| Soirée babysitting (Bennett) |
| | (#)Jeu 4 Mar 2021 - 21:57 | |
| Helena sauta dans le bus dès qu’elle eut fini sa journée de travail. Elle avait passé toute sa matinée à lire des dossiers de divorces ou autres séparations, puis une grande partie de l’après-midi à discuter avec des enfants qui seraient bientôt entendus par un juge, à leur demande. Leurs parents s’étripaient sur le mode de garde et les petits avaient une idée bien tranchée de chez qui ils voulaient aller vivre. Malheureusement, chez certains, l’aliénation se faisait sentir dès les premières minutes : le parent chez qui ils vivaient actuellement leur avait tellement retourné le cerveau qu’ils étaient convaincus que l’autre était méchant, voire un danger pour eux. Si entendre des enfants raconter les sévisses qu’ils avaient pu réellement subir était horrible, les écouter inventer des coups qu’ils n’avaient jamais reçus était un supplice. La manipulation mentale qu’ils subissaient était intolérable et Helena bouillonnait de colère. La jeune femme soupira longuement, mit ses écouteurs dans ses oreilles et ferma les yeux un instant, profitant de la musique. Dans quelques secondes, elle fermerait la parenthèse du boulot. Elle oublierait les atrocités qu’elle avait entendu, quitterait la dure réalité pour s’enfermer dans son monde à elle, celui des bisounours, dans lequel elle était beaucoup plus heureuse. Dans l’univers d’Helena, les gens étaient bons, gentils, et au besoin, toujours capables de changer. Tout le monde pouvait s’améliorer, la brunette en était certaine. Helena rouvrit les yeux et regarda défiler par la fenêtre les immeubles de Brisbane, alors que le bus la conduisait jusqu’au domicile de Bennett et Emily. Le couple avait une sortie de prévue et avait fait appel à la jeune femme pour garder leur fils Jonah âgé de deux ans et demi. Adorant passer du temps avec son neveu, Helena avait accepté sans hésiter. Le bus s’arrêta non loin de la demeure des Giller-Cohen. La jeune femme jeta un rapide coup d’œil à sa montre et, rassurée de ne pas être en retard, parcourut les derniers mètres à pied. Lorsque Bennett la laissa entrer après qu’elle eut toquée, Helena enlaça brièvement son beau-frère avant de rattraper au vol un petit Jonah qui courait vers elle, les bras grands ouverts. La brune serra le petit homme contre elle en embrassant sa joue potelée. « Salut mon grand, comment tu vas ? Prêt pour jouer toute la soirée avec tata Lena ? » Sans poser son neveu, Helena suivit Bennett dans la maison. « Alors, vous allez où ce soir ? Soirée entre amoureux ? T’as prévu le grand jeu j’espère ! » Si Helena avait d’abord été méfiante à l’égard de Bennett lorsqu’il était arrivé dans la vie d’Emily, redoutant ses similitudes avec Auden, la jeune femme avait rapidement changé d’avis : Bennett était différent. Il était la preuve même que l’on pouvait changer pour celle que l’on aimait. Emily le rendait meilleur, et il la poussait sans cesse à se dépasser et à sortir de sa zone de confort. Depuis, une belle amitié était née entre Bennett et Helena, et cette dernière était son plus grand soutien au sein de la famille Cohen, parfois toujours un peu réticente à son égard. |
| | | | (#)Mar 16 Mar 2021 - 0:21 | |
| Attends, moucheron. Tu vas tomber à la renverse. « Doucement, doucement. » Rattrape au vol le bambin révolutionnaire qui faisait locomotive en s’agrippant à ses jambes ; tâche de couleur, brin de tout perpétuellement fourré sur lui à l’approche des grands départs. « Nan ! » « C’est ça, oui, » soupire Bennett en repêchant la chenille, poids-plume au creux de son coude, et qu’est-ce qu’il s’était encore mis autour de la bouche, ce gamin-là ? La main libre du sculpteur s’attelle à un rangement mécanique, avec la même obsession répétitive de Jonah mettant les triangles dans les triangles – jusqu’à ce que les doigts du marmot s’enfoncent douloureusement dans sa joue droite. « Coucou, » s’exclame la marmaille en croisant son regard. Les assiettes comme une rangée de dents étincelantes, reflètent fièrement le succès de la politique d’organisation méthodiquement menée à bout par Bennett. « J’ai faim papa… tu vas où ? » Il a le nez rouge qui ment, au-dessus des joues encore tâchées, du sourire qui fait lanterne, et puis tellement de choses qui resserrent instinctivement le petit corps baveux contre son épaule. Je ne sais pas, Jon. Mille questions supplémentaires, contenues en puissances dans les yeux infinis de l’enfant, n’attendaient que cet aveu. « Tu vas être comme ça toute la soirée, toi ? Heureusement que je pars, » ricane-t-il en déposant son terriblement léger fardeau, émetteur d’une plainte protestatrice ; et Jonah vaincu de scruter narquoisement son environnement à la recherche de quelque chose à faire ou à casser, de sorte à s’attirer quelques minutes d’attention supplémentaire. La plus âgée des bulles de chaos en cette pièce continue de réguler le désordre – Bennett courait à contre-cœur après tout ce qui marquait dans le foyer la présence de l’enfant, évitant que le salon ne se transforme en cimetière de jeux brisés, quand dans sa mémoire à lui les moindres innocences passées de Jonah formaient déjà les chrysanthèmes d’un début de nostalgie – les jeux brisés. Nostalgie de quoi, du futur, Bennett ? Chaque battement de cil de son fils – le plus dur est à venir ; à deux ans, Jonah n’avait besoin que d’amour, or il l’aimait avec une dégradante facilité ; à deux ans (presque trois, Bennett), pas de décisions, de plans de vie, d’interdictions, de secrètes combines intergénérationnelles qui