Ils lui ont vivement conseillé de consulter un psy, à l’hôpital. Ils ont lui dit vivement, comme c’est vraimeeent une très bonne idée de le faire, vous savez, c’est pour votre bien, oh regarder un annuaire en ligne ; Fortitude Valley vous avez dit ? Que ça tombe bien, il y a justement deux professionnels que je connais personnellement dans ce quartier, ils sauront être à votre écoute.
Blah, blah, blah. L’anglais a perdu le fil, il n’a pas écouté la suite, il a oublié les mots de l’inconnue. Il ne voulait déjà plus l’entendre, elle en avait trop dit à son sujet et elle l’avait aussi bien trop infantilisé. Il est sensible, c’est bien vrai, mais il n’en reste pas moins un adulte qui a déjà vécu bien des épreuves et qui reste capable de faire face aux aléas de la vie, plus encore ceux qu’il produit par ses propres actions - lesquelles ont consistées en des veines coupées il y a quelques semaines de ça. Ce n’est pas beau à voir, cela ne l’est toujours pas aujourd’hui et bien que Swann ne soit pas fier de son acte, il ne peut pas pour autant dire qu’il le regrette. En réalité, ce n’est absolument pas le cas. Il ne comprend pas pourquoi ses proches en parlent autant alors que ce n’est qu’à ses yeux un simple accident du quotidien, rien de grave, rien d’important.

Il a promis à Lucia de faire des efforts, pourtant. Pour elle bien plus que pour lui-même, il serait prêt à tout, même à pousser la porte d’un psychologue ou psychiatre, il en sait rien, personne ne lui en voudra à propos de la nuance entre les deux. En parler à la sœur de sa petite-amie serait totalement impossible, il la connaît à la fois bien trop et trop peu et ce serait surtout d’un inconfort absolu. Hannah est donc déjà rayée de la liste, ne reste donc qu’un seul autre professionnel du milieu dans ses contacts et ses amis : Joachim. Ils n’ont jamais réellement parlé de façon professionnelle de tout ce qui touche au métier de l’australien et seul Swann a pu lui faire profiter de son savoir, dans un domaine tout autre. Aujourd’hui, la donne semble avoir changée et c’est penaud et incertain qu’il se présente devant son appartement, passant d’un pied à l’autre comme le ferait un enfant. A bien des égards, il a oublié de grandir, c’est bien vrai. Il a un sourire niais et bien trop immense pour qu’il ne soit pas considéré comme louche. “J’ai amené à manger, ça veut dire que tu dois obligatoirement m’ouvrir la porte.” L’anglais a ses propres règles, lesquelles tournent très souvent autour de son sujet favori : la nourriture. Il est ce genre d’ami qui laisse grossir tout son entourage sans même s’en vouloir le moins du monde. “Des biscuits, en plus. Rien de louche cette fois.” Pas de thé vert fluorescent ni d’insectes croustillants : il veut simplement entrer pour pouvoir lui parler au calme, sans oreilles indiscrètes d’aucune sorte. Ils en ont bien besoin - surtout Swann.

La journée de repos hebdomadaire. Bon, techniquement j’en ai deux, mais demain j’ai tellement de choses à faire que je ne pense pas que l’on puisse encore appeler cela une journée de repos...Ah la vie d’adulte hein? Et encore, j’ai dépassé le stade de me faire réveiller en pleine nuit par les pleurs de bébé. Pour rien au monde je n’échangerai ces années à voir grandir mon fils, à prendre soin de lui, mais il faut reconnaître que les premières années n’ont pas été de tout repos. Aujourd’hui, je m’émerveille de ma capacité passée à survivre à une journée de boulot et toutes les obligations qui vont avec le fait d’être parent avec trois heures de sommeil dans les pattes. Maintenant, je fais ça, je finis étalé sur le sofa de mon cabinet en plein milieu de la journée pour récupérer...Je ne plaisante même pas. C’est pour cela que je fais très attention aux rendez-vous que je place le lendemain des soirée au Press Club, je n’ai aucune envie d’à moitié piquer du nez sur mes notes en face d’un patient (qui pourrait, selon le cas, prendre cela comme un non intérêt certain alors qu’il n’en n’est rien…)!

