirs comme des dossiers, incinérant les encombrants porteurs d’une nostalgie n’ayant plus eu lieu d’être sitôt les vérités exposées sur nos activités respectives, purifiant et magnifiant les plus amers que, en avais-je été convaincue jusqu’au jour de son intrusion au commissariat, jamais ne me laisserais-je l’occasion d’oublier ou de nuancer. Pourquoi, alors ? Pourquoi les premiers refaisaient-ils déjà surface aujourd’hui malgré les efforts déployés pour les enterrer ? Je refusais de me débattre avec ceux-ci également, l’ambition inverse lorsque tout me paraissait déjà accablant et épuisant. Disparaître tranquillement, me réfugier dans l’intime, voilà ce qui avait été mon souhait. Voilà ce qui devenait impossible, la participation nécessaire à présent que, sous le joug d’une impulsivité obscure, me retrouvais-je désormais aux côtés de celui que Jacob méprisait peut-être plus que moi-même à l’heure actuelle. Pourquoi, encore ? Pour rien, rien d’important, rien de dicible, rien de logique. Il ne l’était pas plus, mon instinct de ronger l’incohérence de la situation comme un frein voué à s’éroder. Cela ne l’était pas non plus, enfin, de laisser ma colère s’exprimer à ma place, créant des prétextes et me permettant ainsi de me rallier à leur défense, le noir du regard que je lui portais comme un endroit imperméable au sein duquel nul n’aurait eu envie de s’engouffrer à ma suite pour venir me trouver. « Ce n'était rien. » Ça n’en avait pas l’air et j’arquais un sourcil comme seule réponse au froncement des siens. « Ton visage raconte une histoire différente. » Celui de son adversaire, comment était-il ? Lui avait-il rendu la pareille et asséné le double des coups reçus ? N’était-ce pas logique, cela aussi, d’espérer que oui ? Certainement que non, et pourtant, les combats menés, je ne les envisageais qu’ainsi, la possibilité d’avancer uniquement offerte lorsque le mal était rendu et la revanche prise.
Il ne laissait pas cela ouvert à l’interprétation néanmoins, son désir clair de ne pas vouloir se pencher davantage sur l’histoire en question. Je le comprenais après tout, je ne voulais pas la raconter non plus. À son silence pourtant, ce ne fut pas le mien qui y renchérit mais de nouveaux reproches que je ne cherchais pas à retenir. « Est-ce que j’peux savoir la raison pour laquelle j’dois me sentir coupable ? » Il ne jouait pas la comédie, n’ayant vraisemblablement pas la moindre idée des fautes ayant pu être commises et je me surpris à l’envier. Les miennes d’erreurs n’avaient de cesse de s’accumuler, gagnant en force à chaque nouvelle rajoutée à la liste et me retrouver ainsi, aux côtés de celui ayant porté à mon mari ce qui ressemblait désormais au dernier coup de grâce dont ni lui ni moi ne nous relèverions m’en semblait être une énième que je n’avais pas été capable d’anticiper avant qu’il ne soit trop tard. Avant que ses yeux ne parcourent mon visage à leur tour et que je ne parvienne pas à le détourner pour lui en ôter le droit. L’équivalent d’une dérobade inconcevable à mon orgueil, d’un forfait que je ne lui accorderais pas, pas à lui lorsqu’une personne et une seule bénéficiait de mon aptitude toute relative aux compromis et qu’elle n’était pas là. « Liv, dis-moi ce qu’il se passe. » Il n’y avait pas à s’inquiéter, l’étincelle brillante parcourant mon regard due à la rancœur plus qu’au manque déjà ressenti, à la douleur déjà trop lancinante. Il n’y avait pas à paraître si prévenant, ressemblant ainsi à celui que j’avais connu autrefois, celui à qui je n’avais rien su refuser, celui que je ne voulais pas retrouver déjà lorsque tout menaçait de se compliquer davantage si tel était le cas. « N’inverse pas les rôles. » Je n’avais pas attendu sa permission ; c’était à moi de poser les questions. À moi de désirer savoir ce qui l’avait poussé à prendre une décision l’ayant conduit tout droit et inéluctablement face à Jacob. À moi de cesser d’imaginer ce qu’il avait pu lui dire, ou ne pas lui dire, pour que tout à la suite de ce face à face ait pu conduire à la débâcle qu’était devenue ma vie depuis. Et je souhaitais qu’il s’y trompe et qu’il prenne ma colère comme lui étant entièrement dédiée mais tout en moi ne cessait de me rappeler le droit qu’aurait été le sien de s’intéresser en retour sur mes raisons de ne pas avoir interrogé mon propre mari à ce dernier sujet.
Cela ne m’empêcha pas de reprendre, pourtant, les mots s’ensuivant en un calme impavide. « Tu aurais pu m’appeler, tu as préféré venir chez moi. » Pourquoi ? À quoi s’attendait-il ? Se présentant sur le pas de ma porte, des vêtements ne lui appartenant pas au bras, les quelques confessions sur mon mariage pourtant en tête. Les circonstances atténuantes peut-être facilement décelables, je n’avais eu de cesse de leur refuser le droit au débat lorsque tout en moi continuait de me souffler à quel point tout aurait pu être différent s’il avait pris la peine de me téléphoner au pire, de s’abstenir au mieux sans que jamais personne ne vienne à se formaliser d’un manque de convenance. « Tu n’étais pas obligé de les rapporter, ces vêtements. Encore moins obligé de les lui donner, à lui. Ça s’est passé comment, selon toi ? » Bien ? Avait-il eu l’air d’accrocher avec mon mari ; celui qui le restait malgré la séparation ? Le sentiment d’avoir été bien reçu ? Il ne se rendait pas compte, non, de la chance qui avait été la sienne, de tomber sur un homme tel que Jacob, un réfléchissant avec sa tête avant d’agir avec ses poings ; un capable de se rendre compte que la seule personne sur qui rejeter les fautes devait être moi, et pas lui. L’inverse de ce que je faisais sur l’instant donc, je semblais le réaliser une seconde durant laquelle je passais une main sur mes paupières, le soupir contenu ; une seconde et une seconde seulement avant que je ne rouvre les yeux, ces derniers roulant au ciel tout en amorçant quelques pas en arrière pour rejoindre le banc, le même, dont je ne pensais pas me souvenir mais que je retrouvais sans même avoir eu besoin de m'assurer de sa présence, des années plus tard. « Et puisqu’on y est, Joseph, apprends à lire les signes et évite d’emmener quelqu’un qui t’en veut à l’exact endroit où elle a eu envie de t’arracher les yeux la dernière fois que vous vous trouviez là. » Des leçons, je pouvais en enseigner davantage pour ne pas avoir à m’en inculquer de plus déplaisantes encore, les afflictions muées en hostilité et la colère rentrée, assujettie comme le reste, consumant de l’intérieur et incendiant le regard pour ne pas avoir à laisser percevoir la capacité d’un seul mot, d’un seul geste à faire céder le tout.
