Elle était plus énervante encore que d’habitude, dans ses messages. C’est rien, c’est bête, ce n’est qu’un détail et pourtant ça a mis la puce à l’oreille de Swann. Elle a mis une éternité avant de lui donner son numéro de chambre et a refusé de dire quoi que ce soit à propos de son état. Si elle peut au moins lui envoyer des sms, alors ça signifie qu’elle ne va pas si mal. Si elle passe plusieurs jours à l’hôpital, là, pourtant, ce n’est pas une bonne nouvelle. Même en mêlant les deux ensemble, l’anglais reste toujours incapable de savoir de quels maux elle souffre. Trop fière, la rousse ne lui dira rien. Secret médical oblige, s’il ne le découvre pas seul alors personne ne le fera à sa place. Déjà, il arrive à l’hôpital agacé, et gravit un à un les étages en resserrant ses doigts autour de la peluche enfantine achetée spécialement pour l’occasion. Au fond de sa gorge, une boule lui fait mal. Il s’inquiète sincèrement pour la jeune femme et elle le détesterait à cette simple idée. Elle est forte, indépendante, invincible, au dessus de tout et de tous et blah blah blah, il connaît le discours autant que ses yeux enflammés lorsqu’il aborde des sujets délicats avec la Parker.

Cette fois-ci, promis, il ne fait que lui apporter un ourson en peluche. Tout le monde aime ce genre de choses, n’est ce pas ? Une petite peluche avec ses oreilles rondes et son ventre qui l’est tout autant, c’est mignon à souhait. Ca plait autant aux enfants qu’aux adultes, c’est ce que lui a dit la vendeuse du magasin et il a hoché vivement de la tête avec un immense sourire. Depuis, il a eu le temps de se perdre des dizaines de fois entre les murs blancs et aseptisés de l’établissement. Il a retenu l’étage et le numéro de chambre, oui, il a simplement oublié le trajet indiqué par l’hôtesse d’accueil et s’est perdu entre une aile et une autre et - oh. Il est essoufflé lorsqu’il aperçoit enfin la bonne combinaison de numéros et ne se retient même pas de souffler de soulagement, sa main déjà posée contre la poignée de porte. “Excusez moi. C’est bien le service de traumatologie ici ?” Parce qu’ils seraient capables d’avoir donné des numéros de chambre identiques selon les différents services. Il s’attend à tout, quelque peu paranoïaque à l’idée de rentrer dans la chambre d’un parfait inconnu plutôt que celle d’une sorcière rousse en colère. "C'est pas que je suis perdu, c'est juste pour être sûr." Il est perdu au point de demander son chemin au premier venu, lequel n'est même pas membre du personnel hospitalier.

La crise d'angoisse le guette, alors il ferait bien de rentrer. Ariane est alitée depuis quelques jours déjà et Saül passe autant de temps qu'il peut à ses côtés. Il s'arrange toujours pour ne croiser personne et surtout pas les frères de la française. De toute façon, il emmènera bientôt cette dernière loin de l'Australie, là où personne ne viendra les emmerder. Là où ils seront bien, là où ils seront ensemble. Il y a autre chose que Saül doit assimiler. Ariane est enceinte. Il a beau en plaisanter, Saül ne sait pas encore comment accueillir la nouvelle. Avec beaucoup de joie, bien sûr, lui qui avait cessé espérer qu'un tel miracle se produise un jour, lui à qui on a interdit le bonheur d'être père pour de vrai, et pas seulement d'un enfant volé. Saül s'est depuis longtemps persuadé que ce bonheur là était réservé aux gens de bien, à ceux qui le méritent. Lui ne l'a visiblement jamais mérité - jusqu'à ce jour. L'homme d'affaires ressent aussi le poids des doutes et des questions qu'il n'ose pas poser à Ariane. Comment vont-ils faire ? Est-elle vraiment prête à devenir parent avec lui ? Veut-elle s'engager, elle aussi, alors qu'ils vivent dans le mensonge depuis plus d'un an déjà ? Autant de questions qui resteront sans réponses tant que Saül n'est pas prêt à les entendre. Pour l'instant, il se contente de s'asseoir à côté du lit d'Ariane pour lui tenir la main et pour lui décrire la maison qu'ils rejoindront bientôt.

