Je ne porte pas particulièrement les centres commerciaux dans mon coeur, mais mon magasin préféré de photographie se trouve à celui du centre-ville, alors une fois de temps en temps, je ne râle pas plus que ça et je m’y rends. Pour cette raison ou lorsqu’une amie — on ne nommera pas de noms, Tessa ou Erin, par exemple *tousse tousse j’airiendit* — m’y entraîne (pratiquement de force), j’y vais. Okay, j’exagère, je ne déteste pas ça à ce point-là, je reconnais que ça peut être parfois bien plaisant, surtout avec les bonnes personnes. Je crois que je suis encore traumatisé du temps où ma mère me faisait essayer une tonne de morceaux de vêtements parce qu’elle n’était pas sûre de la couleur ou de la forme ou de la taille ou parce que Adriel, oh non, vraiment pas, le noir ne te va pas bien, enlève-moi ça tout suite. Un chandail avec un super-héros? Franchement Adriel, tu ne te feras pas prendre au sérieux avec ça (j’avais sept ans). Mais il y a des nouveaux objectifs d’appareils photo que j’ai repérés sur leur site il y a quelques temps et, aujourd’hui, je n’en peux plus, je dois m’y rendre. Parce que, évidemment, un de ceux que je veux est disponible seulement au magasin, alors tant qu’à y aller, autant me faire plaisir avec les autres. J’ai vraiment choisi ma journée, que je pense en stationnant ma voiture dans le sous-terrain quasiment vide. On est un jour de semaine et c’est encore le matin, alors bon, c’est un peu normal. Je me donne un highfive mental. Circulant dans les couloirs du centre commercial, je repère bien vite l’animalerie et me rappelle que je suis justement dû pour acheter des croquettes à Peter Quill Manders Chat (ce pauvre félin); ce gourmand, il a ouvert le sac l’autre jour avec ses dents et j’ai dû jeter plus de la moitié de la nourriture qui était tombée sur le plancher (merci la balayeuse). Je regrette d’être passé au magasin pour animaux avant le magasin de photo lorsque je sors avec le gros sac de bouffe dans les bras, et je dois me résoudre à aller le porter à ma voiture si je veux pouvoir inspecter les lentilles de caméra de plus près. De loin, je vois les portes de l’ascenseur s’ouvrir et je presse le pas alors qu’un gars y entre, ça m’agacerait de devoir attendre le prochain. « Diego? » je m’exclame lorsque le gars se retourne, et je cours pratiquement à présent, glissant le sac de croquettes entre les deux portes qui se referment pour les arrêter à temps. J’arrête de respirer en réalisant qu’ainsi, le sac aurait pu percer et toute la nourriture aurait pu s’étaler par terre. Et cette fois-ci, je n’ai pas de balayeuse à portée de main. Mais, heureusement, rien de tel n’arrive. Je pousse un soupir de soulagement et me glisse dans l’ascenseur aux côtés de mon ami. Sans y réfléchir plus, je pèse sur le bouton arrêt dès que les portes se referment derrière moi et je me retourne vers lui. « Hey mec, ça fait un moment qu’on s’est pas vus! » Et ça ne pourrait pas être plus près de la vérité, disons que c’était quelque peu sarcastique. Diego et moi, on se connaît depuis longtemps quand même, plusieurs années, on a passé plusieurs soirées avec nos guitares ensemble juste pour le simple plaisir de la musique. Quand ma famille et moi avons coupé les ponts avec Maxence, il a été un des premiers à qui j’en ai parlé, car je savais qu’il pourrait me comprendre vu sa situation avec son propre grand frère. Puis, en novembre dernier, on a décidé de boire un peu pour tester si notre musique allait s’en trouver si changée avec la boisson, mais le un peu s’est transformé en un peu beaucoup, on a parlé, philosophé sur la vie, proclamé des promesses à l’univers toutes aussi folles les unes que les autres. Puis, il s’est penché sur moi et j’ai été trop lent pour réagir à cause de l’alcool lorsque ses lèvres se sont posées sur les miennes. De toute manière, j’ai figé parce que jamais je ne me serais attendu à ce que Diego ait envie de ça. Je ne comprenais pas, je l’ai toujours vu en couple avec des filles. Je me suis dis que c’était sans doute la boisson, rien de plus. Il s’est arraché de ce baiser avant même que je ne m’en rende compte et… je