Installés à une table de la cafétéria, je poursuis mes interrogations sur la musique que produit Jordan, sincèrement intéressé par les ouvrages réalisés par l'artiste en devenir. D'un hochement de tête, j'apprends que ses morceaux ne sont pas disponibles sur le net et je respecte son mutisme en ne m'épanchant par sur ce sujet. Iel m'interroge sur ma capacité de jouer d'un instrument de musique et je lui réponds par la négative, précisant que j'étais plutôt axé sur les sports. Lorsque je suis questionné sur mon groupe favoris, il me faut quelques minutes de réflexion, la sélection m'étant particulièrement ardue. Finalement, j'opte pour le groupe The Paper Kites, que j'apprécie particulièrement. Jordan sourit, bien qu'il ne connaisse pas ces musiciens. « What kind of music do they do? » Je porte mon gobelet fumant à mes lèvres, buvant une gorgée revigorante de mon café noir. « Indie rock, folk rock. They're from Melbourne. » Je présente. « Can you listen to music while you work ? » Je lève mon regard vers le jeune, qui ajoute promptement : « Wait… It’s a stupid question. It’s not like you’re in front of a computer all day. Your job is important. » Un sourire amical se forme sur mes lippes. « It's not a stupid question, » j'assure doucement. « We can't really listen to music in the ER, but there are some departments where patients listen to music in their room. There are some areas as well where there is music playing to soothe the patients, » j'explique. « You could put on some music in Rosa's room if you'd like to and the staff has agreed with it, » j'ajoute. « Maybe you already do, » j'émets l'hypothèse avec un rictus complice. Je prends une nouvelle gorgée de café, expliquant : « There are some studies based on testimonies from patients who were in a coma. Some of them said it helped them to hear their close ones' voices, to listen to music or to sounds which remind them their home or the places where they used to spend good times. »

La conversation s'oriente vers la musique, l'un des domaines de Jordan que je soupçonne être de prédilection depuis qu'iel m'a confié être attiré par ce milieu et ambitionner y prospérer. Je réponds posément à ses questions, développant sur le groupe des Paper Kites que je cite comme l'un de mes favoris, après rude réflexion, et qui lui est inconnu.

Un sourire amical étire la commissure de mes lippes lorsque Jordan me questionne sur ma possibilité d'écouter de la musique en travaillant. Je lui explique que cela n'est pas vraiment envisageable au secteur des urgences où j'effectue bon nombres d'heures, mais qu'il n'est pas rare de percevoir quelques mélodies retentir dans d'autres ailes du centre hospitalier. Par ailleurs, la musique a prouvé détenir des vertus pour apaiser des patients ainsi qu'accompagner des infortunés lors de leur séjour de plus longue durée, tout en demeurant dans le respect de chacun. Je soumets à ma compagnie l'option qu'iel puisse en faire de même avec Rosa, explicitant que des études ont indiqué que des malades se trouvant dans un coma ont relaté avoir puisé de la force à l'écoute de sons qui leur étaient rassurants et appréciables, comme la voix de leurs proches ou une chanson favorite.

« I did sing to her a couple of times. » Jordan m'avoue et je lui souris doucement, n'ayant pas manqué de remarquer son intérêt grandissant au sein de ses yeux expressifs à mesure de mes paroles. Je suis sincèrement heureux qu'iel continue de s'investir ainsi vis-à-vis de sa petite amie et qu'iel déploie de tels moyens pour l'accompagner. Cela prouve à mes yeux qu'iel croit en la guérison de Rosa et qu'iel se sent assez bien à ses côtés pour lui rendre des visites régulières. J'aurais également pu tout à fait comprendre que Jordan opte pour se distancer de la jeune femme, du recul étant parfois nécessaire pour ne pas s'abattre face à la situation dramatique dans laquelle un proche est plongé. Ultimement, l'important m'était que la personne en face de moi semblait aller bien mieux que la dernière fois que je l'avais croisée. « And played some music. Not a CD but like… With a ukulele. » Je hausse les sourcils, intéressé. « That's great, » je commente avec franchise. « Who should I ask to put music? Like… They will provide the player or should I bring it? » Je porte ma boisson chaude à mes lèvres. « Ask the nurses, they will tell you. I know some departments have players. » Je conseille. Il y avait surtout des radios, mais certaines d'entre elles lisaient des CD. « Have you ever seen someone getting better thanks to the music? » Je hoche la tête spontanément. « Sure. Many times. » La musique ne guérissait pas les maladies, mais elle améliorait les états d'âme, ce qui revigorait le patient dans son combat. « Have you ever felt better after listening to some music when you were down? » J'interroge. « Music helps to get in higher spirits and morale has proved to be good fuel in any fighting. »

Les paroles de l'infirmier me percutent, s'enregistrent indéniablement en moi, réfutant ces amères convictions qui me brisent toutefois depuis ma naissance et clament entre autres que je ne constitue qu'un bon à rien, que je représente la raison même de la disparition de ma mère. Je hoche la tête lorsqu'Isaac m'invite à solliciter les soignants pour avoir à ma disposition un lecteur CD qui me permettrait de faire écouter de la musique à Rosa. Je marque cette information dans ma mémoire, me promettant de mettre en exécution ses conseils dès que je le quitterais.

