Abigaïl était une femme droite au visage sévère. Son ton dépourvu d’agressivité ne laissait pourtant pas la place aux contestations. De toute façon, l’idée de la contredire ne me traversait jamais l’esprit. C’était une personne connaisseuse, rigoureuse et talentueuse. Elle tenait L’Aphrodite avec une main de fer. Chaque accessoire était à sa place et bien noté dans l’inventaire. Elle était au fait des fonctions de chaque objet, ses limites et ses atouts. Elle pouvait dire si un jouet était fait de silicone ou d’ABS sans même regarder dans la boite. C’était la reine des sextoys. J’avais fait une demande pour le poste de conseillère à la vente en 2018. En voyant le nom de Craine, elle m’avait montré la porte. Un nom comme celui-là n’avait pas d’affaire dans une boutique spécialisée dans le plaisir intime qu’elle disait. Je crois surtout qu’elle me prenait pour un trust fund kid incapable de travailler. J’avais insisté pour passer l’entrevue en exhibant mon document d’inscription au baccalauréat en sexologie, mais ça ne l’avait pas convaincu. Abigaïl déclarait que je ne tiendrais pas le coup et que je ne savais pas travailler. Au fond, la vieille n’avait pas tort : je n’avais aucune idée de quoi avait l’air le marché du travail. Pourtant, je refusais de quitter le commerce et la suppliais de me donner une chance. Je lui disais que je pouvais commencer par faire le ménage ou quelque chose comme ça. Puis, elle avait pincé les lèvres et m’avait demandé de lui dire la véritable raison de mon intérêt pour la boutique. Je lui ai répondu que j’étais lesbienne, que j’avais plusieurs divergences avec mes parents et que j’accordais une grande importance à l’émancipation des femmes par la réappropriation du plaisir sexuel… et que je voulais rendre folle ma mère. Elle m’avait dit que je commençais lundi.
***
Mémoire du passé, mai 2019 Les derniers mois ont été chaotiques au niveau de la boutique. La mort d’Abi a été un coup dur pour toute l’équipe. Cette femme n’était pas une gérante comme les autres. À première vue, elle semblait froide et exigeante, mais la vérité était qu’elle nous considérait un peu de la même manière que les membres de sa famille. Elle allégeait toujours mon horaire pendant les examens et me permettait de faire mes devoirs lorsque mes tâches étaient accomplies. Nous avions une relation de respect mutuel et j’aurais préféré vendre un rein plutôt que de la décevoir. Ça a pris quelques semaines avant qu’on aperçoive le bout du nez de la nouvelle gérante. Alors, pendant un temps, nous nous sommes organisées pour faire tourner la boutique nous-mêmes, par respect pour la défunte. Elle aurait eu horreur de voir son magasin sombrer avec elle. J’avais pris un quart de plus et je m’occupais des commandes et de la réception comme elle me l’avait enseignée. Abi me montrait les bases du métier depuis le début et je crois qu’elle m’aurait donné de plus en plus de responsabilités, si le destin ne l’avait pas fait quitter trop tôt. Sa nièce était terrible et ne connaissait rien à la vente de sextoys. Si un client avait le malheur de l’accoster pour lui poser des questions au sujet de ceci ou bien de cela, elle devenait cramoisie et bredouillait comme une débile. Entre nous, on l’appelait le poisson rouge, parce qu’elle en avait la couleur et qu’elle ne paraissait avoir aucune conscience de son environnement. Elle ne semblait pas méchante, mais c’était agaçant de devoir réparer ses bêtises à tout bout de champ. Puis, ça laissait envisager un avenir bien peu glorieux pour le magasin. Serrant un presse papier contre ma poitrine, j’inspire profondément devant la porte du bureau. Amaya y est tapis, comme à son habitude et y fait Dieu seul sait quoi. Prenant mon courage à deux mains, je cogne sur la penture en bois pour m’annoncer, puis rentre dans la pièce. Elle est calée dans la chaise de cuire d’Abi, tenant dans ses mains une console de jeu vidéo. La pile de papier que j’avais laissé à son intention sur le coin de son pupitre la semaine passée n’a pas été touchée. « Pardon de te déranger Amaya, mais il fallait que je te parler de quelque chose concernant les lieux. » J’éprouve à la fois un malaise et de l’agacement à chaque fois que je dois lui apprendre les ficelles du métier. Je ne comprendrai jamais pourquoi sa tante l’a désignée comme héritière. « Je comptais notre inventaire et il manque beaucoup de choses importantes. Abi n’aurait jamais toléré pareil manquement, alors je me disais que ce n’était qu’une erreur naïve. J’imagine qu’elle n’a pas eu le temps de t’expliquer ces bases-là. » J’espère simplement que mon ton ne la rendra pas à cran. « Par exemple, le Womanizer, c’est un de nos plus grands vendeurs. Mais ça fait une semaine qu’on n’en a plus et que la commande n’a pas été passée chez le fournisseur… Alors j’me dis que peut-être… que… c’est parce que tu ne sais pas comment le site fonctionne? » Je me racle la gorge et montre la liste sur mon presse-papier. « En fait, il manque beaucoup de choses sur le plancher. Tu sais, t’es pas obligée de tout faire toute seule. Je peux passer les commandes si ça peut t’aider. » Parce que je connais le système d’Abi et qu’elle exigeait que l’arrière-boutique contienne toujours un certain nombre de quelque chose. Parce que la mariée qui a reçu un Rabbit pro à son enterrement de vie de jeune fille est tombée en amour avec son jouet. Alors, elle en a parlé à sa sœur, sa meilleure amie et la copine de sa meilleure amie. Il faut toujours s’imaginer qu’elles vendront toutes les trois au magasin le même jour Wendy et il faut s’assurer qu’elles pourront toutes être servies.