Un moment figé dans le temps. L’étendue de sable ne s’est pas effritée, les rochers décorent la berge comme ils le faisaient si bien avant. À certains endroits, l’herbe n’est plus aussi verte mais les pousses sont toujours aussi longues là où le soleil se pose toute la journée. Les sons ambiants, le brouhaha des quelques usagers, les croassements des oiseaux de mer : la mélodie rappelle à Joseph une jeunesse qu’il a perdue trop rapidement quand les choses sont devenues trop sérieuses. Il aurait dû revenir à cet endroit toutes les semaines avec son amie, se poser sur la ligne de galets qui sépare la verdure de la terre et échanger avec elle toute sorte de découvertes gustatives. Des bonbons, des croustilles artificielles, des barres chocolatées qui vantent leur apport protéique mais qui omettent de rappeler qu’à chaque bouchée avalée, un enfant crève du diabète.
Il aurait fait comme dans le bon vieux temps. Si Joseph avait su que son instinct l’aurait guidé jusqu’à ce parc naturel quand ses deux mains s’enroulaient autour du guidon de la moto, il aurait ramené avec lui toutes les sucreries du monde pour prouver à Olivia qu’il ne l’a jamais oubliée même quand leur rythme de vie les séparait par défaut. Mais il n’y a pas pensé parce qu’il est troublé depuis qu’il a vu l’expression sur son visage quand elle lui a ordonné silencieusement de l’amener n’importe où. Il l’a fait sans poser de questions mais, dorénavant, sa curiosité l’empêche de fermer les yeux et de respirer l’air marin. Il n’arrive pas à revoir leurs visages jeunes au milieu de ce paysage vert et bleu. Parce que, le sien, il est couvert de cicatrices qui lui rappellent tous les jours qu’il est trop tard et qu’il ne pourra jamais faire un pas en arrière. La magie n’existe pas dans un monde où les plus forts sont ceux qui possèdent des armes. Les criminels. Les soldats. Les policiers. Joseph et Olivia ont tant de points en commun et, pourtant, c’est la raison pour laquelle ils sont si loin l’un de l’autre.
Ses doigts sont doux et frais. Ils font l’effet d’une compresse sur son menton et il ne cherche pas à retrouver sa liberté. Il la laisse observer cette œuvre dégoûtante, cet œil qui ne demande qu’à mourir parce qu’il ne supporte plus la vision d’un ami qui est devenu un ennemi. L’histoire se répète sans arrêt. Cela fait longtemps qu’il ne cherche plus à s’extirper de cette boucle éternelle. Ses parois son trop solides. « Ton visage raconte une histoire différente. » Il ferme les yeux pour mettre fin à son examen. Il ne supporte plus d’être considéré comme la victime. Il fait comme il peut pour survivre, c’est ce que tous les Hommes font. « Je vais bien. » Il ment finalement pour conclure cette discussion, n’ayant plus la force de défendre tous les torts qu’il a causés sans savoir qu’il ne faisait que semer des mauvaises herbes. Il attrape doucement sa main pour la ramener vers le bas. Il ne quitte pas ses yeux du regard, même quand elle lui lance un reproche camouflé.
« N’inverse pas les rôles. » Le reproche ne le rejoint pas. Il est toujours aussi perdu. Il n’a fait que la conduire là où elle pourrait oublier un moment sa routine. C’est ce qu’elle voulait, pas vrai ? « Tu aurais pu m’appeler, tu as préféré venir chez moi. » Voilà le fond de sa pensée. Il n’a pas besoin de réfléchir plus de quelques secondes pour comprendre la nature de sa critique. Il est venu chez elle une seule fois et il avait croisé son mari qui ne l’avait pas accueilli d’un bel œil. Pourtant, il a seulement voulu bien faire. « Tu n’étais pas obligé de les rapporter, ces vêtements. Encore moins obligé de les lui donner, à lui. Ça s’est passé comment, selon toi ? » Il aurait dû deviner que sa discussion avec Jacob se serait révélé comme une promesse de représailles. Mais il est trop coincé dans son petit monde, le garçon, et c’est seulement face à ces révélations qu’il commence à regretter cette idée qu’il a eue. « Je voulais te voir. Je pensais que ça t’ferait plaisir. » Il avoue, ses lèvres pincées trahissant le trop plein d’émotions qui se met à bouillir dans le fond de sa gorge. Il comprend pourquoi elle est en colère et ça l’enrage. Ça ne devrait pas se passer comme ça. Ils ne sont que des amis. « Qu’est-ce que tu voulais que j’fasse ? Que j’les brûle parce qu’ils m’f’saient trop penser à toi ? » C’était le cas. Il peut compter les gens qui tiennent à lui sur les doigts d’une main. Elle l’a accueillie chez elle sans remettre en question sa présence au commissariat. Elle lui a ouvert les bras comme elle l’a toujours fait. Ramener les vêtements qu’elle lui avait prêtés, c’était la moindre des choses. Il n’aurait pas su comment la remercier autrement. « Liv, mes intentions n’ont jamais été mauvaises. Qu’est-ce qu’il s’est passé ? Il ne t’a rien fait, j’espère ? » Il demande ensuite, ses sourcils se fronçant naturellement en même temps que son instinct protecteur reprend le dessus sur lui. Elle s’éloigne de lui et la distance lui tort les