Tout ceci est aujourd’hui oublié, car je n’ai glorieusement rien à faire! Ce qui, il faut le reconnaître, m’angoisse aussi un peu. Je n’ai jamais été connu comme quelqu’un qui ne fait rien, mon ex-femme et mes parents pourront vous le confirmer. J’ai besoin d’être en mouvement, d’être occupé à quelque chose...Il faut vraiment que je me trouve un hobby que je puisse faire chez moi. Ou bien que je me remette au sport...Ouais, peut-être, si mon emploi du temps me le permet. Rah, tellement de possibilités! Enfin, non, pas tant que cela, puisque je sais qu’à partir du moment où je dois savoir me servir de mes dix doigts habilement, ça sent le désastre. La preuve en est que sorti des meubles en kit, et des étagères occasionnelles, je n’ai jamais vraiment eu un quelconque don pour tout ce qui est activité manuelle. Hey, on ne peut pas être bon partout, j’ai une voix que beaucoup envieraient, et un charisme sur scène qu’on ne me volera pas. Plus une carrière pas vilaine dans le domaine de la psychologie. Je n’ai pas à me plaindre en soi.

Je fus sorti de mes réflexions et de la série que je regardais (ouais, bon, j’ai rien suivi des trois derniers épisodes étant parti dans mon petit monde intérieur) quand la sonnette retentit. Éteignant la télé, je me lève et observe à travers le judas qui est là et un sourire s’affiche sur mon visage en voyant Swann de l’autre côté. J’ai même un petit rire à sa réflexion alors que je suis en train d’ouvrir la porte.

“Swann! Quelle bonne surprise. Entre, entre, je t’en prie” je me décale pour le laisser entrer avant de refermer la porte derrière lui "Installe-toi dans le salon, je vais faire un peu de thé pour aller avec tes biscuits. C’est adorable de ta part d’ailleurs, merci”

Bon, on va être honnête, je meurs de curiosité quant à sa venue ici. Qu’il vienne à la maison, ce n’est pas rare, mais en général on les prévoit ces visites, histoire qu’il ne vienne pas un jour où je vais voir ma famille à Toowong et qu’il trouve porte close bêtement. Pour le coup, lui aussi doit être surpris, ne m’attendant pas à une visite, je suis habillé plus que confortablement, un simple t-shirt bleu ciel et un bermuda beige, là où habituellement je fais bien plus attention à ce que je porte. Enfin, tant pis, je ne suis qu’humain après tout. Farfouillant dans les placards, je propose les possibilités de thé à Swann et le laisse choisir avant de préparer un théières et de ramener deux mugs, m’installant finalement, enfin posé.

“Alors, que me vaut le plaisir de ta visite?”

Joachim se contente d’un simple rire après les premières annonces de Swann mais celui-ci le vit comme une véritable victoire, sans qu’il n’y ait ni compétition, ni quoi que ce soit à gagner. Il faut bien avouer qu’il a toujours tendance à en faire des tonnes pour pas grand chose et à voir des compétitions partout où il passe, c’est sa grande spécialité de sportif qui n’en a jamais assez. Fort heureusement, il sait aussi accepter la défaite - et tant mieux, puisqu’il se bat vraiment contre des moulins parfois. “Swann! Quelle bonne surprise. Entre, entre, je t’en prie.” Le blond ne se fait pas prier pour faire un pas puis déjà un second dans l’appartement qu’il connaît bien. Les années d’amitié avec Joachim se comptent peut-être sur les doigts d’une main, mais il estime qu’en Australie tout est multiplié par deux. Deux mains d’amitié, donc, ce n’est pas quelque chose d’anodin ou qui peut être pris à la légère. Avec le temps, pourtant, Swann n’a jamais oublié cette habitude consistant à toujours ramener quelque chose à manger, même si bien souvent il est le premier à se ruer sur lesdits biscuits. Ils sont là pour ça de toute façon, non ? Autant en profiter. "Installe-toi dans le salon, je vais faire un peu de thé pour aller avec tes biscuits. C’est adorable de ta part d’ailleurs, merci.” Et son ami, lui, reste éternellement poli. Il a beau lui dire que ce ne sont que quelques biscuits, il récolte toujours ses remerciements. Bien vite, il finit toujours par noyer ses lèvres contre un thé brûlant qu’il est incapable de refuser, en tant que parfait petit stéréotype anglais qu’il représente. A son tour, il remercie son ami de déjà lui faire une place dans son programme de la journée et l’accueillir ainsi chez lui. Promis, un jour il pensera à le prévenir de sa venue avec un peu plus d’avance - ou prévenir, tout court.

