La vie est belle, en janvier. Ok, on dirait une phrase de poète à la con, je reformule: c'est plutôt pas trop mal d'vivre en janvier 2021. J'en profite parce que je le peux, j'en profite aussi parce qu'une part de moi sait que les instants tels que celui-ci ne sont jamais voués à perdurer. Sloan va merveilleusement bien alors qu'on s'estimait simplement heureux qu'il puisse vivre à sa naissance. Il va bien et je sais qu'il est heureux, lui aussi, mon fils. Il a fêté son premier mois, j'étais à ça de vouloir rajouter des bougies dans son premier biberon du jour. Je l'ai pas fait, je vous rassure, je garde toute cette niaiserie pour son premier anniversaire. J'étais occupé à prévoir les plans de la galerie, aussi, et ceux de l'usine en même temps. Notre maison est très belle telle qu'elle est mais rester sans rien faire ne fait pas partie des mes habitudes: j'ai toujours besoin de prévoir davantage de choses, pas seulement la prochaine oeuvre que je voudrai créer. Une autre idée reste présente dans mon esprit depuis quelques jours déjà. Depuis qu'on a enterré notre père - ne me traitez pas de personne sans coeur, je jure qu'il y a un rapport.

Le jour où on a enterré mon père représente à peu près l'instant où on a tous appris que Saül ne partageait pas notre sang. Cet instant résonne aussi comme celui où je l'ai pris dans mes bras, ce stupide grand frère que je n'ai pas supporté pendant 39 ans pour qu'on me dise que tous ces efforts étaient finalement inutiles: il est de mon sang, il le restera. On a des projets qui ne consistent pas seulement à se taper sur la gueule à chaque Noël, je le jure. Et si je n'ai pas parlé à mon aîné depuis cette étreinte, cela ne m'empêche pas de savoir ce qu'il pense et de me souvenir des rêves de gosses qui n'ont justement rien de "rêves" et tout de "projets". Le premier, le plus important, c'était ce restaurant. On l'avait imaginé en Italie mais peu importe, les plans sont faits pour être changés et modulés. Notre vie est à Brisbane aujourd'hui et je ne veux pas que cela change. Ce n'est pas nous qui allons au restaurant, c'est lui qui vient. Viendra, je dois encore informer Saül que j'ai déjà acheté le bâtiment et tout le reste - j'ai fait des papiers, c'est ce que ça veut dire.

La sonnette retentit, je maudis Ginny d'avoir insisté pour l'installer. Si on est passé de Spring Hill à Bayside, c'est justement pour être tranquilles et ne pas à voir personne si ce n'est elle, mon fils, et le stupide chien qui passe son temps à courir après sa queue ou son ombre. Le reste du monde ne m'intéresse que très peu mais j'ouvre tout de même rapidement la porte pour ne pas qu'il y ait plus de bruit que nécessaire, lequel viendrait sans aucun doute à faire sortir Sloan de sa sieste. "C'est une pochette super secrète comme dans les films d'espionnage? T'as pas vraiment une tête de James Bond, sans vouloir te vexer." Et quand bien même elle venait à en être vexé, je n'en aurais bien sûr rien à faire. Au contraire, je suis simplement intrigué par ce qu'elle tient entre ses mains, noir sur noir. Cela a l'air précieux à en juger par la façon dont ses mains entourent l'objet. Je sais que je la connais, j'ai déjà oublié d'où. C'est Ginny qui s'occupe de l'aspect "social" de notre mariage, tout le monde sait que cela ne me réussit pas et sans doute que oui, ça a quelque chose à voir avec le fait que je ne fasse jamais aucun effort.