tripes. Il n’a pas l’impression d’avoir le droit de se rapprocher. Cette barrière qu’elle pose entre eux est intimidante, comme toujours. « Et puisqu’on y est, Joseph, apprends à lire les signes et évite d’emmener quelqu’un qui t’en veut à l’exact endroit où elle a eu envie de t’arracher les yeux la dernière fois que vous vous trouviez là. » En même temps qu’il observe à nouveau ce paysage qui les enrobe, il croise nerveusement ses bras sur sa poitrine pour se protéger de ses futurs reproches. Pas une seconde il a pensé qu’elle en voulait à lui. Il n’imaginait pas avoir fait quelque chose de mal – du moins, il ne le pensait pas jusqu’à présent. « Je n’aurais pas pu deviner. Tu m’faisais confiance derrière le volant d’un engin pour lequel je ne possède pas le permis. » Il hausse mollement les épaules, balayant l’endroit du regard en évitant ses yeux le plus longtemps possible. « Tu aurais pu m’taper, m’écraser le pied, m’envoyer ton genoux dans les gosses… J’aurais mieux compris que cette balade en moto n’avait pas pour but de nous rappeler cette liberté que nous possédions avant que le monde devienne trop sérieux. » Puis, dans un ronchonnement nonchalant, il ajoute : « Cet endroit est resté mon préféré même si c’est ici que notre aventure s’est conclue. Arrache-moi les yeux, ça ne changera rien. »
Olivia Marshall & @Joseph Keegan ✻✻✻ Et tu attendais quoi, au juste, Liv ? Tout, y compris cette culpabilité qui m’assaillait soudainement, plus fort encore qu’elle ne s’acharnait déjà à heurter mes défenses avant, ailleurs. Tu conduis, et puis quoi ? Tu conduis, il est un peu tôt, je sais, mais j’ai réfléchi à ce que nous nous sommes dit l’autre jour et ça ressemblait à une proposition, si ce n’était une promesse. Une proposition d’être là, de nouveau. D’être présent, comme avant. Toute la vie devant nous, avait-il dit : et à quoi bon, Joseph ? C’était plus simple, avant. C’était plus simple, à quinze ans. Ça ne pouvait que l’être lorsqu’il suffisait de se hisser jusqu’aux hauteurs de la ville, regardant les lumières de cette dernière s’allumer les unes après les autres pour oublier ce qui se tramait en bas. On avait froid, un temps, sans que cela ne compte autrement que comme un prétexte pour s’envelopper dans des pulls et des polaires trop grands ne tardant pas à sentir le feu, le sucre caramélisé et la lessive. On s’endormait, parfois, sans que ça n’ait jamais l’air de te poser le moindre souci de t’endormir à la belle étoile et bien avant que cela ne devienne aussi mon quotidien, quelques années plus tard. Cela suffisait en général pour que, l’aube revenue, nous nous remettions à divaguer au hasard dans les paysages de l’arrière-ville jusqu’à ce que la peine s’épuise et que le goût des choses reviennent. C’était plus simple, avant ; ça ne comptait plus maintenant. « Je voulais te voir. Je pensais que ça t’ferait plaisir. » J’aurais été prête à le penser aussi, il n’y avait pas si longtemps. Mieux que ça, j’aurais été prête à l’accepter puisque c’était cela qui importait. Le moment était mal choisi, voilà tout, et tout le cynisme du monde ne manquait pas de me rappeler à quel point cela coulait de sens puisque j’avais été celle à le provoquer. Il y avait de la logique, ainsi, à ce que le doute ne fasse plus que me tenailler désormais, obscurcissant le monde et empoisonnant l’air dans mes poumons même lorsque celui-ci s’appliquait à se gorger de lumière comme sur l’instant, lumière semblant venue du fond d’un temps oublié pour éclairer cruellement le présent d’aujourd’hui. « On a passé quinze ans sans se voir. On ne peut pas supporter quelques semaines supplémentaires ? » Mes mots se perdirent dans le vent semblables à des cendres dont ils avaient l’étoffe. Il n’y avait plus rien d’inhabituel à ce que les modulations de ma voix résonnent comme un crissement de neige en hiver, douceur froide que l’on attendait toute l’année, que l’on entendait au loin et dans laquelle nous nous réjouissions de ne pas nous retrouver piégés, assis près d’un feu que nous ne voudrions plus jamais éteindre. Était-ce encore capable de le surprendre, lui, après des années d’égarement ? Peut-être, oui. Peut-être aussi me surprenais-je à penser que cela ne le gênerait pas outre mesure. Que je n’avais pas tout perdu. Que si l’on condamnait mes mots, l’on pardonnait mon allure. Je ne faisais rien pour rattraper le tout néanmoins, bien au contraire. Mais de quel tout parlions-nous, lorsqu’il était celui à avoir précipité son déclin sans même s’en apercevoir ? « Qu’est-ce que tu voulais que j’fasse ? Que j’les brûle parce qu’ils m’f’saient trop penser à toi ? » Oh, arrête. Il touchait là précisément ce que je ne désirais pas entendre. Ce qui, je l’espérais plus fort encore, n’était pas parvenu jusqu’aux oreilles de Jacob, libre d’interprétation et sans aucune autre voix que celle de Joseph visiblement incapable de se rendre compte à quel point cela pouvait sonner comme déplacé aux oreilles d’un mari déjà méfiant.
