La première année d’université, je trouve agréable la durée de mes trajets de la résidence à la faculté. De la faculté à la résidence. J’explore une nouvelle façon de laisser s’écouler les secondes. Je profite de chaque minute comme si je gagnais un temps que je n’ai pas l’occasion d’exploiter. Ma trajectoire est accompagnée de podcast, de musique. Parfois, j’arrive à formuler de nouvelles idées, que je m’empresse d’exprimer à un auditoire imaginaire. Quand je suis assise dans ma voiture, je pense aux autres, les voitures, les feux rouges, ces existences qui croisent la mienne. Pour me rendre au campus, je passe par l’autoroute, ça va plus vite. Parfois, j’oublie que je conduis, mon esprit se ferme et j’ai l’impression de me téléporter à ma destination. D’autres jours, je prends conscience des caprices de la route et de la chaleur qui s’échappe du béton. Je me stationne toujours dans le même parking ou à peu près. À l’occasion, je reconnais des voitures, comme si c’étaient des visages amicaux. Elles ont des propriétaires anonymes, mais leurs couleurs font partie du quotidien. Je cherche le local dans lequel se donne mon cours Communication et rapports de genres. Je suis fébrile, parce que je n’ai plus l’habitude de ce genre d’enseignement. Le rapport au langage n’est pas analysé aussi explicitement dans le département de sexologie. Il n’y avait que deux places pour les gens de ma cohorte. Chez moi, c’est un cours optionnel, pour d’autres, il est obligatoire. Je suis resté connecté sur la page de choix de cours pendant une heure en espérant mettre la main sur un siège. Rosalie aura bien réussi une chose : elle m’a transmis son amour des livres. Mon sac pèse sur mon épaule, alors que je vérifie mon horaire sur mon téléphone. N-3326. C’est bien ma classe. J’entre sans entrain, persuadée que je ne trouverai pas de camarades parmi les étudiants. Une tête brune se tourne subitement et mon cœur se serre. Sara. C’est bien elle. Je marche autour de la pièce et prends place sur le pupitre lui faisant face. Nous sommes aux extrémités opposées du local, en espérant que l’espace contienne ma rancune. Je ne la regarde pas. Une amitié qui s’est terminée de façon bancale. Une amitié qui me broie les entrailles. Je tire mon ordinateur de mon sac et l’installe sur la surface de travail bien devant moi. Je me cale plus profondément dans mon siège et appuie mon genou sur le rebord du bureau. Le pouce appuyé sur les dents, comme si je me rongeais les ongles, je pose un regard vide sur l’espace destiné aux intervenants. Je ne me ronge pas les ongles, mais j’ai développé la manie de faire semblant. Dans la périphérie de ma vision, je la vois. La Latina n’a pas changé. Je la connais depuis l’école primaire. Nous nous sommes toujours côtoyées, c’était un référant de normalité. Nous sommes devenues de véritables amies avec l’université. Notre camaraderie s’est étendue de façon naturelle, notre proximité aussi. Nombre de nuits se sont écoulées avec les secrets échangés aux petites heures du matin sur l’oreiller. Notre fusion semblait être inévitable. Une collision cosmique devait arriver. Elle est toujours aussi belle. Elle est toujours aussi menteuse. La diapositive change sur l’écran. Je me frotte les yeux pour me concentrer. J’ai irrémédiablement loupé l’introduction. « … Je manquerais de rigueur si je ne faisais pas l’arrêt typique pour saluer l’œuvre de Woolf. Car, lorsqu’il est question de littérature féminine, Virginia Woolf est un pilier. Dans son essai Un Lieu à soi, elle pousse la réflexion à savoir en quoi consiste la littérature de femme. Elle explique que les femmes, pour écrire, ont besoin d’un lieu à elles et de cinq-cents livres de rentes. C’est une base de la littérature féministe et même de l’écriture lesbienne. Quelqu’un peut développer là-dessus ? » Le silence se fait. C’est téméraire d’énoncer une question aussi pointue dans un cours dans lequel l’ambiance n’est pas encore installée. Je pose les doigts sur mon écran d’ordinateur, que j’abaisse un peu. Puis, un léger sourire m’étire les lèvres. D’un geste assuré, je lève la main. La dame me fait signe de prendre la parole. « Dans le chapitre 5 de l’œuvre, Virginia parle de deux femmes qui partagent un laboratoire. Elle écrit cette phrase révolutionnaire : “Chloé liked Olivia.” C’est plutôt subversif, considérant qu’elle écrivait à une époque incertaine, lors de laquelle on faisait des procès aux auteurs et autrices qui parlaient d’homosexualité. En choisissant le terme “liked” au lieu de “loved”, elle assure ses arrières, tout en sachant qu’un lectorat queer saisira la perche. » La professeure hoche la tête et je reprends mon souffle. « L’œuvre entière est une critique du système patriarcal et Woolf ironise beaucoup sur les vieux hommes blancs au pouvoir. Le laboratoire des deux scientifiques se retrouve en dehors du cadre du temps et de la société. C’est la seule place où il n’y a pas d’homme. Le laboratoire est un lieu à l’extérieur du patriarcat. Ainsi, les deux femmes peuvent vivre leur amour dans une pièce secrète, invisible aux regards indésirables. » Je m’appuie sur le dossier de la chaise, un genou relevé à la hauteur du menton. Doucement, je tourne les yeux pour regarder bien en face. Je dévisage ma vieille amie. Cela fait un an qu’elle m’a ghosté. « … mais j’y pense. Il y a sans doute des gens plus qualifiés que moi pour en parler. Sara, ce n’est pas toi qui as fait un papier sur les secrets de la chambre à coucher ? À moins que je ne mélange avec quelqu’un d’autre. » Une étincelle fait briller mon œil. Un observateur avisé pourrait remarquer la flamme qui danse dans mes orbites. L’attention est tournée sur elle. La fille ne peut plus se défiler, du moins, pas dans le cadre du cours. Une année s’est écoulée sans nouvelle depuis cette nuit où nous avons succombé à la tentation, dans cette chambre, à l’abri des regards indiscrets.