ne me rappelle plus trop du reste de la soirée. Le lendemain, j’ai essayé de lui en parler, juste par curiosité, mais il a tout nié. Je me suis demandé alors si ce n’était que dans ma tête, si la boisson y avait beaucoup joué. Mais la surprise que j’ai ressentie lorsqu’il m’a embrassé a été si forte que je ne pouvais croire que ça n’avait pas été réel. Ce n’est pas tous les jours que je me fais embrasser par un gars, non plus, c’était en fait la toute première fois. Ça ne s’oublie pas vraiment. Et puis, depuis, chaque fois que je proposais à Diego de faire un truc, il refusait, et ça m’a un peu confirmé que ce n’était pas que dans ma tête. J’ai fini par laisser tomber, le coeur quand même lourd qu’une amitié de longue date comme ça se termine ainsi. « Donc… tu vas m’éviter combien de temps? » que je lui demande de but en blanc, pas brusquement non plus. Je n’ai pas vraiment l’habitude de me montrer indirect, non plus.
Si ce n’était pas des croquettes pour chats que je dois retourner porter à ma voiture, je ne serais pas tombé sur Diego. Appelons ça le destin. Je l’interpelle quand il entre dans l’ascenseur et je me dépêche de l’atteindre pour bloquer les portes avec la bouffe à chats. J’aurais eu l’air fin si ça l’avait déchiré. Son regard m’évite, il ne semble pas si heureux de me voir. « Ah salut Adri. » Je plisse les yeux. Il y a bel et bien un sourire sur son visage, mais je le sens nerveux. Depuis quand c’est comme ça, entre nous? Depuis qu’il a essayé de m’embrasser, bien sûr. J’aimerais juste qu’on en parle. Ou pas. Mais je ne veux pas perdre mon ami pour autant. Une fois à l’intérieur de l’ascenseur, les portes refermées, j’appuie sur le bouton arrêt dans l’espoir de me faire gagner un peu de temps avant que quelqu’un de la sécurité ne s’en aperçoive. « Qu’est ce que tu fais ? » Je sens la panique dans sa voix, mais je me contente de me retourner en usant de sarcasme. Ça fait en effet un moment qu’on ne s’est pas vus, ou même parlés. Parce qu’il m’évite. On parle ici et là par sms, mais il y a quelque chose de différent. Son regard m’évite aussi, d’ailleurs. « Ah bon ? Ca fait pas si longtemps ! » Je croise mes bras sur mon torse et le regarde en voulant dire on le sait tous les deux que tu sais que c’est à cause de cette soirée-là, Diego.
***
Cette soirée-là, novembre 2020.
« Ecoute celle là c’est une nouvelle que j’ai écrite. » Je me recale dans le canapé, tout sourire, en attendant que Diego commence sa chanson. Même si sa meilleure amie d’enfance a rompu avec moi il y a peu de temps, je suis bien content de ne pas le perdre, lui. Ça fait longtemps qu’on se connait, qu’on se partage notre musique. Il a vraiment du talent, la passion aussi, ça se sent. Ça fait longtemps que je tente de l’encourager à jouer au Canvas, mais il dit qu’il n’est pas encore prêt. Hum. Il commence la mélodie, se reprend après avoir affirmé qu’elle n’est pas au point. « Va-y, je suis sûr qu’elle est super », je dis, un petit sourire sur les lèvres. Les notes s’installent les unes après les autres, je le sens de plus en plus confiant, malgré les paroles tristes de la chanson. J’aimerais être capable de m’exprimer via des paroles de chansons comme lui, comme Erin aussi. Il termine, relève le regard vers moi, légèrement hésitant. « T’en penses quoi ? » Je tente de garder un air sérieux sur mon visage, ce qui n’est pas chose facile. « J’en pense que… », je commence en me levant. « Je pense que ça mérite une nouvelle bière! » je m’exclame en riant, tout en me dirigeant vers la cuisine. Je reviens avec deux bouteilles et en pose une devant mon ami. Spoiler: ce n’est pas la première de la soirée, ni la quatrième. « Sérieux, elle est super, ta chanson. Vraiment. » Je garde un petit silence, réfléchissant aux questions qui me brûlent les lèvres sans oser les poser. Sur quoi se base-t-il exactement pour avoir écrit ces paroles?, par exemple. Je pose ma bière et attrape ma guitare, un peu plus loin sur le canapé. « Je pense que… » Je teste un accord sur ma guitare. « T’as essayé de terminer la chanson sur cet accord? » On va dire que ça veut dire quelque chose ahahah.