Généralement, il le fait. Lorsque ce n’est pas le cas, cela prouve bien qu’il n’est pas dans son état normal et mène une vie soudainement bien désorganisée, ce qui n’est jamais synonyme de quoi que ce soit de positif. Le choix du thé est rapidement expédié là où, normalement, Swann l’aurait longuement questionné sur la provenance de chacun d’eux ainsi que la capacité de Joachim à faire chauffer l’eau à une bonne température selon la variété choisie - thés verts et fleuris ne seront bien sur par bus à la même, cela va de soi! Il n’en a pas la force aujourd’hui, se contentant finalement de quelques sourires et remarques amusées mais sans profondeur. “Alors, que me vaut le plaisir de ta visite?” Ah, déjà ? Il pensait pouvoir parler de son t-shirt bleu qui ne lui va pas réellement au teint ou de son bermuda beige qui ne dénote finalement pas tant que ça de ses pantalons de la même couleur. Il aurait cru avoir le temps de se moquer un peu, de rire tout autant, de comparer son accoutrement estival à celui d’un Swann qui n’a qu’une hâte : que l’automne arrive. “On m’a conseillé de prendre rendez vous.” C’est flou, c’est peu détaillé et c’est surtout une explication tellement vague qu’elle n’aidera absolument pas Joachim à s’y retrouver. Pour se donner un peu de force et de courage, l’anglais porte ses lèvres contre le mug et ne boit finalement qu’une seule gorgée. “Chez un psy.” Il rajoute en articulant à peine, ses lèvres toujours collées contre la tasse et ses yeux posés partout et nulle part à la fois. “Je voulais savoir si t’en connaissais. C’est rien de grave, juste pour rassurer ma petite amie.” Parce qu’elle a peur qu’il veuille se tailler les veines, encore, et qu’il ne peut que comprendre ses doutes. “Il est bon, ce thé. C’est moi qui te l’ait offert ? Il doit être anglais, c’est certain.” Et le voilà déjà à changer de sujet, passant du coq à l’âne sans même avoir encore reçu de réponse. Ce n’est pas si grave, après tout, il n’aura qu’à choisir un nom au hasard et de préférence un qu’il pourra prononcer facilement lorsqu’il dira “bonjour, je voudrais prendre rendez vous avec le Docteur…” avec la voix d’un adolescent mal assuré.

Il y a plusieurs détails dans la situation actuelle qui me titillent le cerveau. L’imprévu de la chose, en premier lieu. Praticien de son état, Swann est habituellement quelqu’un d’organisé, il est obligé de l’être au moins un peu, ne serait-ce que pour ne pas se mélanger les crayons entre patients. D’expérience, je sais que ce genre d’organisation déborde toujours sur la vie personnelle, dans une mesure relative à toute personne et leur tempérament. Pour qu’il me rende ainsi visite à l’improviste est donc une première anomalie, mais rien qui m’inquiète même un peu, après tout, je suis bien placé pour savoir que parfois les élans de spontanéité nous prennent sans qu’on s’y attende, en généralement quand on s’y attend le moins d’ailleurs. D’où ma réponse depuis la cuisine quand il s’excuse de ne pas avoir prévenu.

“Pff! Ce n’est rien, un peu de spontanéité dans ce monde n’a jamais fait de mal à personne. Mais tu as de la chance que je sois chez moi, ce doit être un signe!”

M’exclamais-je avec mon enthousiasme naturel. Ce même enthousiasme qui a déjà créé des tensions passagères entre mon invité et moi-même. Cet enthousiasme qui me vient de cette nature exubérante, de ce besoin de m’exprimer après l’avoir trop longtemps réprimé. Lui qui est plutôt dans le genre discret. Comment on a fini par devenir ami et à entretenir cette amitié pendant quatre ans maintenant, cela reste un mystère à mes yeux, mais je ne m’en plains pas, au contraire, je chéri ce genre d’amitié qui sort de nul part mais qui apporte tant.

Le second point qui tire un fil de curiosité chez moi est la rapidité avec laquelle la question du thé est expédiée. Je sais que je pourrais m’éviter les longues minutes d’interrogation par l’anglais en lui amenant le thé, les sachets à thé et en le laissant choisir après inspection minutieuse des boîtes. Pourtant, à chacune de ses visites, je prends le temps de répondre à ses questions, échangeant avec lui sur les mérites de tel ou tel thé, ou infusion, selon l’heure et notre envie du moment, parce que j’aime discuter, j’aime l’entendre parler avec certitude et passion des thés qui font de lui le parfait petit anglais dans cette ville du bout du monde. Là, rien, juste des noms proposés, l’un est choisi, fin du débat. Là, je dois admettre que je commence à me poser des questions. Pourtant, je me tais à ce propos, préparant le thé, en me faisant la réflexion pour la énième fois qu’il faudrait que j’investisse dans une bouilloire avec choix de la température, pour ce que ça me changerait dans ma vie quotidienne, ça ne pourrait qu’améliorer les choses (et Swann arrêterait de me demander si j’ai vérifié la température de l’eau avant de verser, alors qu’il sait pertinemment que je ne le fais pas, car j’oublie, tout simplement). Je sers le tout et finis par lui poser la question de sa venue.