Amaya commençait sérieusement à regretter le choix qu’elle avait fait depuis la mort de sa tante. Elle aurait vraiment du écouter ses parents le jour où elle avait eu les nouvelles du testament. La jeune femme aurait du vendre le magasin comme ils lui avaient dit au lieu de décider de le garder. Surtout qu’il ne s’agissait pas de n’importe quel magasin mais d’un sexshop. Et pourquoi diable sa tante avait pensé qu’elle était la meilleure personne pour en hériter, elle ne comprenait toujours pas. Surtout qu’elle n’y connaissait rien du tout, elle n’avait jamais fait quoi que ce soit sur ce plan là d’une relation et n’avait jamais été dans une relation tout court. Pour le coup elle n’était pas du tout la personne pour conseiller sur ce genre de sujet. Amaya n’arrivait toujours pas à regarder les gens dans les yeux et lorsqu’on lui montrait deux articles pour expliquer qu’elle était le meilleur produit des deux, elle avait juste envie de s’enterrer dans un coin, imaginant tout de suite les gens en face d’elle l’utiliser. Et puis Amaya n’était pas spécialement aidée, elle avait vite compris qu’elle était un boulet pour l’équipe de sa tante. Même si elle ne disait rien, elle entendait leurs moqueries et les comprenait totalement. Il lui était déjà arrivé de rentrer chez elle le soir et de se mettre à pleurer, se demandant pourquoi elle avait tellement voulu respecter le dernier souhait de sa tante. Et si vendre des produits pour s’épanouir sexuellement n’était pas son truc elle était bien décidée à respecter l’autre promesse qu’elle avait faite au reste de sa famille. Certes elle gardait le magasin mais il allait finir par avoir un changement drastique. Elle n’avait rien dit aux membres du staff car ils lui faisaient peur mais elle avait l’intention de changer la boutique en magasins de comics et de jeux-vidéos. Pour le coup elle avait commencé à prendre des cours pour gérer une entreprise et faire des études de marché. Aujourd’hui elle s’était mise dans l’arrière-boutique à son bureau pour commencer à chercher des futurs fournisseurs. Toute cette nouvelle gestion lui demandait énormément de temps. En plus de passer de sales journées au travail, Amaya ne pouvait même plus se détendre le soir en rentrant. Vivement que ce sexshop ferme et que la jeune femme puisse repartir sur de bonnes bases. Alors qu’elle se décida d’enfin s’accorder une pause et sortit sa console pour souffler un peu, évidemment c’est un moment où elle décida de se détendre un peu que quelqu’un toqua à la porte pour entrer. Surement quelqu’un qui allait dire aux autres qu’elle ne fichait rien de la journée mais il fallait qu’elle passe au-dessus. Elle rangea sa console dans un tiroir et leva la tête et son cœur rata un battement. Il s’agissait de Wendy, honnêtement de tous c’était celle qui lui faisait le plus peur. Pourtant c’était la seule à réellement daigner l’aider mais dans sa manière d’agir et de parler, elle voyait clairement que la jeune femme était à chaque fois très ennuyait par sa présence et qu’elle la prenait pour une idiote. Il y’avait clairement un malaise entre les deux et sa première phrase commença déjà à la faire stresser.
- Qu’est ce qui se passe ?
Son ton n’était pas très assuré et un peu stressé, Amaya espérait qu’il n’y avait rien de grave. Elle commança à l’écouter parler des stocks et une nouvelle bouffée de stress commença à monter. Effectivement depuis le début elle n’avait fait aucun réapprovisionnement pour ne pas se retrouver à vendre d’objets encore plus longtemps. Mais elle aurait espéré avoir le temps de leur annoncer ses plans avant qu’ils ne s’en rendent compte. Cependant sans aucune surprise Wendy avait dû fouiner, elle avait l’impression que depuis son arrivée c’était elle qui se prenait pour la chef. Amaya ne put s’empêcher de rouler des yeux quand la brune évoqua sa tante. Elle n’arrêtait pas de lui rabâcher qu’elle connaissait sa tante mieux qu’elle et pour le coup si au début elle avait pris ça pour une aide, maintenant elle sentait un peu de condescendance dans son ton. Surtout qu’elle soulignait encore que cela venait du fait qu’elle n’était pas compétente, Amaya se gratta la tête ne sachant pas vraiment quoi faire. Cela ne servait à rien de jouer la comédie mais elle ne s’était pas préparée mentalement à devoir expliquer les changements prévu avant d’avoir avancé quoi que ce soit. Mais si elle lui disait qu’elle allait s’en occuper et qu’elle ne faisait rien, elle savait que Wendy allait revenir. Elle prit une grande inspiration pour puiser de la petite bribe d’autorité qu’elle avait en elle pour donner l’impression d’être imposante.
- Non je sais très bien comment cela fonctionne et comment commander du stock merci. J’ai pris des cours de gestion d’entreprise…. Sa voix flancha un petit peu mais elle se reprit du mieux qu’elle peut pour annoncer la nouvelle.
- Si je n’ai pas passé de nouvelles commandes c’est pour une bonne raison… Dès que le stock actuel sera épuisé, je vais changer le magasin…
Elle jeta un coup d’œil à Wendy avant de reprendre la parole avant qu’elle perde le peu de courage qu’elle avait.
- J’ai… j’ai décidé sur les conseils de ma famille, de changer le type de produits. J’attendais un peu pour vous le dire et d’avoir fini mon étude de marché mais je vais le transformer en magasin de jeux-vidéos et de produits de pop culture.
