Je danse, je ris, je chante. Cela fait une heure, ou deux heures que je virevolte d’un coin à l’autre de la piste de danse? Je ne sais plus. J’enchaîne les pas de danse alors que je ne sais même pas danser. Mais un peu d’alcool dans les veines et c’est parti – à côté, même une danseuse de ballet du Lac des Cygnes serait verte de jalousie. Mes mouvements improvisés sont gracieux, ou du moins c’est ce que mes quatre ou cinq verres d’alcool me font croire. D’ailleurs, n’est-ce pas la raison pour laquelle quelques personnes me lancent de furtifs coup d’œil lorsque je passe près d’eux? De la stupéfaction, sans doute. Je les comprends; j’ai le rythme dans le sang, ça peut surprendre peut-être.

Pourtant, toute cette danse me donne soudain mal au ventre, et je ressens le besoin de m’asseoir. Sur un banc, ou une toilette, peu importe. Je m’éloigne de mon groupe d’amis sans dire un mot, leur faisant un simple signe de la main pour leur signifier que je reviens bientôt. Puis j’avance à l’aveugle au travers de la foule de personnes s’étant regroupée sur la piste de danse. La boîte de nuit est noire de gens. Après avoir écrasé quelques pieds et titubé à tous les deux mètres à peu près, je parviens enfin à rejoindre une superficie un peu plus dégagée et discerne le bar à quelques mètres de là. Tous les bancs sont occupés, sauf un. C’est donc naturellement sur ce banc que je jette mon dévolu.

Je me redresse et m’élance avec beaucoup de concentration vers le banc. Arrivée au même niveau que le bar, je m’assois avec précaution sur le banc tout en appuyant mes deux mains sur le comptoir, histoire de ne pas tomber. C’est alors que je remarque une jolie demoiselle à ma droite. Cheveux bruns. Je ne saurai pas en dire plus – ma tête tourne. Je lui souris, un sourire aguicheur, séduisant certainement. « Hé, salut toi. »

Spoiler:

Comprenez-moi bien; je ne souffre pas d’un quelconque problème de consommation. Alors certes, je ne suis pas la personne la plus raisonnable et j’ai cette tendance à céder facilement à mes envies sans poser de réelle résistance. Mais quelques verres me suffisent, du moins normalement. Ces derniers temps toutefois, j’enchaîne les excès et cette soirée vient s’ajouter à une liste déjà bien fournie. Visiblement, j’ai des choses à oublier. Je suis assise, chancelante sur mon siège, mes bras affaissés sur le comptoir m’empêchant par chance de tomber à la renverse. « Est-ce que ça va? » Je me retourne vers la voix, pas certaine toutefois si elle est dans ma tête ou si quelqu’un est vraiment en train de me parler. Je remarque alors le visage de la femme qui doit être dans la mi-trentaine à qui je viens d’adresser la parole, quelques instants plus tôt. Mon esprit alcoolisé a du mal à maintenir une concentration de plus de quelques secondes et aussitôt mes salutations prononcées, je m’étais aussitôt détachée d’elle, occupée à regarder le vide devant moi. « Ç.. ça va » Pas très convaincant certes. Voilà alors qu’un verre d’eau apparaît devant moi, visiblement commandé par l’inconnue. Je me redresse sur mon siège, essayant d’adopter une attitude sobre, ou presque. « Oh, c’est très gentil mais je n’ai pas bu tant que ça. » accompagnant mes propos d’un sourire en coin. Je me penche alors légèrement vers elle, une moue amusée au visage. « Ce que je me demande, c’est ce que fais une aussi jolie demoiselle seule ce soir? » puis je me redresse à nouveau sur mon banc, prenant quelques instants pour la regarder plus en détails cette fois. C’est vrai que son attitude détonne légèrement avec l’ambiance du bar; les gens sont vêtus d’une façon plutôt décontractée, moi-même vêtue d’une courte robe rouge. Elle par contre, arbore une tenue peaufinée à la perfection; robe ajustée, cheveux relevés avec élégance. C’est presque à se demander si elle ne se serait pas trompée d’endroit. Par chance, j'ai suffisamment de retenue pour ne pas lui demander.