Ma question semble apporter comme un froid en cet été australien pourtant radieux. C’est subtile et si je n’étais pas si habitué par mon métier à lire l’ambiance dans une pièce, je ne l’aurais probablement pas remarqué. Entre ça et les deux points expliqués auparavant, je me redresse dans mon siège en attendant la réponse de mon ami. Au départ, c’est vague et je lâche un son que j’ai entendu mais patientant pour la suite, levant le mug à mes lèvres. Une pause se fait quand j’entends chez qui il doit prendre un rendez-vous, trois mots qui sont à peine audibles mais que j’ai reçus pourtant. Pause qui ne dure qu’une seconde de trop, avant que je ne boive un peu de thé et je repose mon mug sur la table. J’ai à peine le temps de réfléchir à des noms de collègues qu’il change déjà de sujet et j’ai bien compris que ce n’est pas quelque chose qu’il a envie de faire, pas vraiment. Je suis son ami, je ne serai jamais son psychologue pour cette même raison, mais en cette seconde, je fais appel à un soupçon de celui que je suis dans mon cabinet, souriant et haussant les épaules, avant de répondre.

“Je ne sais plus. Non, je crois que j’ai acheté ce thé à l’épicerie bio. Je vais être honnête, je ne me souviens plus de sa provenance géographique. Je pourrai te montrer le sachet si tu veux.” Je suis plus calme qu’à mon accoutumée, bien que toujours souriant, toujours avenant et accueillant, mais tout comme lui n’a pas laissé le temps à mon cerveau de lui donner des noms, je ne lui laisse pas le temps de continuer à noyer le poisson “Et bien sûr que je peux te conseiller des psychologues. Est-ce que tu peux m’en dire un peu plus sur le pourquoi? Tu n’as pas besoin d’entrer dans les détails, mais ça m'aidera à t’orienter vers un collègue adapté à ta situation.”

Car avoir besoin d’aller voir un psy, ça peut venir de dizaines, voire centaines de raisons. Allant des simples soucis de sommeil que les méthodes classiques ne calment pas à une forme particulièrement grave de dépression en passant par la perte de son poisson rouge adoré. Sans compter que je connais Swann, je sais comment il est, et je vois bien que ce n’est pas une démarche spécialement volontaire qu’il fait. Je sais déjà que certains de mes collègues ne sont pas à lui conseiller, trop frontaux dans leurs approches.

Je prends finalement un petit gâteau, signe que notre conversation ne sortira pas du cadre de notre amitié.

Silencieusement, Swann remercie son ami de rentrer aussi facilement dans son jeu sans jamais chercher à la coincer, lui qui y arriverait pourtant avec une aisance incroyable. L’anglais sait qu’il peut lire en lui comme dans un livre ouvert et que lui mentir ne lui servirait donc à rien, il se contente donc d’omettre autant que possible une vérité qu’il ne veut pas aborder ou des sujets du même acabit. Cette fois-ci, il fait diversion avec le thé. La fois prochaine, ce sera sûrement son canapé qu’il trouve très confortable et dont il aimerait bien connaître la référence, pour quand il devra aménager sa nouvelle maison fraîchement louée (achetée ?) avec Lucia. Une chose à la fois, comme on dit. “Je ne sais plus. Non, je crois que j’ai acheté ce thé à l’épicerie bio. Je vais être honnête, je ne me souviens plus de sa provenance géographique. Je pourrai te montrer le sachet si tu veux.” Le blond a comme réflexe de rigoler avant toute chose devant tout le sérieux de la réponse de son ami. Comme s’il s’y connaissait réellement en matière de thé. Il sait ce qui est bon et ce qui ne l’est pas, il sait à quelle température les faire infuser et avec quoi les accompagner au mieux une fois l’heure du goûter venu mais il est tout de même loin d’être un expert en la matière. Il le laisse penser à qui veut bien le croire, pourtant. “Avec plaisir, oui.” Curieux de nature, il ne peut pas refuser une proposition de la sorte, laquelle semblerait infiniment inutile et lassante pour tout le reste de la population humaine - sauf les anglais et les chinois, bien sûr.