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Alors je lui demande cash combien de temps il va m’éviter. Autant me prévenir, non? Cette distance entre nous me pèse, j’aimerais juste avoir la chance qu’on s’explique. « Qu’est ce que tu racontes Adri ? Je t’évite pas. J’ai aucune raison de t’éviter », me répond-il en enfouissant les mains dans ses poches. Je soupire en appuyant mon dos contre le mur. « T’es sûr de ça? Y’a vraiment aucune raison qui fait en sorte que tu m’évite depuis novembre? » Je hausse un sourcil, le mettant au défi de me dire le contraire. « C’est juste que j’étais occupé, j’ai beaucoup de boulot depuis que j’ai commencé l’internat et quand je suis pas à l’hôpital il y a ma famille à gérer et… » « Sérieux? » je le coupe. Les excuses, les excuses. « C’est pas la première fois que tu dois t’occuper de ta famille, que tu as tes études ou le boulot, Diego. » Okay, il vient de commencer son internat, je ne sais pas trop ce que ça implique de plus ou whatever qu’avant, mais n’a-t-il vraiment eu aucun temps à m’accorder depuis les derniers mois? « C’est à cause du… » J’observe Diego un instant, et évidemment c’est le temps que je termine ma phrase qu’une voix retentit dans l’intercom. « Tout va bien? » Sans doute un gars de la sécurité. « Oui… oui, laissez-nous un moment s’il vous plaît, on a besoin de parler. » Le gars doit tellement se poser des drôles de questions. « On ne peut pas arrêter un ascenseur comme ça, d’autres vont attendre pour pouvoir l’utiliser. Il n’y a pas de bris, pas d’urgence, alors pas d’arrêt. » Je soupire de nouveau, mais il a raison. J’ai agi sans réfléchir, on va dire. « Yup, sir. » L’instant d’après, les portes s’ouvrent et j’attrape le bras de mon ami avant qu’il ne puisse s’en aller. « Diego… c’est à cause du baiser? » Je tente de paraître le plus naturel possible. Ça peut arriver, qu’un de vos bons amis gars vous embrasse, si?
Diego joue sa chanson avec beaucoup d’émotion. Il y a mon côté ami qui tente de comprendre pourquoi les paroles sont si tristes, mais il y a aussi mon côté musicien qui tente d’écouter la musique un peu plus objectivement. Mais bon, au final, j’ai une couple de bières de trop dans le corps pour rester complètement sérieux et, lorsqu’il s’arrête, je clame que ça mérite une nouvelle bière. Diego éclate de rire alors que je me lève, un peu chancelant, pour aller nous chercher chacun une nouvelle bouteille. Le temps de revenir, j’ai eu le temps de rassembler mes pensées volatiles et de donner un commentaire plus constructif à mon ami après lui avoir dit que j’adore. Avec ma guitare à moi, je lui montre ce que je veux dire. « Oh c’est pas mal ça ! Peut être sur ces paroles ? » Diego rajoute une phrase et mon sourire s’agrandit. « Ouais, c’est vraiment cool! » J’ajoute moi-même quelques accords pour complémenter sa mélodie, pour jammer, pour faire quelque chose de mes mains. « Un jour j’aimerais vraiment bien jouer au Canvas avec toi et Erin » Je relève les yeux sur Gutiérrez tout en continuant de gratter mon instrument. « Sérieux? Ça serait vraiment génial. Je suis sûr que tu aimeras ça. » Aimeras, pas aimerais, bien sûr. J’ai toujours été admiratif de son talent pour la musique. Ça fait vraiment longtemps que j’essaie de l’inciter à jouer avec nous, mais il dit tout le temps qu’il n’est pas prêt. Je dois avouer que je suis impatient à l’idée qu’il le soit. Sa guitare prend finalement le bord et il se cale dans le canapé dans un rire. « J’crois que j’ai trop bu ! » Je dépose ma guitare mon tour avant de me tourner vers lui. « Naaaaan, man, c’est qu’une illusion. » Je ris tout en appuyant mon front dans ma main, comme si ça pouvait aider à un peu moins tourner. Je dépose ma bière sur la table basse. « Je vais peut-être prendre une p’tit pause », je dis dans un léger rire. Ouais, parce que ça commence vraiment à tourner.