« Non je sais très bien comment cela fonctionne et comment commander du stock merci. J’ai pris des cours de gestion d’entreprise… » Je me mords l’intérieur de la joue. Qu’est-ce qu’elle était énervante à parler de ses études tout le temps ! Je ne remets pas en question ses compétences générales, du moins j’essaye. Pourtant, en ce qui concerne le domaine des jouets sexuels, c’est une autre histoire. « Ce n’est pas c’que je voulais dire. » Ce l’était en fait, mais ce n’était pas nécessaire d’être aussi cru. Amaya était peut-être talentueuse en général, si on lui laissait le bénéfice du doute, mais ici, elle ne savait pas se faire valoir. Je fais craquer distraitement mes doigts un à un. Maman disait que j’allais me tordre les jointures à force de faire ça. « Si je n’ai pas passé de nouvelles commandes, c’est pour une bonne raison… Dès que le stock actuel sera épuisé, je vais changer le magasin… » Je retiens mon souffle. « Tu veux dire que tu vas changer de fournisseur ? C’est pas brillant du tout. Abi avait négocié un prix de fou sur le cost des produits. Si on opte pour la compétition, il faudra vendre plus cher. La clientèle risque de se plaindre. » Sa tante me l’avait expliqué maintes fois. Elle m’avait que la couleur attrayante d’un modèle ne le rendait pas plus performant. Fallait-il vraiment lui expliquer la base ? Elle ne pouvait pas être naïve au point de penser pouvoir révolutionner le marché. — Surtout vu la compétition féroce que prodiguent les vendeurs en ligne en proposant de meilleurs prix, mais un mauvais service à la clientèle. Le rapport aux consommateurs Wendy, c’est ce qui nous démarque d’Amazon. Nous sommes humaines, nous avons la capacité de parler, de toucher et de montrer les produits. Un beau sourire, de l’écoute et de l’empathie, c’est ce qui différencie le service qu’offre L’Aphrodite de la froide expédition des boutiques en ligne. « J’ai… j’ai décidé sur les conseils de ma famille, de changer le type de produits. J’attendais un peu pour vous le dire et d’avoir fini mon étude de marché mais je vais le transformer en magasin de jeux-vidéos et de produits de pop culture. » « Pardon ? » J’essaie d’appuyer ma main sur le bureau pour m’imposer, mais le nombre de papiers empilés m’en empêche. Du temps d’Abigaïl, la surface de travail n’aurait jamais été dans cet état. Sérieuse, je regarde ma superviseure en face. J’espère trouver l’ombre d’un sourire blagueur ou quelque chose qui viendrait amoindrir son affirmation. « Tu peux pas juste… fermer L’Aphrodite. C’est complètement débile. » Mon cerveau s’active à toute vitesse. Je cherche une solution viable ou l’indice d’une faille qui me permettrait de changer son idée. « Des magasins de geek y’en a partout à Brisbane. C’est un marché totalement saturé. » En vrai, je n’en ai aucune idée. Je dis ça pour faire comme si j’y connaissais quelque chose. J’aimerais avoir le visage de marbre de Garrett et être aussi convaincante que le banquier quand je parle de vente et de profit. L’ampleur de la farce semble prendre du terrain de façon exponentiel. J’imagine déjà des figurines de the Walking Dead empilées sur les tablettes de l’arrière-boutique. À la place des butt plugs, il y aurait des Fonko Pop. Puis en remplacement des menottes, on collerait des affiches de mangas. Près de la caisse, l’étalage contiendrait des bandes dessinées au lieu des bouteilles de lubrifiant. « Tu sais qu’on est l’unique magasin de plaisir intime dans la ville ? » Je répète les mots de mon mentor. « L’Aphrodite assure la découverte de soi depuis 1982. » Je fronce les sourcils, cherchant une faille dans son armure. Je la maudis de m’avoir donné cette information. Parce qu’il y a une seule issue possible si je ne peux pas la convaincre de changer d’idée. Il faudra que j’appelle tous mes collègues et que je leur explique la situation. Mais ça, Amaya le sait. Elle n’est pas bête et a probablement compris où repose ma loyauté. Quand on passe sa vie à se dévouer à son rêve, on s’entoure de personnes qui partagent ce même projet Wendy. C’est pour ça que je n’engage pas de jeunes gens qui viennent seulement faire leur temps. Je veux des passionnés, des rêveurs et des amoureux du plaisir. Si je remarque un manque d’intérêt de la part d’un employé, je lui demande ce qui lui déplait dans son milieu de travail. J’aime le contact humain. En prenant en compte les recommandations de tout le monde, on se trouve de puissants alliés et un on obtient un dévouement qui dur pour toute la vie. « L’Aphrodite, c’est le projet de vie d’Abi. J’peux pas en toute conscience la laisser sombrer. » La vieille avait vu juste, elle avait trouvé une alliée pour toute la vie et au-delà.
Amaya avait vraiment toujours du mal à discuter avec Wendy, elle avait vraiment l’impression qu’elle la prenait de haut et surtout pour une idiote. Et même quand la blonde essayait de se justifier en montrant que même si elle n’était pas compétente, elle faisait des efforts en prenant des cours et faisant des recherches, l’autre jeune femme avait le culot de lui dire qu’elle ne parlait pas de ça. Amaya n’était pas bête, elle savait exactement que si elle parlait de ça. La demoiselle eu un sentiment de panique en entendant les doigts de sa salariée craquer, elle n’allait tout de même pas la frapper ? Elle finit par prendre du courage et lui avouer qu’elle allait changer le magasin. Après tout aussi impressionnante qu’était Wendy, elle n’en restait pas une jeune et la jeune femme n’allait pas se laisser intimider pour une fille qui avait presque 10 ans de moins qu’elle. Et étrangement cette fois brunette n’eut pas l’air de comprendre ceux qu’Amaya lui racontait. Pourtant il lui semblait clair qu’elle ne voulait pas changer de fournisseurs. Et puis elle lui mettait toujours dans la figure ce que sa tante disait, « Abi par ci », « Abi par là ». C’était très agaçant comme si elle essayait de lui donner l’impression qu’elle connaissait mieux sa tante qu’elle.