Le boomerang revient douloureusement à lui lorsque Joachim rebondit sur la question posée avec les lèvres à demi closes. Peut être qu’il avait espéré qu’il ne l’ait pas entendu, mais dans ce cas il n’aurait pas aimé avoir à la répéter. Un mal pour un bien, sûrement, c’est ce qu’on dit toujours dans ces cas là et c’est ce qu’il répète sans jamais y croire. “Et bien sûr que je peux te conseiller des psychologues. Est-ce que tu peux m’en dire un peu plus sur le pourquoi? Tu n’as pas besoin d’entrer dans les détails, mais ça m'aidera à t’orienter vers un collègue adapté à ta situation.” Trop de questions en une pour un Swann qui peine déjà à aborder le sujet sans vouloir se liquéfier sur place et devenir invisible. Cette fois-ci, le rire est bien moins naturel ; il ne sort même pas. Son sourire est simplement crispé. “Tu me connais, c’est pas suffisant niveau informations ?” Ce n’est pas une attaque ni même un reproche, le ton de l’anglais est doux, presque suppliant. Il n’a pas envie de s’étaler sur sa propre vie, encore moins jouer à la victime. “Je sais que ça rassurerait ma petite amie.” Lui ne juge toujours pas nécessaire de parler à qui que ce soit, parce qu’il se trouve tout à fait sain d’esprit : il n’a pas à gâcher le temps des professionnels. “Tu sais que si je t’en parle c’est que c’est assez important. Entendre grave. S’il le fait aujourd’hui, c’est qu’il en a vraiment besoin.

“Swann…”

Un ton similaire à celui employé par mon ami teinte ce simple mot, ce simple nom, qui sort de mes lèvres. Bien que les reproches n’existent pas dans la voix de Swann, je ne peux pas m’empêcher de penser que je ne fais pas ce qu’il faut pour l’aider à cet instant. Je comprends qu’il ne veuille pas y aller. J’y suis régulièrement confronté, ces gens qui pensent qu’il n’y a rien à dire, qui ne comprennent pas pourquoi leurs proches leur conseillent d’aller consulter un spécialiste. Je ne veux pas que Swann s’imagine que, moi aussi, je pense qu’il doit aller voir un psy à tout prix. Ce n’est pas le cas. Je ne me permettrais pas de faire un tel jugement sur un ami. Dieu sait pourtant que je juge beaucoup de choses et de gens au quotidien, ce n’est pas le jugement le problème, loin de là. Mais on parle de Swann là, de cet ami auquel je tiens et que je veux aider, maintenant que je sais qu’il a besoin d’aide. Finalement un soupire passe mes lèvres et je croque dans le biscuit (qui est très bon soit dit en passant) avant de reprendre la parole.

“Oui je te connais et si ça élimine d’office certains de mes homologues, je ne peux pas t’envoyer chez n’importe qui. Que se passera-t-il s’il ou elle n’est pas assez capable dans le domaine dont tu as besoin? Je vais te le dire: tu devras changer de praticien. Ce qui veut repartir en recherche et reprendre un rendez-vous. Or, vu ton état à juste me demander des noms, je doute que tu aies l’envie de répéter l’expérience. Je me trompe?”

La franchise chez moi, soit les gens adorent, soit ils détestent. Certains aiment car je vais droit au but et je ne tourne pas autour du pot. D’autres détestent parce que ça veut dire que je ne les laisse pas noyer le poisson. Comme c’est le cas ici présent. Je doute que ce que je dis fasse plaisir à entendre à Swann, et j’en suis désolé, mais s’il ne veut pas prendre cela au sérieux, il ne devrait pas venir me voir en premier lieu, pas à ce propos. Je ne lui en veux pas, bien loin de moi cette idée, mais je m’inquiète. Pour n’importe qui d’autre, une simple connaissance, si je sens la personne réticente, je lui donne le nom de quelques collègues et il ou elle se débrouille. Pour un ami, je ne veux pas me tromper, je ne veux pas risquer d’aggraver la situation en dirigeant cet ami vers le mauvais praticien.

Puis vient sa dernière phrase et je n’hésite pas avant de me lever pour venir m’asseoir à côté de lui dans le canapé, posant une main sur son avant-bras le plus proche de moi. Juste une présence, je ne serre pas la main sur son bras.

“C’est justement parce que je sens bien que ce n’est pas anodin que je fais attention, Swann…” je laisse une courte pause avant de reprendre “Prenons ça à l’inverse. Si je venais te voir parce que j’avais besoin d’un kiné mais que, d’une part, tu ne m’ai jamais eu comme patient, et d’autre part, tu ne puisses pas me prendre en charge, quelle qu’en soit la raison, est-ce que tu ne voudrais pas t’assurer que j’ai un praticien qui puisse répondre à mes besoins?” Oui, c’est un coup bas, je le reconnais. A la guerre comme à la guerre. “Je n’ai pas besoin de détails. Jamais je ne te forcerai à me donner le moindre détail que tu ne sois pas prêt à me donner de toi-même. Mais j’ai besoin de quelque chose, juste un peu, pour faire au mieux.”