devraient lui donner la clé de toutes les portes. L’humanité fabrique des gosses depuis qu’il y a quelqu’un pour voir que la mort bouffe tout ; les élève-t-elle, ses gosses ? Comment ? Qu’est-ce qu’il pourrait bien lui apprendre, à Jonah, quand l’aimer à en crever et déclamer d’intenables serments en son nom ne suffirait plus ? « Papa… » Ça voulait dire amour ; quand à père c’était autre chose qu’il n’était pas encore, et qui avait en lui la forme d’une sourde appréhension, préconceptions brumeuses, des idées reçues, des héros pétris de perfections artificielles. Ne grandis jamais. C’est ce que souhaitaient tous les parents, n’est-ce pas ? Ne m’en veux pas trop, quand tu ouvriras les yeux et que je ne serai qu’un adolescent quadragénaire qui a donné tout ce qu’il a à donner. (Le pur amour, et la douceur, et la clarté indicible qu’il mettait dans sa vie.) Il ne voulait pas que Jonah soit l’enfant de son égoïsme ; à se maintenir à la hauteur sans standard très net ; peur de sa froideur et de ne l’adorer que de façon intéressée, comme on tourne autour d’éphémères fluorescents après avoir passé quinze semaines dans le noir ; échec de chaque instant de se convaincre que son fils n’avait pas besoin d’être convaincu. Ce n’est plus l’heure de l’introspection. « Papa ? » Mmh ? Ah, on frappait, merci Jon. Un seul individu responsable dans cette maison. Sa belle-sœur accueillie avec les honneurs, Bennett referme soigneusement la porte sur le microcosme familial – ici rien ne peut lui arriver, et la porte est une muraille d’airain qui clôt le reflux des pensées. « Salut mon grand, comment tu vas ? Prêt pour jouer toute la soirée avec tata Lena ? » « Il est… » « Ouiii… ! » Un babillage et une pirouette plus tard, Jonah était dans les bras d’Helena. « En forme, » conclut-il en suivant de l’iris l’étoile filante qui avait trouvé de quoi se faire valoir. Quelle turbulence théâtrale, murmure sa joue encore meurtrie… « Alors, vous allez où ce soir ? Soirée entre amoureux ? T’as prévu le grand jeu j’espère ! » Les bras croisés sur la poitrine, délesté des pressions de son bambin, Bennett fait quelques pas dans le salon, s’adosse à ce qu’il trouve, essaye peut-être de déceler si elle le pensait vraiment « J’ai rien prévu, » Bennett les belles idées et les emplois du temps à couper au couteau, mais la hantise des formalités quand il s’agissait des gens – non, personne ne méritait l’ennuyeuse planification qu’il mettait dans tous les autres aspects de sa vie, ses manies répétitives, trois heures pile pas avant, et surtout pas après, étape une, deux, trois pour que tout se passe bien. Les masques tombaient lorsqu’il prenait l’initiative d’inviter Emily – la banalité du restaurant cédait devant la virtuosité de l’improvisation, même s’il fallait quand même finir par manger quelque part et que les restaurants étaient fermés, et que tout était fermé, et que merde, merde, merde. (Ce n’était pas grave.) Ce n’était jamais grave. Ils trouveraient quelque chose. « Quand c’est pas lui – » son menton désigne Jonah, suspendu au-dessus du vide et marmonnant dieu sait quels poèmes sans syllabes – « je travaille, il faut bien que je la croise à un moment, » sourit Bennett, son mariage dont il tente de ne pas faire une colocation, entre une mauvaise nuit du môme et sa tendance à s’enfermer à l’atelier. « On verra bien… tout va bien chez vous ? » Elle, les Cohen, la vie, les oiseaux. Il fallait croire que la perspective d’une soirée en tête-à-tête rendait Bennett sensiblement plus tolérant à la conversation ordinaire que d’habitude. L'esprit de famille. |
| | | | (#)Lun 29 Mar 2021 - 22:27 | |
| La journée a été affreuse, mais ils sont loin, les problèmes, quand Helena arrive chez Bennett et Emily. Elle les a laissés au travail, là où ils l’attendront toujours demain matin, toujours aussi désagréables et dérangeants. La brunette a toujours eu cette chance de réussir à compartimenter les différents moments de sa journée, les différents aspects de sa personnalité, pour se protéger. Quand on est confronté aux malheurs des enfants au quotidien, on apprend à ériger des barrières infranchissables. La brunette laisse ses problèmes derrière d’autant plus facilement qu’elle va passer la soirée avec Jonah, son neveu de deux ans et demi. Elle a hâte de pouvoir passer un peu de temps avec cette boule de joie et d’excitation. D’ailleurs, la voilà, cette petite tornade, qui se jette dans ses bras en occultant les jouets renversés sur son passage. « Il est … en forme. » Helena rit, écoutant le père alors que le fils lui crie déjà dans les oreilles. « Je vois ça. » La brunette chatouille le petit bonhomme qui se tortille dans ses bras en riant. « Mais quand est-ce que tu es fatigué, toi, hein ?! » La jeune femme questionne Bennett sur la sortie prévue avec Emily, mais celui-ci botte rapidement en touche. « J’ai rien prévu. » Helena lui adresse un sourire triste. Elle mentirait si elle disait qu’elle ne s’y attendait pas. Et pourtant, Emily et lui passeront une bonne soirée, et sa sœur aura encore plein de péripéties à raconter. Et c’est ça, le plus important : qu’ils passent du temps ensemble et se construisent des souvenirs. Helena suit son beau-frère dans le salon, portant toujours Jonah qui ne tarde pas à attirer à nouveau son attention. « Tata ? Tata ? Tataaaaaa ? » Hum ? Oui ? On était en pleine conversation, mais je t’en prie, vas-y. « Ouiii ? » Le petit montre du doigt les duplos qui s’amassent sur le sol. « Tata, regarde comment je peux faire des graaaandes tours ! » Helena pose son neveu sur le sol