- Non non ce n’est pas ça que je veux dire…
Elle ne savait pas comment tourner la chose, la jeune femme savait qu’elle allait encore plus se faire détester. Mais est-ce que ça ne valait pas le coup pour repartir sur des bonnes bases ? Après tout Amaya n’y connaissait rien en produits pour plaisir intime, c’était un monde qui lui était totalement étranger et dont elle n’arrivait pas à s’habituer. Et puis comment pouvait-elle vendre des produits qu’elle n’avait jamais utilisés et qu’elle ne voulait pas utiliser. Elle se sentait presque honteuse à chaque fois qu’elle discutait avec un client. La blonde finit par dire réellement ce qu’elle pensait et cette fois, l’étudiante compris réellement. Elle fit un pas en arrière en la voyant s’avancer vers le bureau, elle allait vraiment lui en mettre une, Amaya se voyait avoir bientôt la joue bien chaude. Mais il ne fallait pas qu’elle se laisse faire car elle sentait déjà que les larmes allaient finir par venir.
- Si tu m’as bien entendu, je vais le fermer. Et non ce n’est pas un marché saturé les boutiques geek. Je sais que tu veux donner l’impression de tout savoir mais là ce n’est pas le cas, c’est un marché naissant qui a plein de potentiel.
Et elle était très bien placée pour le savoir, en plus de son étude de marché, la jeune femme connaissait toutes les boutiques de Brisbane pour savoir qu’il en manquait cruellement. Surtout qu’ils étaient dans un quartier avec beaucoup de monde donc la clientèle ne serait pas difficile à trouver et fidéliser. Elle leva les yeux au ciel en l’écoutant lui dire en plus qu’il s’agissait du premier. Cela aurait pu marcher au tout début quand elle venait d’arriver mais depuis si elle ne le voyait pas Amaya commençait à comprendre les ficelles de la gestion d’une boutique. Si elle ne comprenait rien au produit, elle était petit à petit plus à l’aise sur la gestion en générale en magasin et l’analyse de la concurrence.
- Brisbane est une grande ville, il y’a des nouveaux sex-shop depuis bien longtemps. Certes l’Aphrodite est surement un des plus anciens maintenant mais il est loin d’être le seul.
Amaya se doutait qu’en faisant, elle perdrait surement tous ses employés mais de toute façon ce n’était qu’une question de temps. Elle savait qu’elle n’avait la loyauté d’aucun et qu’à tout instant elle pouvait avoir une lettre de démission. Mais bon au moins elle repartirait avec un total nouveau départ et des gens qui ne la détesteraient pas simplement car elle n’était pas sa tante. Et Wendy lui fit à nouveau une remarque sur sa tante et Amaya craqua et sentit les larmes couler dans son énervement.
- Tu crois que je ne le sais pas ? Tu as beau dire que tu sais tout d’elle, tu ne sais rien ok. Il s’agissait de ma tante et ne t’en déplaise comme au reste des gens ici, c’est à moi qu’elle a donné le magasin pas à toi. Tu crois que je ne sais ce que vous dite sur moi ? Je ne comprends pas non plus pourquoi elle me l’a donné, si je l’ai repris c’est parce que je pensais visiblement c’était pour lui accorder son dernier souhait et comprendre ce qu’il voulait dire. Mais ça ne marche pas tu le sais, je le sais, tout le monde le sait. Alors je préfère lancer un nouveau projet et maintenir la mémoire de ma tante en gardant les locaux que me sentir misérable en venant tous les jours ici.
Elle ne parlait pas de changer de fournisseurs. L’enjeu était qu’elle voulait tout fermer pour commencer autre chose. Elle voulait une clientèle geek, comme si le marché du plaisir intime était sans importance. C’était difficile de croire qu’elles partageaient le même sang Abi et elle. La deuxième donnait l’impression d’être restée bloquée dans l’idéologie essentialiste de la reproduction. Mon agacement est impossible à cacher à ce stade-ci. « Si tu m’as bien entendu, je vais le fermer. Et non ce n’est pas un marché saturé les boutiques geek. Je sais que tu veux donner l’impression de tout savoir, mais là ce n’est pas le cas, c’est un marché naissant qui a plein de potentiel. » J’ai peine à croire que ce soit un marché viable, mais je m’abstiens de répéter mon commentaire. Après tout, je n’avais pas vraiment touché les consoles depuis que Rory avait quitté le manoir, ce qui veut dire : depuis plusieurs années. « Brisbane est une grande ville, il y’a des nouveaux sex-shop depuis bien longtemps. Certes l’Aphrodite est surement un des plus anciens maintenant, mais il est loin d’être le seul. » « Le problème ne tourne pas autour d’un potentiel monopole. » Il est question d’un travail qui s’est étendu sur plusieurs années et qui a été précurseur de changement. Abi avait connu le sex-war des années 80 et elle avait aussi pris position pendant la crise du sida. Il fallait savoir que les premiers cas recensés en Australie dataient de 1983, soit un an après l’ouverture de la boutique. L’ancienne propriétaire avait prêté ses locaux à des associations le soir après les heures d’ouverture pour produire de la documentation accessible aux masses. De jour, elle distribuait des