On cause espionnage, donc. Pourquoi pas, j’ai toujours trouvé ce domaine intéressant. Pas intéressant au point d’en faire mon métier (vous me voyez vraiment tenir cinq minutes sans pouvoir crier haut et fort que je suis le grand Auden Williams et bla bla bla?) puisque l’art l’emporte toujours sur tout le reste, mais tout de même. Intéressant. Digne d’intérêt. Digne de susciter des questions de ma part, aussi. Enfin bref, elle n’est de toute façon pas une espion et puisque cela va de soi, cela signifie aussi qu’elle perd le peu d’intérêt que je lui avais accordé avec ma blague. Je lui donne au moins le mérite d’avoir de la répartie et de ne pas se laisser faire, ce que beaucoup on tendance à faire en ma présence. Un animal sauvage se lasse bien vite d’une proie qui ne se débat pas et il en est de même pour moi - calmez vous, je ne suis pas Armie Hammer, elle repartira avec ses dix doigts et même ses dix orteils.

« Plus sérieusement, je suis Dani, ta voisine. » Le sérieux c’est chiant. C’est pour les adultes bien rangés, ceux qui appellent leurs parents tous les week-ends et qui offrent des cadeaux à tout va aux enfants de leurs amis. Ces adultes-là sont d’un ennui mortel parce qu’ils n’ont rien pour eux et j’espère sincèrement que ce n’est pas son cas puisqu’elle avait montré un certain potentiel jusque là. Je dois répondre ‘Auden, ton voisin’ ou je pars du principe qu’elle a eu l’intelligence d’au moins lire la boîte aux lettres? Dans le doute, je préserve ma salive pour la suite, ne sachant pas encore pourquoi est-ce qu’elle est venue me rendre visite. Après tout, j’en ai beaucoup des voisins. Ils ne s’appellent sans doute pas Dani mais là n’est pas le sujet. « J’étais venue faire un petit tour du voisinage il y a quelques mois à mon aménagement. » Ouais, et? Un sourcil se lève, non pour marquer mon intérêt, mais bien pour tout le contraire. Même Noah peut faire un tour du quartier sur son vélo, cela ne veut rien dire. Maintenant qu’elle le dit, sa tête me rappelle effectivement quelque chose. « Je t’ai rapporté un petit présent pour ce début d’année. » Pris de court, j’attrape le paquet comme s’il emballait finalement le Saint Graal au lieu de son nécessaire de la petite espionne.

Après tout, puisque cela ne me coûte rien de l’ouvrir, je jette un coup d’oeil curieux à l’intérieur de la pochette avant d’en sortir une bouteille de vin. Oh. “Je pense que tu es tombé sur le seul voisin qui ne boit pas. C’est comme si j’étais enceint à vie, tu vois?” Vous voyez, là, j’essaye d’être pédagogue. Je suis gentil et tout le tralala. Je ne souris pas, certes, n’allons pas jusque là. Je crois que si ça avait été le cas, j’aurais ressemblé à un mélange de It et Jack Torrance et vraiment personne n’a envie de voir une telle chose - regardez moi bien noter cette idée de future peinture dans un coin de mon cerveau. “T’es la voisine qui a un vignoble, pas vrai? Ma femme m’a parlé de toi.” Et aujourd’hui ma femme ne me parle plus tout court (est ce qu’elle est encore ma femme alors que, de nous deux, je suis le seul à avoir son alliance?), ce qui signifie qu’elle a plutôt bien choisi son timing pour se faire connaître avant que tout ne vole en éclats. “Dis moi, objectivement, tu vends de l’eau pour te faire de l’argent ou t’es du genre à ne pas compter tes heures? Y’a pas de mauvaise réponse, je boirai pas ton truc de toute façon.” J’imagine que les gens normaux y auraient été plus délicatement mais j’en viens au bout de ma patience.

Est-ce qu’elle est muette et que je n’ai fait que rêver ses quelques mots? L’idée me traverse l’esprit pendant un temps alors qu’elle semble se transformer en statue de cire qui n’a plus que la possibilité de cligner des yeux. Ça va, je suis pas la Gorgone, je ne l’ai pas figée sur place de mon simple regard. J’aimerais avoir ce pouvoir mais il faut se rendre à l’évidence: ça restera à l’état de rêve. « Hm.. je vois. Pas trop dur d’être enceint à vie ? » - “T’insinues que je suis gros?” Je sais, je sais, j’ai balancé être enceint le premier mais la simple idée de retourner la situation contre elle me fait bien rire. Ça va, elle s’en remettra. Elle est peut-être faite de cire mais au moins elle n’est pas en sucre. Si elle ne peut pas faire face à une simple remarque alors elle n’a pas sa place ici, elle ferait mieux de se terrer six pieds sous Terre.