Et ce cours deviendra ton pire cauchemar FT. @Wendy Craine ♤ ♡ ♤
⇜ code by bat'phanie ⇝
Spoiler:
Je m'excuse je ne connais pas l'essai dont il est question du coup j'ai pas trop rebondi dessus de peur de dire des bêtises x) En espérant que ma réponse te conviendra tout de même ^^
Adolescente, je suis une étudiante sans constance. Adulte, je suis incapable de doser. À douze ans, je vole de la pâte à modeler dans le cours d’art plastique. Je fais comme si c’était une possession prisée. Je montre l’objet de mon intérêt aux élèves et je ris de mon crime. Dans la classe de mathématique, je suis assise à côté de Sara. Je lui donne un morceau, je partage la possession à la mode. Quand Madame Laurenson nous tourne le dos, je lance une boulette au plafond. Ça fait rigoler mes compagnons. Sara, elle fait pareil, ça la fait marrer. La semaine suivante, tout le monde vole de la pâte à modeler. Je perds l’intérêt, il n’y a plus d’effet de rareté.
***
Elle fulmine la Gutiérrez de se retrouver coincé entre l’écorce et l’arbre. Sa colère fait trembler les murs de la classe. Je savoure ma victoire, même si c’est peu mature de ma part. Elle a jeté les bases de la décence aux ordures entre nous. Les visages tournés vers elle la pressent de parler, de se prononcer. Elle ne peut pas se défiler pour une fois. Elle échappe quelques bredouillements, son corps se crispe, ses mains sont plaquées sur le bureau. Sa peau n’est pas du genre à rougir sous l’effet de la honte, mais je devine son embarras. La professeure dépitée reprend son exposée. Je hoche la tête lorsqu’elle abonde dans mon sens et enregistre la nouvelle perspective qu’elle me présente. Les secondes s’écoulent, les étudiants oublient l’existence de Sara, mais pas moi. Je la fixe des yeux, je n’écoute plus la dame qui fait son discours. Notre regard se rencontre enfin, le sang rugit dans mes tempes. Cette pièce qui nous divise me fait l’effet d’un gouffre. Attirant. Il me presse de sauter. Avec deux doigts, je pointe la porte et quitte discrètement mon siège. Je fais le tour de la salle par l’arrière pour ne pas déranger. J’assume qu’elle finira par me suivre. Un an sans nouvelle : elle me doit bien ça. Pourtant je sais qu’il y a des milles qui séparent la logique et ses façons. J’espère seulement que pour une fois, au nom de notre amitié, elle ne se défilera pas. Dans le couloir, je fais quelques pas sur la droite, pour ne pas être visible dans la salle. Je renifle dédaigneusement. Je me sens bête tout à coup. Pourquoi diable lui avais-je intimé de me rejoindre ? J’ai tellement de choses à lui dire, mais en même temps tellement rien. Au fond, Sara, ce n’était pas une mauvaise fille. Ce n’était simplement pas le moment pour elle. J’imagine qu’elle avait peur. Elle avait peur que ça se passe bien, que ce soit réel entre nous. Alors, elle s’est inventé des histoires en disant que je l’avais cherché, afin d’éviter de me faire confiance. C’est un mécanisme de protection. La porte s’ouvre et sa silhouette émerge à contre-jour. Je retiens mon souffle, je lutte contre le naturel qui rêve de remonter à la surface. Nous avons été tellement proches l’une de l’autre, j’ai de la misère à maintenir la distance. Je fixe le sol, je ne m’excuse pas de mon numéro. « Alors, comment tu vas ? » Ce sont les mots qui émergent d’eux-mêmes. Pourtant, je ne devrais pas m’en inquiéter. Je ne devrais pas me questionner sur l’état de sa mère ou sur ce qui se passe dans sa vie. Je devrais accepter qu’elle et moi, c’est du passé. « T’étais la dernière personne que je m’attendais à croiser. »
Spoiler:
Tant mieux, c'était l'effet recherché. Je voulais que Wendy la coince un peu.