pamphlets aux clients et mettait l’emphase sur l’importance de se protéger pendant l’acte. Elle me l’avait mentionné lorsque j’étudiais pour mes examens. L’Aphrodite est un lieu politique Wendy, je n’ai pas eu peur d’afficher mes couleurs quand il avait fallu prendre position. « Tu crois que je ne le sais pas ? Tu as beau dire que tu sais tout d’elle, tu ne sais rien ok. Il s’agissait de ma tante et ne t’en déplaise comme au reste des gens ici, c’est à moi qu’elle a donné le magasin pas à toi. Tu crois que je ne sais ce que vous dite sur moi ? Je ne comprends pas non plus pourquoi elle me l’a donné, si je l’ai repris c’est parce que je pensais visiblement c’était pour lui accorder son dernier souhait et comprendre ce qu’il voulait dire. Mais ça ne marche pas tu le sais, je le sais, tout le monde le sait. Alors je préfère lancer un nouveau projet et maintenir la mémoire de ma tante en gardant les locaux que me sentir misérable en venant tous les jours ici. » Je reste bouche bée devant le monologue de la blonde. Je m’étais apprêtée à affronter une créature perfide et froide qui parle en termes de profits et voilà qu’elle me lance des piques pour me faire comprendre qu’Abigaïl est plus à elle qu’à moi. « Amaya, je suis absolument désolée pour ton deuil. Je conçois que c’est horrible à porter et que je ne t’aide pas à boucler la boucle en parlant d’elle à tout vent. » Je me gratte l’oreille, l’autre main toujours posée sur le dossier de siège. « Je comprends que tu l’as eu difficile pendant les derniers mois. Je ne peux pas imaginer les remous que ça a créés dans ta famille. » Je dis ça, parce que je sais ce que c’est que de porter le deuil de cette femme. J’ai assez passé de soirée en sa compagnie pour me permettre de l’appeler mon amie. Je ne suis pas de son clan, mais elle était quelqu’un pour moi. « J’aurais aimé qu’elle ait plus de temps. » Je laisse planer un silence gêné entre nous, parce que je cherche les mots justes pour exprimer au mieux mes idées. « Je sais que les jouets, ça te branche pas. C’est normal quand on s’y connait pas ; ça fait peur et ça a l’air tordu. » Du bout de la langue, j’humecte mes lèvres. « Le pourcentage de femmes qui n’ont jamais eu d’orgasme seule ou avec un partenaire est surélevé. — Tu sais pourquoi? C’est parce que la sexualité est phallocentrique. L’important, c’est le plaisir de l’homme cis. — On met l’accent sur la verge. Le plus fâcheux, c’est que collectivement, à cause de Freud, on a accepté que ce soit la faute des femmes. Il disait qu’elles étaient frigides. » Le nombre de filles qui m’ont dit être surprises de la priorité que j’accordais à leur plaisir appuie les statistiques. Selon le psychiatre, la sexualité mature est centrée sur le coït et le plaisir lié au clitoris est puéril. Sans le savoir, le collectif a intériorisé cette idée. « Pis on parle même pas des hommes trans, parce qu’on s’en fout. Or, les jouets, c’est un pont qui rend l’agentivité aux gens. Je ne m’aventurerai dans ce discours vers le couple kinky qui veut toujours en avoir plus — même s’il a aussi son importance aussi. J’te parle d’un jeune garçon qui cherche les outils pour surpasser sa dysphorie de genre en trouvant le harnais parfait. » Ce n’est pas tout les hommes trans qui veulent être le pénétrant et ce ne sont pas tous les hommes trans qui veulent être pénétrés. Je ne me donne pas la peine de le préciser. Je sais qu’elle comprend. « J’ai connu une dame qui fait du vaginisme. Ce qui signifie que le vagin se contracte lorsqu’on essaie de le pénétrer. Ça a ruiné sa vie pendant des années et elle avait dû consulter des professionnels. — Depuis on tient un kit d’écarteurs pour faire des exercices d’assouplissement. Après plusieurs mois, elle a pu retrouver une sexualité qui lui convient. T’aurais dû voir le bonheur dans ses yeux quand elle est repassée avec son nouveau copain un an plus tard. » Je la regarde en face pour continuer la conversation. « Pis c’est pas tous les hommes homosexuels qui sont à l’aise de poser des questions au pharmacien du coin pour trouver le meilleur lube à utiliser lors des rapports. Ils ne sont pas tous hors du placard. — Venir à L’Aphrodite ça en rassure plus d’un. » Je pourrais continuer à monologuer longuement, mais je sais que je vais finir par perdre mon public. Surprise de moi-même, je reprends mon souffle. Je suis juste une employée à temps partiel, alors pourquoi est-ce que je me sens autant concernée ? Parce que je ne t’aurais pas gardé ici Wendy, si tu n’avais pas eu la passion et l’énergie à mettre dans la cause. « L’Aphrodite a toujours fonctionné main dans la main avec la diversité sexuelle. Ça serait dommage d’abandonner les communautés queers parce qu’on n’a pas eu le temps de tout apprendre hyper rapidement… » Je dis ça pour atténuer, parce qu’on est tous un peu dure avec elle. Moi la première, j’ai tendance à oublier le choc que ça a dû être de voir son monde bouleversé ainsi. Amaya n’avait simplement jamais eu l’opportunité d’apprendre.