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Diego m’évite depuis cette fameuse soirée de novembre. M’enfin, c’est l’impression que j’ai. Disons qu’avant, c’était beaucoup plus facile de le voir. J’essaie de le pousser à me dire la raison pour laquelle il m’évite, mais en vain; il prétend qu’il est occupé et qu’il en a beaucoup sur les épaules avec sa famille et tout en guise d’excuse pour ne pas donner réponse à mes invitations qu’on passe un peu de temps ensemble. Bon, je sais qu’il ne prétend pas, je ne doute pas qu’il soit occupé et qu’il ait sa famille à gérer. Toutefois, ce n’est pas ce qu’il l’empêchait de prendre du temps avec moi avant. Je commence à m’énerver un peu, je veux juste comprendre pourquoi on est en train de s’éloigner comme ça, surtout qu’il ne fait que croiser les bras sur son torse, l’air nerveux. Juste quand je suis pour lui rappeler que je n’ai pas oublié pour son baiser et que je pense que c’est pour ça qu’il m’évite, le monsieur de la sécurité nous interpelle à l’intercom. Le soulagement est apparent sur les traits de Diego, mais ce n’est pas pour autant que j’ai envie qu’on parte chacun de notre côté avant de s’être dit les choses en face. J’essaie de négocier avec le monsieur à l’intercom, mais même Diego s’oppose à mon idée de génie (bon, évidemment). « On va pas arrêter l’ascenseur pour ça ! » Je soupire en levant les yeux au ciel. Oui mais, si les portes s’ouvrent, j’ai l’impression qu’il trouvera le moyen de se faufiler et on n’aura pas réglé les choses entre nous.
Alors les portes s’ouvrent et je retiens mon ami par le bras avant qu’il ne s’éloigne. J’arrive enfin à lui demander, d’une fois un peu plus douce, si c’est à cause du baiser qu’il m’évite comme ça. J’ai l’impression d’avoir touché le point parce qu’une grimace apparaît sur les traits de mon bon ami. C’est comme si son regard refuse de croiser le mien, mais j’attends patiemment qu’il se prononce. Toutefois, il dégage son bras rapidement et recule du même coup. Je fronce les sourcils, me demandant s’il a honte à ce point-là de ce qui s’est passé en novembre. Qu’il aime réellement les hommes ou pas, je m’en fiche, ça le regarde. Mais de là à avoir honte… « C’est pas ce que tu crois. C’était…Ca… Je… » Nouveau soupir. « Et qu’est-ce que tu penses que je crois? Diego… tu m’as embrassé, on va pas nier les faits. On était tous les deux assez saouls », je dis avec un petit rire. « J’ten veux pas pour ça. Tu devrais pas t’en vouloir pour ça, man. Peut-être que t’en avais envie, peut-être que c’était l’alcool qui parlait. C’est à toi de voir. » Je veux bien lui montrer que je me fiche qu’il soit aux hommes ou pas, il restera toujours le même pour moi. « J’suis pas… » qu’il commence. J’ai une petite idée du mot qui est censé venir après, mais je ne relève pas tout de suite. « C’était une erreur c’est tout. » Je hausse les épaules en déposant le sac de croquettes par terre, ça commence à être gossant de tenir ça constamment. « Okay, si tu le dis. » J’enfouis mes mains dans mes poches, faisant le nonchalant, et je garde mon regard sur lui. « Et même si tu l’étais, gay, whatever, man. Tant que t’es toi au final. » J’esquisse un petit sourire amusé, essayant de détendre l’atmosphère, même si je ne suis pas certain que ça soit la bonne manière de m’y prendre vu à quel point la tournure de cette soirée-là l’a gêné. « Je dois avouer que t’embrasses bien, Diego », j’ajoute avec un petit sourire en coin. Okay, j’aide pas vraiment avec mes commentaires pour la gêne. « Je… m’y attendais juste pas, c’est tout. » Les portes de l’ascenseur se sont refermées depuis tantôt, mais vu que personne ne l’appelle, on n’est pas interrompus. J’appuie sur le bouton pour le stationnement souterrain. « Tu fais quoi, maintenant? On va prendre un verre? Tu viens chez moi goûter aux merveilleuses croquettes que voilà? » je dis en riant en pointant le sac à mes pieds.