« Liv, mes intentions n’ont jamais été mauvaises. Qu’est-ce qu’il s’est passé ? Il ne t’a rien fait, j’espère ? » Mes sourcils s’étaient froncés avant qu’il ne finisse sa phrase, reflets des siens sans que les raisons ne soient en rien similaires. Qu’il me pense capable de subir sans être capable d’infliger était une chose que j’étais capable d’ignorer tant celle-ci me paraissait hors de propos. Ce n’était pourtant pas ce qui vint me tordre l’estomac, crispant les jointures de mes doigts lorsque le sous-entendu, à la place, heurtait de plein fouet Jacob, dénigrant l’homme qu’il était et les choses dont il ne se rendrait jamais coupable. Un clou était capable d'en chasser un autre, disaient-ils. Il n’y avait rien de plus faux, et Joseph me paraissait bien placé pour le savoir, la vie s’étant chargée de lui enseigner autant qu’à moi à quel point les blessures ne demandaient qu’à s’accumuler plutôt qu’à s’estomper. L’idée d’écorcher Jacob, de cette façon-là parmi toutes, en était une capable d’immerger ma poitrine d’une nouvelle vague d’écœurement. « Comment tu fais ? » laissai-je échapper en un rire silencieux et presque désabusé. « Pour continuer à me voir comme ça après tout ça ? » Tout ça ; ça ne voulait rien et tout dire à la fois, n’est-ce pas ? Cela devrait suffire pour englober la quantité d’erreurs parsemant désormais notre chemin jusqu’à aujourd’hui. Il n’était pas une victime, ses poils s’hérissant presque à chaque fois que cette sentence menaçait de tomber. Cela tombait bien, jamais encore ne l’avais-je perçu comme cela. Il était temps qu’il en fasse de même. « C’est moi qui gâche tout. C’est moi qui fais souffrir avant même de recevoir le premier coup. » C’était vrai, aujourd’hui. Ça l’était lorsque nous nous étions rencontrés. Et les quelques années de respiration et de bonheur égaré entre ces deux périodes avaient beau avoir eu le poids d’une vie, cela ne changeait rien au fait qu’il me semblait être revenue à l’exact point de départ que je ne me souvenais plus avoir quitté. « Tu devrais le savoir depuis le temps. » Les monstres engendrent-ils des monstres ? Il n’y avait qu’auprès de Joseph que les souvenirs me revenaient aussi distinctement, aussi explicitement. Il n’y avait que lui, après tout, à avoir été là au cours de cette adolescence réduite à l’oubli sitôt après l’avoir quittée. Cette question avait été la mienne durant des années, il fut un temps, les bleus parsemant mes bras et les cicatrices mieux cachées, elles, lorsque les stigmates psychiques perduraient eux, plus longtemps encore. Elle revenait, aujourd’hui, de manière plus éparse, plus impromptue. Par surprise, presque, tel un brouillard que l’on n’avait pas vu venir avant que celui-ci ne se mette à nous encercler pour nous perdre. Comment faire autrement que d’affliger la brûlure à autrui, pour échapper à la douleur de la flamme ? J’avais jugé ma mère pour cela, redoutant de ne venir que de là moi aussi, maudit terreau dont je ne parviendrais pas à m’extirper l’instant venu. La réponse, j’avais fini par l’obtenir, n’est-ce pas, des années plus tard ; je les obtenais toujours.
Et ce n’était pas faute d’en avoir conscience sur l’instant également, je ne parvenais tout de même pas à écarter le voile sombre tombant sur mes paupières, la bataille semblant déjà perdue d’avance alors que je m’éloignais pourtant de celui ne méritant pas, selon lui, d’y prendre part. « Je n’aurais pas pu deviner. Tu m’faisais confiance derrière le volant d’un engin pour lequel je ne possède pas le permis. » Je me retournais pour attraper son regard, à la recherche de l’ébauche de sarcasme que j’imaginais empreindre ses mots, sans succès. S’inquiétait-il réellement de cela, au milieu de tous les délits parsemant son passé criminel ? « Tu aurais pu m’taper, m’écraser le pied, m’envoyer ton genoux dans les gosses… » « Tu y tiens à ce point ? » Cela pouvait encore s’arranger si tel était le cas, s’il fallait cela pour qu’il se rende compte des torts dont je désirais le rendre coupable et de ce que sa crédulité avait provoqué, tel un enfant ne réalisant ses erreurs qu’une fois la punition infligée. Mais tu n’es plus un enfant, Joseph. Il était temps de cesser de tendre la joue. « J’aurais mieux compris que cette balade en moto n’avait pas pour but de nous rappeler cette liberté que nous possédions avant que le monde devienne trop sérieux. » Je réprimais un soupir en détournant mon regard de celui qu’il m’ôta en premier, la noirceur de ses tempes et l’éclat doucereux de ses mots comme une source de lumière pâle et blafarde de laquelle désirais-je m’éloigner avant qu’elle ne se charge d’éclairer ce qui n’avait pas à l’être, ce qui n’en avait pas le droit aujourd’hui. « Cet endroit est resté mon préféré même si c’est ici que notre aventure s’est conclue. Arrache-moi les yeux, ça ne changera rien. » Ça changerait tout. Ça changerait tout et il le savait. Ça changerait tout et, contre toute attente, le fait que je le sache aussi suffit un instant à me prendre à la gorge sans que je n’en laisse rien paraître. « Et la rivière, alors ? » J’entendis ma voix trancher l’air de sa pointe de détachement, retenue, réprimée car ne voulant plus s’afficher devant lui, tandis que mes yeux luisaient de la même étincelle. Je sentis le sourire imperceptible mourir sur mes lèvres et haussai les épaules avant de me laisser aller à m’asseoir finalement ; l’idée de l’abandonner là, lui et tous les souvenirs que je prétendais ne plus avoir, apparemment oubliée l’espace d’un instant. Mes paupières se fermèrent quelques secondes, mes esprits disséminés au gré du vent ne cherchant pas à se rassembler, ou sans hâte aucune.
Dommage, n’est-ce pas. Dommage qu’il ne comprenne pas, qu’il ne réalise pas, qu’il ne s’insurge pas plus. Dommage qu’il ne se révolte pas, me renvoyant dans mes retranchements à l’aide de répliques acérés ou de silences dédaigneux. Dommage qu’il ne me donne pas l’occasion, ainsi, de m’emporter comme je l’aurais voulu, cédant à la colère plutôt qu’à tout ce qui continuait de se briser au creux de mes flancs. À la place, je devinais, en ombre chinoise, sa silhouette s’avancer, la poussière se soulever, son profil s’affaisser finalement à mes côtés et suffisant à me faire rouvrir les yeux, plissés droit devant avant de s’abaisser sur mes mains que je ne parvenais pas à détendre. Voyait-il les mots que je ne parvenais pas à prononcer dans les paumes de ces dernières ? L’encre me paraissait indélébile, charbonneuse, menaçant de recouvrir ma peau tout entière puisque le silence demeurait sans issue. Je laissais ce dernier s’installer encore quelques instants, les secondes s’écoulant et les minutes s’éternisant avant que mes lèvres ne se desserrent finalement, la voix me paraissant étrangère alors que je rétablissais ce qui ne devrait rester rien d’autre que l’évidence. « Il n’est pas comme ça. Il n’a rien fait. » Il n’avait rien fait, et pourtant. « À part m’exprimer son souhait de mettre à un terme à notre mariage, je veux dire. » J’entendais la légèreté factice des mots employés mais je me concentrais avec lassitude sur le pincement que mon cœur n’était plus réellement capable d’accepter de la même manière à présent qu’ils devenaient réels. Qu’il ne s’inquiète pas néanmoins, il l’avait fait de la plus adéquate des manières, comme toujours. Sans cri, sans heurt, sans aucun mot au-dessus de l’autre. Jacob avait été correct, convenable et digne, empreint de tout l’amour qu’il ressentait encore pour moi, malgré tout ; et c’était pire, pire que tout. L’inspiration suivante fit plus mal que la précédente alors que je me contentais de hausser les épaules en le regardant finalement, son visage m’apparaissant par fragments sous les mèches envolées par le vent balayant mon visage. « Il en avait envie bien avant de te trouver sur le pas de notre porte. » J’acceptais de nuancer, enfin, aveu ne parvenant à rien d’autre que m’incriminer davantage sans que cela ne compte réellement puisqu’il s’agissait de le libérer, lui, de toute autre forme d’accusation.
