C’était la goutte de trop, ou plutôt le vin qui avait tourné au vinaigre, comme on le disait dans le milieu. L’œnologie était un monde de passionnés en apparence, mais lorsque l’on s’approchait des détails, on voyait les mauvaises herbes entre les rangées de vignes. L’une d’entre elles avait le doux nom de Lehmann. Qui était Lehmann allez-vous me demander ? Le vignoble Lehmann était un domaine viticole réputé et reconnu par son ancienneté dans la région du Queensland. Cependant l’œnologue avait eu le plaisir quelques mois plus tôt de se heurter à son -très agréable- propriétaire. C’était un euphémisme, bien évidement. En septembre dernier, lorsque la coréenne était devenue officiellement la nouvelle propriétaire du O’Reilly Vineyards, elle avait pris très à cœur ses nouvelles fonctions. Après s’être familiarisée avec son équipe, elle était allée faire le tour de ses voisins pour se présenter et notamment tisser des liens avec les domaines frontaliers au sien. Tout c’était plutôt bien passée à l’exception d’une certaine personne. Noah Lehmann. Le courant n’était pas très bien passé entre les deux voisins. Voisins qui étaient mêmes devenus de sérieux rivaux. A chaque fois où ils avaient le malheur de se croiser, c’était le concours des meilleurs pics, ou plutôt celui qui vendait le meilleur vin. Dani se demandait sérieusement comment un gars comme ça faisait partie de ce milieu. Il était la caricature-type du « fils de » qui reprenait l’entreprise de bon papa, sans avoir un grand intérêt pour cette dernière. Dani avait bien cerné le jeu de son voisin, il était davantage intéressé par le profit de ses ventes que le produit en lui-même. Naïvement, l’œnologue pensait que cette guerre n’était qu’au second plan. Ce dernier mois elle avait été occupée par les vendanges et elle ne voulait pas gaspiller son énergie sur ce champ de bataille. Elle préférait la tranquillité des vignes et l’ambiance conviviale des vendanges. Ces dernières s’étaient passées -presque- sans encombre.

Sauf que ce matin la sérénité de son royaume fut heurtée lorsqu’un de ses employées vint lui annoncer la nouvelle de trop. Une mauvaise nouvelle. Un des saisonniers qu’ils avaient recruté lors des précédentes vendanges, n’était qu’autre qu’un employé espion du domaine Lehmann. Dans un premier temps, la patronne crut à une blague de mauvais goût, mais après quelques temps d’analyse, elle comprit la supercherie. Une technique d’espionnage pour piquer les idées de sa principale rivale. C’était petit. Très petit.

Alors l’œnologue n’attendit pas plus et elle s’invita chez son voisin comme il s’était invité chez elle. D’un pas affirmé et ses arguments bien préparés dans sa tête, elle avait déboulé dans le vignoble voisin. A l’accueil, elle exigea une rencontre immédiate avec Noah et la pauvre secrétaire des lieux ne put faire grand-chose fasse au tempérament de feu de la coréenne. Quelques minutes plus tard, elle fit son entrée dans le bureau du directeur. L’air « faussement » surpris, il ôta ses yeux de sa paperasse. Dani prit ses aises, s’approcha encore plus de son bureau et s’empara d’une pile de papiers qu’il tenait entre ses mains « Bah alors, ça t’arrive de travailler Lehmann ? » qu’elle dit sur un ton théâtrale tout en faisant mine d’observer le papier, avant de les faire retomber d’un geste blasée sur le bureau de bois. « Ou alors t’étais en train de réfléchir à ta prochaine infiltration sur mon vignoble ? » elle rigola nerveusement. « On a plus quatre ans pour faire ce genre d’action. Je suis déçue par ce type de comportement. Je te pensais plus subtile. » qu’elle soupira avant d’arranger une mèche de ses cheveux et plantant son regard dans le masculin, guettant la moindre réaction de son adversaire.

Let the show begin. Dani était rentrée dans le bureau de son principal rival, sans doute celui qu’elle portait le moins dans son cœur et surtout dans son estime. Ils auraient pu s’entendre, si Noah s’intéressait plus à la valeur de son patrimoine qu’il avait hérité que le nombre de bouteilles qu’il pouvait vendre. Avait-il déjà dégusté et apprécié son propre vin ? Cette question avait déjà traversé plusieurs fois l’esprit de la coréenne. Au lieu de trouver un terrain d’entente dans le royaume du vin, ils adoraient se détester en défendant leurs parcelles de vignes. Noah avait déclaré la guerre, réveillé le feu endormi de l’œnologue en venant l’espionner. Elle était donc venue le voir pour avoir des explications et lui donner une ultime chance d’un terrain d’entente. En étaient-ils capables après plus de huit mois d’enfantillages ? Après tout ils étaient des adultes et non des enfants dans une cours de récréation.

