Toute une semaine s'est écoulée depuis que ton chemin a croisé celui de Jack Epstein. Toute une semaine où il occupe toutes tes pensées, le jour comme la nuit. Surtout la nuit. Une semaine que Saül n'arrive même plus à t'énerver tant tes pensées sont dirigées ailleurs.

Tu as dit que vous ne vous reverrez jamais.
Tu as menti.

Tu as menti quand le claquement de tes escarpins résonne dans la boutique de vinyle, la sienne. C'était facile de trouver des informations sur lui. Trop facile quand la personne est propriétaire d'une boutique. Trop facile quand il a un passé avec un groupe que tu ne connais absolument pas. Il aurait fait pareil s'il avait eu ton nom complet ou il t'a déjà oublié ? Tu erres dans les différentes rangées de l'établissement. Tu erres, tu touches à tout et à rien en même temps. Tu te promènes en cherchant… rien du tout. Ce que tu cherches, tu l'as déjà trouvé avant même d'entrer. Il est juste là, Jack, en train de servir le seul autre client qui s'y trouve. Et les millions de points d'interrogations dans ses yeux quand ils en viennent à croiser les tiens suffisent à te faire sourire. Puis, ton regard se perd ici et là et ailleurs alors que la sonnette de la porte annonce l'arrivée ? le départ ? de quelqu'un. L'ambiance est drôlement silencieuse tout d'un coup. Il s'est tiré l'autre client. Tant mieux. Tu n'as même pas besoin de te retourner pour sentir son regard sur toi. Elle brûle ton épiderme. Elle brûle et elle s'enflamme. « Les gens achètent encore des vinyles? » que tu demandes alors que tu te retournes enfin vers lui. Non. C'est pour ça qu'il est aussi cassé aussi.  

« J'passais par hasard. » Sur dix à quel point tu es zéro crédible pour justifier ta présence ici ? « Tu es différent. » Différent de l'autre soir. C'est sûrement un compliment. Tu ne l'as pas vu sous son meilleur jour. Mais honnêtement, tu n'as pas encore décidé si c'était une bonne ou une mauvaise chose qu'il le soit, différent. Tu n'as pas non plus décidé si c'était une bonne chose que tu sois ici. Enfin, non, c'est pas une bonne idée. Tu peux quand même continuer de te faire croire que tu as parfaitement la situation en contrôle.

@jack epstein

« Les gens achètent encore des vinyles? » bien sûr qu’il l’a vue entrer, bien sûr qu’il ne s’en est pas caché. Elle erre dans les maigres allées, elle laisse dans son sillage un parfum qu’il reconnaîtrerait entre mille et dont il est le premier surpris. Elle n’était qu’un éclat de miettes dans la nuit, une inconnue aussi éphémère que son souvenir pouvait bien le suggérer, et la voilà qui fait ses marques dans la petite boutique embaumant la camomille et l’orange sanguine comme si elle y était chez elle. Elle est belle, entre les tourne-disques. Elle semble figée dans le temps, le leur. « Et c’est moi le premier étonné. » qu’il ne relève pas la pique et qu’il nargue plutôt, c’est le ticket parfait pour laisser un sourire en coin orner ses lèvres dès que les prunelles de la brune rencontrent les siennes.

Son accent s'est un brin adouci, à celle qui n’était que de passage mais qui finalement a décidé de rester. Jack se demande ce qui a bien pu suffire comme raison pour qu’elle ne bouge pas, elle qui semblait avoir non seulement de fourmis dans les jambes la dernière fois, mais surtout une profonde envie de tourner le dos à tout ce que la ville semblait vouloir lui offrir sans qu’elle n’en tienne rigueur.  « J'passais par hasard. » « Faudrait pas que les gens croient que tu fais partie des pronostics horribles d’acheteurs de vinyles. » il ricane en silence, l’oeil rieur pour deux. La silhouette qu’elle égare entre froid et chaud est à pléthores pas de lui, pas qu’il réduit de quelques disques sous le bras en prônant innocemment qu’il fait son boulot lorsqu’il s’aligne pour aller ranger son matos à proximité d’elle. Rusé de bac à sable, ouais. « Tu es différent. » ça ne sonne ni comme un défaut ni comme une qualité. Il voit le verre à moitié plein et l'occasion parfaite de lui renvoyer un regard appuyé d’un sourire de plus.