et s’assied à côté de lui sur le tapis de sol, empilant distraitement des duplos, complimentant régulièrement l’enfant, tout en essayant de suivre la conversation avec Bennett. « Quand c’est pas lui, je travaille, il faut bien que je la croise à un moment. On verra bien. » La brunette sourit. « Héééé ! C’est bien, Ben. C’est bien de faire l’effort de se trouver du temps pour vous deux. C’est bien de se réserver du temps, comme vous le faites. Je suis sûre que ce sera super. » Elle se fait une petite note mentale : quand Jonah sera couché, préparer un repas pour Bennett et Emily, juste au cas où. Et faire un peu de rangement et de ménage aussi, ça les soulagera, et ce sera déjà ça de gagner. « Tout va bien chez vous ? » Vous ? Un instant, Helena se demande si Bennett sait que la brunette a déménagé et coupé les ponts avec Caelan, son ancien coloc pour qui elle avait des sentiments non réciproques. Mais il doit savoir, forcément. Elle a dû le lui dire, ou Emily, le cas échéant. « Mouais … C’est un peu dur de vivre à nouveau seule. Ce n’était pas facile avec Caelan, c’est évident, mais au moins il y avait quelqu’un à la maison. C’était vivant. Là, je rentre tous les soirs pour affronter ma solitude et mon célibat. C’est … c’est dur à supporter, parfois. » Elle hausse les épaules et se concentre un instant sur sa tour que Jonah vient de faire exploser en mille morceaux. « Coquin va ! » Elle rit et recommence à empiler les petits cubes. « Sinon les filles ont l’air d’aller bien. Chloe fait sa Chloe. » A savoir qu’elle est avec Victor, ou plus, ou de nouveau, que c’est difficile à suivre, mais que ça fait toujours plein d’histoires à écouter. « Et Leslie … c’est Leslie quoi. » C’est-à-dire qu’elle travaille, trop, comme toujours, laissant son cerveau de génie pondre des choses incompréhensibles pour le commun des mortels. |
| | | | (#)Mer 7 Avr 2021 - 0:44 | |
| Son portable fait la sourde oreille face aux appels de sa mémoire, Bennett passe et repasse pour rassembler affaires et images, laissant le marmot aux bons soins de sa tante. Lorsqu’il revient, les deux compagnons sont déjà sérieusement attablés, n’ont peut-être même plus besoin de la conversation du sculpteur, qui était à bien des égards inférieure aux trésors d’intellectualité que pouvait déjà fournir son successeur. « Mais quand est-ce que tu es fatigué, toi, hein ? » Cette fatigue-là n’est pas à plaindre ; la paternité remplit le temps de Bennett si complètement qu’il n’a plus l’espace nécessaire pour se débattre dans d’increvables poches d’obscurité – disons qu’il a moins de temps ; et avec cette tendance humaine à considérer tout phénomène comme irréversible, il se disait que les bougies du petit ajouteraient à l’éclaircissement, achèveraient de dissiper le doute autour de cette vie. Quelle autre ? « J’ai pas encore réussi. Ça va bientôt faire trois ans. » Lassitude feinte, plaisanterie commune à cet état d’idiotie mentale que créait le fait d’avoir des gosses – une part de vérité dans cela ; une part que Bennett adoptait par conformisme, au milieu de l’incapacité muette à comprendre exactement comment devait-il se positionner en tant que père – et le mot résonne encore. Jonah raconte il ne sait quelle prouesse dans il ne sait quel langage, pointe avec la gloire d’un général l’amoncellement de ses bibelots dans le salon, ruines d’un endroit civilisé qu’il avait choisi de hérisser de bâtiment nouveaux, réels ou imaginaires, et qui, on le devinait dans les yeux du marmot, n’avaient rien à envier aux buildings cristallins des quartiers d’affaires de Brisbane. « C’est bien, Ben. C’est bien de faire l’effort de se trouver du temps pour vous deux. C’est bien de se réserver du temps, comme vous le faites. Je suis sûre que ce sera super. » Ouch, le bruit d’un des édifices qui se fracasse entre les mains indélicates de Jonah. « J’ai pas de doute, » sourit Bennett avec l’assurance qui le fondait sur ses appuis, assurance conjugale, assurance routinière ; les choses iront bien, c’est évident, quelle raison d’avoir la pensée contraire ? Les yeux de sa fin de trentaine sont loin d’être voilés ; le bien-être, quoique différent de celui qu’il se serait imaginé, y a la plus grande part. « Ou bien elle sera appelée en urgence par un parent qui s’inquiète pour trente-sept de fièvre. » Le luxe d’une pédiatre à la maison ne s’improvisait pas ; quant aux minutes, voire heures, qui filaient parfois en coups de fil médicaux alors que Bennett venait de dénicher une fenêtre de vie, elles étaient trop nombreuses pour ne pas expliquer le besoin qu’ils avaient eu d’Helena aujourd’hui. « Mouais… C’est un peu dur de vivre à nouveau seule. Ce n’était pas facile avec Caelan, c’est évident, mais au moins il y avait quelqu’un à la maison. C’était vivant. Là, je rentre tous les soirs pour affronter ma solitude et mon célibat. C’est… c’est dur à supporter, parfois. » La justice n’est pas de ce monde ; ou bien sa balance est bien loin, elle mastique une gomme aux amandes en se faisant les ongles, au-dessus de la mêlée humaine ; c’était la seule explication métaphysique valable aux flagrantes perturbations de la répartition des biens sur la terre. A ceux qui avaient dans le cœur le projet d’une famille, d’un foyer, d’une vie stable et romantique, la chère dame donne les déboires et l’instabilité qu’on connaissait à la Cohen ; à Bennett qui n’avait pas vraiment nourri en lui cette idée-là, qui avait émergé en route, qu’il avait suivie comme l’eau suit le lit de la rivière, elle donnait Emily, Jonah, la maison, et l’argenterie avec.