« Oui c’est bien moi l’œnologue, Dani Hwang. » Son prénom ne m’était pas nécessaire mais soit. C’est trop tard pour le lui dire. ‘La voisine oenologue’ c’est bien suffisant à mes yeux et j’aurai de toute façon très rapidement oublié le nom à ajouter sur son visage, quand bien même le sien est plutôt atypique dans cette ville. Une part de moi s’imagine déjà la photographier mais je pense que j’aurais bien trop peur (ce n’est pas le mot, non, je n’ai pas peur) qu’elle se casse entre mes mains si je venais à lui proposer une telle chose. Dommage. Travailler son teint de porcelaine aurait été particulièrement intéressant. Mes pensées se perdent et sa présentation reste sans réponse, sans que cela ne soit une erreur de ma part pour autant. « Et toi, tu es le peintre c’est bien ça ? » Cette fois-ci je la trouve bien plus intéressante, elle arrive même à gagner un sourire de ma part. Il est faible mais ô combien fier. “C’est bien ça. Auden Williams.” Je ne lui présente pas mon nom pour qu’elle en ait quelque chose à faire mais bien parce que c’est mon outil de travail, plus encore que le sien: c’est un nom d’artiste, c’est un nom de renommée mondiale. Elle, elle est encore Dani la voisine, celle dont Ginny aurait pu me parler en me disant ‘oh j’ai rencontré Dani en rentrant du parc, elle avait acheté des tomates pour faire une tarte!’ blah blah blah. Je vomirais si on pouvait dire de choses aussi anodines à mon sujet.

Alors on passe aux questions qui ont du sens alors que j’essaye de jauger si elle aura, ou non, de l’intérêt à mes yeux. « La prochaine fois je viendrai avec une bouteille de jus de raisin, que tu es au moins quelque chose à boire ! » Oh moi je me dis que c’est aussi très bien s’il n’y a pas de prochaine fois. Les visites entre voisins, ça appartient un peu au siècle passé, non? C’est pas grave, je me contenterai de faire le mort et de demander à Pizza qu’il en fasse autant et ne trouve pas de stupide raison d’aboyer face à la porte fermée. « Quant à ce vin, c’est un excellent millésime de mon domaine, le O’Reilly Vineyards. » Je n’ai pas réellement écouté les paroles qui s’en sont suivies mais j’ai une bonne excuse. J’étais occupé à décortiquer la bouteille sous tous ses angles, à en observer la forme, à juger de la couleur, à critiquer abondamment le logo de l’entreprise (dites vignoble si vous voulez mais j’ai grandi avec Saül qui se rêvait déjà CEO à huit ans). “Pourquoi O’Reilly?” Elle a décliné son nom et, peu importe ce qu’il était, je me souviens au moins qu’il ne sonnait absolument pas comme ‘O’Reilly’. Je me demande pourquoi elle promeut un vignoble qui ne porte même pas son nom, cela n’a vraiment aucun sens. Elle en est la propriétaire, après tout, elle devrait faire savoir que c’est le cas.