« Tu devrais le prendre quand même. » Comme s’il avait lu dans ses pensées, le barmaid arrive au même moment avec un verre d’eau qu’il dépose entre nous deux, qu’elle repousse précautionneusement dans ma direction. J’enroule mes doigts autour du gobelet transparent, le regardant sans grande conviction toutefois. Quel est l’intérêt de boire de l’eau alors qu’on pourrait s’offrir quelques cocktails supplémentaires? Elle a sans doute raison pourtant, j’ai effectivement forcé sur la boisson ce soir et ce verre d’eau ne serait pas de trop, mais je n’ai pas pour habitude de prendre les bonnes décisions et encore moins d’être raisonnable. Puis elle éclate de rire lorsque je lui demande ce qu’une fille aussi jolie qu’elle fait seule assise à un bar. « Ce qu’on fait seul dans un bar normalement : boire. » Pour le coup, elle marque un point. Alors certes, c’était une boîte de nuit plus qu’un bar mais étant seule, le comptoir à boissons devenait l’endroit de prédilection. Elle fini son verre en une gorgée, avant d’en reprendre un autre. Visiblement, on semble être dans un état d’esprit similaire. « Et toi alors? Tu devrais pas être en train de danser avec tes amis? » Mon sourire en coin étire à nouveau les commissures de mes lèvres, et l’air taquin, je lui fais un signe de main. « Oh, mes amis vont attendre. C’est qu’ils sont habitués. » Pas certaine que cette phrase soit rassurante toutefois. Mais bon, peu importe. « Tu as bien raison, quelle est l’utilité d’un bar si ce n’est pas d’y boire? » Gros sourire. C’est qu’elle est pleine de bon sens cette demoiselle. Je pose mes deux mains à plat sur le comptoir, avant de brandir mon bras droit vers le barmaid. « Monsieur! Deux verres de whisky s’il vous plaît, pour moi et la demoiselle! » Je prends quand même la peine d’entrelacer mes doigts autour du verre d’eau qu’elle avait posée devant moi quelques instants plus tôt, histoire qu’elle ne se vexe pas. Puis je me tourne vers elle, un sourire aux lèvres qui ne veut pas en démordre. « Merci pour le verre d’eau. » Même si clairement, mon intention n’était pas de le boire.

Plaisir. Ça avait été mon seul objectif en pénétrant les murs de la boîte ce soir, et ce resterait mon mantra jusqu’au bout de la nuit. « Fais les pas attendre trop longtemps. Ils pourraient se tanner et partir sans toi. » Lorsqu’elle prononce ces mots, j’ai cette vague impression qu’ils ne sont pas pour moi. Après tout, ce n’est quand même pas anodin de se retrouver seule un soir de semaine, assise à un bar à enchaîner les consommations. Mais je ne suis personne pour juger, et je ne suis pas trop d’humeur à poser des questions après tous ces verres, surtout à une étrangère. La vie privée, je crois qu’on appelle ça comme ça. Je m’empresse de commander deux verres de whisky supplémentaires, chose qu’elle accepte sans broncher, ce qui me surprend un peu. Me serais-je attendu à un peu de résistance? Je ne sais pas trop, mais en tout cas elle ne semble pas être totalement contre l’idée car elle me précise son nom. « Rosie. » Je pouffe de rire. « T’es sûr que tu voudrais pas aussi un verre d’eau? » dis-je en rigolant. Je fais un rapide geste de la main vers les deux ou trois verres vides pas très loin de Rosie qui n’ont pas encore été ramassés par le barmaid. « J’crois que bientôt je risque de ne plus être la seule dans cet état d'ivresse. » Je fais référence à cet état euphorique, lorsque nous sommes ivres et tout jugement semble s’être évaporé. « La meilleure façon de me dire merci serait encore de le boire. Mais tu m’as pas l’air d’être le genre de fille qui aime qu’on lui dise quoi faire, je me trompe? » Elle a vu juste. « Tu ne m’as pas trop l’air d’être ce genre de fille non plus. Mais bon, je sais quand même faire preuve de savoir vivre, du moins la plupart du temps. » J’accompagne ces mots d’un clin d’œil puis d’une gorgée d’eau, que je n’ai malheureusement pas le temps de terminer que le serveur glisse déjà les deux whisky dans notre direction. Je roule des yeux. « Oh, quel dommage! » Je ris doucement, avant de pousser un des deux verres dans sa direction. J’enroule mes doigts autour du mien, que je lève dans les airs. « Cheers? »

