Chambre 318. C’est la seule chose qu’on a bien pu s’entendre dire. Quand j’ai lu le message de Lucia à Matt, quand on est arrivés à l’hôpital et qu’on nous a demandé ce qu’on venait y chercher. Chercher, ah, la blague. On y est habitués aux couloirs de l’endroit. C’est un étage plus bas où Noah a passé trois longues années à entrer comme à sortir de l’établissement au fil des diagnostics et des examens qui n’étaient jamais de notre côté. C’est un étage plus haut que Sloan est né, il y a deux mois et des poussières. C’est quatre portes d’un sens et six de l’autre que Jill était allongée, quand elle a abusé des cachets l’an dernier. Chambre 318. On a toujours dit Swann et moi qu’on était des jumeaux séparés à la naissance. On pense pareil, on parle pareil. Les mêmes blagues nous font rire, les mêmes épisodes de Doctor Who nous font réfléchir. Les mêmes démons nous parlent aussi. Ils m’avaient attribué la chambre 320, à Londres. On aurait été voisins.

Lucia n’est pas à nous attendre dans le couloir, et m’en faire la remarque est complètement ridicule. Ma main dans celle de Matt ne se resserre même pas, lorsqu’on voit les chiffres défiler jusqu’à ce que ce soit celui associé à la chambre de notre frère. Il s’est fait du mal, il voulait se faire mal, il a mal, il est mal, il il il il il. Les mots de Lucia se mélangent dans ma tête, son message que j’ai tantôt appris par cœur et qui maintenant fait défaut. C’était pas censé se reproduire. C’était censé être du passé, c’était censé être là-bas et jamais ici. C’était en Angleterre qu’on allait pas bien, qu’on étouffait de l’intérieur. Pas à Brisbane, jamais ici. Ici tout allait bien, ici on se promettait que rien ne nous atteindrait, ici on était plus fort parce qu’on était tous ensembles. Ici Swann était en sécurité, comme moi, on était protégés. Matt jouait le quarterback, Jill la maman ours. Rien ne pouvait nous faire du mal parce qu’on s’était promis qu’ici tout irait bien et continue de te le répéter Ginny, un jour tu y croiras peut-être.

Tout allait bien. Il venait d’adopter un chien. Il aimait Lucia, elle laissait son pyjama chez lui. Il pouvait pas venir avec nous le soir où on est allés s’improviser fans de jazz, il avait autre chose à faire. Est-ce que c’était ça, ce qu’il avait à faire? Pourquoi est-ce que je parle de lui au passé? Chambre 318. On y est. Sans même me poser la moindre question, je toque du revers des jointures. Deux coups, trois autres, un code qu’on s’est inventé un jeudi soir perdu dans notre historique pour s’ajouter une inside joke de plus à travers toutes celles qu’on s’est listées à deux durant les dernières courtes années pour rattraper celles qu’on nous a volées. Personne ne vient répondre, je ne m’y attendais pas non plus. Ils sont collés l’un à l’autre, dans un lit qui me donne l’impression d’être immense tant leurs silhouettes se confondent. Matt se mord l’intérieur de la joue avant d’entrer. Je sais à quoi il pense, j’y pense aussi. Quand mes lèvres se posent sur sa joue, c’est un Il va bien. que je chuchote à l’oreille de mon aîné.

Un pas, un autre dans la chambre. Et lorsque les deux têtes blondes réalisent qu’on est arrivés, les seuls mots qui franchissent mes lèvres en sont d’aussi stupides que prévisibles. « J’ai pris tous les Tim tam que je pouvais, dans la machine distributrice. » l’ironie, quand on a tous le ventre noué.


   
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Les explications n’ont pas été optimales, elles s'éclaircissent justement pas assez de choses et pourtant c’est tout ce dont il est capable pour le moment. Swann a réellement fait du mieux qu’il peut avec Lucia alors que sa priorité était de sécher ses larmes et tenter de la faire sourire à nouveau ; sa propre histoire appartient au passé, elle n’a donc aucune sorte d’importance. Il s’est pourtant senti bien mieux à l’instant même où elle s’est posée contre lui dans son lit, il ne cherche pas à le cacher. Sa présence en elle-même est tout ce qu’il y a de bon et il ne veut pas avoir à se demander ce à quoi son réveil aurait ressemblé sans la blonde à ses côtés. Elle est là et elle le restera, c’est une certitude qui lui réchauffe le cœur et le laisse apercevoir un peu d’espoir pour demain. Ils se multiplient dès lors qu’il repense à toutes ces idées qu’ils ont abordé pour leur lendemain, entre la maison et les envies de se poser davantage, réellement, officiellement.

Son bras posé derrière la nuque de la jeune femme, il garde sa main posée dans la sienne, son visage endormi contre ses mèches blondes. Les médecins ne font que lui rappeler qu’il a besoin de repos, encore et toujours, et ce dernier le rappelle à lui rapidement sans crier gare. Il ne fait qu’espérer qu’il en est de même pour elle et qu’il pourra sentir ses muscles se détendre à un moment ou à un autre. Et s’il la sent bouger, il souhaite simplement que ce soit pour aller grignoter une des barres de céréales ramenées par Lily. Pour la première fois depuis longtemps, il ne bouge pas le moins du monde. Pour la première fois depuis longtemps, il n’est même pas en train de rêver des futures recettes abracadabrantesques qu’il pourrait tester. Pour la première fois depuis longtemps, aussi, il ne se sent pas pleinement bien auprès de Lucia sans que cela n’ait pourtant rien à voir avec la jeune femme elle-même, au contraire. Au moins, ce n’est pas la raison même de son hospitalisation qui le fait souffrir. Les tissus, ça se répare.