« Du coup, je suis intriguée. J’étais toujours persuadée que les peintres trouvaient l’inspiration après quelques bons verres d’alcools. » J'échappe un rire amer mais réellement amusé. Cela n’a jamais été mon cas et ça ne le sera jamais. L’alcool m’éloigne de l’art, au contraire, et ce n’est décidément pas quelque chose que je cherche à faire, bien au contraire. Si je n’ai pas créé quoi que ce soit depuis un certain temps, ce n’est pas un verre qui pourrait arranger quoi que ce soit. “C’est aussi l’excuse que se donnent les chanteurs quand ils prennent leur cocaïne.” Ou n’importe quel autre bordel à base de poudre blanche, on se comprend, me faites pas chier sur le nom qu’on donne à ces merdes. Après, on s’étonne et on pleure quand ils font des overdoses et que la plupart d’entre eux sont même pas foutus de le faire à leur 27 ans. Foutus incapables. « Tu fais comment ? » - “Le talent.” La réponse est évidente, elle arrive dans la même foulée qu’elle clôt sa question. J’hausse les épaules, n’ayant définitivement aucun mal à dire de telles choses. J’ai du talent, c’est un fait, je n’ai pas à m’en cacher sous je-ne-sais-quel prétexte de société. “Ne me dis pas que tu as besoin de quelques verres pour te mettre au travail?” Si ma voix reste généralement neutre, sachez tout de même qu’il y a une bonne et une mauvaise réponse à donner à cette question.

Certaines phrases sont plus sensées que d’autres. « J’ai déjà vu tes peintures. » Telle que celle-ci, par exemple, oui. Il va de soi qu’elle a déjà vu mes peintures puisqu’elles sont exposées un peu partout dans le monde mais je lui concède au moins certaines qualités. Seuls ceux qui s’intéressent un minimum à l’art savent de telles choses et à mes yeux il n’y a pas meilleure qualité qui soit: la curiosité. Si je me contente encore de simplement lever un sourcil, je n’en pense pas moins, et pour une fois cela n’a rien de négatif. Elle ne gagnera pas ma sympathie avec si peu mais c’est déjà un bon point pour elle.

J’estime que le moment n’est pas encore venu de lui lister la longue, longue liste de mes qualités ainsi que de mes savoirs, je préfère donc me montrer curieux à mon tour et lui poser la première question qui me vient à l’esprit: pourquoi son nom n’est pas celui du vignoble? Je n’ai pas beaucoup écouté ce qu’elle a pu me dire mais suis encore certain que “O’Reilly” n’est pas venu après qu’elle m’ait donné son prénom. A cela elle me donne au moins une réponse claire et précise. « Parce que c’était le nom des premiers proprio. » C’est logique voyons Auden. Sauf que sa réponse ne me plaît pas, figurez-vous. Elle est logique, certes, mais elle n’a rien de compréhensible à mes yeux. “C’est toi qui t’en occupes désormais, non? Je ne vois pas pourquoi tu gardes le nom d’autres personnes.” Pourquoi, surtout, elle se donne corps et âme pour promouvoir un vignoble qui n’est même pas à son nom. C’est comme si je signais mes œuvres du nom de mon aîné par exemple, cela ne fait aucun sens - et quand bien même il n’est finalement pas de mon sang, il a au moins mon nom, lui. Qu’ils aient un jour été les propriétaires du vignoble ne change rien au fait qu’ils ne le sont plus aujourd’hui, et qu’ils ne méritent donc plus aucune reconnaissance.