Sur le coup de l’impulsivité légendaire de la coréenne, elle avait donc fait une entrée assez théâtrale. C’était sa signature. En côtoyant le monde de l’œnologie, la jeune femme avait bien compris que les apparences et les manières avaient une certaine importance pour se faire connaître et surtout se faire respecter. Les réunions entre les grands noms de l’œnologie ou encore ses dégustations à l’aveugle étaient les galas préférés de ses passionnés du vin. Et Dani remettait clairement en question l’investissement de Noah dans ce monde. Elle avait fait mine de jeter un coup d’œil à ses paperasses mais que des chiffres, toujours et encore des chiffres, pas la moindre trace d’un intérêt pour le vin « A mes heures, il faut bien que je m’occupe un peu » Elle rigola ironiquement. Sans blague Lehmann. Il ricana à son tour, un rire sournois et nonchalant « Nous y voilà ! Je me doutais bien que ça allait arriver. » Oui, entrons dans le vif du sujet. On était là pour ça non ? Elle le regarda d’un air suspicieux, déposant son stylo, très lentement avant d’ajouter « Ce jeune avait beau être malin, il n’allait pas échapper à ta surveillance très longtemps. » En effet, il n’avait pas échappé très longtemps aux petites soldats de la dirigeante du O’Reilly Vineyards. Il prit place sur son bureau, la toisant et croisant ses bras sur son torse. Elle resta indifférente à cette posture « Que veux-tu… La subtilité, je te laisse ça à toi. Ça n'a jamais été mon fort de toute manière. Qu’est-ce que tu attends ? Des excuses ? Ce n’est rien de bien méchant, je souhaitais juste surveiller ma concurrente la plus redoutable. » Elle voyait bien là son petit jeu, son jeu des compliments, mais allait-elle être sensible à cela ? Pas vraiment. Prenant le temps de réfléchir, elle poussa les affaires du bureau du patron des lieux avant de s’assoir pour le regarder en face « Je me permets, ce n’est pas comme si tu travaillais vraiment dans ce vignoble. » Oui elle avait entendu les bruits de couloirs, cette histoire d’héritage, de fils à papa, elle ne connaissait que trop bien cette « espèce » pour les fréquenter. Certain était impliqué dans leur travail, tandis que d’autre voyait les choses différemment, comme Noah ici présent. « Des excuses ? Est-ce que ton papa t’a appris cela en te confiant le vignoble ? » sous-entendu, il en venait à espionner sa chère concurrente pour trouver des idées qu’il n’avait pas pour faire prospérer l’entreprise familiale. Etait-ce un moyen détourné de mieux filer par la suite ? Dani espérait que cette visite allait lui permettre de mieux comprendre son adversaire. « C’est bien malheureux que tu en viennes à m’espionner de la sorte. Mon vignoble te fait si peur que ça ? » Elle regarda autour d’elle, faisant mine d’observer plus attentivement les lieux « C’est vrai que c’est poussiéreux ici, il faudrait que tu penses à quelques nouveautés. Tu sais l’ancienneté de ton domaine ne fait pas forcément sa prospérité. » qu’elle lui répliqua très calmement. A lui de voir comment il le prenait. C’était plus un conseil qu’un reproche. En affaires l’œnologue était capable de pactiser avec le diable pour en tirer les meilleurs avantages. Arriveront-ils à s’entendre et s’allier ou préféreront-ils se détester pour encore un millésime ?