Alors le jeune père pouvait bien faire l’oreille attentive et plaindre la misère qui accompagnait les relations d’Helena ; ses conseils en la matière étaient futiles, sa situation, sans queue ni tête. Quant aux ça vous tombe dessus quand vous ne vous y attendez pas, il doutait qu’on veuille les entendre, de l’autre côté de la rive… « Sinon les filles ont l’air d’aller bien. Chloe fait sa Chloe. Et Leslie… c’est Leslie quoi. » C’est bien un truc de Cohen, ça, non, d’être comme ça, d’avoir son espèce de paradigme à soi, carré et délimité, et de s’y tenir plus qu’à la loi en vigueur. Helena et ses penchants irrationnels vers les choix sentimentaux douteux, avec lesquels même Bennett avait fini par être familier, qui pouvaient faire dire qu’Helena, c’était Helena, quoi, de l’exacte manière dont elle désignait Leslie – et qui s’appliquerait tout aussi bien à Chloe, et en bout de chaîne, à sa propre épouse. « C’est facile à dire d’ici… » L’imposteur lui-même montre patte blanche ; mais sa situation personnelle ne changeait pas le principe général. « …même si tu trouves quelqu’un, ça reste les mêmes problèmes que dans la solitude. » A cela près que les équations s’enchâssent et s’additionnent, se compilent ; les peurs de l’un et de l’autre s’agrippent entre elles comme des noyés ; les individualités ne font pas émerger un être neuf et pur, elles s’entrelacent ; mais elles ne se confondent pas. Six ans de mariage n’effaçaient pas une réalité toute simple ; aucun nœud ne disparait avec l’amour, majuscule ou pas. Même l’isolement, même la sécurité ; peut-être pour un temps ; puis on se rend compte qu’on a pas changé de peau, et que la seule différence avec le célibat est de creuser les remèdes ou de s’enfoncer dans le mal à deux – parfois, même pas. Mieux et pire que ce qu'on s'imagine, sans paradoxe ; assurément pas identique. « T’idéalises pas un peu tout ça ? » Oh, Bennett n’a pas de solution, lui sur qui les médecines sont tombées comme la foudre alors qu’il n’espérait pas le moins du monde, et qui essaie de s’adapter au rythme de la guérison ; mais même derrière le voile du bonheur et de la petite vie typiquement soignée, les crevasses lui restent en travers de l’esprit. A propos d’esprit, drôle de véhicule où lui revient l’ironique pensée qu’une des plus charmantes fréquentations de la jeune femme avait elle aussi eu droit aux délices de la paternité… (Décidément, prier pour les pires semblait faire son effet, à terme.) « Je m’exprime mal. Mais t’es la même personne, célibataire ou pas. Toute ta vie se construit pas là-dessus. » Les mots sont sincères d’une part, mensongers de l’autre ; Bennett savait bien qu’en dehors de sa bulle, sa personnalité était faite d’écroulements et de virages, qu’il avait beau être la même personne, ce n’était pas la même vie. Ce ne sont juste pas les paroles opportunes, pour le moment. Pour jamais, peut-être. Personne n’aimerait savoir à quel point tout est toujours à la fois plus fantastique et plus décevant qu’au creux du rêve. |
| | | | (#)Jeu 15 Avr 2021 - 22:19 | |
| Helena voulait rassurer son beau-frère : ce n’était pas grave s’il n’avait rien prévu pour la soirée, l’important c’était de se réserver du temps pour leur couple, rien que tous les deux. Mais visiblement, Bennett n’avait pas besoin d’être assuré, alors qu’il souriait, sûr de lui. « J’ai pas de doute. » Helena rit en levant les yeux au ciel. « Ou bien elle sera appelée en urgence par un parent qui s’inquiète pour trente-sept de fièvre. » La brunette fit la moue, puis sourit à nouveau, comme si elle avait eu une idée. « Pas si je lui pique son portable ! On fera ça quand elle arrivera, discrètement, et je le lui rendrai à son retour. » Elle prit un air de conspiratrice. « Alors, tenté ? » Jonah avait laissé tomber les tours de duplo pour faire rouler ses voitures sur le tapis puis les aligner méticuleusement. Helena adorait contempler les petites obsessions des enfants, leurs petits tocs, si mignons à leur âge, et heureusement passagers. Elle finit par se lever et alla fouiller dans le frigo, regardant les différents tupperwares préparés par Emily et dans lesquels elle pourrait se servir pour faire dîner Jonah. « Tu as faim, champion ? » Après avoir obtenu des cris d’encouragement de l’enfant, elle ouvrit les boîtes les unes après les autres, grimaçant parfois. Elle se mit à chuchoter, faisant semblant de ne pas être entendue de Ben, murmurant un faux secret à l’oreille de Jonah. « Mouais. Tu veux des légumes et du poisson ou tu préfères qu’on se commande une pizza ? » Elle lui fit un clin d’œil alors que le gamin sautait de joie, sans aucune notion de l’idée de secret. « Ouaaaaaais ! Pizzaaaaa ! » Helena regarda Ben d’un air innocent en haussant les épaules. « C’est lui qui a demandé. » La brunette commanda le dîner puis se confia à Bennett sur son ras-le-bol du célibat. La jeune femme en avait assez d’être seule. Elle ne voulait pas un homme, n’importe lequel, juste pour fuir la solitude. Non, elle voulait trouver le bon, celui qui ferait battre son cœur, qui serait gentil et attentionné, et qui voudrait, comme elle, une relation sérieuse. A 33 ans, ce n’était quand même pas illusoire de vouloir trouver un homme prêt à s’engager, non ? « C’est facile à dire d’ici … même si tu trouves quelqu’un, ça reste les mêmes problèmes que dans la solitude. T’idéalises par un peu tout ça ? » La jeune femme haussa les épaules. C’était en effet facile à dire, quand on avait tout : la femme, l’enfant, la famille parfaite quoi. C’était facile à dire, quand on était en couple depuis si longtemps