Tiens, Diego qui semble enthousiaste pour venir au Canvas avec Erin et moi, c’est une première. Il devrait jouer en public, il est vraiment bon avec sa guitare, même s’il prétend le contraire.« Mais telleeeeement ! » « YEAAAAH », je réponds avec beaucoup d’enthousiasme. Peut-être que ça va vraiment faire la différence. Par contre, je soutiens qu’on n’a pas assez bu, c’est une illusion. On rit ensemble, on a du fun, mais je finis par ajouter que je vais peut-être prendre une pause, ma tête commence à tourner solide et je ne voudrais pas être malade. Je ne compte plus les bières depuis longtemps. Le front contre ma main, je relève la tête quand je sens Diego me fixer, son regard est brûlant sur moi. Je pose les yeux sur lui, lui souris, cligne des yeux pour chasser le tourbillon dans ma tête. Il me fixe drôlement. Ses yeux se posent sur mes lèvres… je pense. J’ai peut-être quelque chose sur la bouche? On mange des chips aussi depuis tantôt. Mais il se rapproche drôlement et, incapable d’enligner deux pensées correctement, je ne bouge pas, je me fige en le voyant s’approcher de moi. Il pose sa main sur mon torse… puis il pose ses lèvres sur les miennes. Je ne bouge pas, mon coeur bat vite. Ce n’est pas désagréable, loin de là, alors sur le coup je ne pense pas à bouger; je ne sais pas combien de temps le baiser dure, combien de temps il garde ses lèvres sur les miennes. Le temps s’est figé, tout comme mon cerveau, on dirait. Il a bugué sur une phrase qui tourne dans ma tête comme un disque. Diego est en train de m’embrasser omg Diego est en train de m’embrasser… il est en train de m’embrasser? Jusqu’à ce qu’il se détache et se laisse tomber en riant. Je ravale ma salive, qui s’est probablement mélangée à celle de mon ami. Je ne comprends rien, je ris doucement avec lui, avant de me lever. « Une autre bière? » On s’en fout qu’on ait pas fini celles qui sont sur la table, qu'on vient juste d'en commencer une. Il nous en faut une autre.
***
Diego ne peut pas terminer sa phrase, comme s’il n’osait pas aller jusqu’au bout. Il insiste, il ne l’est pas — gay, je suppose —, et je hausse en lui répondant que c’est ça s’il le dit. Mais il me regarde toujours avec ce drôle d’air, comme s’il avait peur que je le rejette de ma vie parce qu’il y a une possibilité qu’il le soit. Alors je lui dis que je m’en fous s’il est gay ou pas. C’est drôle, parce que j’ai eu la même conversation ou presque avec Link il n’y a pas si longtemps, et j’ai toujours un peu de misère à comprendre pourquoi il ne me l’a pas dit avant. Sauf que Diego, lui, ne semble pas admettre du tout qu’il pourrait être aux hommes. Il a l’air en déni total. Ou c’était peut-être vraiment juste à cause de l’alcool, ce baiser. Reste qu’il ose à peine me regarder dans les yeux. « Je le suis pas. » Et il s’entête à me répéter que non, il ne l’est pas, comme si c’était une mauvaise chose. Peut-être que l’homosexualité le dégoûte et qu’il a honte de m’avoir embrassé ce soir-là… Nan. Diego n’est pas homophobe, à ce que je sache. Peut-être sa famille… je ne sais pas trop. « Okay », je répète. En tout cas.