« La faute au thé. Et à ceux qui snobbent la pile des classiques. » il explique, de un lui pointant la théière éternellement prête à être l'alliée des clients. Elle siège près de la caisse enregistreuse, c’est un all you can drink qu’elle pourra tester si elle décide de se servir une tasse - et de rester. La pile des classiques elle, c’est là où il attire son attention la seconde suivante en lui faisant signe de le suivre. Des tas de vinyles qu’il aimer d’amour, de véritables marqueurs de temps qu’il voudrait faire connaître à tout le monde passant la clochette de sa modeste petite boutique. Personne n’en veut, trop intéressé par la musique de nos jours transposée sur les reliques du passé. Ça l’ennuie, les hipsters qui viennent par dizaine ici. « Sinatra ou Presley? » est-ce qu’elle se sent langoureuse, nostalgique? Est-ce qu’elle préfère une ambiance un peu plus légère, un peu plus ludique que la dernière fois? Lui, il ne fait que proposer, attentif au choix.

« Faudrait pas que les gens croient que tu fais partie des pronostics horribles d’acheteurs de vinyles. »
« Faudrait surtout pas. »

Tu ne bouges pas d'un poil alors que tu le suis du regard, lui, qui se rapproche de toi au fil des disques qu'il remet à leur place. Il est différent. Tu le dénotes à la seconde où ton regard croise le sien. Est-ce qu'à cause de ça, ce petit quelque chose qui t'a donné envie de revenir est éteint ? Et si vous étiez là juste pour vous complaire dans le malheur de l'autre ? Vous êtes maudit d'avance. Il l'a dit lui-même. Pourtant, t'es quand même là. « La faute au thé. Et à ceux qui snobbent la pile des classiques. » Il démontre en premier la théière près de la caisse, puis il te fait signe de le suivre, chose que tu fais en allant d'allée en allée jusqu'à cette fameuse pile de classique.  

« Sinatra ou Presley? »
« Sinatra.

Quelques secondes plus tard, la mélodie envahit la boutique au même rythme que le fond les confidences. « Williams. » que tu échappes en tournant finalement le regard vers lui. « C'est ça mon nom de famille. » Parce qu'il t'avait dit le sien et que tu avais omis le tien. Bon, c'est pas vraiment le tien. C'est celui emprunté par ton époux, mais c'est quand même celui que tout le monde connaît. Tu aurais presque envie de te barrer là, tout de suite, juste pour voir s'il arriverait à te retrouver comme tu l'as fait. Mais, non. Tu restes. Parce qu'il y a encore quelques mystères à élucider. Notamment, « Tu n'es pas partie. » Il voulait, il y a à peine quelques jours. Peut-être que c'est l'alcool qui parlait. Peut-être qu'il n'en a jamais réellement eu envie. Peut-être que la seule et unique raison qui t'a donné envie d'être ici n'existe que dans la noirceur de la nuit. Vaudrait mieux de toute façon. Pour ton mariage et le sien.

« Sinatra ou Presley? »
« Sinatra.
« Dis-le à personne, mais t’as fait le bon choix. »

Il n’aime pas être de ceux qui ont des préférés, mais jamais il n’aurait pu être en paix avec sa réponse à lui si Frank n’était pas venu en premier. Un classique, une voix qui gratte, une trame de New York sous la pluie et l’air glacial de Vancouver lui rappelle la brise à Greenwich. De la côte ouest il rêve à celle tout à l’est, se demande si elle est déjà allée, ce qu’elle en a pensé. Est-ce qu’Elise aurait voulu partir, s’il l’avait rencontrée au détour de Central Park? S’il l’avait amenée prendre un café en bordure de Chelsea, si Tribeca était devenue leur trame de marche avec le Brooklyn bridge tout droit devant, la statue bonne joueuse tout derrière? Jack le grand voyageur qui a parcouru les États-Unis d’un côté comme de l’autre, après avoir fait la même avec le Canada. Des fourmis dans les jambes et des étincelles dans les yeux à lui servir du thé pour l’aider à s’en raconter un peu.