La porte se referme doucement et Saül souffle un coup. Parce qu'elle est à l'hôpital et parce que tout le reste est lourd à gérer, l'italien ne passe que des nuits très courtes. En témoignent les cernes qu'il porte sous les yeux comme des boulets aux chevilles et ses coups de colère, encore plus fréquents que d'habitude. Ses collaborateurs doivent le trouver bien insupportables, plus que d'habitude. Quand Elise est tombée enceinte pour la première fois, c'était le contraire. Saül a passé quelques joyeuses semaines, avant que les résultats ne tombent. Et puis il y a eu les autres grossesses, toutes aussi infructueuses les unes que les autres. Lentement, Saül a perdu sa capacité à accueillir la nouvelle au profit de la nervosité qu'on lui connaît aujourd'hui.

Quand un type arrête Saül dans les couloirs, le premier réflexe de l'italien est de l'insulter en pensées. Rien ne permet à cet inconnu de l'interrompre dans la période de doute qui succède inévitablement le départ de la chambre d'Ariane. « Excusez moi. C’est bien le service de traumatologie ici ? » Il inspire un grand coup, Saül, pas assez patient pour expliquer à ce garçonnet comment trouver son chemin dans l'hôpital. « C'est pas que je suis perdu, c'est juste pour être sûr. » « J'ai une gueule de médecin ? » Non, certainement pas, dans son costume et avec sa coupe impeccable - ou presque, à quelques mèches dérangées par Ariane près. Bon, d'accord, le ton était peut-être un peu agressif. Il soupire encore, le quarantenaire. Ses yeux se posent sur l'ours en peluche tenu par l'homme qui se tient devant lui. « Le service pour les gamins, c'est pas là. C'est écrit sur les panneaux, là où vous voulez aller. Suffit de lire. » Son ton s'est un peu adouci, à peine. Lui aussi, il viendra dans le service pour les gamins. Il ne le sait pas encore, cependant.

Ils sont le jour et la nuit, l’un et l’autre, tant dans leur physique que dans leur attitude, qu’à peu près tout le reste. L’italien accueille l’anglais froidement, et deux nationalités différentes réunies sur une Terre qui n’est pas la leur, ça ressemble au début d’une mauvaise blague. L’un va finir par tomber de l’avion ou du bateau, selon les variantes, et autant dire que le blond espère autant que possible qu’il ne s’agira pas de sa petite personne. Il vient avec une offrande, ça devrait bien pouvoir apaiser les Dieux, non ? Il vient surtout empli de bonnes intentions, parce que c’est une chose dont il est toujours doté et ce peu importe le contexte. En face, pourtant, l’homme est aussi froid qu’un glacier et semble tout autant impénétrable. « J'ai une gueule de médecin ? » Non, il ressemble bien plus à un gorille de la sécurité. Il n’a pas le doigté de fin qu’ont tous les médecins, même ceux dans le genre de Swann. Il peut déjà l’assurer en un simple coup d’oeil. Ce n’est pas un reproche ni même quoi que ce soit pouvant aller dans ce sens ; seulement une remarque. “Je sais que je suis pas supposé répondre mais non, pas vraiment.” Il ne le prenait pas pour un homme en blouse blanche quoi qu’il en soit, alors il n’y a pas eu quiproquo, n’est ce pas ? Il est simplement sur la défensive, pour une raison ou pour une autre, cela ne regarde pas le McGrath.

Un gorille bien habillé, prêt à se rendre à un gala. A bien y repenser, c’est vrai qu’il ne ressemble pas à quoi que ce soit de connu et que ça attise la curiosité de l’anglais, qui se garde pourtant bien de poser davantage de questions. En face, on souffle et on lève les yeux, comme s’il était un gamin incapable d'effectuer une tâche simple et jouant avec la patience de ses parents. Rien de nouveau, donc. « Le service pour les gamins, c'est pas là. C'est écrit sur les panneaux, là où vous voulez aller. Suffit de lire. » Avec quelques mots supplémentaires, il en vient à déceler un accent prenant le pas sur l’américain de ses mots. Décidément, il y a bien trop de pays différents représentés et, faisant la somme des informations en sa possession, il en vient finalement à une conclusion qui ressemble beaucoup à un Eurêka. “Saül, pas vrai ?” Ariane est avare en informations à son propos mais elle a évoqué son travail haut placé (elle s’en est moqué), son origine très loin d’ici mais très proche de Paris (elle s’en est moquée) et son caractère… compliqué ? (elle s’en est encore moquée)