L’anglais perd la notion du temps entre deux moments assoupis et se réveille toujours avec le maigre espoir d’être dans un autre endroit. De toutes les sensations, c’est toujours celle de l’aiguille enfoncée dans le dos de sa main qui le ramène le plus tôt à la réalité. C’est ironique, quand on sait que c’est sûrement le cadet de ses soucis. Cette fois-ci, ce sont en prime les chuchotements de Ginny et Matt qui se mêlent à l’équation de l’hôpital. Tout était plus simple quand il pouvait parler d’eux sous le simple nom de “fratrie”. « J’ai pris tous les Tim tam que je pouvais, dans la machine distributrice. » La plus jeune parle et il laisse se poser des yeux fatigués sur celui qui reste encore muet. Il fait du mieux qu’il peut pour sourire doucement et tenter de les rassurer - c’est sûrement vain. “Je te les échange contre le meilleur gobelet d’eau que t’as jamais goûté de toute ta vie.” Il ne sait même plus si on lui a déjà proposé un repas, mais il sait déjà que rien ne peut être comparé à des Tim tam. Ginny devrait vraiment s’occuper des menus ici. “Vous avez grillé combien de feux rouge ?” Ils sont inquiets, c’est évident. En parlant, il souhaite simplement leur prouver et leur assurer que tout va bien, en témoigne le baiser qu’il dépose contre la tempe de Lucia, une fois de plus.

« J’ai pris tous les Tim tam que je pouvais, dans la machine distributrice. » je sais pas comment elle fait. Je sais foutument pas où elle va puiser la force de dire quelque chose, aussi niais soit-il, quand y’a notre frère d’allongé là, les pansements sur ses poignets qui spoilent la fin du film avant même qu’on ait rejoint la file d’attente s’allongeant devant le cinéma. “Je te les échange contre le meilleur gobelet d’eau que t’as jamais goûté de toute ta vie.” et lui il lui répond, et lui il l’encourage. Il arrive même pas à respirer convenablement, il a l’air de prendre toutes les forces qu’il lui reste pour embrasser la tempe de Lucia et faut que tu dises quelque chose Matt, tout le monde te regarde et en fait personne me regarde mais Swann le fait et pour l’heure il est mon monde.

On a grillé aucun feu rouge parce qu’entre le DBD et ici j’ai même pas conscience d’avoir conduit ma voiture. Pour peu j’aurais pu être endormi ou bourré au volant que le résultat aurait été le même et que le brouillard entre le texto reçu de Lucia et notre arrivée à l’hôpital est opaque. Le silence l’est, aussi, quand ce n’est que le bruit des pas des gens au bordures des couloirs qui résonnent contre les parois de la chambre à la porte de nouveau close. Les machines aussi, mais si vous saviez à quel point j’en ai rien à battre de leur mélodie électronique. L’unique preuve que mon frère est encore en vie se déporte sous mes yeux et c’est la seule chose dont j’ai besoin. N’est-ce pas? Non. C’est pas suffisant. Et je sais pas de quoi j’ai besoin. Que Lucia parte avec Ginny, que je puisse lui parler. Qu’on m’ignore, qu’ils fassent leur vie et que je reste dans un coin de la pièce à attendre je sais pas quoi mais à être patient pour ça. Qu’on me donne son dossier, que je vois là où j’ai manqué le moindre signe, le moindre détail. Qu’on me gueule dessus, qu’on soit enragé contre moi, qu’on me reproche les causes et les conséquences et l’issue. Qu’on me dise que j’ai tout fait tout bon, que c’est pas ma faute, que c’est la faute de personne. Je sais pas, rien de rien, ni le début comme la fin.

Le baiser de Ginny sur ma joue brûle encore même s’il date, je la déteste d’être capable de si facilement faire comme si tout allait quand rien ne va. C’est un art d’être aussi hypocrite qu’elle et ça la rattrapera au revers, c’est pas vrai que ça lui fait rien. C’est pas vrai qu’elle se rappelle pas Londres, c’est pas vrai qu’on en est encore là et c’est pas vrai que – parle Matt, dis quelque chose. « Ils ont dit tu devais rester ici combien de temps encore ou vous savez pas? » c’est pas tout à fait ça, mais on va faire avec.

sirens flicker around your head
Lucia Whitemore & McGraths

« J’ai pris tous les Tim tam que je pouvais, dans la machine distributrice. » C’est la voix de la cadette qui trouble notre demi sommeil. C’est elle qui vient faire éclater notre bulle de non dits et, si d’ordinaire je choisirais d’être seule avec Swann dans toutes les circonstances, je suis soulagée de les voir débarquer. Pas parce que je ressens une gêne à ses côtés. Pas parce que nous n’arrivons pas à communiquer. Pas parce que je lui en veux d’avoir fait ce qu’il a fait, j’en suis tout bonnement incapable.

Non, parce que j’ai peur de ne pas être assez.