Mettre des limites. Ç’a jamais été mon fort. Visiblement chacun a ses moments de faiblesse, Rose aussi. « Ce serait le truc raisonnable à faire. » dit-elle, pour autant elle réfute ma proposition raisonnable de m’accompagner dans cette gorgée d’eau. Comme quoi, lorsqu’enfin une idée raisonnable parcours mon esprit, même là il faut que ce soit sur le ton de la plaisanterie. Je suis vraiment un cas perdu.  « Mais j’ai pas envie d’être raisonnable ce soir. Ça va faire mal demain. » Je pouffe de rire à mon tour, pas certaine toutefois comment je dois prendre la nouvelle. Si j’adore faire la fête, à boire seule au bar, j’ai plutôt l’impression que de son côté elle a des choses à oublier. « Je sais pas pourquoi, mais j’ai l’impression que toi t’es pas venue ici seulement pour boire. » La phrase se veut volontairement vague, car bon, c’est pas de mes oignons non plus, ce qui l’amène à venir engloutir le bar ce soir. La voilà alors qui me demande à quoi ça ressemble lorsque je ne sais pas vivre. « Disons que c’est pas joli joli. Parfois je me prends comme dans un film à vivre comme s’il n’y avait pas de lendemain. » Je marque une pause. « Et j’assume les conséquences plus tard. » J’étouffe un rire. Elle cogne son verre contre le mien. « Qu’est-ce qu’on célèbre ce soir? » Je marque un silence, la regardant avec incrédulité. « On a besoin d’une raison pour célébrer? » Mon ton est surpris, puis je pouffe à nouveau de rire, avant d’engloutir le contenu du verre et de lui jeter un coup d’œil, sourire en coin, l’air maligne. « Dis-moi. Je ne sais pas trop ce que tu es venue oublier ici ce soir. » Courte pause, puis un grand sourire vient étirer les commissures de mes lèvres. « Mais ça te dit d’oublier tout ça sur la piste de danse? » Je me souviens alors que mes copains sont toujours là-bas, probablement encore en train de danser depuis tout à l’heure. Si ça se trouve, ils n’ont peut-être même pas remarqué que j’étais partie. Je jette un œil à sa robe habillée. Peut-être qu’elle, de son côté, elle est venue ici avec une autre idée en tête que de danser, toutefois.