« Ça va, c’est confortable ? » Un sourire satisfait mais exagéré se dessina sur les traits de l’œnologue en guise de réponse. Elle aurait préféré prendre place sur un confortable fauteuil en cuir mais il ne fallait pas trop en demander à cette propriété qui se faisait vieillissante selon sa perception des choses. Cependant, cela n’empêcha pas la demoiselle de prendre ses aises sur le bureau en bois.  Après tout Lehmann ne s’était pas gêné en envoyer son agent double sur son territoire. Par conséquent Dani voulait être sur le même pied d’égalité dans cette affrontement oral. « Dani… Dani… Dani… Ce n’est pas parce que je ne travaille pas avec passion, que je ne travaille pas tout court. » Hm.. elle n’était pas convaincue par les propos masculins, ils n’avaient décidément par la même conception du « travail ». Pourtant elle ne répondit rien attentand gentiment la suite de ses paroles un sourire faux sur ses lèvres. « Et puis, je pense que tu oublies que le vignoble Lehmann est bien plus grand que ton O’Reilly. On joue dans la cour des grands, maintenant. Fini la petite maison familiale, nous sommes une entreprise nationale, tu devrais le savoir. » Cette fois-ci, Dani ne put retenir un rire moqueur. Et nous y revoilà, une conversation typique que l’œnologue avait l’habitude d’entendre depuis plus de dix ans à présent dans ce monde d’Homme, construit par les hommes. Mais si on s’intéressait de plus près à l’Histoire, à chaque grand leader, patron ou dirigeant, il y avait souvent une femme derrière un homme de pouvoir. « Alors c’est ça, on va jouer à qui à la plus grande ? Noah on a compris ton speech habituel, nous sommes une grande entreprise, on joue dans la cour des grands blablabla… c’est ton seul argument dans ton discours ? » il avait peut-être acquis des nouvelles parts de marché à l’international, mais est-ce que tous ces clients étaient-ils loyaux ? C’était bien beau la quantité, mais la qualité dans tout cela ? Dani connaissait très bien son concurrent et à part « vendre » elle ne voyait pas en quoi son domaine viticole était différent des autres ? Elle savait très bien qu’il avait envoyé son petit espion pour lui piquer ses idées car le O’Rilley Vineyards était en pleine expansion concernant l’œno-tourisme. « Laisse mon papa en dehors de ça, tu veux ? » Okey, l’œnologue voulait bien se montrer conciliante sur ce point-là, c’était petit d’attaquer la famille dans ces moments-là. Elle n’aurait pas apprécié dans la situation inverse, alors elle s’abstint. Dans ce jeu de concurrence, Dani aimait avoir cet avantage d’avoir construit son succès toute seule comme une grande.

Dani était toujours assise sur le grand bureau en chêne. Silencieuse elle observait Noah prendre le temps de réfléchir à ses prochaines paroles. Le moins que l’on puisse dire était qu’elle avait quand même créé un petit effet de surprise. Même si Lehmann s’était attendu à ses futures représailles était-il prêt à cet affront direct ? « Pas encore. Je me répète, mais la taille de nos vignobles est très différente... » Elle lâcha un petit soupir déçu, presque fatiguée par cet éternel argument qu’il avait à la bouche. « Mais je dois reconnaître que tu es impressionnante Dani. C’est pourquoi je préfère t’avoir à l'œil. » C’était donc ça. Elle était flattée, presque touchée par ses mots, mais bon il ne fallait pas trop exagérer non plus. « J’avais envie de refaire la déco, d’ailleurs. Envie de me donner quelques conseils ? Les femmes sont douées pour ça. » Concernant les petites répliques piquantes, il n’était pas mieux qu’elle. Elle roula des yeux, ne prenant la peine de gaspiller sa salive et attendit sagement la suite des festivités. « Plus sérieusement, je ne vais pas te contredire... » Enfin une parole censée qui intéressa un minimum l’œnologue. Elle daigna poser ses deux grandes billes sur le blond qui se trouvait face à elle. « Néanmoins, le domaine Lehmann jouit d’une excellente réputation depuis des années et nous sommes loin d’être sur la pente descendante, bien au contraire. L’ancienneté de ne fait pas la prospérité, certes, mais elle reste une valeur sûre. » Le sourire de l’œnologue s’agrandit enfin et ce dernier semblait presque sincère. Lentement, elle se mit à applaudir avec ses deux mains. Un applaudissement ironique. « Oh mon dieu, j’ai cru que tu n’allais jamais me sortir un autre argument que j’ai le plus grand vignoble du coin donc je suis le meilleur. » Lehmann était certes très bon avec les chiffres, les ventes, l’argent et le commerce, mais le savoir-faire du vin, il n’y connaissait pas grand-chose. « Je te l’accorde, le vignoble Lehmann a une excellente réputation. Je n’ai rien à redire là-dessus. » Elle posa lentement une de ses mains sur le bureau en bois et se mit à tapoter des doigts. « Par contre… ça serait dommage d’apprendre que tu as des manières d’agir pas très fair-play… » La vérité surgirait toujours, c’était une question de temps. Les rumeurs courraient vite autour d’un bon verre de vin. « Alors tu préfères quoi : tu continues tes enfantillages à m’espionner ? Ou tu veux vraiment jouer dans la cour des grands et on tente de trouver un terrain d’attente ? » qu’elle lui proposa comme solution. Il avait le choix : continuer à se tirer dans les pattes ou bien essayer de collaborer. Après tout ce petit jeu durait depuis plus de huit mois, Dani commençait à être lassée par tout cela et elle n’alait pas proposer ce pacte deux fois.