Elle a les yeux noirs Sara, je lui ai dit que c’était comme de regarder au fond de la nuit, cette fois-là. Elle me faisait penser à une panthère quand elle bougeait. Avide de toucher, de gouter et d’apprécier. Je trouvais ça poétique de le lui dire. C’était une façon gentille de lui dire de prendre son temps ; de jouer le jeu. J’ai fait de mon mieux pour lui permettre de se sentir bien. J’ai pris les choses en main, mais je soupçonnais que ça ne faisait pas partie de ses manières en général. Je lui disais : laisse-moi faire, on a le temps. Elle me donnait l’impression de vouloir tout maitriser en une nuit. Je lui disais qu’elle avait toute la vie. Je ne sais pas si elle avait conscience de ce qui allait se passer après l’acte. Peut-être qu’elle souhaitait juste tester et qu’elle n’osait pas admettre que ce n’était pas son truc. Peut-être qu’elle avait honte. Je ne le saurai peut-être jamais. Normalement, les filles, lorsqu’elles sont gênées, elles le disent. Lorsqu’elles prendre du recul, elles envoient un message. Sara elle avait simplement disparu sans un mot, me laissant seule avec un gout de bile en bouche. Le gout de la rancune. « Pardon. » Mon cœur fait un bond dans ma poitrine. Je plante mon regard dans le sien, incertaine de la sincérité de ses propos. Les gens s’excusent pour tout quand ils sont confrontés, pour stopper le malaise et pour passer à un autre appel. Un appel que Sara n’a jamais pris. « Je… » Un frisson me parcourt le corps. Avide de savoir ce qu’elle a à dire, je la presse mentalement de tout déballer. « Je vais bien et toi ? Ça faisait longtemps… qu’on ne s’était pas vues. » Un nuage gris m’assombrit l’esprit. « Ça va. » Mon ton ne se voulait pas sec, mais c’est plus fort que moi. J’aimerais qu’on soit n’importe où ailleurs et qu’on puisse se parler avec nos cœurs. J’aimerais qu’on se permettre d’exploser et de parler avec passion. Une partie de moi a envie de la gifler et l’autre… « Enfin non ça fait quelques minutes maintenant. » Je ne ris pas devant sa tentative d’alléger l’atmosphère. Autant garder la lourdeur, ça me fait un effet de gravité et m’empêche d’éclater en morceaux. « Je dois t’avouer que moi aussi. Pour tout te dire, j’aurai préféré que nos chemins ne se croisent pas à nouveau. » J’ai l’impression de me faire passer dessus par un dix-roues. Je ne lui avoue pas que je m’ennuie d’elle, que j’ai attendu maladivement son appel, que j’ai surveillé l’écran de mon téléphone pendant des semaines avec l’espoir d’y voir apparaitre son prénom. Parce qu’outre cette histoire, elle était l’une de mes meilleures amies et de la part des copains, je me suis toujours attendu à mieux. Je donne, mais exige de recevoir beaucoup en retour. Je cligne lentement des yeux pour enregistrer l’information. « Va te faire foutre Sara. » Les mots se précipitent hors de ma bouche bien malgré moi. Mon timbre de voix est sans animosité, j’avais simplement besoin d’évacuer un brin. « Ta honte, c’est pas mon problème. Ça t’appartient. » On me dit parfois cruelle, mais en réalité, je me protège par une indifférence apparente de la moindre attaque que je juge un tant soit peu personnelle. Dans ce cas-ci, Sara a rendu la chose personnelle en rejetant notre amitié. Pour elle, je suis jetable, comme un vieux jouet démodé. Je renifle de dégout devant son détachement. Je m’immobilise. Je fixe du regard une tache d’humidité. Une tache grasse ressort sur le coin gauche du mur. Wyatt m’avait expliqué à l’âge de treize ans que la peinture à l’eau ne bloque pas les taches grasses. Elles finissent toujours par pointer le bout du nez à travers les couches de peinture censées être miraculeuses. Je pensais que c’était une histoire de pauvre, mais le défaut apparait clair et net sur la cloison de l’université. Je me rembrunis. « Être amies, c’est aussi de parler à l’autre quand quelque chose ne convient pas. » Je m’approche d’elle, mon souffle glisse sur son visage. Je la domine probablement d’une tête. « T’as foiré sur ce coup. »