Le parc, la ville, le continent, la Terre entière se met à tourner et ça lui file la gerbe, à Joseph qui arrive de moins à relativiser tandis qu’il fuit de plus en plus le regarde de celle qu’il ne savait pas si irritée. Il aurait dû lire les signes mais, si le garçon enchaîne bouquin après bouquin sans compter les mots, il n’a pas la même faciliter à décrypter l’histoire qui se cache dans les traits froncés d’Olivia. Il a toujours eu la main sur le cœur même dans les moments où on le traitait comme un taureau qui voit rouge alors c’est impossible pour lui de deviner par lui-même la raison de cette colère dans la voix de la jeune femme. Le sifflement du vent n’arrive pas à sa hauteur. Ses reproches sont crus, nets, et déchirent les quelques millilitres d’air qui les séparent. « On a passé quinze ans sans se voir. On ne peut pas supporter quelques semaines supplémentaires ? » Il réalise qu’elle ne prend pas la peine de trop réfléchir avant de lui balancer cette question à la figure. Elle se laisse contrôler par ses émotions alors il n’entrera pas dans le jeu pour ne pas empirer la situation. Compréhensible, il coud ses lèvres ensemble pour s’interdire le moindre commentaire. Il n’a plus le manque de maturité d’un gamin et il veut au moins qu’Olivia le réalise. Il n’a pas envie de se disputer ; ce serait une guerre de sourds. Joseph n’aurait jamais pu deviner que son amie n’était pas chez elle à ce moment-là. Certes, il aurait pu la contacter pour la prévenir de sa visite mais… Il avait simplement envie de la surprendre. Et il aurait espéré que ça lui fasse plaisir de le revoir sans que les larmes n’humidifient ses joues et sans que sa voix ne soit cassée par le manque d’air. Leurs retrouvailles avaient certainement été gâchées par les barreaux qui les séparaient alors il a tenté de les réécrire. Ils auraient pu aller boire un café ensemble et éviter les sujets de conversations qui les ont toujours séparés. Ils auraient pu retourner dans le corps des adolescents insoucieux qu’ils étaient.
Mais les choses ne s’étaient pas passées comme prévu alors ils devaient tous les deux subir les conséquences. Joseph ne pense pas être responsable de tous les maux du monde mais il ne mettra pas la faute sur Olivia. Il comprend son point de vue ; il ne peut simplement pas l’accepter comme le sien. Alors, sans jamais la blâmer, sans jamais lui faire douter de sa légitimité, il préfère faire dévier le sujet. Il veut savoir ce qu’il s’est passé pour qu’elle soit aussi ébranlée aujourd’hui. Elle ne tient pas sur place, elle a besoin de fouetter l’air. « Comment tu fais ? » Il fronce les sourcils, attendant la suite. Le rire nerveux qui s’échappe des lèvres de son amie lui serre les tripes. Il a l’impression de ne pas comprendre l’évidence. « Pour continuer à me voir comme ça après tout ça ? » Il n’a pas la force de l’interroger. Il la voit comme la première personne qui l’a remarqué dans l’immensité urbaine de Brisbane. Il la voit comme celle avec laquelle il a partagé les seuls moments sains de son existence. Elle vaut tout l’or du monde à son cœur même si leurs chemins se sont séparés il y a de ça des dizaines d’années. Joseph n’oublie jamais une main qui lui est tendue ni un sourire qu’on lui partage. « C’est moi qui gâche tout. C’est moi qui fais souffrir avant même de recevoir le premier coup. » Il refuse de la croire et il secoue inconsciemment la tête de droite à gauche. « Tu ne blesses jamais personne volontairement, pas vrai ? Tu fais des choix et tu payes le prix après. Je pense que tu es la seule à te blâmer. Enfin. Moi j’t’ai jamais blâmé pour quoi que ce soit. » Il ne faut pas lui en vouloir. Il n’a toujours pas capté qu’Olivia est coupable de plusieurs torts. Il ne veut peut-être pas se l’imaginer. Elle a toujours été le petit ange sur son épaule et il refuse de voir des cornes remplacer son auréole. « Explique-moi, s’il-te-plaît. » Il souffle dans un soupir. « J’ai l’impression que t’essayes de m’envoyer un message mais je n’ai pas les ondes pour le capter. » Il admet, légèrement embarrassé d’admettre qu’il n’arrive pas à la suivre. Il ne la blâme pas, il ne veut pas la blâmer non plus. Et il se permet de lui expliquer plus clairement qu’il a besoin d’entendre les mots puisqu’il ne lit pas les signaux. Un coup dans ses bourses aurait peut-être allumé l’ampoule dans sa cervelle. « Tu y tiens à ce point ? » Captant à son tour son regard, il laisse son air s’échapper de ses lèvres entrouvertes quelques secondes avant de secouer la tête de droite à gauche. « On risquerait d’attirer l’attention. » Qu’il donne, comme raison, pour éviter d’accueillir la pointe de sa semelle entre ses deux jambes. Sans la quitter du regard, il n’émet pas le moindre mécontentement quand elle juge qu’elle a besoin de se poser sur le banc derrière elle. Lui, il ne franchit pas le moindre centimètre, docile comme le chien à qui on a demandé de s’asseoir. Il se laisse envahir par la nostalgie que lui procure l’endroit quand il explique la raison pour laquelle il a choisi de conduire Olivia jusqu’ici. « Et la rivière, alors ? » Il soulève la main pour pointer là où le fleuve se perd derrière une courbe. « Elle coule un peu plus haut. Son eau se déverse jusqu’ici. » Il se pince les lèvres et repose sa main contre son tronc. « Après tout, ça fait du sens. Notre amitié a fleurit au milieu de la rivière et s’est terminée à sa fin. » Une inspiration gonfle ses poumons et le silence devient roi quelques secondes, jusqu’à ce que les pas de Joseph le portent jusqu’à son amie. Les brindilles se froissent sous ses semelles abimées, il s’installe à côté d’elle sur le banc. « Il n’est pas comme ça. Il n’a rien fait. » Il l’écoute ; il lui doit bien cela, et toutes les étoiles du ciel de nuit. « À part m’exprimer son souhait de mettre à un terme à notre mariage, je veux dire. » C’est donc son mariage qui est en jeu. Réellement désolé, il lui partage un regard rempli d’empathie. Il ne connait pas l’amour et la rupture mais il sait ce que ça fait d’avoir l’impression de perdre la personne la plus importante de sa vie. Il les collectionne, les amitiés fracassées. « Il en avait envie bien avant de te trouver sur le pas de notre porte. » C’est donc ça. Joseph est apparu à Jacob comme un prédateur, un ennemi, peut-être. Il ne pouvait pas savoir. « Alors tu te doutais que ce moment allait arriver. Tu tiens à lui, j’imagine. » Il relance, la voix douce. « As-tu essayé de faire quelque chose pour corriger le problème quand tu as senti que les jours étaient comptés ? » Il demande finalement, craintif de faire le moindre faux pas. Craintif d’empirer la situation, comme il sait si bien le faire selon son amie.