qu’on ne se souvenait plus de ce que ça faisait d’être célibataire. « Je m’exprime mal. Mais t’es la même personne, célibataire ou pas. Toute ta vie se construit pas là-dessus. » Helena ne put s’empêcher de rire. Elle se servit un verre d’eau et en proposa à Bennett, à l’aise chez les Cohen-Giller comme dans son propre appartement. « Tu y crois vraiment ? Ben, tu n’es pas la même personne que celle que tu étais avant Emily … Elle t’a changé, elle t’a aidé à devenir une meilleure version de toi-même. Et toi aussi, tu l’as fait évoluer, tu as bousculé sa vie bien rangée et l’a forcé à laisser quelque peu tomber ses barrières. » Ils n’étaient plus les mêmes qu’à l’époque, et c’était très bien. « Quant à mes problèmes qui seraient toujours là … Sans vouloir me vanter, ma vie est plutôt cool. J’ai beaucoup d’amis, des vrais amis. Un job super et très intéressant. J’ai pas mal de hobbies, je suis tout le temps occupé. » Elle haussa les épaules. « Mon seul vrai problème, c’est que je ne tombe pas sur le prince charmant, mais que sur des crapauds baveux … » Elle but quelques gorgées avant de poursuivre. « En parlant de crapaud baveux … Est-ce qu’Auden t’a dit qu’il était venu me voir à la fin du mois de novembre. » Elle déglutit difficilement et évita le regard de Ben. Elle voulait lui parler de son ami, oui, mais c’était toujours douloureux, même aussi longtemps après. Elle se concentra donc sur Jonah qui observait les images d’un livre, racontant une histoire imaginaire. « Il voulait s’expliquer … Tu parles d’explications … Il m’a dit qu’il ne m’avait jamais aimé, que je n’étais, en gros, qu’une parenthèse, une distraction, pour passer le temps, en espérant que Ginny revienne. Et miracle, elle est revenue, et ils se sont mariés … » Elle but à nouveau quelques gorgées. Elle aimerait que ce soit de la vodka, mais elle devait assurer avec Jonah, alors l’alcool était exclu ce soir … Ou au moins jusqu’à son retour chez elle, une fois que la soirée d’Emily et Bennett serait terminée. |
| | | | (#)Mar 20 Avr 2021 - 20:32 | |
| Par automatisme plus que par besoin, les pas de Bennett le ramènent à la machine à café, laquelle retentit de deux pressions délicates tandis qu’une capsule orangée passe d’une main à l’autre. Quelques gestes, et la tasse remplie de liquide fumant flotte sous le nez du sculpteur en même temps qu’il propose la réciproque d’un signe de tête. « Pas si je lui pique son portable ! On fera ça quand elle arrivera, discrètement, et je le lui rendrai à son retour. » « Bonne chance avec ça, » sourit-il à l’option improbable. Les manigances dans son dos se déroulent face à son impuissance, le regard espiègle de Jonah s’additionnant à la complicité d’Helena. Ce sera pizza, donc. C’était pas faute d’avoir essayé de donner le goût du luxe à Jon, à force de compotes haut-de-gamme et soupes équilibrées. Prenait à trois ans le chemin de son paternel, et on sait où ça finit – sait-on ? Helena sait, apparemment. « Tu y crois vraiment ? Ben, tu n’es pas la même personne que celle que tu étais avant Emily … Elle t’a changé, elle t’a aidé à devenir une meilleure version de toi-même. » Ah, ah. Bon. Bon… enfin, ce n’était pas le moment de se marrer, ni d’aligner les cynismes pour s’en sortir d’une pirouette – elle en avait vu beaucoup, des gens qui changent ? Non, à part lui, qu’elle ne connaissait même pas avant Emily, et qui n’avait pas changé. Une plante sortie de la cave qu’on plonge brusquement dans le soleil reste une plante. Le fond de bouteille, concentré ou diffus, restait de même nature ; alors les gens négocient différemment, selon leurs forces et leurs humeurs, avec leur boulet individuel ; ils s’assoient un instant, ils ont l’air heureux, ils s’acharnent et ils sont perdus – personne ne change, personne ne gagne à ce jeu. Et – la meilleure version de toi-même, ça l’avait fait sourire intérieurement, même s’il avait changé, même s’il n’était plus aussi brutal et sardonique, à l’en croire… Emily avait changé sa vie, c'était tout à fait différent, Bennett est trop méticuleux pour laisser passer l'imprécision. « Bien sûr que j’y crois. Les gens changent pas, encore moins grâce aux autres. L’homme de ta vie changera rien tout seul. Ce sera juste… d’autres angles, » lâche-t-il finalement, aussi cartésien quant à sa thèse que sa belle-sœur voguait dans les astres dans sa réinterprétation de l’histoire. Parlant d’une vie qui n’avait pas l’air si terrible que cela, Helena voit sa proposition amicalement déclinée. Le café embaumait le visage de Bennett depuis quelques minutes. La beauté d’une aventure n’était pas synonyme de transfigurations ; la rhétorique du don du ciel et de la rédemption est dangereuse, il la connaît. Elle sert à combler un vide de sens, de hasard ; qui devrait rester vide. Personne n’aimait que ça reste vide ; alors on mettait des changements et autres réincarnations là-dedans… « Mon seul vrai problème, c’est que je ne tombe pas sur le prince charmant, mais que sur des crapauds baveux… » Pourtant versé dans l’art de l’impassibilité, la figure du sculpteur laisse un sourire, qui s’adressait sans doute autant au marmot qu’aux chimères d’Helena. Les certitudes sont peu nombreuses ; celle que Bennett n’aurait jamais rencontré personne en croyant aux contes était peu ou prou inébranlable. Au pragmatisme relationnel du plus vieux, sa belle-sœur opposait des arguments émotionnels et flasques, idéalisme sans l’être – les vrais idéalistes crèvent sans le doute que leur éden finira par advenir. Helena ajoutait au poids de l’illusion, l’impression qu’elle lui échappait.
