Ally n’avait pas prévu d’emmener Tom avec elle. Pas qu’elle trouvait qu’une manifestation n’était pas un endroit adapté pour un enfant - ce serait étonnant qu’elle puisse penser ça puisqu’elle l’avait régulièrement emmené avec elle par le passé - mais à dix ans, elle savait qu’il préférait souvent rester tranquillement chez eux plutôt qu’arpenter les rues de la ville entouré par des inconnus. La jeune femme avait même demandé à Caitlin, sa soeur, de venir passer l’après-midi avec lui. Certes, Tom lui répétait souvent qu’à dix ans, il était tout à fait capable de rester seul quelques heures, mais il n’était pas non plus opposé à l’idée de passer du temps avec sa tante préférée. Tout était donc prévu, sauf l’envie soudaine du jeune garçon de participer, lui aussi.
« J’y ai bien réfléchi maman, et je trouve ça injuste que certains ne puissent pas se marier avec la personne qu’ils aiment. » Et que pouvait-elle répondre à ça ? Sans oublier que Tom avait dit ça sur un ton très solennel, les sourcils légèrement froncés, et avait conclu sa phrase par un hochement de tête assuré. Well, il fallait croire que la décision était déjà prise, et qu’ils allaient être trois de plus à arpenter les rues de Brisbane cet après-midi là.
Cela faisait déjà presque deux heures que le cortège avait débuté lorsqu’Ally avait proposé à son fils et sa sœur d’aller leur chercher un verre d’eau. Il lui fallut plus de temps que prévu pour mener sa quête à bien, et lorsqu’elle regagna le point de rendez-vous, elle ne trouva aucune trace des deux personnes les plus importantes de sa vie. Elle connaissait toutefois assez les deux énergumènes pour ne pas s’inquiéter tout de suite ; elle était certaine que Kitty n’aurait laissé Tom sans surveillance sous aucun prétexte, et il était plus probable qu’ils se soient plutôt perdus dans leur discussion. Ally soupira bruyamment puis jeta un dernier coup d'œil autour d’elle avant d’empoigner son téléphone et de pianoter sur l’écran tactile. Elle attendit patiemment (non) jusqu’à ce que le signal sonore lui indique que son interlocuteur - ou plutôt interlocutrice dans le cas présent - lui avait répondu.
ally Vous êtes où ?
kitty Oups
La suite ne tarda pas à arriver, mais laissa quand même le temps à Ally de soupirer à nouveau en fronçant les sourcils.
kitty Tom me parlait d’un film qu’il a vu la semaine dernière… On n’était pas d’accord sur le sens de la scène finale alors on s’est dit que le mieux était de la revoir ensemble. Mais dans la précipitation je crois qu’on a oublié de te prévenir qu’on rentrait…
kitty On est désolés…
Ally leva les yeux au ciel, tout en luttant contre le sourire qui menaçait d’étirer ses lèvres contre son gré. Evidemment, soupira-t-elle intérieurement. Cela leur ressemblait tellement qu’elle n’arrivait même pas à être en colère contre eux ; elle savait à quoi s’attendre, et surtout, c’était en partie pour ça qu’elle les aimait autant. Par contre cela lui ôta toute envie de poursuivre la manifestation, qui n’allait de toute manière pas tarder à toucher à sa fin. Alors Ally fit demi-tour et, les yeux rivés sur l’écran de son téléphone, tenta de trouver le chemin le plus court pour rentrer chez elle. Tout en maugréant - pour la forme - contre son fils et sa sœur. « Caitlin Byers… Si tu n’existais pas, je ne sais pas s’il faudrait t’inven--mph » La fin de sa phrase se transforma en un marmonnement inaudible puisqu’Ally venait de manquer de tomber par terre après être entrée en collision avec quelque chose. Quelqu’un, plutôt. Ce n’était pas très étonnant, étant donné la foule qui les entourait et le manque d’attention de la brune. « Désolée, je ne vous avais pas vue, j’avais l’esprit trop occupé par les mésaventures que me fait vivre ma soeur. » Cette rencontre inopinée aura au moins eu le mérite de lui donner l’occasion d’exprimer un peu de sa frustration.