« A ce jeu, nous savons très bien que tu es hors-concours. » Vraiment ? Dani n’avait ni le temps et ni l’envie d’aller vérifier mais elle savait ce qu’elle affirmait. Et elle avait bien compris une chose à ce moment-là, les deux concurrents ne jouaient pas dans la même cour et n’avaient clairement pas la même stratégie. Dans cette ironie, leurs rires se mélangèrent dans cette piquante mélodie. Qui rira bien le plus fort c’est ça ? « Evidemment que non. Mais comme au poker, il n’est jamais bon de dévoiler sa main trop vite. » Le poker, Dani connaissait très bien ce jeu pour l’avoir pratiquer à plusieurs reprises. Encore un jeu d’hommes, où les femmes se faisaient encore timides et discrètes. Cependant, l’œnologue était l’opposée de tout cela. Son jeu était peut-être fougueux par rapport à Noah, mais elle possédait d’autres atouts pour gagner la partie, ou du moins essayer d’avoir l’avantage qu’elle était en situation délicate. « Eh bien, on jouera une partie un jour que tu me montres tes talents Lehmann. T’es peut-être doué à quelque chose après tout. » qu’elle dit en haussant les épaules suite à cette proposition. Allait-il accepté cette invitation ou c’était encore un coup de bluff de la part de son concurrent ?

Dani se donnait un malin plaisir à rappeler les faiblesses du grand blond. Il avait peut-être une grande entreprise comme il aimait le répéter. Il avait peut-être une réputation fondée depuis des années. Mais avait-il les connaissances et la passion nécessaire pour régner sur son vignoble dans les meilleures conditions ? « Tu vois que l’on peut être d’accord sur certaines choses ! » Peut-être mais il ne fallait pas en demander plus de la part de l’œnologue ou cela allait lui arracher la gorge. « Me ferait-tu des menaces ? » Elle haussa les épaules une nouvelle fois avant de répondre d’une voix faussement innocente « Tu as bien recommencé tes attaques lors des dernières vendanges, non ? » rétorqua-t-elle en faisant allusion à son espion. Elle se disait bien que les dernières semaines avaient été trop calmes.

« Parce que tu penses sincèrement que cette histoire d’espionnage ruinerait notre réputation ? » oh oui elle avait ses petites idées en tête, mais comme lui elle n’allait pas dévoilé ses méthodes. Les rumeurs courraient vite sur le net, et le vignoble de Dani était bien plus moderne et digitalisé que le Lehmann. Elle avait mal aux yeux de voir toute cette poussière. « Dani, crois-tu que les gens achètent les vins Lehmann parce que nous sommes gentils ? » Elle attendit gentiment la suite « La seule chose qui intéresse notre clientèle c’est que nos vins sont de qualité, respectueux de l’environnement et tout cela pour un prix des plus corrects. Personne n’imagine l’Abbé Pierre à la tête d’une telle entreprise.» Elle s’étouffa dans son propre rire. Okey, elle voulait bien lui accorder l’attractivité des prix de ses vins. Mais le reste ? C’était des paillettes et une très mauvaise connaissance de son produit. « Ton vin respectueux de l’environnement Noah ? C’est une blague ? T’es même pas fichu de savoir comment se passe les vinifications de ton propre vin. T’es cloitré dans ton bureau à jouer avec tes chiffres. » Et sur ce point, il ne pouvait le contredire. Il savait qu’elle avait raison. Dani était peut-être un poil « trop passionnée » mais Noah avait très peu de connaissances en matière d’œnologie. Chacun avait ses forces et ses faiblesses dans cette bataille des patrons. Dani avait encore à apprendre dans ce domaine. Elle avait beau avec toute la bonne volonté du monde, elle risquait à un moment de se faire mordre par un vilain requin. « Bienvenue dans le monde du business, ma grande. » Et ce fut ce qu’elle réalisa à la dernière réplique de son adversaire. Pourtant elle le regarda, impassible face à ses gestes. Elle se contenta en silence de prendre une à une les mains de Noah pour les abaisser. C’était d’un ridicule affligeant. « Et toi, tu me préviendras quand tu te sauras un peu plus connecté au monde de l’œnologie et du vin en général, mon petit. » qu’elle lâcha ironique avant de se lever du bureau du patron et lancer « Je vois que tu déclines ma proposition d'établir un terrain d’entente. Dommage. » Ils auraient pu être de précieux alliés dans cette guerre, mais ils préféraient garder leur position d’adversaire, c’était bien plus stimulant.