Je la regarde de haut, physiquement, mais aussi symboliquement. Cette distance entre nous nous empêche d’exploser. Nous sommes des atomes fous bien avant le big-bang. Si nous nous rencontrons, nous changerons le monde. C’est l’idée que je me fais des années-lumière qui nous séparent. Nous ne sommes simplement pas encore arrivées à l’étape nécessaire de l’évolution pour assumer pareille collision. « J’ai pas demandé à ce que tu viennes me piéger pendant ce cours pour te venger ! J’ai encore moins demandé à te revoir pour que tu déroules ma vie privée devant tout le monde… Je suis gênée du fait que tu m’affiches devant les autres pour quelque chose que je n’ai pas fait. » Je me sens comme la lune qui se fait marteler de météores. Je prends les coups. J’ai dépassé les bornes dans la classe. Je l’accepte, mais je ne l’admets pas. « C’est ton problème aussi parce que tu es impliquée dans l’histoire. » J’ouvre de grands yeux et mon visage se crispe. Ma lèvre supérieure, je la sens tilter, sous l’effet de la colère. « Hell no, tu ne vas certainement pas me renvoyer la balle comme ça. J’ai fait ce que j’ai pu, de la façon que j’ai pu. J’ai… » J’ai donné ce que j’avais à donner, comme je pouvais le donner. Elle ne semblait pas s’en plaindre à l’époque, avant qu’elle se fasse invisible à la manière que la nuit. « Tu rejettes la faute sur moi, mais t’aurais très bien pu essayer de me contacter. Ce n’est pas comme si on ne fréquentait pas la même université… » Sara, elle a peur. Moi je la regarde comme si c’était Godot. J’ai confiance en la personne que j’aurais été avec elle. J’ai confiance en la relation qu’on aurait pu développer. Je ne l’aurais pas baladée. « Tu rejettes la faute sur moi, mais t’aurais très bien pu essayer de me contacter. Ce n’est pas comme si on ne fréquentait pas la même université… » Je ne me donne pas la peine de répondre à ses mensonges. Elle sait aussi bien que moi que ce n’est pas moi qui me suis défilée. « De toute façon y’avait plus d’amitié entre nous bien avant. » Je lève une main, d’un geste vif. J’ai envie de lui faire signe de se taire. Je ne le fais pas. Je me ronge l’ongle du pouce pour faire comme si mon comportement était bien calculé. « Pour ça, tu as raison. » Je réponds sur un ton de défis. Joueuse. Aguicheuse. Il y avait autre chose, mais l’amitié était le ciment de tout cela. Ça aurait pu être le fil conducteur de quelque chose de beau comme les étoiles et de grand comme la galaxie. On se regarde dans les yeux. C’est à savoir qui va rompre le contact en premier. Une partie de moi a envie de laisser exploser la tension, de poser ma main sur son cou et tenir son visage entre mes griffes. Je garderais le contact visuel pendant un instant. Il y aurait comme un déclic, une secousse brève. Mon autre main se glisserait dans son dos, pour l’attirer vers moi, elle remonterait jusqu’à sa crinière, pour l’agripper fermement. Je lui collerais un baiser sur les lèvres en tenant son visage sans douceur. Je ne fais rien. « C’est toi qui as foiré pas moi, c’est TA faute si on en est arrivées là. J’ai jamais demandé tout ça… » Je recule d’un pas. Je présente mes mains pour me montrer inoffensive. J’ai la bouche crispée, comme si j’allais me grignoter les lippes. Je secoue la tête, puis la regarde de haut en bas. Je feins d’être la personne mature, je ne réponds pas. Elle avait demandé tout ça la Gutiérrez. Elle en avait redemandé même. « Je suis désolée, je dois y aller. Envie pressante. » Elle se défile, pour me fermer le clapet. Impossible de lui dire tout ce que j’ai à dire. Elle a l’air d’une planète sur le point d’imploser. Je la fusille du regard. J’appuie mon dos contre les casiers. Je joue la carte de l’arrogance. « Toujours une bonne excuse pour fuir. » Elle s’en va sans m’accorder un coup d’œil. Je sens la pression retomber et le rouge me monter aux joues. Je me retrouve aussi torturée qu’au point de départ, si non plus. « Salut. » Je lui fais un doigt d’honneur qu’elle ne voit pas. Ça ne me fait même pas de bien. Lorsqu’elle est hors de vue. Je frappe dans un casier. Pas très fort. Juste assez pour défouler, mais pas assez pour avoir l’air d’un garçon débile. Je soupire et me laisser glisser le long du mur pour m’assoir. Je fixe le vide, frustrée de m’être aussi facilement laissé berner. J’ai envie de lui courir après, mais je ne le ferai pas. Je laisse les choses aller pour l’instant. J’attends le big-bang.