Je n’ai pas été assez pour retenir sa main après tout. J’ai besoin d’eux parce qu’il a besoin d’eux. J’ai besoin d’eux parce qu’une part de moi est persuadée que, malgré ses récentes découvertes, c’est avec eux qu’il se sent le mieux, ils sont sa famille et sa planche de salut. J’aurais aimé être investie de ce rôle, mais je partage le fardeau sans rancoeur et sans amertume. « Je te les échange contre le meilleur gobelet d’eau que t’as jamais goûté de toute ta vie. » Les Tim tam. Chocolat, enrobé dans du chocolat avec une soupçon de chocolat. Je me serais jetée dessus en temps normal mais je n’ai même pas touché aux barres de céréales déposées par la femme de Matt, Matt dont je croise le regard, Matt qui arrive bien moins bien à faire semblant que la brune. Matt qui est bouleversé et ça se voit. « Ils ont dit tu devais rester ici combien de temps encore ou vous savez pas ? » Le début de la question est pour Swann, la fin pour nous et non sans une hésitation je me permets de répondre en serrant la main du blond à l’intérieur de la mienne. « Ils sont pas encore venus nous voir ce matin. » Depuis qu’il est réveillé nous n’avons eu de la visite que de la part des infirmières, pour changer ses perfusions ou vérifier je ne sais quoi. « Et ils m’ont pas dit grand chose hier soir et cette nuit... » Ils se sont occupés de Swann en m’abandonnant dans un coin, parce que c’est lui qui avait besoin d’eux. « Lily m’a dit que tu allais devoir passer quelques jours en observation, et voir… Différents médecins. » Je m’adresse à lui à présent puisque c’est insultant de parler de lui à la troisième personne, comme s’il n’était pas là, mais mon regard alterne entre le brun et le blond. Différents médecins. Des psychiatres, mais je n’ose pas le dire à voix haute et, à la place, je dépose ma tête dans le creux de son épaule.

« Je te les échange contre le meilleur gobelet d’eau que t’as jamais goûté de toute ta vie. »
« Ils ont dit tu devais rester ici combien de temps encore ou vous savez pas ? »

À la douceur de Swann se casse la voix sérieuse, bien trop sérieuse de Matt. J’ai senti sa mâchoire se serrer quand j’ai embrassé sa joue, j’ai entendu ses dizaines de soupirs retenus mais pas assez entre notre arrivée et maintenant. L’un gère trop et l’autre gère rien, et entre les deux j’ai l’impression que Lucia et moi allons finir par – les détails, Ginny, pense qu’aux détails. « Ils sont pas encore venus nous voir ce matin. » j’hoche doucement de la tête, les emballages toujours entre mes mains qui grincent, le papier ciré qui trahit. J’ai mémorisé chaque détail de l’étiquette pour ne pas avoir à mémoriser ceux des pansements autour des poignets de Swann, ceux des écrans qui confirment qu’il est toujours là. « Et ils m’ont pas dit grand chose hier soir et cette nuit... » « Habituellement, ils- » habituellement quoi, Ginny? T’as ton abonnement à la carte, tu sais ce qui se passe parce que c’en est devenu une routine? T’es celle avec le plus de référents et de jurisprudence? « Lily m’a dit que tu allais devoir passer quelques jours en observation, et voir… Différents médecins. » « -oui, voilà. » ça allait mieux, quand mes yeux ne remontaient que vaguement vers eux pour finir par dériver vers les desserts chocolatés qu’on en finit plus de snober.

Et ça ira mieux aussi quand je me serai donné une autre utilité. Les médecins n’ont probablement pas encore mis le pied dans la chambre pour des raisons qui leur appartiennent, peut-être même que ça devrai se compter en heures avant qu’ils ne repassent, encore plus avant qu’ils ne lui donnent son congé. Habituellement, on attend. Habituellement, on regarde le plafond, on patiente, on est seul avec soi-même et il n’y a logiquement rien de pire à mes yeux. Personne ne veut attendre quand on émerge de ces moments-là. Y réfléchir et ressasser fait mal même si on est anesthésiés. « Ce sont mes livres préférés, avec Gris dans le titre. » mon sac à dos trois fois trop lourd (donc de poids normal) fini au bout du lit, quand je laisse Matt quelques pas derrière moi pour me rapprocher d’eux. Si j'avais pas trouvé une catégorie pour sélectionner parmi mes livres préférés, j’aurais dû louer une caravane en entier pour tous les lui apporter. Là, c’est un filtre de choix qui fera sourire qui que ce soit, vu qu’il est inspiré de sa couleur préférée. « Sauf Fifty Shades of Grey, je l’ai prêté à Matt déjà et il l’a pas fini… » un blague que je juge presque drôle, une moquerie qui n'en a que le nom pour espérer faire redescendre les épaules tendues de l'aîné. Espérer.

Le regard de Matt est la pire des douleurs. Il ne rigole pas, il ne sourit pas, il ne dit même absolument rien. Il a le visage fermé et les yeux plus noirs que jamais. Swann se sent mal et il sait que ce n’est pas un effet secondaire d’aucun médicament. Lucia est là, Ginny est là, mais pour son grand-frère ce n’est pas pareil. Il ne l’est que physiquement. Son esprit n’y est pas et il n’y a même pas besoin de le connaître pour s’en rendre compte. Pour la première fois depuis toujours, il n’est pas du côté de son petit frère et c’est assez pour que ce dernier ne sache soudainement plus comment sourire. Il s’attend à une salve de reproches et à d’autres questions rhétoriques qui n’auraient que pour objectif de lui faire comprendre à quel point il a été stupide. Il le mériterait sans doute, mais c’est la dernière chose qu’il a envie et besoin d’entendre. Ginny l’embrasse lui ; le cadet en fait de même avec sa petite amie sans même s’en rendre compte. Maintenant il a besoin d’une blague, d’une connerie, d’une remarque inutile. Peu importe, tout ou n’importe quoi. « Ils ont dit tu devais rester ici combien de temps encore ou vous savez pas? » N’importe quoi qui lui fasse oublier où ils se trouvent. S’il a déjà été incapable d’en parler avec Lucia, rien ne s’est amélioré en quelques heures à peine. L’anglais prend une longue inspiration, laquelle lui coûte plusieurs soubresauts silencieux.