Mon rythme cardiaque s'accélère à mesure des réponses que le Jensen me fournit. Ses paroles font du sens, ses explications sont cohérentes et logiques. Peu à peu, j'assimile son point de vue, je comprends où il veut en venir et peut-être qu'en effet, la musique aide réellement les patients à se sentir mieux, à combattre la maladie. Je me reconnais dans les exemples qu'il donne : la musique a effectivement composé un atout majeur dans ma survie, elle a longtemps été mon bouclier pour supporter un contexte familial négligent et destructeur, avant que je ne me distance de plus en plus de mon géniteur.

L'émotion me gagne, me transperce, face aux arguments d'Isaac. Je voile mon visage d'une main, honteux. Des tumultes d'émotions me gagnent, que je n'avais certainement pas prévu me saisir ainsi, en ce lieu. La musique m'est vitale, je la pratique telle mon antidote. Des larmes perlent au bord de mes yeux, s'accrochent désespérément à mes cils blonds. Je ne peux m'empêcher de me demander pourquoi je suis conscient, en santé, alors que les femmes de ma vie sont inconscientes ou décédées. Je m'ouvre davantage à mon interlocuteur, lui expose mes regrets quant à ma dernière conversation avec Rosa, comment nous nous sommes quittés en mauvais termes et que si je ne m'étais pas mis en colère alors qu'elle œuvrait pour mon bien, elle n'aurait jamais eu cet accident de voiture qui la cloue aujourd'hui cruellement à un lit en réanimation. Si j'avais agi différemment, le contexte présent serait meilleur. Le poids de mes regrets était monumental, je me maudissais, je me considérais stupide, au pied de ce sinistre mur intransigeant qui me réduit au statut d'une âme errant en peine dans cet hôpital. Je promettais toutefois finir mes études, comme Rosa l'avait désiré, comme elle avait pressentie que la musique était ma vocation. Cependant, rien de tout ça n'était juste.

Les secondes défilent, les larmes coulent sur mes joues pâles. Mon cœur continue de battre la chamade dans ma cage thoracique et la voix du Jensen me parvient : « I am sure that Rosa is very proud that you are following your musical path and that you will finish your studies. Your talk seems to have opened your eyes and it was certainly not in vain. Rosa seems to love you dearly, as much as you seem to love her. You two are strong and you will accomplish great things, I am sure. You are honoring her with your music right now, you are proving her that she was right to believe in you. » Isaac n'émet pas le moindre geste pour m'atteindre, il a gardé ses distances. Sa voix est calme, posée, douce. « Life is crual, but we all have our destiny. Everything happens for a reason, even the things we wish would never happen. It all has a goal, a meaning. This situation, your past, your actions, your decisions, they are all making you the person you are right now and they are building the person you will be and whom Rosa will be very proud of and in love with. » Une pause de quelques minutes nous enveloppe. « Nothing and nobody is pointless. Things that happen to us don't make any sense while they are happening, but in the future, you will understand why they've happened and how they've mattered to make you the one you will be and you were meant to be. »

Je ne suis pas certain des raisons qui m'incitent à m'attacher tant à Jordan, à m'attendrir du contexte dans lequel il évolue. Je suis certes de nature bienveillante, il n'en demeure qu'il y a quelque chose chez le Fisher qui m'attire irrémédiablement, une empathie plus développée que celle que je dédie à d'autres personnes. Peut-être est-ce parce que je reconnais quelques parts de moi en lui, ou alors qu'il me rappelle d'autres patients et proches aidants que j'ai rencontrés au cours de ma carrière. Dans tous les cas, chaque instant que je passe en sa compagnie demeure gravée dans un coin de ma mémoire et je m'évertue toujours à le soutenir et l'aider de quelconque manière qu'il m'est possible.

C'est pour cette raison que je m'autorise à être loquace dans mes encouragements. Je souhaite que Jordan soit heureux, en dépit du drame qui le happe cruellement. Je désire qu'il ne baisse pas les bras et prouve à la vie, au destin, à l'univers, qu'il est le seul écrivain de son histoire et qu'il saura se relever plus fort des épreuves semées sur sa route, qu'il saura embraser plénitude et épanouissement. C'est tout ce que je lui souhaite et je prie pour ne pas qu'il soit abattu par le récalcitrant nuage grondant qui paraît le pourchasser depuis plusieurs années.

J'ai conscience que mes paroles émeuvent le Fisher. Sa mine se renfrogne, il disparaît peu à peu dans son hoodie, et aucun contact visuel n'est permis. Je lui transmets autant de force et de bonnes ondes qu'il m'est possible via mes paroles, convaincu que la roue tournera, qu'il sera fier de lui ultimement, qu'il sera heureux. Ces étapes ne sont pas dérisoires. Lorsque je me tais, un silence nous étreint et je porte mon gobelet de café noir à mes lippes, lorgnant sur mon interlocuteur. Le dos de sa main frotte son nez avant qu'il ne renifle et finalement, sa filiforme silhouette se détache du siège. « I’m gonna… I’m gonna go get some air… » J'acquiesce, bien que Jordan ne me regarde pas. « Thank you… For everything. » Je souris doucement, rassuré qu'il ne m'en veuille pas et que je n'ai pas créé du mal avec mes propos, que j'ai pu l'aider comme je l'ambitionnais. « Thank you… again. » « Take care of yourself, Jordan. Keep up. » Je lance d'une voix posée au blond avant qu'il ne tourne les talons. « You can count on me if you need me, » j'offre avant qu'il me tourne le dos et s'oriente vers la sortie du centre hospitalier. Je le suis du regard, prévenant, puis reporte mon attention sur ma boisson réconfortante et énergisante. J'inspire profondément, le cœur gros de cette histoire bouleversante.