« En parlant de crapaud baveux … Est-ce qu’Auden t’a dit qu’il était venu me voir à la fin du mois de novembre. » Bennett secoue négativement la tête. De la soirée qui tombe doucement par la fenêtre, ses yeux se reportent le microcosme en pleine littérature, sourcils froncés dans des mondes palpitants, sentant les spécialités italiennes et les dragons mauves ou or. Les discussions entre Auden et lui avaient plus l’air de conflits ouverts autour d’une controverse artistique jamais vraiment réglée – dont ils avaient probablement oublié l’origine, perpétuée par tradition – que de confidences sur le sujet Helena. La principale priorité du peintre n’étant ni cette dernière, ni Bennett, mais Sloan, d’après les derniers bulletins. « Il m’a dit qu’il ne m’avait jamais aimé, que je n’étais, en gros, qu’une parenthèse, une distraction, pour passer le temps, en espérant que Ginny revienne. Et miracle, elle est revenue, et ils se sont mariés… » Tiens, une situation où il devrait prendre position ou polir les angles, utiliser ses talents plastiques dans l’art de la parole, maintenir ses idées à flot en esquivant les naufrages. (Troublé ?) Il en fallait plus. Il y a peu de choses qui pouvaient étonner Bennett de la part d’Auden ; et celles qui parviendraient à provoquer plus qu’un ça lui ressemble se comptaient sur les doigts d’une main salement amochée. Peut-être par affinité de défauts, le brun n’éprouvait ni surprise, ni instinct de condamnation envers son ami. Les gens ont des trajectoires, prennent chez d’autres ce qu’ils n’ont pas sous la main. Ça n’avait rien de spécialement cynique. Le prince charmant d’Helena serait simplement celui qui aurait besoin d’Helena, à un moment donné dans le temps – une histoire d’atomes, d’énergies. Mais personne n’aimerait savoir qu’on raisonnait encore comme ça avec six ans de mariage et un môme au rapport. Alors oui, les princes et les dragons, la bouteille et le fatalisme… « Je suppose que c’était une envie de fermer le chapitre, après Sloan, la galerie… De façon claire. Ça te fait pas du bien que ce soit fini ? » Commence doux, place les pions avec la tranquillité qu’il mettrait pour des sujets moins brûlants. Les gens sont globalement peu chevaleresques, ressemblent plus à des directeurs commerciaux de leur intérêt qu’à des personnages de roman. Sous ce prisme, la conduite d’Auden, moralement grise, n’avait rien d’exceptionnel. Dit ça parce qu’il est son ami ? L’ami des moralement gris… pourfendeur de naïvetés, s’il en avait la patience. « Si c’est un miracle, c’est bien que le système des princes marche, » raille-t-il en accentuant ce tendre mot de miracle, qu’il avait lui aussi usé jusqu’à la moelle. « J’excuse personne. Je pense juste que tu surestimes… » Un rire, parce que c’était quand même drôle, parce qu’il n’y avait rien de plus drôle que l’allégorie de la caverne et les espérances déçues. « …la vie. » Mais les émotions, les sentiments, elles entraient où, dans cette théorie ? Par la même porte que le reste ; les sentiments ne dispensaient pas de la clairvoyance. On peut laisser un ou deux angles morts, quand même ; pas plus, plus c’était de ne pas voir Auden pour ce qu’il était. Un ami démentiel, une relation catastrophique, un mariage stable, tout à la fois. On n’aime pas, les contradictions, hein. On voudrait la toile en deux dimensions. On voudrait, on voudrait, on voudrait – et les princes passent, les chevaux cassent. |
| | | | (#)Mar 4 Mai 2021 - 20:57 | |
| Helena décline la proposition silencieuse de café de Bennett d’un signe de tête : pas trop sa tasse de thé. Elle est de toute façon trop concentrée sur le plan qu’elle échafaude déjà mentalement pour tenter de subtiliser le téléphone portable de sa sœur avant qu’elle ne parte en rendez-vous avec son mari. « Bonne chance avec ça. » La brunette hausse les épaules. Ok, c’est vrai, il y a peu de chances pour que ça fonctionne. Rien que pour être joignable au cas où Helena aurait un souci avec Jonah, Emily voudrait avoir son portable sur elle. Mais s’il y a une chance, rien qu’une petite chance, pour que ça fonctionne, alors la jeune femme est prête à tenter le coup. Après l’épisode de la pizza, auquel Bennett, étonnement, ne réagit pas, la discussion devient plus sérieuse. Helena est persuadée que les changent, s’améliorent. Elle en a toujours été persuadée. Elle est même convaincue qu’elle peut les aider. C’est sans doute pour cela qu’elle fait beaucoup de mauvais choix en termes de relations amoureuses, candide comme elle est. Elle se lance corps et âmes dans des relations qui sembleraient vouées à l’échec pour le commun des mortels. Mais pour une optimiste tel qu’Helena, qui a envie d’aider son prochain, c’est un défi qu’elle est prête à relever. Elle aide tellement d’enfants au quotidien, dans le cadre de son travail, qu’elle ne voit pas pourquoi elle ne pourrait pas tenter le coup dans sa vie privée, et être utile à plusieurs âmes en peine. Monde de bisounours que le sien. Bennett, lui, ne semble pas vivre dans un monde de princes charmants et de happy end, et nie toute l’existence des contes de fée. Il estime ne pas avoir changé, en est même convaincu. « Bien sûr que j’y crois. Les gens changent pas, encore moins grâce aux autres. L’homme de ta vie changera rien tout seul. Ce sera juste … d’autres angles. » La brunette penche la tête sur le côté pour l’observer. Elle n’est pas tout à fait d’accord. Il y a une part de vrai dans ce que son beau-frère affirme : oui, on ne change pas uniquement parce que les autres l’ont décidé. On change grâce à l’aide des autres, et parce qu’on en a envie. Mais les autres ne peuvent pas nous forcer à évoluer, non. C’est une volonté commune qui se transforme en actes, au quotidien. Helena secoue la tête doucement. « J’te crois pas, Ben. Tu n’es plus la personne que j’ai rencontré à l’époque. Et ce n’est pas que Em t’a forcé à changer. C’est juste que tu as évolué à son