Lucia serre sa main contre la sienne en même temps qu’elle répond à son aîné. Tant mieux. Lui n’en aurait pas été capable, autant parce qu’il déteste ne pas pouvoir lui répondre avec précision que parce qu’il n’a tout simplement pas envie de lui parler. Pas de ça et pas maintenant. Elle est douce et délicate, répond ce qu’elle peut, ne soulève aucune interrogation supplémentaire. Le blond acquiesce doucement lorsqu’elle explique vaguement de quoi seront faits les jours à venir. Même si elle pose ses yeux sur lui, il a l’impression que tout ceci est la vie d’un autre : il n’a pas besoin de tant d’attention de la part du personnel hospitalier, il se porte bien, c’est promis. Tout n’est dû qu’aux médicaments qu’on lui a donnés et dont il n’a pas l’habitude. Il y a des explications à tout et elles ne sont pas celles qu’ils pensent tous.

Ses yeux n’ont toujours pas lâché Matt lorsque Ginny se rapproche du lit, ils ne le quittent pas non plus lorsqu’elle déverse tout le contenu de son sac sur ses pieds. Il attend encore qu’il dise autre chose, mais rien ne vient. La cadette est la seule des deux à parler, c’est donc vers elle qu’il dépose de nouveau son attention, conscient de tous les efforts dont elle use pour en arriver là. « Ce sont mes livres préférés, avec Gris dans le titre. » Le sourire est franc, il arrive aussitôt. Une telle idée ne peut bien évidemment émaner que de son esprit artistique alors que n’importe qui d’autre lui aurait ramené un jeu, un magazine, un abonnement à Netflix ou n’importe quelle autre connerie impersonnelle - là encore, pourtant, il en aurait été tout de même heureux. Le gris est pourtant sa couleur préférée et elle le sait parfaitement, tout comme elle sait qu’il va devoir prendre des jours de congés (et prévenir Martin, merde) et qu’il aura du temps à tuer. « Sauf Fifty Shades of Grey, je l’ai prêté à Matt déjà et il l’a pas fini… » - “C’est pour ça que ça fait deux ans qu’il me dit qu’il oublie de me passer le livre, en fait il est toujours en train de l’annoter.” La réponse est ironique, elle se veut drôle, elle se veut joyeuse et surtout elle se veut très loin de l’environnement de l’hôpital. Pourtant, Swann parle de son frère à la troisième personne comme s’il n’était même pas là, il le fait payer sans même en connaître exactement les raisons lui-même. Adulte en manque d’attention, il demande désormais celle de son seul frère, pour le temps durant lequel il peut encore le considérer comme tel. “Merci.” L’anglais reprend, enfin, avec une sincérité non feinte.

Le visage de Swann glisse contre le coussin rêche, passé trop de fois déjà par la case "lavage". Cela ne l'empêche pas de retrouver les yeux de son aîné, se sentant déjà coupable de la plus grande trahison qui soit. Le démon sur son épaule sait comment rendre la situation à un niveau semblable à "atroce" et "horrible" combinés mais l'ange, lui, peine bien plus à lui expliquer comment calmer l'ambiance pesante dont il est le seul fautif. "J'aurai le droit d'imaginer un cocktail personnalisé avec un jeu de mot avec "gris" ?" Son sourire est sincère mais il n'a pourtant jamais été aussi peu sûr de lui, craignant à tout instant d'être rejeté et incapable de savoir comment s'en relever si jamais l'attaque venait de lui. "Ou même un thé, c'est bien aussi un thé."

« Ce sont mes livres préférés, avec Gris dans le titre. »
« Sauf Fifty Shades of Grey, je l’ai prêté à Matt déjà et il l’a pas fini… »
“C’est pour ça que ça fait deux ans qu’il me dit qu’il oublie de me passer le livre, en fait il est toujours en train de l’annoter.”
“Merci.”

À quel point j’en ai rien à foutre de leurs livres, des couleurs préférées de qui, de leur classement à la bibliothèque, ou du fait qu’ils parlent de moi comme si j’étais pas là, m’associant à des menottes et à des fouets et à des – pourquoi Swann me regarde? Oh, parce que j’arrête pas de le regarder moi aussi. Ginny s’est avancée vers lui, elle qui est la plus hypocrite d’entre nous tous. C’est pas normal qu’elle soit capable de tenir aussi bien aussi droite, c’est pas normal qu’elle arrive à faire des blagues et qu’elle lui lâche même deux trois sourires. C’est pas normal qu’elle ait pas les souvenirs de Londres qui lui reviennent en travers de la gorge à chaque nouvelle inspiration de produits chimiques et autres médicaments qui embaument la pièce. C’est pas sain qu’ils soient deux, deux sur quatre à avoir eu envie de crever ; et c’est pas sain que je les ai laissés faire.