Il voudrait lui tendre la main pour se présenter à son tour mais n’a pas envie de risquer une absence de réponse de l’étranger, raison pour laquelle il se retient finalement. Chaque chose en son temps, il se contente donc de remettre les choses à la place qui leur est due : “C’est pour elle. C’est pas vraiment une peluche, je sais qu’elle me l’aurait juste jeté au visage si je commence à faire dans les sentiments.” Pourtant c’est dans son caractère que de faire avec les sentiments et là est tout le paradoxe du lien si particulier qui l’unit à Ariane. Il agit différemment qu’avec le reste du monde, sans jamais se perdre lui-même. C’est amusant, même quand il se brûle parfois avec le feu. “Je suis un ami. Et son kiné. Je sais pas ce que tu veux entendre en premier, mais c’est sur moi qu’elle va crier quand elle va refuser de faire ses séances de rééducation.” Il a un rire mince mais sincère. Il n’a pas hâte, ça non. “Elle va bien ?” Il est là pour ça, en réalité, bien avant tout le reste. Sa nervosité se lit dans son flot de parole continu et ses doigts qui triturent les coutures de l’ourson malmené.

« Saül, pas vrai ? » Saül pas vrai fronce légèrement les sourcils, légèrement décontenancé. Il est habitué à ce que les gens connaissent son nom, mais pas à croiser ces gens dans un tel moment de vulnérabilité. L'homme d'affaires ne répondra pas à cette question : son interlocuteur sait parfaitement qui se tient en face de lui et c'est suffisant. Ce que Saül n'aime pas, en revanche, c'est être devancé. Il déteste ne pas avoir un coup d'avance, il déteste cet homme de savoir une chose de plus que lui. Que faire, alors ? Feindre l'indifférence par crise d'ego ? Répéter deux "oui" las et s'en aller sans lui serrer la main et sans un au revoir ? Saül opte plutôt pour la patience, mettant en action le peu d'énergie qu'il lui reste à dépenser pour le reste de cette journée qui n'en finit pas. Pas de main tendue, pas de ton amical, rien d'autre que la voix neutre que l'italien maîtrise si bien pour s'adresser à ses collaborateurs. Quand Saül n'a pas envie de réfléchir, il est plus facile pour lui de se blinder face aux inconnus. De toute façon, il est trop tard : il est déjà lancé sur la piste défensive.

« C’est pour elle. C’est pas vraiment une peluche, je sais qu’elle me l’aurait juste jeté au visage si je commence à faire dans les sentiments. » Oui, oui, abrège, qu'il voudrait lui jeter au visage. Elle, alors. Bien sûr. Son cerveau est lent, à Saül. L'agacement pointe lentement le bout de son nez mais c'est l'engourdissement et la fatigue qui donne à Saül de grandes envies de neige - qu'il ne partagera pas avec Ariane pendant au moins neuf mois. « Je suis un ami. Et son kiné. Je sais pas ce que tu veux entendre en premier, mais c’est sur moi qu’elle va crier quand elle va refuser de faire ses séances de rééducation. » Le tutoiement, alors. Saül retient ça avant de doucement intégrer le statut "d'ami". « Ariane ne m'a jamais parlé de vous. » Mais il a entendu parler de Saül, lui qui n'a pas encore de prénom. En mal ? En bien ? Depuis quand cela importe-il à l'italien ?

« Elle va bien ? » « Elle a survécu à un accident de voiture. » Bien sûr que non, elle ne va pas bien. Enfin, cliniquement, ça devrait aller. Saül ne peut pas s'empêcher de mourir d'inquiétude dès qu'il quitte la chambre, même si sa vie n'est plus en danger depuis qu'elle a été admise et soignée. Il lui faudra du repos, désormais. A la froide réponse faite à son interlocuteur, Saül oppose un silence plus glacial encore. Ses yeux ne lâchent pas l'homme qui se tient devant lui. Ils ne fuient que lorsque le miracle de l'aveu se produit, à demi-mot. « Et c'est arrivé par ma faute. » Faut-il que les planètes soient alignées ou qu'un malheur manque d'arriver pour que Saül Williams reconnaisse quelques unes de ses responsabilités ? Peut-être bien. En attendant, ses yeux reprennent le chemin de ceux de son interlocuteur. A en croire le masque d'indifférence qui se replace bien vite sur son visage, ce moment ne vient pas d'avoir lieu. « Un kiné et un ami, donc. » Toujours méfiant, Saül ne baissera certainement pas sa garde pour un type dont il n'a jamais entendu parler. « Il va vous être difficile de donner vos séances. Je l'emmène à Grenade dès qu'elle est en mesure de voyager. » Il lui trouvera un kiné compétent en Europe, pas un ami qu'il ne connaît ni d'Eve ni d'Adam. C'est justement de ceux-là dont Saül se méfie le plus.