Olivia Marshall & @Joseph Keegan ✻✻✻ Le ciel était haut et le soleil à son zénith, le tableau s’offrant à nos yeux ainsi digne des plus belles journées qu’il ne tenait qu’à nous – qu’à moi – d’accepter de recréer. Je demeurais la seule, jusqu’à présent, à charger l’horizon de nuages compacts filant à toute allure dans le vent sifflant et poussant en avant une armée de reproches tout destinés à ciseler la moindre feuille volant jusqu’à nous, les plus infimes intentions de Joseph. Je devinais ces dernières louables pourtant, et rien d’autre que compréhensives à mon encontre lorsque je peinais à m’armer en retour de ces bons sentiments pour l’accueillir comme il semblait l’avoir imaginé. Il s’attendait à mieux de ma part ; peut-être à plus ? Il se tenait au bord à présent, les yeux plissés et le visage tendu dans ma direction, semblant vaciller sur la pointe des pieds sur un fil demeurant invisible car je venais de le tendre à deux doigts du vide, s’inventant funambule et équilibriste s’il fallait cela pour me laisser le temps. Le temps de quoi, Joseph ? De changer ma nature et pardonner ses torts ? Lesquels étaient-ils, il l’ignorait lui-même. Je les distinguais comme en plein jour de mon côté, consciente également d’en confondre certains et de le charger des miens ; c’était ceux-là que je n’excusais pas. Ceux-là dont il faudrait rapidement le dissocier pour ne pas le perdre, lui aussi. La tâche n’avait rien d’aisée, j’avais l’habitude de me la compliquer davantage, dessinant une carte qui n’avait rien de clair et tout d’abscons pour la présenter à celui qui acceptait de se montrer présent à mes côtés et n’ayant pas lâché prise à la première attaque survenue. Elle ne menait à rien, cette carte, car il ne me semblait plus rien y avoir de tangible désormais ; rien au-dehors, rien en-dedans, un étendard en lambeaux après une bataille qui n’avait fait que s’éterniser et que, j’en étais consciente aujourd’hui, Jacob et moi avions perdu dès le premier jour de notre nouvelle vie à deux, décimée. Celle entre deux vides voulant se surplomber, des corps disloqués coincés au juste milieu. Cela donnait le tournis de le réaliser, trop tard ; cela donnait envie de foncer dans les ruines pour ajouter au désastre, quitte à devoir y vivre. Et cela n’aurait pas dû tomber sur lui. Mais c’était lui qui était là, lui qui ne partait pas, ne répliquait pas, ne me jugeait pas. Lui qui ne me quittait pas ; et lui, enfin, qui donnait presque l’air d’accepter d’oublier que je m’étais rendue incapable de lui rendre la pareille des années auparavant. « Tu ne blesses jamais personne volontairement, pas vrai ? Tu fais des choix et tu payes le prix après. Je pense que tu es la seule à te blâmer. Enfin. Moi j’t’ai jamais blâmé pour quoi que ce soit. » Mes yeux ne roulèrent pas cette fois-ci mais l’amertume, elle, souleva ma poitrine une nouvelle fois avant que je ne mesure de nouveau mes respirations sans leur laisser le temps de s’emballer davantage. Il fallait cela pour demeurer droite et immobile, les pieds plantés dans la terre comme un couteau dans le ventre. « Je ne t’en ai pas laissé le temps. » Ne se l’était-il jamais demandé ça ? Pourquoi avais-je coupé les ponts aussi rapidement ? Pourquoi ne lui avais-je pas laissé le bénéfice du doute comme il le faisait aujourd’hui avec moi ? Pourquoi m’étais-je montrée inflexible, incapable d’accepter l’erreur chez l’autre lorsqu’il s’agissait ainsi de toute évidence de ne pas leur permettre de juger toutes celles dont j’étais moi-même capable de me rendre coupable. Il ne comprenait pas, ou ne voulait pas comprendre. Cela m’arrangeait avec le plus grand nombre, je n’en étais plus là avec lui qui me donnait étrangement l’impression de pouvoir supporter ce qu’il y avait à voir derrière le voile.