"J'aurai le droit d'imaginer un cocktail personnalisé avec un jeu de mot avec "gris" ?" me parle pas, me parle pas Swann parce que je saurai pas par où aller et comment le faire, comme si j’étais capable d’aller vers là où t’as envie. À mes pieds qui s’ancrent dans le linoléum de la chambre s’ajoutent mes iris qui font la même dans les siens. Une inspiration, une expiration, je sais pas si c’est lui qui soupire ou si c’est moi, en soit ça pourrait même être les filles que je serais pas étonné de voir à quel point je donne rien depuis que je suis entré. "Ou même un thé, c'est bien aussi un thé.” j’y arrive pas. J’arrive pas à voir autre chose que ses foutus bandages même s’ils se confondent avec sa peau blanchâtre. J’arrive pas à voir ce qu’il y a en-dessous aussi, même si ça fait aucun putain de sens parce qu’ils font un boulot impeccable ici à tout cacher comme si de rien était. Y’a des gens qui se sont cassé un bras, d’autres la jambe. Des types qui sont là pour des opérations mineures, d’autres qui font des allergies honteuses et qui ont besoin de leur p’tit fix de médicaments. Lui, il devrait pas être traité comme n'importe qui, lui il devrait pas être laissé là en mode oh non mais il est malade mais ça passera, c’est que physique, il est mal tombé, il sait pas comment manipuler son rasoir, il s’est maladroitement coupé en regardant ailleurs.

Faut que je me racle la gorge tellement j’ai pas été capable de dire le moindre mot depuis une minute ou des heures j’sais pas j'sais plus. « Est-ce que vous pouvez nous laisser seuls. » Ginny opposera pas de résistance, et si c’est le cas un seul coup d’œil devrait la remettre à sa place. Lucia sera sûrement plus compliquée à faire sortir de la chambre, c’est pourquoi j’ajoute la suite avec la voix la plus douce que je suis capable de lui livrer. « S’il-vous-plaît? Cinq minutes. »

sirens flicker around your head
Lucia Whitemore & McGraths

« Ce sont mes livres préférés, avec Gris dans le titre. Sauf Fifty Shades of Grey, je l’ai prêté à Matt déjà et il l’a pas fini… »
« C’est pour ça que ça fait deux ans qu’il me dit qu’il oublie de me passer le livre, en fait il est toujours en train de l’annoter. »

Je les écoute parler de livres et j’ai l’impression de ne pas évoluer dans le même univers qu’eux. Je les écoute parler de livre et j’ai presque l’impression qu’on est tous les quatre au DBD, que Charlie va pousser la porter du bar pour venir s’installer avec nous sur l’une des tables - une avec une banquette et des coussins, forcément - que Deklan va se foutre de notre gueule parce qu’on est plus des employés du bar pour la majorité d’entre nous, que Matt va passer derrière le bar pour nous préparer les boissons et que tout le monde parlera de tout et de rien. Une après midi normale, en somme. Sauf qu’on est pas au DBD, que Swann est allongé dans un lit d'hôpital et qu’on m’a donné des vêtements assortis au sien parce que les miens étaient pleins de sang. Sauf que Ginny a beau donner le change, elle est livide et que Matt me fait presque peur pour la première fois depuis que je le connais. Matt est drôle, Matt est l’archétype du pote de soirée qui a toujours un sourire accroché sur les lèvres, Matt est le genre qui donne jamais l’impression d’être dérangé par quoi que ce soit. Mais quand il regarde dans notre direction, quand il regarde Swann, je me sens presque à une place qui n’est pas la mienne.

« J'aurai le droit d'imaginer un cocktail personnalisé avec un jeu de mot avec "gris" ? Ou même un thé, c'est bien aussi un thé. »

Oh il essaye Swann. Il ressent certainement les même choses que moi, il l’a capté le regard glacial de son frère qui a à peine décroché un mot depuis qu’ils sont entrés dans la pièce et il essaye de détourner la conversation, de le pousser à parler, de faire en sorte qu’il fasse autre chose que le fixer et fixer ses pansements. Le brun ne répond pas et j’ai mal au cœur pour mon petit ami. Je sais qu’il doit se sentir minable, je sais aussi que depuis Londres il remet tout en question et que l’attitude de Matt aujourd’hui ne doit pas aider. J’aurais voulu qu’il le prenne dans ses bras. J’aurais voulu qu’il lui dise qu’il l’aime et qu’il a eu peur pour lui. J’aurais voulu qu’il l’appelle mon frère une demie douzaine de fois pour panser les blessures du blond. « Est-ce que vous pouvez nous laisser seuls. » Sauf qu’à la place, il nous congédie. A la place, il me congédie, puisqu’une part de moi reste persuadée que de demander à Ginny de me suivre n’est qu’un prétexte pour que je ne me sente pas rejetée. Ils ont besoin d’être entre eux, ils ont besoin d’être en famille et ça devrait me sembler normal, ça ne devrait pas me pincer le coeur. « S’il-vous-plaît ? Cinq minutes. » C’est moi qu’il regarde quand il insiste, puisque je n’ai pas bougé. Évidemment que je n’ai pas bougé, je m’attendais à tout sauf à ça et je jette un regard à Swann pour savoir ce que lui veut. Je manque de caractère, je ne pourrais pas affronter un poussin à peine sorti de son œuf pourtant si Swann me demandait de rester j’affronterai le regard de Matt en ayant envie intérieurement de pleurer. Mais mon petit ami m’adresse un signe de la tête censé me rassurer et pose à nouveau un baiser sur ma tempe. Doucement, j’embrasse sa joue pour glisser à son oreille que « Je suis juste à côté. » Avant de me dégager doucement de son étreinte.

En posant les deux pieds au sol je jette un premier coup d'œil à ma blouse d'hôpital et au pantalon prêté par Lily, et un second à Ginny. Elle, elle pose une main sur mon épaule et je me sens tout de suite un peu mieux. La porte qui se referme sur la chambre fait renaître mes angoisse, comme s’il allait arriver quelque chose à Swann parce que je ne l’ai plus en visuel. Alors je m’adosse au mur juste à côté, parce que je suis pas capable d’aller plus loin. « Est-ce que Matt m’en veut ? » Oh boy.