Je mets rapidement de côté tout usage de cocaïne ou de n’importe quelle autre drogue ou merde de la sorte. Je ne suis pas un adepte de ce genre de choses et bien loin de là, il n’y a même pas besoin d’être dans mon entourage pour le savoir. Preuve en est que Dani le sait elle aussi désormais. Ce sont tout autant de substances que je garde loin de moi, peu importe les raisons qui pourraient tendre vers le contraire. Certaines erreurs sont commises pour justement ne jamais ô grand jamais être répétées. « En effet, tu as une sacrée passion pour les mains. Tes peintures ne sont pas passées inaperçues. » Je sais, je sais. Personne ne m’apprendra que j’ai de l’or dans les mains, même si je m’obstine à martyriser bien trop régulièrement ces dernières. Préférant encore lui poser des questions sur ce que j’ignore, je lui demande avec intérêt si elle est du genre à boire sa propre production à outrance. Aucun de mes mots n’est choisi au hasard et mes intentions sont tout sauf louables, je vous l’accorde, mais elle sait au moins y répondre comme il faut. « Oh non pas moi, c’est plutôt mes clients que j’enivre pour les rendre plus dociles. » Elle a de l’humour aussi. Bon point pour elle. En plus de savoir me tenir tête, elle sait répondre. Tant que cela reste de la limite du raisonnable, c’est une qualité à mes yeux. J’imagine que dans la mesure où elle ne ressemble pas à une mini-Anastasia, c’est une bonne chose. “Ils viennent pour ça après tout.” Que je reprends à mon tour avec un sourire en coin, me retenant encore de les traiter d’alcooliques dépressifs à la vie ratée. Vous voyez que je sais me tenir en société. « Après ce n’est pas impossible qu’entre deux clients insupportables, je prenne un verre. » Bip, mauvais point. Comme quoi, mis à part moi, personne n’est parfait. "Tant que ça n'entrave pas tes capacités, je n'y vois pas d'inconvénient." Cela ne m'empêche pas de la juger négativement tout en sachant cela, mais soit. Ce n'est qu'un demi mensonge que je lui débite, et cela a beaucoup à voir avec le fait qu'elle a au moins su susciter mon intérêt pour sa personne et surtout pour son vignoble et ce qu'elle entreprend avec ce dernier. Tout ceci méritant une plus longue discussion, je l'invite enfin à rentrer chez moi. Cela me permet aussi de m'assurer que Sloan reste endormi, preuve en est que le babyphone reste muet et Pizza, le chien, parfaitement calme.

Je me décale du seuil de la porte, lui laissant comprendre que la voie est libre sans pour autant le lui dire par les mots. "Tu m'as l'air d'être une personne sérieuse." Les compliments ne pleuvent jamais venant de moi et il est bien rare que j'en donne à des inconnus. C'est peut être une connerie d'affection de voisinage, ça, j'en sais rien. "Mon frère te détesterait par contre, mais c'est un sacré con." Et elle, elle ne ressemble pas à une Australienne et encore moins à une Italienne. Ce n'est pas que Saül est raciste ni même fermé d'esprit, oh non, il est juste con. Je prends le temps de la prévenir parce que je refuse qu'elle fuie à cause de cet imbécile de PDG. "Mais ce n'est pas mon cas." Je ne suis ni con et je ne la déteste pas non plus, c'est ce que je veux dire par là. "Est ce que ton vignoble collabore avec des restaurants?" A défaut de boire, je peux au moins lui ouvrir la bouteille et lui servir un verre. Je n'ai pas perdu la main depuis l'adolescence alors que du bout de la main je lui pointe le canapé où elle peut s'installer.

La gamine semble avoir réponse à tout, ce qui me plaît tant que son avis ne diverge pas du mien. Ce qui me plaît moins, cependant, c’est toute la teneur de sa réponse, justement. « Chaque chose en son temps. » Elle ne voit pas assez loin, cela causera sa perte. C’est inévitable. C’est avec elle que tout le monde travaille, pas des propriétaires inconnus au bataillon depuis sûrement de nombreuses années. Mais soit; ce n’est pas mon combat et j’ai déjà bien assez à faire dans ma vie ces derniers temps pour me lancer corps et âme dans une bataille à laquelle elle refuse même de participer.

Puisqu’elle semble cependant pouvoir m’être utile et qu’elle n’est, ma foi, pas aussi horripilante qu’elle en a l’air, je la laisse rentrer dans la maison. En temps normal, je ne me serais pas excusé des pinceaux jonchant le sol et des tableaux en faisant de même. Aujourd’hui, il n’y a même rien de tout cela et aucun parcours du combattant à prévoir. La seule chose dont je trouve le temps de la prévenir, c’est toute l’animosité qu’éprouverait instinctivement mon aîné à son égard. Ce qui pour elle n’a encore aucune sorte d’importance risque de changer sous peu, alors je redresse rapidement le cap en précisant que je ne suis pas aussi stupide que le businessman. « Heureuse de l’apprendre. » Elle est trop polie et ça, par contre, ça ne me plaît pas. Cela ne vaut pas la peine d’être soulevé mais tout de même, je ne peux m’empêcher de le penser. Je préfère plutôt passer au sujet qui m’intéresse désormais le plus, à savoir celui de Ras le bol. L’entreprise n’existe pas encore officiellement, elle n’en est toujours qu’au stade d’idée mais je compte bien faire avancer les choses rapidement et investir dans un lieu, dans un personnel. Dans tout ce qui s’en suivra pour ce que notre rêve de gosse prenne enfin vie et qu’il soit au moins synonyme de bonne nouvelle au milieu du chaos ambiant de cette année. « Oui nous sommes fournisseurs de plusieurs restaurants dans la région. Ainsi que quelques entreprises. » Bonne réponse, Dani. Elle est éternellement trop humble à mon sens mais je ne vais pas lui demander de se refaire. Tant que la réponse consiste en un ‘oui’, je n’en demande pas plus pour le moment encore.