Amaya l’avait enfin dit tout haut, oui elle comptait fermer le sex-shop pour ouvrir un magasin qui serait beaucoup plus à son image. Dès l’instant où elle était rentrée dans le magasin en sachant très bien ce qu’elle allait faire, la blonde savait que les employés ne seraient pas d’accord. Pour x ou y raison que la jeune femme ne comprenait pas spécialement, les employés de ce magasin étaient vraiment très investis et attachés à ce magasin. Ce qu’elle trouvait vraiment étonnant car dans un lieu pareil, elle aurait imaginé des vendeurs qui n’avaient vraiment pas d’autres choix que de bosser dans un magasin pareil. Et la pire de tous était Wendy, elle savait que c’était celle qui aimait le plus la boutique et sa tante. Alors la demoiselle se disait que si elle avait eu le courage de le dire à elle et qu’elle arrivait à lui faire voir son point de vue, les autres seraient très certainement du gâteau à côté. Mais comme elle se doutait, la brune monta directement sur ses grands chevaux pour la dissuader, ce qui commença à exténuer Amaya.
- Je sais très bien que ce n’est pas le problème mais c’est l’argument que tu viens d’utiliser.
Amaya avait fait des recherches, elle ne se laisserait pas retourner le cerveau par quelqu’un qui avait beau avoir une grande bouche mais qui ne connaissait rien à part l’aspect de la vente. Vendre des produits et gérer un magasin étaient deux mondes différents que Wendy n’avait pas l’impression de voir. Elle finit par craquer à énième commentaire sur ce que sa tante aurait voulu. Et pendant qu’Amaya vidait le sac qu’elle retenait en elle depuis quelques mois, les larmes commencèrent à couler en même temps. Elle n’en pouvait plus que ce soit la pression de sa famille, la pression des employés du magasin et celle qu’elle se mettait toute seule, ça devenait bien trop pour ses épaules. Elle avait l’impression de décevoir tout le monde et se sentait plus qu’au fond du trou. Surtout que Wendy ne lui facilitait pas les choses, elle avait l’impression d’être un monstre pour elle ce qui la rendait encore plus triste.
- Le problème n’est pas que tu me parles d’elle tout le temps ok ? Le problème c’est que j’ai compris que vous me détestiez tous. Je ne suis pas ma tante, je ne connais rien de ce monde et au lieu de m’aider vous m’avez tous pris de haut et montrer à quel point ma présence n’était pas désirer. Je dors 2h par nuit car je ne peux pas m’empêcher de penser à ce magasin au fait de choisir entre décevoir ma tante ou décevoir ma famille. Et non tu ne sais pas ce qui se passe au sein de ma famille. A part moi, personne ne lui parlait à cause de ce magasin, parce qu’elle m’a apprise beaucoup de chose et à comprendre qui j’étais.
Elle finit son monologue en s’asseyant à nouveau dans son fauteuil en soufflant et en attrapant des mouchoirs. Puis elle passe ses mains sur son visage pour essayer de reprendre ses esprits et se calmer.
- Elle me manque à moi aussi tu sais, j’aurais aimé qu’elle soit là encore…
Qu’elle comprenne pourquoi elle voulait lui donner le magasin et qu’elle lui explique tout. Au moins elle aurait pu savoir quoi faire de cette boutique et elle ne se sentirait pas aussi seule qu’elle ne l’ait maintenant. Elle écouta avec attention le discours de Wendy et elle voyait sa passion et son amour pour le magasin. L’aide que ça pouvait apporter, Amaya ne pouvait s’empêcher de rougir en écoutant ses mots. Elle mentirait si elle disait qu’elle n’avait jamais pensé à ce genre de détails. Dans sa tête elle n’avait jamais jugé le choix de métier de sa tante mais elle avait toujours imaginé une clientèle un peu perverse. Amaya ne s’était jamais dit que cela pouvait aider certaine personne et encore moins la communauté qui lui était si chère à ses yeux. Et maintenant que Wendy lui mettait ce genre de détails sous le nez, cela prenait totalement sens et semblait même logique. Mais la sexualité était tellement une partie si vague à ses yeux, en dehors de son manque total d’expérience car elle n’avait jamais été avec qui que ce soit. Sa quasi absence de libido n’arrangeait pas les choses, elle n’arrivait pas à comprendre comment aider les gens à assouvir un désir qu’elle-même ne ressentait quasiment pas. Amaya poussa un soupir de frustration après que Wendy est finie de parler. Elle était perdue, les arguments de la jeune femme arrivaient à l’atteindre mais elle ne savait pas quoi faire. La jeune femme était tellement hors de sa bulle avec ce magasin et le fait qu’elle ne voulait pas se retrouver à être le nouveau vilain petit canard de la famille n’aidait pas. Mais les arguments de Wendy lui faisaient voir le magasin sous un tout autre angle. Comment pourrait-elle continuer à aller à son association sans remord si elle fermait un endroit qui les accueillaient sans jugement.