Il a suffi d’un appel, un seul pour que cette journée devienne un véritable enfer. Les jumeaux étaient chez elle quand elle a décroché son téléphone pour répondre à Matt. Elle pouvait imaginer une tonne de choses, mais jamais elle n’aurait pu penser qu’il l’appelerait pour qu’elle passe à l’hôpital. Elle déteste cet endroit, pourtant, elle n’a pas hésité une seule seconde avant de chercher comment s’y rendre. Elle a hésité un long moment, se demandant si c’était une bonne idée de ramener les deux bébés à l’hôpital, ça aurait pu redonner le sourire à Swann. Mais elle s’est résolue à les déposer chez Bailey qui travaillait à la maison aujourd’hui. Elle les a déposé, et elle est partie pour l’hôpital.

Elle ne sait pas depuis combien de temps elle est devant l’hôpital. Elle ne cesse de se répéter qu’elle déteste cet endroit, mais elle refuse de rester loin de Swann jusqu’à ce qu’il sorte. Elle a besoin de s’assurer qu’il va bien, ou du moins, qu’il est vivant. Il a failli mourir, et elle a encore du mal à le réaliser. Elle ne sait pas où sont Matt et Ginny, pourtant elle pourrait parier qu’ils sont arrivés à l’hôpital bien avant elle. Ils sont comme ça les McGrath, ils sont là les uns pour les autres. Parce qu’ils connaissent tous les mêmes problèmes. Ils sont déjà tous passés par cette étape là, le moment où ils ont eu envie de mettre fin à leurs jours. Pourquoi ils sont tous comme ça ? Pourquoi leurs vies sont aussi compliquées ? Swann ne mérite pas ça, il ne mérite pas de souffrir au point de se vider de son sang dans sa propre salle de bain. Elle ne sait même pas comment elle va réagir. Elle a envie de lui hurler dessus pour lui avoir fait une peur pareille, le prendre dans ses bras parce qu’elle n’aurait pas accepté de le perdre.

Malheureusement, elle connait très bien cet hôpital. Elle donne le nom de Swann et ses pieds trouvent le bon chemin du premier coup. Son coeur s’emballe, sa respiration s’accélère. Et s’il n’allait pas aussi bien que Matt l’avait dit au téléphone ? Elle connait son frère, il aurait très bien pu enjoliver les choses pour qu’elle s’inquiète le moins possible. Elle ne pensait pas tomber sur Ginny et Lucia devant la porte fermée. Elle fronce les sourcils, où est Matt ? Pourquoi elles sont toutes les deux enfermées à l’extérieur ? Elle panique, mais elle tente de ne rien montrer. Elle les interrompt dans leur conversation. “Pourquoi vous êtes là ? Il va bien ?” Non bien sûr qu’il ne va pas bien, mais elle a besoin de savoir où il en est, elle aimerait pouvoir le voir mais elle sent qu’elle doit laisser cette porte fermée. Elle ne parle qu’à Ginny pour le moment, elle la regarde dans les yeux, elle sait que sa soeur ne peut pas lui mentir. “Tu sais pourquoi ?” Là aussi, elle connait encore la réponse. Personne ne sait pourquoi il a fait ça, et personne ne saura jamais. Ils ont tous leur jardin secret, et Swann ne déroge pas à la règle. Elle se tourne lentement vers Lucia, bien moins hostile que pour leur première rencontre. Elle ne lui fait toujours pas confiance, elle ne sait pas si c’est une bonne personne pour son petit frère, personne n’est assez bien pour lui au goût de Jill. Il mérite tout le bonheur du monde, et elle n’est pas sûre que cette jeune femme soit capable de lui offrir tout ce dont il a besoin. “Tu… c’est toi qui l’as trouvé ?”      

« Est-ce que Matt m’en veut ? » oh, Lucia. Hors de la chambre, c’est aseptisé, c’est vide, rempli mais que d’inconnus. À ma tête qui se secoue de la négative s’ajoute ma paume qui se resserre sur la poignée de la porte, la fermant le plus doucement du monde pour laisser à mes frères tout le temps dont ils ont besoin. « Il t’en veut pas, il en veut à personne. » c’est à lui, qu’il en veut. Ça transpirait de chacun des pores de sa peau, même si ironiquement il était gelé. Matt se hait et Matt se déteste et Matt s’en voudra toute sa vie, à cause de moi, et maintenant à cause de Swann. La vérité, c’est que ce n’est que lui qui s’en veut, jamais on le tiendrait illogiquement responsable de quoi que ce soit.

J’allais rassurer Lucia comme Swann aurait voulu qu’elle le soit, j’allais lui proposer de faire des courses de fauteuils roulants dans les couloirs ou de sortir au jardin prendre l’air, mais voilà que Jill arrive d’un coup d’un seul. Matt lui a envoyé un message, je sais, je me souviens. Mais le connaissant, il est resté à l’essentiel. On ne dérive pas à ce genre de détails dans la famille. “Pourquoi vous êtes là ? Il va bien ?” « Il est réveillé. On attend le retour des médecins. » c’est pas à moi de dire qui va bien, qui va mal. Parce que la réponse serait atrocement piquante : personne ne se porte bien ici. Qui le pourrait?