« Williams. » hm? Il se détourne, les vinyles rangés qu’il aurait très bien pu refoutre en bordel la seconde d’après que personne ne s’en serait étonné. Pourquoi elle dit Williams? Y’a une guitare qui l’intéresse? Un compositeur cliché? « C'est ça mon nom de famille. » hm. Il est con Jack, il est aveugle, imbécile heureux. Il ne fait gaffe à rien, oublie tout, ne mémorise que ce qu’il se sait prêt à perdre au creux de sa cervelle éternellement en compote que les années n’ont pas épargnées. L’addition se fait mais elle ne se fait pas facilement, y'a un grain de sable dans l'engrenage. Pour parfaite métaphore aussi ridicule que prévisible, le voilà qui entend le disque sauter une note une seule. Ridicule. Williams. « Tu n'es pas partie. » « Ç’aurait pas été poli de partir sans toi, non? » qu’il nargue, ses fossettes creusant ses joues avant que ses yeux à lui ne retrouvent les siens à elle. Par-dessus sa tasse de thé il la scrute Elise Williams - mais surtout son alliance. La dernière fois, il n'en avait rien à battre qu'elle soit mariée.

« Williams. » la dernière fois, il n’avait pas capté à qui.
« Comment va Saül? » apparemment, elle l’est à son pote. Probablement au seul gars qu’il considère comme un frère. Alors c’est à ça que ça ressemble, quand on se met des limites.

« Ç’aurait pas été poli de partir sans toi, non? » Tu le regardes du coin de l'oeil, lui et son éternel sourire aux lèvres. « Tu veux encore partir ? » Avec moi ? que tu avances, que tu tâtes, déjà prête à rebrousser chemin si ce n'était que des paroles en l'air, que des paroles d'un gars ivre qui avait une mauvaise soirée. Tu veux aller partout. Aussi insensé que ça puisse être, c'est avec lui que tu veux partir. Juste un peu. Pas longtemps. Juste assez pour respirer de nouveau. Pas assez longtemps pour détruire ton mariage ou le sien. C'est juste un petit léger écart de conduite dont personne ne se rendra jamais compte. Dommage que la réalité va te rattraper beaucoup trop rapidement. « Williams. » Il se le répète comme s'il ne voulait pas l'oublier. C'est ce que tu penses, stupidement, qu'il ne veut rien oublié de toi, quand toi tu as mémorisé chaque détails de votre dernière rencontre. Mais c'est pas pour ça qu'il répète ton nom. La réalité en est bien loin quand ce nom lui est un peu trop familier. « Comment va Saül? » Oh ce que le prénom de ton mari dans sa bouche amène avec lui une immense vague de froid. Tu te raidis automatiquement. Les portes que tu étais à deux doigts de lui ouvrir claquent l'une après l'autre.

« Tu connais Saül ? » Tout le monde connaît Saül. Tout le monde de la haute société. Lui, tu n'aurais jamais pu te douter qu'il connaissait ton mari. Il doit juste le connaître de nom. Il s'est peut-être même fait arnaquer par lui qui sait - mais le ton de sa voix n'amène aucune amertume. Ils ne se connaissent certainement pas personnellement. Ce serait ridicule. Jack n'a rien des personnes que ton époux à l'habitude de fréquenter - toi non plus d'ailleurs. Pourtant, t'es là. Et Saül aussi apparemment. Qu'importe la nature de leur relation, tu te sens complètement stupide d'être ici soudainement. Tu te détestes d'avoir laissé échapper que ton mariage n'était pas tout rose. Tu te détestes d'avoir échangé un peu de vérité avec lui, convaincu que vos chemins ne se croiseront plus jamais. C'était idiot. Là Elise de l'autre soir, il ne la reverra jamais. Il sera grand et infranchissable le mur de glace que tu placeras entre vous deux.