« Tu as d’autres activités professionnelles en plus de la peinture ? »

Sa perspicacité m’arrache un sourire sincère alors que je prends le temps avant de répondre, ouvrant avec soin la bouteille qu’elle m’a ramené. “Je pourrais te dire que je dessine, sculpte et fais de la photographie aussi mais ce n’est pas le sujet.” Vous pensiez vraiment que j’allais rater une si belle occasion de me vanter de mes multiples talents artistiques? Voyons. La gastronomie n’est qu’un art supplémentaire à ma liste. “Je vais ouvrir un restaurant dans les semaines à venir. J’avais dans l’idée de collaborer avec des personnes de la région.” Quand bien même nous ouvrirons un restaurant italien, je souhaite travailler avec les personnes d’une ville que j’ai appris à apprécier ou, tout du moins, ne pas détester. “Tu m’as l’air sérieuse et je peux retrouver ton adresse dans le cas contraire, c’est pour ces raisons que je voudrais collaborer avec ton vignoble.” Faites comme si je ne l’avais pas menacé, ce n’est pas si grave que ça en a l’air. Beaucoup diraient que je vais trop vite en besogne et qu’elle aurait pu me mentir sur toute la ligne mais j’ai l’intime conviction que ce n’est pas le cas - tout comme je me doute qu’elle se liquéfierait sur place si elle devait avoir à mentir à quiconque. Pour ce qu’il en est de savoir si son vin est bon, j’imagine que je le verrai sur le visage des clients. Je ne prendrai pas la peine de le goûter, peu importe à quel point je le devrais. Pour autant, cela me laisse la possibilité d’enfin lui servir sa coupe lentement, occupé à me demander quel serait le nom exact de la teinte de la boisson - ‘pourpre’ serait trop simple. “L’idée t’intéresse?” Elle peut encore dire non, c’est promis, et c’est justement la seule et unique chance que je lui laisse, après il sera trop tard et je viendrai harceler son portable à toute heure du jour et de la nuit avec de nouvelles idées et envies pour cette collaboration. On parlera argent plus tard: contrairement à Saül, ce n’est pas ma priorité et ma vie ne tourne pas autour de ça.

« Eh bien, tu es plein de surprises Auden. » Ce qui ne correspond absolument pas à une réponse acceptable pour ma question, à savoir si l’idée l’intéresse ou non. Bien sûr que je suis plein de surprises, je le savais avant même qu’elle juge nécessaire de me le préciser. Au bout de - presque - quarante années passées sur cette Terre, il y a peu de choses que j’ignore encore, surtout à mon sujet. La jeune femme se replace comme s’il s’agissait d’un vulgaire entretien d’embauche et que j’allais ensuite lui demander quel est son pire défaut ; là où elle me répondrait assurément qu’elle est trop exigeante et blah, blah, blah. « Offrir une bouteille de vin à un voisin et se retrouver avec une proposition de partenariat, ton idée m’intéresse. » Ce n’est toujours pas la bonne réponse allant avec ma question, Dani, et si le projet du restaurant me confère bien des qualités, la patience n’en fait pas partie.