- Je vois… Je n’avais jamais vu les choses sous cet angle. Mais si vous m’en aviez parlé dès le début, je ne me serais peut-être pas tant fermé. Je ne sais pas quoi faire Wendy, j’ai besoin de votre aide. C’est très compliqué pour moi tout ça, je suis demisexuelle et ma libido n’est pas énorme non plus. C’est difficile pour moi de voir et comprendre ce genre de chose car ça ne me saute pas aux yeux. Et le besoin d’améliorer le désir sexuel ne me parait pas une évidence car je ne le ressens presque pas. Si je ne ferme pas le magasin ma famille ne me parlera plus. Et si j’ai beau dire que la communauté queer est une seconde famille pour moi, ce n’est pas la même chose. Je suis totalement perdue…
Je ne me croyais pas aussi réticente devant l’autorité officielle. Évidemment, j’ai toujours eu tendance à me rebiffer quand mes ainés ou même maman me mettaient des limites. Pourtant, j’ai assumé la chose comme étant normale puisque c’était une histoire de famille. Cela étant, j’ai fait la rencontre d’Abi et son savoir-faire me faisait oublier qu’elle était bien évidemment au-dessus de moi. Je la percevais comme un mentor et non pas comme mon employeur. Elle me parlait comme si j’étais de son clan et ses conseils étaient toujours les bienvenues. « Je sais très bien que ce n’est pas le problème, mais c’est l’argument que tu viens d’utiliser. » Mon visage devient placide. Elle n’a pas tort, mais je n’ai pas envie de l’admettre. Si j’avais eu cinq ans, je l’aurais imité avec mes mains. Je m’abstiens. Je suis une adulte. Peut-être que dans une autre vie, nous aurions pu être amies. Or, depuis son arrivée, elle m’a donné l’impression de s’emmurer derrière ses grands airs et tracer une limite entre l’équipe et elle. Nous avions simplement abondé dans son sens. C’est l’instinct des employés que de se dissocier de leurs supérieurs. J’ai peut-être une touche de rancune aussi, parce qu’elle n’est pas Abi. Bien sûr, ce n’est pas sa faute. Son langage corporel est fermé, je ressens son besoin de s’affirmer et d’exhiber qu’elle est en charge. Du moins, j’essaie de m’en convaincre, pour garder ce gouffre si rassurant ouvert entre nous. « Le problème n’est pas que tu me parles d’elle tout le temps ok ? Le problème c’est que j’ai compris que vous me détestiez tous. Je ne suis pas ma tante, je ne connais rien de ce monde et au lieu de m’aider vous m’avez tous pris de haut et montrer à quel point ma présence n’était pas désirer. Je dors 2 h par nuit, car je ne peux pas m’empêcher de penser à ce magasin au fait de choisir entre décevoir ma tante ou décevoir ma famille. Et non tu ne sais pas ce qui se passe au sein de ma famille. À part moi, personne ne lui parlait à cause de ce magasin, parce qu’elle m’a apprise beaucoup de chose et à comprendre qui j’étais. » Et bien, voilà, ses nerfs ont lâché. Être un patron Wendy, tout le monde peut l’être. Ce qui distingue le bon des autres, c’est celui qui traite ses employés humainement et qui est ouvert à la discussion. Si tes salariés osent s’ouvrir seulement lorsqu’ils sont à bout de nerfs, ça signifie que tu as échoué. Je réalise que j’ai échoué en tant qu’employée selon la logique de l’ancienne propriétaire. Je demeure coite devant l’allure de la blonde. Le rouge lui a monté aux joues en parlant et je devine le filet de sueur qui lui parcourt la nuque. Ses mouvements sont crispés et son timbre de voix s’est brisé pendant son monologue. Elle se laisse tomber, pour évacuer le stress. Je pressens que c’est pour se protéger de son propre état. Il est difficile d’assumer lorsqu’on perd ses moyens, encore plus lorsque ce n’est pas en face d’un proche. J’évite délibérément de m’appesantir sur la partie où elle parle de notre manque d’amour pour elle. Ce serait malhonnête de le nier et puis je ne ferais que l’insulter. Nous ne la détestons pas, nous ne sommes simplement pas fans d’elle. « Effectivement, je ne suis pas de ta famille, donc je ne sais pas ce qui se passe de ce côté — mais ici, on en forme une, à notre manière. Y’a des hauts, des bas, mais on trouve toujours une façon de se retrouver. » J’explique le lien qui s’est créé avec le temps, pour qu’elle comprenne pourquoi c’est si difficile. Les autres filles, en vrai, je ne les aurais pas choisis pour devenir mes amies. Or, le climat a fini par nous rapprocher et nous a permis d’apprécier les qualités qu’il y avait dans chacune. Aujourd’hui, je les défendrais avec ma vie… ou à peu près. « Abi ne parlait pas beaucoup de sa famille et ça élucide bien des mystères toutes ces révélations. Je suis désolée que l’opprobre retombe sur toi. » Je me gruge l’intérieur des joues en réfléchissant. Elle a le visage entre ses mains. Dans cette position, elle parait beaucoup plus jeune et vulnérable. « Elle me manque à moi aussi tu sais, j’aurais aimé qu’elle soit là encore… » Un sourire m’étire les lèvres bien malgré moi. Elle m’attendrira sans même essayer cette Abi. Machinalement, je lui tends une boite de mouchoirs pour qu’elle puisse se rafraichir : geste bien maigre pour quémander la paix. « She was something… Une femme qui marque les esprits. Elle aura toujours une place dans mon cœur… For sure. » Après m’être lancé dans un intense monologue sur l’importance des jouets sexuels, je retiens mon souffle. Je me sens comme un scorpion vigilant, évaluant si je dois piquer, fuir ou procéder. Les quelques secondes qui s’écoulent semblent s’éterniser pendant des heures. « Je vois… Je n’avais jamais vu les choses sous cet angle. Mais si vous m’en aviez parlé dès le début, je ne me serais peut-être pas tant fermé. Je ne sais pas quoi faire Wendy, j’ai besoin de votre aide. C’est très compliqué pour moi tout ça, je suis demisexuelle et ma libido n’est pas énorme non plus. C’est difficile pour moi de voir et comprendre ce genre de chose, car ça ne me saute pas aux yeux. Et le besoin d’améliorer le désir sexuel ne me parait pas une évidence, car je ne le ressens presque pas. Si je ne ferme pas le magasin, ma famille ne me parlera plus. Et si j’ai beau dire que la communauté queer est une seconde famille pour moi, ce n’est pas la même chose. Je suis totalement perdue… » Surprise d’avoir réussi à titiller son intérêt, mon visage s’illumine aux vues de son ouverture. J’avais depuis un moment l’impression qu’elle n’était pas hétérosexuelle, mais je n’osais jamais aborder le sujet. Je me figurais mal questionner une fille avec qui je n’avais aucune affinité, sur son orientation et sa sexualité… Surtout lorsqu’on considère que je suis facilement repérable et qu’il est facile de parler de sexe avec moi. Je réalise qu’admettre sa demisexualité a été un grand pas pour elle, puisque l’identité n’est pas toujours acceptée dans les communautés. Est-ce que ça voulait dire qu’elle me considérait comme une personne digne de confiance ? Je n’en sais rien, mais elle donne du sien, comme je dois donner du mien. Je saisis la porte qui s’ouvre et l’opportunité de trouver un terrain d’entente. Ça me permet de me détendre. « C’était difficile de t’aborder, t’avais pas l’air d’avoir envie de nous parler non plus. » Je ris gentiment, parce que ça me semble honnête. Doucement, je tends ma main vers elle. « Nous allons t’aider à ramener L’Aphrodite à flot. » Je marque une pause. « Bienvenue dans la famille Ama. » Ici, on se parle sur la base du prénom Wendy. Il n’y a pas de madame ceci ou madame cela. On m’appelle Abi, parce que nous sommes une équipe et dans une équipe, tous les joueurs sont importants. Je ne sais pas si je crois à la vie après la mort. J’aimerais dire que oui, mais ma rationalité m’intime de dire non. Je ne suis pas croyante, même si j’aime l’idée que les âmes soient éternelles. En ignorant ma position sur la question, je dois admettre une chose : je suis certaine que cette scène ferait sourire ma défunte amie, peu importe l’endroit où elle se trouve!