Elle erre et ses prunelles à lui font de même. À la lumière du jour elle est plus belle encore et c’est beaucoup plus facile de le constater que de constater tout le reste. Il s’en fout, de son alliance. Il s’en fout, de ses histoires de mariage, il se fout de tout ce qui ne la concerne pas elle, directement elle. C’est ce qui reste la marque de commerce de Jack, cette insouscience caractéristique. Tout à l’extérieur de la bulle qu’il crée importe peu, la bulle par contre devient sa possession la plus chère ; ce qui n’est pas peu dire pour le type le moins matérialiste que vous puissiez rencontrer. « Tu veux encore partir ? » la brunette le demande avec la voix de celle qui place des pions savamment, dans l’interrogation de savoir s’ils jouent la même partie, s’ils ont les mêmes règles. Si son visage se fend d’un sourire montant jusqu’à la commissure de ses yeux fatigués par le bonheur simple et non la fatigue en elle-même, Jack lui répond le plus sérieusement du monde. « Toujours. » qu’elle en fasse ce qu’elle veut, Elise. Il veut toujours partir, soit, c’est un fait. Avec elle? Repose la question rien que pour m’entendre le répéter.

Williams, Saül, Williams, alliance. C’est à son tour, à Epstein, d’avancer à tâtons, de faire ce qu’il sait faire de mieux c’est-à-dire laisser le courant aller. C’est un long fleuve tranquille qui ressemble définitivement plus à de la lâcheté. « Tu connais Saül ? » elle au moins, elle a le mérite de clarifier les cartes et de le faire dès lors qu’il y a une porte qui s'ouvre. Jack ne soupire pas, ne laisse rien paraître qui dévoilerait l’inconfort avec lequel il jongle depuis la dernière minute. « C’est un ami. » du genre de ceux à qui il est fidèle, lui qui ne sais jamais l'être autrement. C’est un lien incongru, c’est un type qui est son entière et totale opposée, c’est une relation qui sort de nulle part au point où elle donne toujours l’impression d’avoir éternellement existé. Ils sont potes mais ils ne connaissent pas leurs femmes, leur vie reste au stade de ce qu'ils partagent eux et eux seuls. Le cocon, il est ironique là n’est-ce pas? Jack qui protège une bulle, Jack qui l’entretient, Jack qui en ignore l’extérieur. Dans un scénario Elise est à l’intérieur. Dans l’autre, elle est dehors, elle et le pas de recul, de dégoût qu’elle semble poser et qu’il n'est pas foutu de remarquer. « Je suis désolé j’aurais dû - » tu aurais dû quoi? Les excuses qui précèdent la faute, comme si ça pouvait annuler ce qu’il ne prononcera pas ni maintenant ni jamais. Tu quoi, Jack? Tu t’en serais foutu si elle n'avait pas été la femme de ton pote? T’as un code de conduite et de la loyauté à travers? Toi?

C’est facile, d’être celui avec la tête en l’air, c’est facile d’être celui à qui on reproche le monde quand il en fait son terrain de jeu préféré. Désolé de tout, aurait dû faire rien. « Ton thé. Il va être froid. » elle reste c’est bien ça le pire. Le mieux? Son thé est froid.

« Toujours. » C'est un sourire que tu retiens d'apparaître sur tes lèvres. Leurs commissures qui se retroussent gâchent tout le secret. Il veut toujours partir, avec toi, c'est ce que tu en conclus. C'était demandé sans le demander et c'est répondu sans y répondre. « J'ai une destination. » Et des billets qui pourraient suivre en une fraction de seconde. Il pourrait fermer sa boutique et vous seriez en pays exotique en moins de temps qu'il ne peut se l'imaginer. Mais il a fallu que tu prononces le nom Williams et tout s'est arrêté avant que ça ne commence.

« C’est un ami. » C'est un rire jaune qui s'esclafe à l'instant. « N'importe quoi. » Tu n'en crois pas un mot de sa pseudo amitié avec ton époux. Saül, il ne fréquente pas les types comme lui. Toi non plus chérie. Où est-ce qu'ils auraient bien pu se rencontrer ? Dans ce bar pourris ? Sûrement pas. Tu y réfléchis vraiment fort si le prénom de Jack n'a pas été prononcé dans une de vos nombreuses (nop) conversations. Peut-être, tu ne sais plus. Il y a longtemps que tu ne retiens plus les informations non-importante de ton mari. « Je suis désolé j’aurais dû - » T'aurais dû quoi, Jack ? Il se rétracte. Bien sûr qu'il le fait. Tu aurais fait pareil, mais qu'il le fasse le premier te met soudainement mal à l'aise, comme si c'était toi la larguée alors que ce devrait être lui.