Je me trouve vraiment drôle quand je lui dis qu’il embrassait plutôt bien. La vérité, c’est que je n’y ai pas porté attention plus que ça comme j’étais pris par surprise, mais c’était loin d’être désagréable. Je ne mens pas, je tente seulement d’alléger l’atmosphère. Fail. Diego prend des couleurs, son regard me fuit, il glisse les mains dans ses poches. Je pince les lèvres, regrettant de l’avoir mis aussi mal à l’aise. « Arrête, j’étais bourré, c’est pas drôle. » Je hoche la tête. « Okay… je suis désolé. C’est vrai, c’est pas drôle. » C’était un peu maladroit de ma part. Je passe le poids sur mon autre jambe, réfléchissant à quoi dire pour arranger la situation. Je finis par ajouter que c’est juste que je ne m’y attendais pas du tout. C’est pour ça que je n’ai rien dit à ce sujet le soir-même, que je me suis échappé au frigo pour prendre une nouvelle bière. Pas parce que ça me repoussait. Je ne savais juste pas quoi faire de cette nouvelle information. J’ai l’impression que mes mots font relâcher la tension dans ses épaules un peu, Diego m’observe pourtant sans rien dire. Je lui propose alors d’aller prendre un verre, ou genre de venir chez moi. Je ris même un peu parce que faut bien que mes chats partagent un peu de leurs croquettes, non? C’est moi qui les paie de toute manière. (Beurk. Gardez-les.) Il continue de m’observer, mais quelque chose dans son regard a changé. On dirait qu’il est intrigué, que des points d’interrogation se sont logés dans ses yeux. « T’es pas…pourquoi t’es pas en colère ? » Je hausse un sourcil. « Pourquoi je serais en colère? » C’est une évidence pour moi, et pourtant, j’imagine mes parents, par exemple, écouter un de leurs enfants leur annoncer qu’il ou elle préfère le même sexe. De nature plutôt conservateurs, je suppose qu’ils pourraient avoir une réaction qui n’inciterait pas à se dévoiler de la sorte. Mais ni mes frères, ni ma soeur ni moi n’avons eu à essayer de nous confier à eux à ce sujet, à ce que je sache. Alors je ne saurai jamais vraiment qu’elle serait leur réaction, mais bon. « Je voulais pas…je voulais pas briser notre amitié. » Link aussi a eu peur que ça change quelque chose entre nous, comme si maintenant que je sais qu’il est aux hommes, je pourrais m’imaginer qu’il a un crush sur moi, qu’il veut plus, et ainsi instaurer un malaise permanent entre nous. C’est peut-être la même chose pour Diego… Je secoue la tête. « Mais non… pas du tout.» Je me passe une main sur la nuque. « Je veux pas que ça brise notre amitié. Ça n’a pas à la briser. » C’est tentant de lui faire remarquer que c’est lui qui ne me relançait pas quand je l’invitait à faire un truc avec moi, que c’est lui qui me donnait toutes les excuses du monde. Okay, puis merde. Ça sort tout seul. « J’ai quand même essayé de te contacter quelques fois… », je dis dans un petit rire nerveux; si j’étais en colère ou si je n’avais pas voulu de lui dans ma vie, je n’aurais pas essayé… si? « Si tu ne veux pas qu’on en reparle, ça me va. Mais si tu veux en parler… tu peux. » Je hausse les épaules d’un air que je veux nonchalant. Pour moi, c’est aussi simple que ça. J’aimerais qu’il m’en parle, je ne le cacherai pas. Mais je n’insisterai pas plus que ça.