Sa silhouette se découpait à mes côtés et je pouvais la voir, les yeux fermés, avec une précision déconcertante. Les années n’y avaient rien changé. Les traits, les arcs, les marques, les sourires, absents ici. J’avais appris les fissures sur sa peau sans jamais le laisser paraître, les promesses brisées au creux des côtes qu’il avait toujours pris soin de dissimuler au regard. Il ne comprenait pas, ou ne voulait pas comprendre. Il était comme moi pourtant, à l’époque. Deux apprentis maîtrisant la douleur assez bien pour ne plus savoir la faire disparaître car la lutte devenait notre raison de vivre. C’était ce qui nous avait rapprochés. Je n’en étais pas au point de désirer que cela soit ça, précisément, qui nous sépare de nouveau. De la colère, il faudrait en faire quelque chose ; autre chose. « Explique-moi, s’il-te-plaît. J’ai l’impression que t’essayes de m’envoyer un message mais je n’ai pas les ondes pour le capter. » Face à la rondeur de la lueur, sincère et sans doute triste, flottant dans son regard, je ne pus que sourire en retour, l’esquisse douce et vague aux commissures des lèvres car je ne pouvais pas lui donner tort mais que j’aurais bien aimé. S’il comprenait un jour, il réaliserait qu’il n’y avait rien de nouveau à comprendre, dans le fond. Ça a toujours été là. « Rien d’important, Jo. » Rien d’important. Ça l’était en réalité mais mon assurance à affirmer le contraire était tenace et ne se gripperait pas aujourd’hui. La vérité prendrait son temps avant de me rattraper à une vitesse que j’imaginais déjà étourdissante, j’étais prête à l’attendre. Elle avait sévi dans mon mariage d’ores et déjà, ne tarderait pas à s’en prendre au reste et il n’y avait que dans mon travail que je semblais trouver la passion et la rage nécessaire pour continuer de m’y accrocher corps et âme. « On risquerait d’attirer l’attention. » Du coin de l’œil, je le discernais encore, restant en retrait comme si je lui en avais donné l’ordre tacite. Ses mots chancelèrent un instant entre nous ; je les laissais s’évanouir, ne me souvenant plus déjà de l’origine de sa répartie. Peut-être était-ce pour cela qu’il nous ramena au consistant, au passé qui durait et devrait renouer aujourd’hui pour nous permettre d’avancer. Son optimisme ne me surprenait pas et, si j’ignorais encore les contours précis de l’adulte qu’il était depuis devenu, je retrouvais ici les indices de ce qu’il avait été ; adolescent à la fureur de vivre, capable de creuser le bois et d’en chasser la cendre pour déceler au creux du noir l’ébauche de bourgeons fragiles ne demandant qu’à éclore. « Elle coule un peu plus haut. Son eau se déverse jusqu’ici. » Des fleurs dans un ravin brûlé ; voilà ce que nous parvenions à déterrer, il fut un temps. « Après tout, ça fait du sens. Notre amitié a fleurit au milieu de la rivière et s’est terminée à sa fin. » Mon visage resta impassible alors que je levais mon regard dans sa direction, attrapant ses prunelles brillant toujours de la même étincelle que celle d’hier. « C’est ce qui s’est passé ce jour-là ? » Notre amitié, touchant à sa fin ? Il avait toujours été maladroit dans ses mots, les émotions qu’il exprimait ; maladroitement sincère. L’avais-je réellement perdu, ce jour-là et en ce lieu ? C’était injuste et hypocrite de le demander ; je m’étais de mon côté montré suffisamment claire quant au fait que lui, m’avait perdue. Les années étaient passées depuis, et l’histoire également. Peut-être ne voyais-je plus les choses aussi clairement aujourd’hui. Peut-être avais-je besoin de lui, sans que jamais mon orgueil ne me permette de le dire, pour m’aider à me souvenir, à me rappeler précisément ce qu’il s’était passé ce jour-là et à quel point les torts qui nous avaient séparés avaient été légitimes, ou non. À quel point n’y avait-il eu pas d’autres choix que celui fait d’y mettre un terme, le laissant suivre son chemin incompatible au mien.
L’orgueil empêchait, et l’orgueil abîmait. Il était celui, de nouveau, à clore mes lèvres et à faire monter la rancœur. La réserve sans doute également, à l’idée de révéler l’origine des maux simples, presque banals ; tout ce que je détestais. Y avait-il plus commun qu’un mariage ne survivant pas au temps et s’effondrant face aux obstacles ? Sans doute pas non, l’histoire plus vieille que le monde lui-même et les êtres nombreux à se penser incapables d’en ressortir indemnes. On survivait pourtant, n’en mourrait pas ; et de cela également, il n’était pas possible d’en retirer autre chose que du cuisant, du lancinant tant l'idée de vivre sans lui me paraissait erronée, désaxée. « Alors tu te doutais que ce moment allait arriver. Tu tiens à lui, j’imagine. » C’est mon mari. Cela ne servait à rien de les prononcer, ces mots, la pensée réduite au silence et ce qui brûlait tout autant. Il y avait de ces choses qu’il ne servait à rien d’exposer au vide, la vérité évidente et impalpable entre soi et ce que l’on ne pouvait nommer. « As-tu essayé de faire quelque chose pour corriger le problème quand tu as senti que les jours étaient comptés ? » Merci, Joseph. De ne pas partir, d’encore moins accabler. De ne pas présumer d’une culpabilité qui était pourtant mienne, en de nombreux points, d'interroger avant. « Trop tard, c’est ce qu’il dirait. » Il aurait certainement raison. « Plus on laisse passer le temps, moins on a l’impression d’avoir le droit de rattraper quoique ce soit. » Et plus il m’attendait, moins j’étais sûre d’en valoir la peine. J’inspirais lentement avant d’hausser les épaules pour le regarder, à mes côtés, dix ans plus tard. « Une impression. Ça ne devrait pas être plus que ça. »
C’est évident qu’Olivia tente de faire passer un message à Joseph. C’est pas qu’il est complètement idiot, c’est plutôt qu’il ne se laisse pas convaincre par les propos autodestructeurs de son amie. Elle dit du mal d’elle-même, comme ont tendance à faire ceux qui tentent en même temps de sauver le monde. Mais ce n’est pas sa responsabilité. Elle semble penser que tous les doigts sont rivés vers elle et dénoncent ses fautes mais, si elle attend que Joseph se mette à la blâmer à son tour, elle n’arrivera pas à ses fins. Ce dernier a vu beaucoup trop de choses dans sa vie. Il a rencontré ses ennemis, ceux qui prennent plaisir à voler la liberté des autres pour abuser de la leur et ceux qui ne bronchent pas quand leur doigt appuie sur la gâchette. Ils n’entendent plus le son du flingue qui crache la balle. Ils l’ont fait trop de fois.