contact, en vous construisant votre vie à deux, puis à trois. » Elle hausse les épaules pour conclure son propos, et profite de l’évocation de sa vie sentimentale désastreuse pour mentionner Auden. Comme ça. Au passage. Discrètement. Ou pas. Bennett ne semble pas savoir que son ex lui avait rendu quelques mois auparavant, mais Helena n’est pas surprise. Elle n’imaginait absolument pas être un sujet de discussion entre les deux amis. Disons que parler d’Auden, c’est plus une occasion d’avoir de ses nouvelles. Elle aimerait l’oublier, elle le voudrait plus que tout. Après tout, ils se sont séparés il y a cinq ans. Mais c’est Auden … Celui qu’elle a le plus aimé, sa plus longue relation, et la plus intense. Il est celui qui l’a fait le plus rire, qui lui a fait tourner la tête comme jamais. Mais il est aussi celui qui l’a fait le plus souffrir et qu’elle a le plus détesté. Il lui a brisé le cœur. Et le voilà qui refaisait surface, comme pour arracher ce cœur à peine cicatrisé de sa poitrine, le jeter par terre et le piétiner encore. Bennett reste impassible, demeurant de marbre face aux révélations de la brunette. Sans doute parce qu’il s’en fiche, au fond, des histoires d’amour de sa belle-sœur. Sans doute parce qu’il connait Ginny et doit savoir les sentiments qu’éprouvent son ami, à force de les côtoyer tous les deux. « Je suppose que c’était une envie de fermer le chapitre, après Sloan, la galerie … De façon claire. Ça te fait pas du bien que ce soit fini ? » Helena fronce les sourcils, et réagit immédiatement, ne s’attardant même pas sur la fin de la phrase de Bennett. C’était fini depuis longtemps pour Auden, pas pour Helena. Et venir lui balancer toutes ces horreurs ne faisait que retourner le couteau dans la plaie. Mais ce n’était pas ça, dans les propos du sculpteur, qui avait attiré son attention. « Qui est Sloan ? » C’était un prénom qui lui était étranger. Elle n’avait jamais entendu Em le prononcer, ou elle s’en souviendrait. « Si c’est un miracle, c’est bien que le système des princes marche. » Helena ne peut s’empêcher de sourire, sachant très bien que Bennett se fiche doucement d’elle et de sa candeur. « J’excuse personne. Je pense juste que tu surestimes … la vie. » La brunette analyse les paroles de Bennett, et y réfléchit longuement avant de reprendre la parole, les yeux focalisés sur son neveu qui joue sagement -ou du moins, sans faire de dégâts irréparables- dans le salon. « Peut-être. Mais on en a qu’une. Alors j’ai envie qu’elle vaille le coup, tu comprends ? Est-ce que c’est si compliqué que ça, ce que je demande ? Je voudrais juste … trouver un homme qui m’aime, et qui veuille fonder une famille. Je pense pas demander la lune quand même … » |
| | | | (#)Jeu 13 Mai 2021 - 23:03 | |
| Une odeur brûlante de café assourdit les sensations de Bennett – inutilité du breuvage de réveil flegmatiquement appliquée sur son naturel insomniaque. Ni la première, ni la dernière contradiction à laquelle on se heurterait en lui. Jonah se coule de regards en biais, surpris que l’offensive malbouffe, nom de code ‘impossible’, ait glissé avec tant de facilité entre les lignes ; fallait bien croire que même Bennett avait ses jours sans combat, et que ceux qui le mettaient face à son fils étaient des plus difficiles, moins par sa tentation de céder au caprice que par l’incapacité plus générale dans laquelle il était de tracer la frontière du permissible. Lutte d’égal à égal, il pouvait bien donner du terrain. « J’te crois pas, Ben. Tu n’es plus la personne que j’ai rencontré à l’époque. Et ce n’est pas que Em t’a forcé à changer. C’est juste que tu as évolué à son contact, en vous construisant votre vie à deux, puis à trois. » Trois qui ne les regarde pas, fixement attentif à sa propre entreprise ; trois qui, dans le laxisme des pizzas et la langue bien pendue, ne joue pas en faveur d’une évolution ; trois et le paquet de bonheur et d’angoisses qu’il ne savait pas traîner derrière lui, embaumant la pièce et l’esprit de Bennett. Trois, pièce du puzzle, certainement ; qu’il sache exactement où la placer restait fumeux – il la gardait précieusement en main, même s’il savait que ce n’était pas comme ça qu’on découvre le tableau, l’image globale – garde dans la main, incrustée dans sa paume, la pièce manquait dont il aurait peur de manquer dans sa chair une fois qu’il l’aurait correctement ajustée. Tu divagues. Ah ? C’était cela, d’ébaucher de grands faits intangibles et théoriques devant Bennett ; il courrait après les implications concrètes, inventerait une science pour une question, s’épuiserait à courir sur la pente des impossibles confirmations. Ce qu’Helena disait n’avait rien d’objectivement faux ; une photographie n’est jamais fausse ; le cadre différait simplement beaucoup trop de celui avec lequel Bennett raisonnait depuis trop longtemps pour s’en défaire. « Très bien, j’admets ma défaite, » se laisse-t-il entendre dire avec le tact qu’effectivement, il n’aurait pas eu à l’époque où il aurait préféré rassembler les grands chevaux et toute l’armada rhétorique et logicienne pour imposer son argument ; seule facette sur laquelle il concédait le point. Apprendre à laisser le désaccord en plan, qualité ou défaut acquise avec les années, validant partie de la thèse de l’évolution – quelle appellation ; on devrait y adjoindre une grille d’évaluation, des paliers, des objectifs ; qui pour les fixer ? « Qui est Sloan ? » Comment ça, qui est Sloan ? Une légère expression de surprise s’imprime sur le visage de Bennett en même temps qu’il s’efforce de déterminer l’endroit de sa faute. La seule règle tacite en la matière était d’éviter de parler d’Auden ; règle qu’il avait scrupuleusement respectée, Helena l’avait ramené sur le tapis d’elle-même ; alors… ? Alors il y avait un monde où sa belle-sœur n’était pas au courant, et où Bennett devait annoncer l’arrivée du marmot haut de trois mois dans l’univers ?