« Ton thé. Il va être froid. »
« T'aurais sûrement dû, oui. »

C'est laissé en suspens, sans qu'aucun de vous deux ne connaissent vraiment la réponse. Tu n'as absolument plus rien à faire ici, avec lui. Ni maintenant. Ni plus jamais. La prochaine fois que vos chemins se croiseront, ce sera avec sa femme, ton mari et les enfants. Tu te retournes vers lui juste avant de passer la porte de sa boutique pour toujours. « Qu'est-ce que tu disais déjà ? Maudit d'avance? » Vous étiez déjà maudit avant même que Saül ne fasse son entrée dans l'équation. Et le voilà le coup de grâce. Tu partiras sans lui. Et il partira sans toi. C'était quoi sa destination à lui ? C'est encore possible que le destin vous retrouve ? Dis pas n'importe quoi, Elise. Deux mondes qui vous séparent. Deux lignes parallèles qui ne se toucheront jamais.

Elle rôde, il erre, elle est belle, il ne voit qu’elle. Est-ce que c’est trop? C’est cliché, mais il est un musicien Jack, un nostalgique. Il s’ennuie des moments avant leur fin, il réclame le passé les deux pieds à profiter que du présent. Tu disais? « J'ai une destination. » « On part où aujourd’hui? » son sourire fait mine de la laisser parler, il rêvasse. Aujourd’hui, comme dans demain on choisira un autre endroit, t’en fais pas. La Terre est grande et il ne porte pas de montre et s'il vend la boutique ils auront des billets pour un autre continent.

Celui-ci, de continent, c’est aussi celui où a choisi de s’établir son mari. « N'importe quoi. » l’ambiance change du tout au tout, l’air est glacial même si le chauffage se charge de leur faire oublier le froid canadien. La factutre sera salée si on s'en tient à la brise d’iceberg qui pointe des yeux d’Elise à ceux de Jack. « Ton thé. Il va être froid. » quel idiot d’empoté qui ne s’entend même pas le dire, il le répète peut-être même. Elle ne l’écoute pas de toute façon, et plus il est froid plus Epstein le ressentira peu quand elle le lui lancera au visage. « T'aurais sûrement dû, oui. » ce qu’il y avait de bien avec elle, c’était de ne pas lui mentir. C’était de lui dire tout ce qui lui passait par la tête, d’être franc, sans filtre, de ne rien omettre volontairement ou non. Il ne lui avait rien caché, il avait tout mis sur la table, elle était restée. Blaguait à partir avec lui, même – c’était raisonné, plié, concis, acté.

« Qu'est-ce que tu disais déjà ? Maudit d'avance? » elle reste encore, là de suite. Mais ce n’est qu’une question de temps. Si la boutique d’Epstein n’était pas la plus achalandée de la rue, c’était bien aujourd’hui que les maigres salaires qu’il en tirait leur laissaient au moins une tentative de semblant de paix. Pour faire quoi? Pour régler leurs différends? Pour se maudire encore plus. « Un peu ça, ouais. » il joue avec les mots, il joue avec le feu, ironiquement réalise que ses doigts ont attrapé une de ses clopes qu’il roule entre l’index et le pouce rien que pour s’occuper. Rien que pour éviter de la toucher? C’est trop. C’est cliché. « T’es déçue? » pourquoi le serait-elle? Elle en a l'air. Il l’est, lui. « Réponds pas. »

« On part où aujourd’hui? » Le sourire n'arrive plus à s'en aller de ton visage. C'est quand la dernière fois que tu as autant souris ? Tu brises les quelques pas qui te sépare de lui. Le bout de tes doigts s'égare sur les vinyles qui se trouvent entre ici et là-bas, les regarde sans vraiment les regarder. « C'est une île. » Isolé du monde entier. Une île que tu crois être un juste milieu entre ton monde et le sien. Il y a un certain luxe, mais c'est également en pleine nature. C'est l'endroit parfait pour partir pour mieux revenir. « Ça te plairait, je crois. » Tu crois. Tu n'en es pas certaine. Tu bases tes intuitions sur une poignée d'heure en sa compagnie. Tes pas s'arrêtent à quelques centimètres de lui alors que tu redresses la tête pour le regarder droit dans les yeux. Tes doigts n'auraient qu'une très courte distance à parcourir pour trouver les siens. À quelle point serait-elle glacée son alliance sur la tienne ? Personne n'en saura jamais rien, puisque la seconde suivante prend une toute autre tournure. Tu refais deux pas derrière, alors que ton sourire s'efface abruptement.