Je ramasse le sac de croquettes par terre, réalisant qu’il n’a pas répondu à mon invitaiton, trop décontenancé par mon manque de colère. « T’es venu en voiture? » je lui demande. « On peut aller chez moi, si ça te dit. Je viens justement de faire le ménage », je termine en riant. Pas que je suis le genre à être ultra gêné que mes amis viennent chez moi alors que c’est un peu désordonné, mais c’est beaucoup plus agréable clean.
Nous voilà, des mois plus tard après le baiser, l’un devant l’autre à parler et contourner ce fameux sujet. Ce baiser a été toute une surprise, parce que je n’ai jamais soupçonné que Diego aurait pu être aux hommes. Pas que ça me dérange, loin de là, mais c’est que j’ai l’impression que — non, je sais que c’est ça — ça a affecté ma relation avec mon ami de longue date et je n’arrive pas trop à comprendre pourquoi. M’enfin… rien qu’à voir à quel point il évite le sujet, je me doute du pourquoi. Peut-être que ce baiser l’a tout autant surpris que moi et qu’il se remet en question depuis. Je tente en tout cas d’alléger l’atmosphère en commentant qu’il embrasse bien, mais c’est plutôt le contraire, j’ai l’impression de l’alourdir. Il fixe le sol et ne répond rien de plus quand je m’excuse. Je ne comprends pas pourquoi il s’est imaginé que je serais en colère. Peut-être connaît-il des gens qui l’ont été? Sa famille l’est peut-être s’il s’est révélé à elle. Même s’il affirme qu’il n’est pas gay… « Pourquoi tu le serais pas ? » Une question par une question. « Hum — » Je cherche mes mots, les bons. Je hausse les épaules. « Parce que tu n’as rien fait de mal. » Pour moi, c’est évident. Ce n’est pas parce que je n’ai pas d’attirance pour les hommes que c’est obligé de me dégoûter. Il m’avoue qu’il avait peur que ça brise notre amitié, mais je lui assure que non. Et puis… c’est moi qui ai essayé de le recontacter. Ça me ferait royalement chier de perdre mon amitié avec Diego. J’avoue que le lendemain était plutôt étrange, j’ai tenté de voir si je n’avais pas rêvé ou quoi. J’ai mis quelques semaines avant de le recontacter parce que j’essayais de démêler tout ça dans ma tête. (Et aussi parce que je suis parti en Nouvelle-Zélande.) Dans le temps des fêtes, j’ai décidé que je ne voulais pas qu’on arrête de se parler pour un simple baiser et j’ai donc brisé la glace. Et bon… jusqu’à aujourd’hui, on ne s’est pas revus. « J’avais pas le temps… » Je hausse un sourcil, pour moi c’est encore une excuse. Okay, okay, c’est vrai, il a l’air assez occupé, il est en médecine, il a une nombreuse famille et tout. Mais ce n’est pas exactement différent d’avant. Alors je lui réponds tout simplement que s’il ne veut plus en parler — parce que ça le rend clairement mal à l’aise —, que ça me va; le contraire aussi. S’il est réellement aux hommes, ce n’est pas moi qui vais le forcer à faire son coming out. Le visage et les épaules de Diego se détendent, on dirait bien. Ça semble le rassurer que je lui dise ça. Tant mieux. « Je..Merci..je préfèrerais qu’on en reparle pas. » Je me contente de hocher la tête dans un petit sourire avant de lui proposer qu’on aille chez moi. Son regard se pose un peu partout autour de moi et je me prépare à devoir trouver des arguments pour qu’on puisse passer du temps ensemble, enfin. Mon ami me manque. « Je suis à pied. Et oui ça me ferait plaisir de venir chez toi. » Mon sourire s’agrandit. Victoire. « Super! Ma voiture est au sous-terrain. » Mon sac de croquettes pour chats en mains, je nous guide de nouveau dans l’ascenseur avant d’appuyer sur le bon bouton. « Alors, quoi de neuf depuis les derniers mois? » je demande, trop heureux que ça redevienne normal entre nous deux.