Saül, donc. L’absence de réponse constitue une réponse en soi, il l’a appris à ses dépens lorsque la règle s’est retournée contre lui à de nombreuses reprises. Aujourd’hui, il se contente d’un mince sourire pour ne pas déstabiliser l’italien davantage. Il semble bien loin de sa zone de sécurité et, à en juger par l’endroit dans lequel ils se rencontrent, personne ne pourrait lui en vouloir. Fier, pourtant, il ne semble pas vouloir laisser qui que ce soit deviner ce qui peut bien se passer dans son coeur. Jusqu’à un certain point, Swann le comprend aussi. A sa place, il ne réagirait simplement pas de la même manière.

« Ariane ne m'a jamais parlé de vous. » Protecteur s’ajoute à la liste d’adjectifs qui le qualifient. L’anglais extrapole et se permet de croire qu’il est aussi un homme assuré, à en juger par le peu d’informations qu’il laisse fuiter à son sujet. Cela rend la tâche du blond plus compliquée mais pas impossible pour autant, ce n’est qu’un challenge de plus. Il veut savoir ce qu’Ariane lui trouve et surtout, surtout, à quel point il est si particulier pour qu’elle continue de rester à ses côtés après tant de mois (années ?). Il ne lui a jamais connu personne qui ait tenu bien longtemps et la soupçonne d’avoir enterré quelques corps de ci de là. “Tant mieux.” Il a une toile blanche rien que pour lui, ce qui est réellement une bonne chose à ses yeux. Swann n’a pas envie de savoir comment est ce qu’elle aurait pu le décrire, et encore moins dans quel contexte. Il se présentera lui-même et à sa manière.

Sur certaines questions, pourtant, il ne peut pas se contenter d’une réponse aussi évasives. « Elle a survécu à un accident de voiture. » Il reprend aussitôt, un sourire en moins, et cette fois-ci bien plus incisif. “Ça ne répond pas à ma question.” Est ce qu’elle va bien ? S’il n’y répond pas mieux, il entrera seul, sans se soucier de savoir si c’est une bonne chose ou non. Il est patient à bien des niveaux mais jamais lorsque cela touche ses proches. Saül répond autre chose mais trouve toujours le moyen de l’étonner par la même occasion. « Et c'est arrivé par ma faute. » L’anglais baisse sa garde et cesse de nouveau d’être sur la défensive, jugeant que le petit-ami d’Ariane ne mérite pas un tel traitement de sa part. S’il est déjà passé au travers des milliers d’interrogatoires de la rousse, il survivra aisément aux siens. “Si c’était bien un accident alors ce n’est la faute de personne.” Il a utilisé le mot le premier et l’anglais n’émet aucun doute à ce sujet : c’était un accident. Il ne sait pas quand, quoi, comment ni où, mais il veut bien le croire quand il dit que rien n’était délibéré. “De quoi ? Elle a essayé de faire une spécialité française encore ?” La rousse n’a rien dit. Il se prétend être son ami et pourtant il arrive sans aucune information en sa possession. C’est pathétique.

« Un kiné et un ami, donc. » Patient, il se retient de lui répondre avec mordant pour lui préciser qu’il a déjà donné ces informations-là et que les répéter ne les fera pas changer. Ami et kiné, kiné et ami, en changer l’ordre ne changera rien. « Il va vous être difficile de donner vos séances. Je l'emmène à Grenade dès qu'elle est en mesure de voyager. » Le voilà qui fronce les yeux, donc, peu assuré de l’information qui tombe soudainement entre ses mains. Elle aurait détesté qu’il dise ces mots, mais il est prêt à faire face à son regard de braise. “Vous avez prévenu les médecins de ça ? Elle est en état de voyager, au moins ? Ça serait sûrement plus sûr de reporter ce voyage, quoi qu’il en soit. Vous pourrez toujours partir ensuite.” Elle a sans aucun doute besoin de repos et ce ne sont pas plusieurs heures d’avion qui pourraient l’y aider, Swann est catégorique à ce sujet. Il blague et tergiverse beaucoup moins, d’ailleurs.