Amaya avait enfin réussi à dire tout ce qu’elle avait sur le cœur, cela lui faisait à la fois un bien fou comme elle se sentait aussi à la minute où elle avait tout déballé. Et dans un coin de sa tête, la blonde se disait qu’elle n’aurait pas dû dire ça. Après tout Wendy était une de ses employés et ce que son père lui avait rabâché quand elle était jeune c’était qu’il ne fallait jamais montrer ses faiblesses à ses salariés. Cependant la demoiselle était incapable de faire ça, cela avait toujours été une éponge à émotions et quand il y’en avait trop, il fallait qu’elle l’essor. Et surtout elle ne voulait pas que Wendy se mette à lui rire au nez face à ses déclarations. C’était pathétique elle avait bientôt 30 ans et il lui fallait l’approbation de gens plus jeunes qu’elle. Mais franchement s’ils étaient plus gentils avec elle, peut-être que cet étrange monde commencerait à avoir un sens dans sa tête. Car elle ne comprenait rien, tout cela ne lui semblait tellement pas normal et elle avait l’impression d’être extérieur qu’elle ne savait pas comment s’y prendre. Si seulement cela avait été des jeux vidéo depuis le début au moins elle aurait compris comment gérer.
- J’ai bien vu que vous en formiez une et je trouve ça super. Mais j’ai aussi bien vu que vous ne vouliez pas que j’en fasse parti.
Elle soupire en faisant une petite moue boudeuse comme une enfant, elle se sentait vraiment stupide. Comme quand elle était au lycée et qu’elle déprimait de ne pas faire parti du groupe des populaires alors qu’elle n’avait rien en commun avec eux. Amaya essayait du mieux qu’elle pouvait de reprendre ses esprits et se calmer. Un sourire se dessine sur ses lèvres en voyant Wendy lui tendre la boite de mouchoirs et elle lui fit un signe de la tête pour la remercier. Puis elle se perdit dans ses pensées quand la brune acquiesça sur le fait que sa tante était une sacrée femme.
- Oui elle l’était, c’était une force de la nature…
Sa voix était mélancolique car elle se souvenait toujours des bons souvenirs qu’elle avait eus avec elle. Le fait qu’elle n’ait jamais honte de qui elle l’était, était très inspirant. C’était aussi une des raisons qui faisait qu’Amaya était tout à fait à l’aise avec le fait d’avoue qu’elle était demisexuelle parce que sa tante lui avait appris que ce n’était pas tabou. Que le monde était différent et qu’on n’était pas tous pareil sur ce point-là que certain avec beaucoup de libido et d’autres pas du tout et que dans tous les cas c’était ok. Mais à travers son discours Wendy avait réussi à trouver les mots justes pour attirer son intérêt et la rendre plus apte à être ouverte à les écouter et voir ce que ce magasin avait à offrir. Elle n’avait jamais vu l’angle que c’était un magasin qui pouvait aider d’autres gens. C’était peut-être finalement autre chose qu’un magasin pour les pervers et les couples un peu suspect. Un petit rire désolé s’échappa de sa gorge réalisant que son comportement avait pu effectivement paraitre hautain et distant. Alors qu’il s’agissait simplement du fait qu’elle était totalement perdue et qu’elle ne savait pas quoi faire du magasin.
- Je suis désolée, je ne savais pas du tout quoi faire. Un jour je suis assistante dans une entreprise, le job est ennuyant à mourir mais la paie est bonne. Et le lendemain je me retrouver à gérer un sexshop que ma famille veut que je ferme à tout prix et dont je ne connais strictement rien à l’univers.
Ses yeux devinrent pétillants et son sourire redevint réellement lumineux à l’annonce du fait qu’ils allaient l’aider. Peut-être qu’elle aurait dû craquer plus tôt ou oser leur parler plus tôt car communiquer avait l’air d’avoir débloqué la solution.
- Merci je vais essayer de faire du mieux que je peux mais j’ai encore un long chemin à faire. Je vais avoir besoin d’aide mais je pense qu’on peut peut-être y arriver. Elle lui tendit la main pour la serrer comme pour signifier le début d’un pacte et l’ouverture d’un nouveau chapitre.