“Swann…”

Il le connaît, ce ton de voix. Il le connaît même très (trop ?) bien, pour l’avoir entendu bien plus de fois que ce n’était nécessaire. Il tire sur la voyelle, il appuie la moindre syllabe, il a l’impression de ne jamais s’arrêter de prononcer un prénom pourtant si court. Il a l’air qui va avec, aussi. Les lèvres à peine pincées, le regard empathique. Ses épaules sont contractées, il a peur que l’anglais ne fuit à tout moment et le traite donc comme un putain de gamin. Oh, pardon, sur-interprétation sans doute. S’il est venu ici pour une chose bien particulière, Swann refuse de partir sans. Il ne peut pas le faire subir à Lucia, pas après tout ce qu’elle a déjà vécu.

Un soupir et il reprend. La mécanique est bien huilée et, surtout, bien connue de l’anglais. S’il continue de voir un ami en Joachim, il y voit de plus en plus un psy qui ne cherche qu’à faire son travail. Il le fait très bien, d’ailleurs, là n’est pas la question. C’est pour cette raison qu’il l’a choisi et c’est pour la même raison qu’il accepte (quoique difficilement) d’être mis au pied du mur et face à son erreur. Swann ne peut pas demander tout et son contraire sans donner un minimum du sien et il s’en rend compte après les paroles de l’australien. Il déglutit avec peine, presque rageusement, énervé contre sa propre personne. Joachim a raison: il ne voudra pas réitérer l’expérience et, au delà de ça, il en sera surtout incapable. Chercher un professionnel une première fois est déjà bien difficile, il serait incapable de recommencer la démarche.

Le brun de ses yeux l’observe se rapprocher de lui et poser une main contre son bras. Le contact n’est pas ce qu’il recherche en cet instant mais il ne s’en dérobe pas pour autant, sans doute bien trop concentré sur l’endroit où son ami a posé ses doigts et sur le danger qu’il sente les bandages sous son tee-shirt avant que Swann n’ait pu lui en parler. Encore une fois, pourtant, il se terre dans un silence d’or. “C’est justement parce que je sens bien que ce n’est pas anodin que je fais attention, Swann…” La remarque n’aurait aucune importance pour beaucoup mais elle laisse Swann souriant. Loin d’être aux anges, il est pourtant capable de reconnaître tout ce que Joachim lui apporte et lui, en retour, ne sait justement pas à quel point il fait attention et à quel point l’anglais l’en remercie. Cela joue dans leur amitié depuis toujours mais en cet instant plus que jamais. “Bien sûr que si.” Le McGrath répond simplement lorsqu’on lui expose le problème d’un autre point de vue. Bien sûr que si, à sa place il aurait aussi tout fait pour aider Joachim sans jamais vouloir entrer dans sa vie privée si ce n’est pas ce qu’il recherchait.

Il fait part de sa demande une dernière fois et Swann lâche enfin du terrain, acceptant dans un dernier souffle de se confier à lui. Il le jure, il n’a pas fait tout ce cinéma pour ajouter de l’empathie ou n’importe quelle connerie à la scène et il le jure, s’il l’avait pu alors il ne lui en aurait jamais parlé. Il retourne l’avant-bras sur lequel son ami avait posé sa main et se contente simplement d’en retrousser la manche pour laisser apparaître les bandages d’un blanc immaculé autour de son poignet. La douleur n’est plus aussi vive que les premiers jours mais les gestes restent encore bien plus lents qu’à l’accoutumée. “Je pense pas à recommencer mais ma petite-amie a toujours peur que ce soit le cas. Elle pense que ça m’aiderait de parler à quelqu’un.” S’il continue de trouver l’idée stupide, il sait que Lucia ne l’est pas et fait donc tous ces efforts pour elle. “Je veux juste quelqu’un qui me laissera tranquille, sans chercher à me trouver des traumatismes d’enfance ou des secrets refoulés, ou n’importe quelle merde.” Il a fait ça simplement parce qu’il est lui, personne n’a rien à lui apprendre.

Sur le moment, aussi non-intrusif tentai-je d’être, je me demande si mon geste n’est pas un peu...trop, vu l’état actuel de Swann. je suis pourtant bien placé pour savoir que toucher une personne qui ne se sent pas bien n’est pas forcément la meilleure chose à faire, mais je ne suis pas là en qualité de psychologue, après tout, et en tant qu’ami, c’est un geste qui m’a semblé naturel. Maintenant, s’il avait eu le moindre geste de recul, j’aurais retiré ma main. J’ai peut-être parfois des manières un peu trop franches, je ne suis pas une brute pour autant.