Insigne honneur, qui appuyait le tragique de la situation d’Helena. Enfin, il n’y avait pas que du pessimisme dans le tableau qu’offrait le sculpteur ; en plissant les yeux pour capter l’impressionnisme de ses paroles, elle y verrait même que le présent n’était pas forcément une question de décision, sinon de perception. Bennett était en cela plus clément que d’autres, qui mettraient toute cette cavalerie en recherche de l’élu sur le dos des choix de la jeune femme ; et de clément à bienveillant, il n’y avait qu’un pas que personne ne franchissait, à en juger par le peu de succès que récoltent ses pensées. « Il est né en décembre dernier. Le fils d’Auden et de Ginny. » L’information, absolument naturelle pour lui – n’était-il pas allé féliciter ses plus proches amis devenus parents ? –, a l’air complètement obscure aux yeux d’Helena. « Excuse-moi, je pensais que tu étais au courant. » Suite logique d’un mariage, d’une histoire comme on dirait, feuilleton sur plus d’une décennie auquel Bennett avait assisté de près ou de loin, par épisodes ; et si Helena croyait aux romances prédestinées, sans doute fallait-il voir dans son temps avec Auden une épreuve de plus imposée à l’intrigue principale. Mais ça aussi c’était cynique, ça ne se dit pas, Bennett devait se polir – il avait l’habitude. « Peut-être. Mais on en a qu’une. Alors j’ai envie qu’elle vaille le coup, tu comprends ? Est-ce que c’est si compliqué que ça, ce que je demande ? Je voudrais juste… trouver un homme qui m’aime, et qui veuille fonder une famille. Je pense pas demander la lune quand même… » Et toi Jon ? Plutôt réalisme sans foi ou châteaux espagnols au Portugal ? T’en penses quoi ? Les yeux de Bennett, dans l’alternance entre la figure d’Helena et celle de son fils, paraissent chercher une étrange réponse. Je te conseillerais aucun des deux, personnellement ; enfin ce sera ton choix, tes familles sont pas très douées là-dedans ; on dira que c’est génétique, on te pardonnera bien, marié sur un coup de chance invraisemblable ou célibataire sur le marché de ce qui ne s’achète pas. « Ça arrivera sans doute, mais peut-être pas en l’attendant de pied ferme. » Au peut-être qui veut tout et rien dire, Bennett ajoute une gorgée de café, dont Jonah suit suspicieusement le trajet avant de se reporter à ses machines. « Si un miracle a pu arriver à Auden, ça te tombera dessus aussi. » Oh, Bennett ferait à peu près n’importe quoi pour éviter une crasse à l’italien – cela n’entrait absolument pas en contradiction avec le fait qu’Auden était dans le même panier que lui concernant les miracles. Chance d’hérétique, à en croire le destin. « Tu le connais sans doute déjà. Les gens ne s’aiment pas forcément au premier regard, et ne pensent pas non plus à fonder des familles. Et là, je devrais ajouter une banalité comme ‘laisser le temps au temps’. » Ou le hasard au hasard, dans l’hypothèse où l’âme-sœur n’était pas encore sur le chemin d’Helena – enfin trouver un homme qui m’aime relevait pour Bennett de l’absurde – les lieux communs de progression retrouvaient leurs lettres de noblesse. Il ne doutait pas qu’à discours équivalent, les sœurs Cohen servaient sans doute à Helena une tout autre soupe ; la cantine philosophique de Bennett est peut-être moins sucrée, pas moins nourrissante. « Et même si ça n’arrivait pas, tu dois avoir assez de confiance dans le fait d’être une personne intéressante pour y survivre. » C’est une parole d’homme qui a peu de chances de retourner au célibat, enfin puisqu’on était dans les points de vue… « C’est compliqué si tu le compliques et en fais la plaque tournante. » Etc, etc, on n’a jamais envie d’écouter ceux qui ont ce qu’on n’a pas. |
| | | | (#)Mer 2 Juin 2021 - 21:19 | |
| Helena n’est pas surprise par le point de vue de Bennett. Parce qu’il est cartésien, terre à terre. Ce n’est pas un rêveur, un être candide. Contrairement à la brunette, il ne croit pas que le monde peut être bon, et que les gens peuvent devenir meilleurs. La jeune femme n’est pourtant pas naïve au point de croire que tout est noir ou blanc. Elle sait qu’il y a plus de 50 nuances de gris. Mais les gris de son monde sont des gris clairs. Ceux du monde de Bennett doivent au contraire approcher le noir, un monde cruel. Elle se bat pour que le Giller accepte son point de vue, et hausse les sourcils lorsqu’il reconnait qu’elle a raison. « Très bien, j’admets ma défaite. » Hum ? Pour du vrai, ou simplement pour qu’elle se taise ? Elle ne le saura pas, puisqu’elle glisse une référence à Auden, pas du tout discrètement, dans la conversation. Et alors que Bennett évoque un certain Sloan, Helena tique, se demandant de qui parle son beau-frère. La surprise se lit sur le visage du jeune homme, et rapidement, elle comprend : elle devrait savoir qui est ce Sloan, selon Bennett, sinon, il ne l’aurait pas mentionné. Et pourtant, elle l’ignore. Ce qui signifie que ces sœurs lui ont caché l’existence de cette personne, mais qui est-ce ? « Il est né en décembre dernier. Le fils d’Auden et de Ginny. Excuse-moi, je pensais que tu étais au courant. » La brunette pâlit à vue d’œil et se raccroche au plan de travail de la cuisine pour ne pas tomber, alors que ses jambes semblent se dérober sous elle. Elle se sent mal, soudain. Elle a l’impression de manquer d’air, et se sent assaillie par une terrible nausée. Auden a un fils. Avec Ginny. Lui qui ne voulait pas s’engager a désormais une famille. Finalement, tout ce qu’il refusait, c’était parce que c’était elle, Helena, et non l’Elue Ginny. Une preuve supplémentaire qu’il ne l’a jamais aimé. Elle se détourne de Bennett et de Jonah. Le père, parce qu’elle a honte de montrer son trouble. Le fils, parce qu’elle ne veut pas l’inquiéter. Elle tente de respirer calmement, mais a l’impression que son monde s’écroule. Ou du moins, un monde parallèle, dans lequel une vie avec Auden pouvait encore être envisageable. Il aurait pu changer d’avis, non ? Aujourd’hui, c’est impossible. Le chapitre Auden n’a de cesse d’être clôturé, mais cette fin semble définitive, et ça fait mal. Beaucoup plus que ça ne devrait. Bennett continue à tenter de la rassurer avec des banalités : elle trouvera l’amour, et ce sont ceux qui ne cherchent pas qui finissent par être heurtés par les sentiments. Mouais, c’est facile à dire quand on a une vie meilleure que ce à quoi on aurait pu espérer. La brunette s’apprête à répondre quand elle entend la clé dans la serrure : Emily arrive. Elle se passe rapidement de l’eau sur le visage et inspire profondément. Lorsqu’elle reprend enfin la parole, sa voix est beaucoup plus ferme qu’elle ne l’aurait espéré. « On n’a jamais eu cette conversation. Tu ne m’as jamais parlé de Sloan … C’est mieux pour toi et pour moi. » Pour la durée de vie de Bennett, qui ne sera pas considérablement réduite par les sœurs Cohen si elles apprennent qu’il a tout balancé. Pour Helena, qui ne comprend pas comment elles ont pu lui cacher ça pendant trois mois, et a besoin de réfléchir avant d’exploser telle une furie. « Saluuut ! Prête pour ton rencard ? », qu’elle lance lorsque sa sœur pénètre dans la cuisine, comme si de rien n’était. |
| | | | | | | | Soirée babysitting (Bennett) |
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