La voilà qui pouffe de rire. « Tu penses que je suis venue ici pourquoi jeune fille? » Si j’ai eu un bref moment de lucidité quelques instants plus tôt, le voilà déjà évaporé. À 20 ans, on ne sait pas ce que veulent dire les mots modération et contrôle et pour ne pas aider à ma cause, j’ai une personnalité changeante. Et surtout, plusieurs verres dans le corps. Si je peux avoir l’air calme et pragmatique l’instant d’avant, je ne peux rien promettre pour l’instant d’après. Je lui fais un clin d’œil plein de malice. « Et bien, pour faire des rencontres intéressantes clairement. » La phrase est dite à moitié sur le ton de la plaisanterie, et elle se veut volontairement évasive pour voir de quelle façon mon interlocutrice la prendra. Pour le coup, ce n’est pas vraiment ce que j’avais en tête, mais la tentation de tester, jouer, est trop forte. Elle me regarde en hochant la tête. « Tu payes cher parfois? En terme de conséquences, je veux dire. » Je la regarde un coup, sourire en coin avant de prendre une autre gorgée de mon verre. « On parle de moi là, ou de toi? J’ai l’impression que la question ne m’est pas tout à fait destinée. » Je prends soudainement un air sérieux, réalisant que j’ai devant moi une parfaite inconnue. Si ça se trouve, il s’agit peut-être d’une criminelle, d’un bandit en liberté conditionnelle? « T’as pas braqué une banque quand même? » Non mais à un moment, il faut poser les vraies questions. La voilà alors qui pouffe de rire lorsque je lui propose de rejoindre la piste de danse. Avant de refuser. « Oh eh, c’est gentil, mais je suis pas venue ici pour ça. Je préfère rester là ou il y a l’alcool. » Un refus… c’est bien un refus, ça? Je la regarde en clignant des yeux. J’ai toujours eu du mal avec les refus. Pas que je sois imbu de moi-même, mais ça a davantage à voir avec le dépassement de limites. Plus on me refuse quelque chose, et plus j’en ai envie. L’inaccessible a quelque chose d’irrésistiblement attrayant. Je médite un instant ses paroles, puis mon sourire en coin revient au galop et je penche légèrement la tête vers elle, la regardant par-dessus mes cils. Je lui murmure; « Je vois. T’es plutôt du genre alcool et drogue que danser, c’est ça? » Des fois ça passe, parfois ça casse. Dans tous les cas, faut pas me prendre trop au sérieux dans ce genre de soirées.

« Boire. Je suis venue pour boire. » Le message a le mérite d’être clair. Court, mais direct et clair. Je respecte ça. Le superflu, les complications, ce n’est pas trop mon truc. Me poser des questions non plus. Du moins, pas avec les étrangers. Les proches, c’est autre chose. Mais je choisi à l’aide d’une pince très sélective ce dans quoi j’investi mon énergie. J’ai cette capacité de me détacher tout aussi vite que je m’attache. Tel un papillon, je me dépose et me renvole aussitôt. La voilà qui rappelle le barman pour faire suite aux mots. Avant d’éclater de rire. Un rire aux éclats. Moi-même, pas très sobre et surtout difficile à impressionner, je pouffe de rire face à sa réaction. Innocemment, rien de bien méchant, mais sa réaction a de quoi surprendre quand même. Elle se fond pourtant parfaitement dans le décor de la boîte de nuit et personne ne détourne la tête. « Ça va? » La question n’en est pas vraiment une, c’est plutôt pour m’assurer qu’elle ne va pas tomber par terre à force de rire. D’un coup, elle s’arrête avant de secouer la tête. « Rien d’aussi extravagant, non. » Je ne dis pas un mot, sirotant simplement mon verre en l’observant silencieusement, curieuse. « Je joue pas avec l’argent, je préfère jouer avec les cœurs. » J’hoche la tête, toujours silencieuse. Moi qui croyais être instable, j’ai peut-être trouvé ici quelqu’un ayant la même pointure que moi. C’est peut-être l’alcool, mais elle me semble même être un niveau supérieur au mien, cette Rosalie. D’où mon silence. Elle hausse les épaules une nouvelle fois. « J’veux juste boire mon verre en paix. » Voici l’un de ces moments où je sais me détacher mentalement aussi vite que je suis arrivée. Je lui souris, avant de tendre mon verre vers elle, comme lorsque vous êtes sur le point de faire un toast. « Eh bien, Rosalie. » Je fais une courte pause, avalant mon restant de verre d’un trait. « C’est pas que t’as pas l’air sympathique, mais disons que j’ai des amis un peu plus joyeux qui m’attendent là-bas. » Sur ces belles paroles, je me relève simplement, attrapant mon sac d’un geste. Je lui lance un dernier sourire. « En passant, je m’étais pas présentée; je m’appelle Freya. Pas que je crois que tu t’en souviendras demain. » Visiblement, elle est venue ici pour oublier, s’oublier elle-même peut-être. Je me retourne et m’éloigne, lançant un dernier ciao derrière moi sans me retourner.