D’ailleurs, on progresse! Doucement, mais sûrement. Ca me rassure. Je n’aurais pas aimé diriger mon ami chez un collègue sans rien savoir. Non pas que je n’ai pas confiance en mes collègues (surtout ceux vers qui je pourrais envoyer des amis). Si je les recommande c’est que j’ai une confiance pleine et entière en leurs capacités et connaissances, mais il ne s’agit pas non plus de donner le premier nom qui me vient. Alors savoir qu’il comprend au moins mon point de vue, c’est déjà beaucoup.

Sentant son bras bouger sous ma main, je retire celle-ci, la gardant sur mes genoux, et attends, sagement, qu’il ne finisse pour enfin m’expliquer. Enfin, c’est ce que je pensais. Jamais je n’aurais imaginé que l’explication viendrait visuellement...et je ne m’attendais certainement pas à cela. Pour être honnête, je ne sais pas exactement à quoi je m’attendais vraiment. Probablement plus à un souci de blues passager qui revient un peu trop souvent, ou...quelque chose de plus personnel, vu que c’est sa petite amie qui lui a conseillé d’aller voir quelqu’un. Pas à...Je dois me faire violence pour ne pas laisser ma main toucher le bandage, ou simplement le prendre dans mes bras. Vu son attitude jusqu’à maintenant, ce n’est pas de pitié ou même d’être plaint dont il a besoin. Alors je hoche simplement la tête, pour dire que je comprends, les yeux malgré tout un peu trop grands pour être normaux, mais je ne peux pas TOUT contrôler non plus.

Finalement, le moment est brisé par mon rire, franc, un peu nerveux, c’est vrai, et surtout, bruyant, quand il m’annonce ce qu’il ne souhaite pas croiser chez un psychologue. C’est probablement le choc de la nouvelle et les nerfs qui vont avec, mais ce rire que j’aurais cru un peu fort mais court, se transforme en véritable fou rire plus le temps passe. Bon sang, il va finir par me dire que peut-être je devrais consulter aussi (et en toute franchise, il n’aurait pas totalement tort mais ceci est un autre débat). Je finis par me lever pour aller me mouiller le visage d’eau froide, histoire de me calmer. Le tout me prend moins d’une minute. Quand je reviens, une petite serviette en main, je lève les mains en l’air en signe de reddition.

“Désolé, désolé, je ne sais pas vraiment ce qu’il s’est passé, possiblement une combinaison de choc, d’amusement et de nerfs, bref, c’est passé!”

Je prends une grande inspiration avant de la relâcher, finissant de me reprendre, m’asseyant à nouveau dans mon fauteuil, laissant de l’espace à Swann.

“Je ne peux pas promettre qu’il ou elle te laissera tranquille, mais un psychologue n’est pas seulement là pour aller trifouiller au fin fond de ton esprit. Tu sais, la plupart des gens qui vont voir un psy le font pour cause de stress. Souvent, les causes n’ont rien à voir avec des traumatismes anciens ou des secrets refoulés, juste...des choses du quotidien auxquelles on ne pense plus, tant elles nous sont familières. Maintenant, ça ne se fera pas en une fois. C’est plus un processus qu’un remède miracle. Un peu comme aller voir un Kiné” je souris, sincère “Ce n’est pas en une séance qu’on règle un souci de dos. Par exemple.” Je finis ma tasse de thé avant de reprendre “Merci...de me faire confiance avec ça. Et si je ne peux pas t’aider en tant que psychologue, pour les raisons que tu connais, saches que je suis là si tu as besoin de quelque chose malgré tout.”

Il est un enfant laissé seul dans le bureau du directeur alors que ses parents discutent dans la pièce d’à côté. C’est ironique et surtout trop poussé, quand on sait qu’il n’y a ni directeur ni parents ni personne. Il est un enfant laissé tout seul. Il observe les murs qu’il connaît déjà, note des détails qu’il a déjà en mémoire aussi. Ses mains glissent sur son pantalon, il ne sait plus quoi en faire. Il éprouve toujours une certaine satisfaction malsaine à chaque fois qu’il laisse tomber le voile sur son récent état de santé. Personne ne sait jamais quoi lui dire ni même quoi faire et, pour une fois, il est le seul à contrôler un tant soit peu le déroulement des choses. Swann n’attend rien de personne, il sait très bien qu’il n’y a même aucun problème à régler et tout ce qu’il le fait, il le fait pour Lucia, parce qu’il l’aime.