Viens en à la conclusion Dani, nous perdons du temps inutilement alors qu’on pourrait l’optimiser à parler affaire et détails. « Ta collaboration n’est pas tombée dans l’oreille d’une sourde. » Je me penche un peu en avance, mes coudes désormais posés sur mes genoux dans l’expectative d’une réponse plus claire de sa part. Elle ne semble pas partie pour me répondre par la négative, elle n’est pas en train d’enrober ses paroles pour simplement me répondre ‘non’ mais tout de même. Ses mots arrivent trop lentement, trop poliment aussi. Je déteste perdre mon temps, il est trop précieux pour de telles choses. « Tu vas ouvrir un restaurant de quoi exactement ? » Et enfin, elle pose à son tour des questions intéressantes. Vouloir en savoir plus sur mon idée avant de se lancer est une bonne chose, cela me prouve une fois de plus qu’elle est une personne de confiance avec qui je pourrais collaborer. Elle ne fonce pas tête baissée, c’est une qualité. Je ne tiens pas à collaborer avec elle si en retour elle s’associe au premier venu. « Il faut m’en dire plus sur ton projet, comment l’établissement va-t-il s’appeler ? » Cette question me faire déjà rire alors que rien ne laissait deviner une telle chose. “C’est un restaurant italien. Je compte l’ouvrir avec mon frère qui est CEO, et l’aide de notre cousin qui est chef cuisinier.” Leurs métiers sont bien plus reliés au restaurant que ne l’est le mien et si je ne leur dirai jamais en face, je le concède au moins face à Dani, sans pour autant le lui dire clairement. Nous savons tous les deux qu’elle aura bien plus tendance à croire en notre projet s’il est porté par un chef d’entreprise et un chef cuisinier plutôt que par un artiste ayant soif de dépenser son argent. L’un n’empêche pas l’autre, apparemment, et je préfère préciser la raison du choix de spécialités. “C’est là où on est tous nés, l’Italie.” L’accent de la langue natale de notre mama a largement été éclipsé par celui de notre père, américain à souhait. Les deux langues se mêlaient parfaitement à la maison mais nous vivons tous en Australie depuis bien trop longtemps pour encore avoir gardé l’accent chantant de notre pays d’origine. Au moins, nous en aurons les goûts. “Ras le bol. Ça s’appelera Ras le bol. Juste… Pose pas de questions.” Parce que c’est le nom que le restaurant a depuis toujours dans notre esprit et qu’il ne changera pas. “Ça s’appellera Ras le bol et le concept bah, euh, ça sera des bols. De la nourriture dans des bols.” J’entends encore la voix de Saül tout expliquer à notre mère faussement enjouée, et notre père sérieusement fatigué de nos bêtises. “Tu as une carte à me donner ? Je pourrai te tenir au courant de l’avancée. Et mon frère parlera argent, parce que ça ne m’intéresse pas.” Plus, depuis que je n’en manque pas et n’ai plus à m’en soucier. Saül est riche comme Crésus mais ça reste éternellement sa priorité, allez savoir pourquoi. Je le laisse gérer cet aspect-là de notre restaurant, si cela peut l’amuser de jongler avec les chiffres. Dani, elle, n’a jamais rejeté ma proposition, je considère donc qu’elle l’accepte.

Pizza se réveille de sa sieste pour venir la saluer, c’est à dire poser sa tête sur ses genoux et attendre qu’elle le caresse pour ensuite pouvoir quémander davantage d’attention encore. La scène m’arrache un mince sourire, même si elle commence à devenir habituelle. “S’il se réveille ça veut dire que mon fils va bientôt en faire de même. Je te laisse t’enfuir si tu n’as pas d’autres questions, l’alarme va bientôt se mettre en route.” Parce que Sloan hurle comme une alarme incendie, comme tous les bébés sûrement. Je n’en sais rien, il est mon second enfant mais le premier que j’élève. Ma proposition n’est pas une demande pour qu’elle parte : si c’était la seule chose que je recherchais, je l’aurais fait avec bien moins de pincettes. Ce n’est qu’une offre sincère pour préserver ses tympans ; à elle d’en faire ce qu’elle désire.