Alors ne sois pas déçue, Olivia, mais tes torts ne seront jamais aussi grands que les miens. Je ne pourrai pas te donner raison et me plier à tes attentes même si je ne sais pas réellement ce que tu attends de moi. Veux-tu que je t’insulte, que je te traite des noms que tu souhaites entendre ? Manipulatrice, menteuse, égoïste ? Lequel préfères-tu ? Parce que je ne peux pas savoir lequel te correspond le mieux. À mes yeux, tu es simplement Olivia, l’adolescente au rire contagieux qui m’a gavé de sucreries sans rien demander en retour. Si tu as fait quelque chose de mal, tant pis. Ça ne m’intéresse pas de t’aider à te blesser davantage. Tu ne pleures pas, ou du moins pas encore, et je détesterais voir les larmes mouiller tes joues.
« Je ne t’en ai pas laissé le temps. »
Et ça ne servira à rien. Tu ne me convaincras jamais. Mais essaye si ça peut te permettre de vomir ta colère. « Je ne veux pas savoir. Je ne nage plus dans ces eaux-là. » Qu’il marmonne, attendant visiblement qu’elle tourne la page elle aussi et qu’elle arrête de se flageller. Le passé est passé, c’est la seule caractéristique que ceux de tout le monde partagent.
S’il ne souhaite pas gratter la surface de cette amitié si fragile qu’ils ont oublié de nourrir pendant trop longtemps, il affiche un intérêt certain pour comprendre ce qui la met dans cet état-là. Elle ne lui a pas demandé de le conduire jusqu’ici pour faire du tourisme local. L’odeur de l’essence n’est plus, celle de l’herbe fraichement coupée leur caresse les narines, et il est l’heure de poser les vraies questions. Insistant, Joseph demande à comprendre la raison pour laquelle elle est venue le voir, lui parmi tant d’autres, le cœur visiblement fragilisé. « Rien d’important, Jo. » Comme un enfant à qui on refuse l’exposition à la vie d’adulte, Joseph souffle tout son air par ses narines et croises ses bras sur sa poitrine, portant son regard vers l’horizon tranquille. Il n’insistera pas davantage. Elle n’a peut-être pas encore trouvé les mots à utiliser. Ou alors, elle ne veut simplement pas qu’il l’aide, inconsciemment. Il la laisse seule sur son banc. Elle ne l’a pas encore invité à se joindre à elle. Pas réellement. Ils pourront seulement partager les paysages qui ont bâtis leur enfance. L’eau qui coule dans ce large fleuve a la même saveur que celle qui se tortille entre les rochers de la rivière, localisée un peu plus haut. Joseph connait bien le coin, la semelle de ses chaussures a gratté tous sols de la ville et de ses parcs. Comment pourrait-il oublier cette vue, la même qu’il avait lorsqu’il a laissé Olivia lui tourner les talons sans lui donner de raisons ? « C’est ce qui s’est passé ce jour-là ? » Ses dents viennent chercher la chair à mordre et s’attaque à sa lèvre inférieure. Il garde ses yeux rivés là où la silhouette assise d’Olivia ne sculpte pas le paysage. Il n’a peut-être pas employé les mots les plus doux mais ce sont ceux qui se sont naturellement frayé un chemin hors de sa bouche. Joseph ne passe jamais par quatre chemins. Son honnêteté n’a d’égal que sa volonté de recréer ce lien si précieux qu’il avait avec Olivia avant que la tornade ne passe. Ils ont pris de la maturité, sont-ils encore obligés de jouer au jeu du chat et de la souris ? Elle n’est pas qu’une policière, il n’est pas qu’un criminel. Ils possèdent autant de couches que les oignons, que les… humains. « Ne fais pas semblant d’être surprise. Tu le pensais certainement, toi aussi. » Il commence. Aussi jeune, il ne pouvait pas se permettre la moindre erreur dans ce gang tout nouveau pour lui. Quand on lui avait collé de la cocaïne dans le fond du nez la première fois, il a compris que personne ne riait ici. Les menaces ne restaient pas que des menaces. « Une policière et un criminel. On aurait dit le mauvais scénario d’un film vu et revu. Seulement, dans la vraie vie, ceux qui signent de leur sang n’ont pas de deuxième chance. » Il hausse les épaules, nourrissant ses poumons d’un air de plus en plus difficile à inspirer. « Tu es partie pour nous protéger tous les deux, pas vrai ? J’ai insisté pour qu’on se revoie mais tu savais que ce ne serait pas si facile. » Ses yeux s’ancrent au sol. « J’serais probablement mort si tu n’avais pas pris la décision de tourner les talons. J’étais le petit nouveau, le plus susceptible de se faire enterrer dans la cour arrière, à travers les carottes et les navets, sans que plus jamais personne ne se souvienne de mon nom. » Il a le droit d’en parler. Les manthas ne sont plus. Et, aussi ironique que cela puisse paraître, ça lui faisait du bien de partager ce genre de détail avec une personne qui pourrait l’emmener au commissariat sans demander son avis. Mais, si elle l’a choisi, lui, pour s’évader le temps d’une soirée, c’est parce qu’elle lui fait confiance. « On ne voulait pas s’oublier mais on devait le faire. Tu l’sais autant que moi. » Il termine en trouvant enfant le courage de plonger ses billes bleues dans les siennes, alors qu’il vient enfin trouver sa place près d’elle, sur le banc du parc. Et, enfin, Olivia s’ouvre à lui et il comprend le rôle qu’il a joué dans cette séparation. Il était là au mauvais moment. Ça aurait pu être n’importe qui mais c’est tombé sur celui qui avait envie de revoir son amie maintenant qu’ils n’étaient plus que simple chat, simple souris. « Trop tard, c’est ce qu’il dirait. Plus on laisse passer le temps, moins on a l’impression d’avoir le droit de rattraper quoique ce soit. » Un instant, Joseph plisse le regard, sceptique. Il ne réfléchit pas à ses mots mais plutôt à la raison pour laquelle elle le choisit, lui, pour en discuter, alors qu’il lui a expliqué très récemment qu’il ne connaissait rien en la matière. S’attend-elle à ce qu’il lui donne son véritable avis sur la question ? Elle risque d’être surprise. « Alors tourne la page. Si tu n’as plus le droit de rien rattraper, pourquoi tu essayes de te battre ? » Ce sont ses mots, pas les siens. Il veut simplement voir sa réaction si une offre différente lui est présentée. Elle pourrait recommencer du début. Faire un trait sur cette ancienne vie. Elle pourrait. Mais aurait-elle le courage de faire ce que ceux qui n’ont rien à perdre font tous les jours ?