Toujours silencieux, l’anglais ne commente pas la réaction de son ami. A ses yeux, elle n’a rien de plus normal et il ne le jugera jamais là-dessus. Tous ses proches ont réagi bien différemment, mais aucun ne l’a plus déstabilisé que Matt, son frère qu’il estime tant. Aucun n’aurait pu l’aiguiller pour savoir chez quel psychologue prendre de rendez-vous non plus et c’est pour cette raison et celle-ci seule qu’il met Joachim dans la confidence. Dans d’autres circonstances, il lui aurait épargné la culpabilité que représente le partage d’une telle annonce. L’anglais ne ressent pas le besoin de partager son histoire, et bien au contraire. “Je sais bien, j’ai pas demandé à voir un magicien.” Il reprend dans un sourire, appréciant qu’il fasse des comparaisons avec le métier de kinésithérapeute. Il a beau ne pas vouloir comprendre, force est de constater et d’avouer que Joachim a des paroles claires et simples, ce qui aide l’anglais à rester calme et serein.

“Merci...de me faire confiance avec ça. Et si je ne peux pas t’aider en tant que psychologue, pour les raisons que tu connais, saches que je suis là si tu as besoin de quelque chose malgré tout.” Il a un bon fond, c’est indéniable, et il ne mérite certainement pas d’être mêlé à des problèmes qui ne sont pas les siens, surtout pas alors que son métier se résume déjà à faire la même chose à longueur de journée. Swann ne veut pas être un boulet de plus à sa cheville et souhaite simplement continuer à faire des blagues douteuses à chacune de leurs entrevues, comme ils en ont dorénavant pris l’habitude. C’est tout ce qui importe, bien avant tout le reste. “Tout va bien, merci.” Il pense toujours les mots qu’il partage avec l’australien, quand bien même ils ne se rapprochent que très peu de la réalité. Pour l’instant encore, il ne s’en formalise pas. “Je t’apprends comment faire infuser le thé comme il faut, c’est ça la priorité du moment.” Armé d’un nouveau sourire, il ne lui laisse pas le temps de répondre avant de se lever en direction de la cuisine, comme s’il était réellement chez lui et capable de dicter la marche à suivre. Il ne veut pas les laisser parler de son état physique et ne le juge pas utile ; parler thé, par contre, sera toujours une bonne chose.

Spoiler:

Ça me rassure d’entendre que Swann a conscience que ce n’est pas le genre de choses qui se résout en un coup de baguette magique. Peut-être qu’il en est venu à aller consulter sous l’impulsion de sa petite-amie, mais quelque part, il a conscience que ça va demander du travail, aussi bien de sa part que de celui du praticien qui le suivra. Est-ce que ce travail débouchera sur une résolution positive? Ou bien Swann considérera cela comme une perte de temps et cessera les consultations avant que le processus soit terminé? Je n’en sais rien, et à partir du moment où il a le nom des praticiens, il aura les mains libres de faire comme il le souhaite. Le désir de le voir résoudre ce qui l’a mené à un tel geste sera là, en moi, évidemment, aussi bien en tant que praticien qu’en tant qu’ami. Surtout en tant qu’ami d’ailleurs. Cependant, je suis le mieux placé pour savoir que forcer quelqu’un à faire quelque chose qu’il ne souhaite peut avoir des conséquences désastreuse, quand bien même ai-je l’intime conviction que cette personne a besoin d’aide professionnelle. Je ne parle pas de Swann ici, simplement de généralités.

Pour être honnête, j’aurais aimé que Swann me parle de ce qu’il s’est passé, car je veux comprendre, en tant qu’ami, ce qui s’est passé dans son esprit au moment fatidique. Essayer de savoir comment je pourrais l’aider, si je le peux, mais je commence à connaître suffisamment Swann pour savoir qu’il n’est pas le genre à s’étaler sur sa vie et ses problèmes, en partie parce qu’il n’a pas envie de faire peser cela sur d’autres. C’est louable de sa part, d’une certaine façon, mais quelque chose que j’aimerai qu’il arrête de penser quand il s’adresse à moi ou à ses autres amis. Enfin, ce n’est pas le sujet maintenant. Il est venu me demander conseil, je l’aiderai, ensuite, nous aviserons. Je hoche la tête quand il m’assure aller bien, avant de rire doucement au changement de sujet, attendant quelques secondes avant de le suivre dans la cuisine.

“J’avais pourtant l’impression que je m’étais amélioré!” dis-je d’un ton faussement outré, mon côté dramaqueen ressortant sans même que je n’y pense consciemment “Tu me brises le coeur Swann, tu le sais ça? Mais c’est promis, j’achèterai une bouilloire à température réglable bientôt.”

Ce n’est pas comme si ce n’était pas dans mes projets de toute façon. Loin d’être du genre à procrastiner en général, l’achat d’une nouvelle bouilloire ne faisait pas forcément partie des choses que je considérai urgentes, et donc ne cessai de repousser le moment où j’allais aller me perdre dans un rayon électroménager pour trouver LA bouilloire qui me permettrait de proposer un thé comme s’il était de retour en Angleterre à Swann.