Jill ignore Lucia, j’ose laisser dériver une de mes mains vers les siennes au cas où la blonde aurait besoin de sentir un contact – glacé, mais quand même – autre que celui du vent climatisé. “Tu sais pourquoi ?” non Ginny, ne va pas là. ne gratte pas les raisons, ne tombe pas vers les motifs, ne t’attardent pas aux – “Tu… c’est toi qui l’as trouvé ?” et elle me sauve la mise, mon aînée, quand elle répond à sa question sans réponse par une autre interrogation dérivée vers Lucia maintenant. Oh, Lucia. « Pancake est seul, à l’appartement? Si tu veux je peux aller m’assurer qu’il ait sa dose de câlins du jour. » leur chien reste mon seul et unique moyen de la distraire d’images qui ont dû lui briser le cœur, comme la briser tout court. Qu’elle reste ici, qu’elle s’assure que Swann sente son amour dans tous ses regards comme dans tous ses silences. Jill et moi, on s’occupera de tout.

« Est-ce que vous pouvez nous laisser seuls. » La réponse aurait dû consister en un “non”, si tout n’avait pas été si différent. Oh, si, bien sûr que Ginny et Lucia peuvent, mais aucune des deux n’en a réellement envie. Si on (ah, ah, si Matt) leur avait demandé si elles voulaient partir, la réponse aurait été sans appel : non, ferme et catégorique. Même sa petite amie qui n’aime pas se rebeller contre qui que ce soit aurait fait entendre sa voix ; et si elle ne l’avait pas fait, le blond s’en serait chargé, quand bien même entrer en guerre contre son frère est sans aucun doute la dernière chose dont il ait envie. « S’il-vous-plaît ? Cinq minutes. » Ce n’est jamais une bonne chose lorsque les McGrath usent et abusent de la politesse. Ce n’est qu’un indice de plus sur leur état général, entre mauvais et très mauvais. L’anglais sait qu’à la moindre excuse ou explication de Matt il comprendra tout et arrêtera de s’inventer une infinité de scénarios apocalyptiques mais il en reste encore incapable, là, couché dans son lit d’hôpital à la fois trop grand et trop étroit. Il resserre ses doigts contre la peau de Lucia une seconde, une seule, avant de décider de cesser d’être égoïste à ce point. Ils ont effectivement besoin de parler, en privé. Swann fera un résumé détaillé à sa petite-amie dès que l’occasion se présentera mais il ne veut pas qu’elle assiste à cette scène, peu importe la manière dont elle tournera.

Alors il hoche à peine de la tête, il y ajoute un sourire fatigué mais sincère, il replace une mèche de cheveux derrière son oreille et termine par un baiser contre sa tempe. Elle n’a pas à s’inquiéter pour lui, c’est au moins une certitude : le pire est derrière eux. La jeune femme répond par un baiser contre sa joue avant de se relever et de lui faire une dernière confession. « Je suis juste à côté. » A nouveau, un hochement de tête. "Je t'aime." Sa main la guide, elle reste posée dans son dos alors qu’elle se redresse. Son coup d'œil évite soigneusement Matt mais se pose au moins sur sa cadette, elle avec qui il chantait toutes les chansons du monde la veille encore avant de le faire. Il lui doit aussi des explications. Elles arriveront plus tard, quand la tempête prénommée Matt sera passée. Si elle passe.

sirens flicker around your head
Lucia Whitemore & McGraths

Le baiser que je dépose sur la joue de Swann signifie mille je t’aime et les mots qu’il m’adresse sans pudeur me donnent la force nécessaire pour me mettre debout et quitter les pièces. Mes jambes me portent à peine sans que je ne sois capable de savoir s’il convient d’incriminer la fatigue ou si c’est le traumatisme qui est en cause mais je ne me pose même pas la question : j’erre dans un état de semi réveil, je parviens à peine à donner le change. J’ai rongé mes ongles ras pendant toute la nuit, je les porte encore à ma bouche pour pallier à la nervosité qui grandit à l’idée de laisser les deux frères seuls en sachant ce que je sais mais n’ai pas le droit de dire. « Il t’en veut pas, il en veut à personne. » J’aimerais pouvoir coller mon oreille contre la porte et entendre ce qui se dit à l’intérieur, pas par curiosité déplacée mais bel et bien pour veiller aux intérêts de mon petit ami. J’aime Matt, mais je serais prête à me disputer avec lui s’il faisait du mal à Swann ou s’il lui faisait simplement mal au cœur. « Tu crois qu’il va lui dire quoi ? » Les coups d'œil que je jette vers la porte sont réguliers, pas même dissimulés. « C’est pas le moment de lui faire des reproches. » Mon coeur se serre à cette idée là : Swann souffre déjà assez de garder son secret.

« Pourquoi vous êtes là ? Il va bien ? »
« Il est réveillé. On attend le retour des médecins. »

Je repère à peine la brune qui arrive en trombe, elle ne me regarde pas et ne s’adresse pas à moi de toute façon, comme si j’étais transparente. Je laisse Ginny répondre, je laisse Ginny dire ce qu’elle aura envie de dire puisque je n’ai pas la force de reprendre le récit de hier soir et de cette nuit.