Un ami de Saül pfff. Tes bras se croisent sur ta poitrine. Tu te refermes complètement. Tu as même honte de la situation dans laquelle tu viens de te mettre les pieds. Le but de juste vider ton sac pour juste une petite fois dans ta vie venait avec le fait qu'il ne ferait jamais partie de ta vraie vie, qu'il ne rencontrerait jamais ton époux. Et tu ne rencontrerais jamais son épouse à lui. Quelle est douce l'ironie. « Un peu ça, ouais. » Maudit d'avance. Aucun de vous deux ne savait à quel point. Il vaut mieux là que après.

« T’es déçue? » Ce qu'il a du culot de le demander.
« Réponds pas. » Et encore plus de le reprendre.

Tu es déçue et il le sait sans même avoir à le demander. « Soulagée. » Mais tu es aussi soulagée d'avoir un frein à ce qui n'aurait été rien d'autre qu'une belle erreur. Soulagée de ne pas avoir mis en péril ces dix années de mariage construit à la dure. Soulagée de ne pas découvrir la potentielle déception qui aurait pu ressortir de tout ça. Tu ne sauras jamais. Lui non plus. L'entrée d'un nouveau client brise officiellement la bulle dans laquelle vous vous trouviez tous les deux à jamais. C'est là que tu en profites pour t'éclipser comme si tu n'avais jamais mis les pieds ici.

« C'est une île. »
« Déserte, au moins ? J’aime pas les trucs trop touristiques. »

Quel idiot qui sourit beaucoup trop pour ne pas être grillé d’office, cramé dans toutes les provinces et tous les états avec. Elise est partout et il aspire à ne pas la voir s’échapper de nulle part, sauf si ça les impliquent, lui et l'île dont elle parle avec des étincelles dans les yeux, l'île qui est désormais la leur dans les annexes de leurs didascalies. « Ça te plairait, je crois. » « Faudra que je vois pour me faire un avis. » et il en rajoute, le pire. Il flirte et il ne s’en cache même pas, marié ou non ça n’a pas d’importance. Elle ne serait pas là si ça en avait, elle ne le regarderait pas comme ça si ça lui importait. Y’a une pointe de mystère – et par pointe, on entend des litres et des kilomètres, des lieux et tout un océan, des continents avec, qu’ils mettraient derrière eux juste pour –

« Soulagée. » - oh. Ça.

L'île est loin, tout d’un coup. Elise l’est encore plus, loin, lorsqu’elle met un mètre et une infinité d’autres entre eux. Le pire, le pire ce n’est pas que la tranchée qu’elle creuse et le fossé qui vient naturellement avec. Le pire, c’est le regard de la brune à la peau de porcelaine qui change automatiquement. Le voile qui s’accroche drastiquement à ses iris, et le dédain qui prend toute la place. Il ignore si elle le déteste pour ce qu’il est ou pour ce qu’il a fait, se contente nocivement de se l'expliquer en se disant qu’il y a un peu (beaucoup) des deux. Il aurait dit - dû, dire - quelque chose de plus Jack, même s’il lui demandait de ne rien rajouter.

Peut-être qu’il se serait excusé.
Peut-être qu’il aurait naïvement pensé que ça remonterait le temps. Qu’ils resteraient là à parler de fuite et de billets juste l’aller, pas le retour.
Peut-être, peut-être.
Peut-être qu’il ne le saura jamais.

Quand lorsqu’il trouve enfin les mots à lui dire pour essayer d’effacer sa dette et d’avancer vers mieux, la porte grince déjà derrière la silhouette d’Elise. Williams. L’alliance à son doigt lui brûle la peau, il parierait qu’elle sait de quoi il parle.