« Tu sais pourquoi ? »
« Tu… c’est toi qui l’as trouvé ? » Là, c'est à moi qu’elle s’adresse. Là, c’est moi qu’elle regarde droit dans les yeux en posant cette question et il me faut le temps de me reconnecter à la réalité pour la comprendre. Quelle importante qui l’a trouvé ? Quand elle demande pourquoi, cherche-t-elle à me mettre en cause ? Je le fais déjà assez pour deux, et c’est certainement ma propre culpabilité qui me pousse à imaginer que le brune pourrait me pointer du doigt, que Matt pourrait m’en vouloir et qu’on puisse me reprocher peut-être pas les actes de mon petit ami, mais de n’avoir rien vu venir. « Pancake est seul, à l’appartement? Si tu veux je peux aller m’assurer qu’il ait sa dose de câlins du jour. » La plus douce des deux détourne la conversation, et je ne répond à Jill que d’un hochement de tête avant de tourner mes yeux en direction de Ginny. Je n’ai pas la force de faire plus de toute façon, je n’ai pas la force de me rappeler d’hier soir, pas plus que de revivre l’attente de cette nuit ou le trajet en ambulance jusqu’ici. « Oui, il est tout seul. » Je pense au petit chiot et l’imaginer en train de tourner en rond sans trop comprendre, de renifler le sang ou de se sentir abandonner achève d’installer un profond mal être chez moi. « Et je… J’ai tout laissé comme ça. Je peux pas y retourner. » Je peux pas retourner nettoyer le sang, et je ne peux pas remettre un pied chez nous tant qu’il est encore là, partout dans la salle de bain et sur le trajet jusqu’à la sortie.

Jill arrive rapidement devant la porte de la chambre d’hôpital de Swann, et elle s’inquiète immédiatement lorsqu’elle remarque Ginny et Lucia qui attendent devant. Elle fronce les sourcils, s’imaginant déjà les pires scénarios possibles et imaginables. « Il est réveillé. On attend le retour des médecins. » Elle soupire de soulagement, il va bien, et il est réveillé. Elle a terriblement envie de le voir mais elle sait que ce n’est pas encore le moment. Matt ne va pas bien, et ils ont besoin de parler. Elle a ignoré Lucia pendant de très longues secondes. Elle avait besoin de se concentrer sur Ginny, sa famille compte plus que tout le reste, et Lucia n’en fait pas partie pour elle.

Elle se rend compte que c’est justement Lucia qui a trouvé Swann dans le pire des états, alors elle décide de lui accorder un peu de son attention. « Pancake est seul, à l’appartement? Si tu veux je peux aller m’assurer qu’il ait sa dose de câlins du jour. » Ginny répond à la place de la jeune femme mais Jill ne relève pas, elle n’est pas là pour s’engueuler ni pour que qui que ce soit se sente encore plus mal qu’il ne l’est déjà. Un regard échangé entre les deux soeurs et elle sait très bien qu’elles se rendront à l’appartement, mais pas seulement pour s’occuper du chien. « Oui, il est tout seul. » Jill hoche simplement la tête. « Et je… J’ai tout laissé comme ça. Je peux pas y retourner. » La McGrath pince les lèvres, et elle ne peut s’empêcher de penser que Lucia est bien trop fragile pour gérer un McGrath. Elle va mal, et ça se comprend. Les McGrath sont entourés de démons, et ça n’est pas près de changer, est ce qu’elle est réellement prête pour ça ? Jill est convaincu que non. Mais elle ne dira rien à Swann, pas tout de suite. Il n’a pas besoin de ça. “On ira.” Il n’y a pas de proposition ni de question, Ginny et Jill s’occuperont de tout nettoyer dès qu’elles sortiront de l’hôpital. Mais Jill ne compte pas partir tant qu’elle n’aura pas vu que Swann est éveillé et vivant.

Jill tourne comme un lion en cage, Lucia tremble. Les couloirs sont flous, les néons piquent, c’est impossible d’entendre les garçons de l’autre côté de la porte et je pense que c’est mon cœur qui bat contre mes tempes. Ou mes tempes qui battent contre ma cage thoracique. Je sais pas, je sais plus. J’ai jamais vraiment su. Ce que je sais, c’est que je dois m’occuper. M’occuper les doigts, les mains, la tête, les yeux. Que je dois trouver quelque chose à faire et vite, avant de sentir la boule de chaleur au creux de mon ventre menacer de remonter autant qu’elle n’avertit pas de rien, jamais. « Oui, il est tout seul. » j’hoche de la tête, désormais investie de la mission la plus importante du monde entier qui consiste à fuir. À quitter l’endroit pour bien pire, quoi que je n’y pense même pas. J’ai besoin de bouger, d’être en orbite, j’ai besoin de – de rien. D’absolument rien. Rien ne monte. Pas de boule de chaleur et pas de larmes. Rien.

« Et je… J’ai tout laissé comme ça. Je peux pas y retourner. »  "On ira.” ma sœur viendra, c’est au moins ça. Mais pour l’instant elle chambranle Jill – elle veut entrer dans la chambre, elle veut voir Swann, elle veut confirmer. Elle a besoin de preuves du pire comme du meilleur, elle a besoin de tangible et de concret et de solide, et j’ai peur que si un coup de vent s’immisce dans le couloir elle voit à quel point je suis la plus sordide des brindilles. Pourtant mes pieds s’ancrent au linoléum et mes yeux aux siens. Lucia a besoin de temps, tout devient relatif avec du temps. Jill a besoin de toucher, d’entendre, de sentir, ressentir. Et moi je ; j’ai besoin de bouger, de fuir. « On va s’occuper de tout ce qu'on peut. » que je finis par statuer, l’ironie derrière les mots stipulant qu’on peut y faire quoi que ce soit, qu’on en a la force ou les droits. Jamais je ne serai hypocrite au point de lui dire que tout va finir par s’arranger, mais au moins je sais que pour ce qu’elle nous délègue, elle peut être rassurée. « Je vais essayer de trouver un médecin.  » à commencer par une miette de bribe de quelque chose. Une date, une heure, une suite, un élément de la réponse. Oh, que je déteste la question.