Un gros carton avait été déposé devant sa porte. Victoria ne se s’attendait pas à voir ça en revenant chez elle après avoir fait quelques courses, car elle n’attendait aucune livraison. Elle s’accroupit et vit un mot collé dessus, qui était signé par un de ses oncles. Il lui disait de reprendre ses affaires, qu’il ne les garderait pas pour l’éternité. C’était donc pour cela qu’il l’avait appelé sans lui laisser le moindre message, il cherchait désespérément à se débarrasser de vieilleries dont elle ne se souciait plus depuis longtemps. Elle soupira, pourquoi ne les avait-il pas tout simplement jeté ? Si elle en avait voulu, elle les lui aurait réclamé. Il devait la penser plus sentimentale qu’elle ne l’était vraiment. À qui la faute ? Elle n’avait pas cherché à renouer avec sa famille australienne depuis qu’elle était revenue à Brisbane, il devait encore la prendre pour la fillette de huit ans qu’elle était avant d’avoir été arrachée d’ici. L’architecte ouvrit sa porte, poussa de façon nonchalante le carton à l’intérieur de son appartement et s’enferma. Elle rangea ses derniers achats avant d’aller se poser dans son canapé. La blonde se mit à taper du pied et à regarder de loin le contenant, est-ce qu’elle devait l’ouvrir ou le balancer immédiatement aux ordures ? Elle se gratta la tête et se dit et puis merde, elle se leva et chercha son cutter. Victoria ouvrit ce qui devait être sa boîte de Pandore, elle jeta un œil rapide à ce qui s’y trouvait et en dégagea un album de photos.
Elle s’installa sur son tapis et le posa sur ses genoux. Il était poussiéreux, elle se dit qu’il aurait au moins pu faire l’effort d’y passer un coup de chiffon, elle souffla dessus et l’ouvrit. La première page était consacrée à sa naissance, elle y redécouvrit le visage de sa mère, qui paraissait tout juste sortie de l’adolescence. Elle semblait tellement heureuse de la tenir dans ses bras, cela lui serra le cœur. Pourquoi elle regardait ça, mais surtout pourquoi elle ne le fermait pas avant de prendre le risque de réouvrir plusieurs plaies ? Elle ferma ses yeux quelques secondes et continua de tourner les pages. L’architecte tira la grimace, pourquoi lui avait-on fourgué une frange aussi ignoble pendant les premières années de sa vie ? Victoria eut le souffle coupé lorsqu’elle tomba sur des photographies où elle était accompagnée d’autres filles, Amanda Ainsley et Kitty Byers. Tous les noms, lieux et toutes les dates étaient annotés derrière chacune d’entre elles, il s’agissait sans nul doute de l’œuvre de sa génitrice, qui avait toujours eu peur de ses propres trous de mémoire. Elle avait bien fait de le faire, même si elle ne pensait pas qu’elle aurait un jour oublié le trio inséparable qu’elle formait avec les deux australiennes. Victoria aurait pu aller bien plus loin, si un texto ne l’avait pas tiré de ses rêveries.
monica N’oublie pas que la manifestation se déroulera dans une heure
victoria Comme si j’allais l’oublier, tu me prends pour qui ?
La blonde lui avait répondu du tac au tac, alors que son interlocutrice n’avait pas tout à fait tort, elle aurait pu se mettre en retard si personne ne l’avait rappelé à l’ordre. Elle ne voulait pas égratigner son image de militante parfaite, qui n’oubliait jamais de lutter pour les causes qui lui tenaient à cœur. L’architecte n’avait jamais eu autant envie de scander dans les rues que depuis qu’elle était revenue dans le Queensland, un état qui était loin d’être raccord avec ses opinions. Aujourd’hui c’était pour les droits LGBT et plus précisément pour que le mariage soit accessible à tous qu’elle allait se battre. C’était plutôt ironique venant d’une femme qui exécrait l’engagement comme elle, mais ce n’était pas parce qu’on ne pourrait jamais lui passer la bague au doigt, qu’elle se fichait des gens qui avaient cette envie. Ils avaient le droit de vivre comme tout le monde point barre, il n’y avait rien de plus à ajouter. Victoria ne manquera pas de se faufiler rapidement à la tête du cortège, qui était déjà en route. Le monde était présent, elle était contente que le mouvement soit suivi, mais elle commençait déjà à étouffer. Elle ralentit de manière soudaine et finit percutée par une demoiselle. Une inconnue qu’elle avait entendue parler une minute plus tôt, elle avait mentionné un nom qu’elle vu mentionné sur une des photos. En temps normal, elle lui aurait jeté un regard noir juste avant qu’elle n’exprime des excuses, mais ses paroles l’avaient intrigué. « Vous avez dit Byers non ? Comme Kitty Byers ? » Elle se demandait si elle était bien liée à celle qu’elle surnommait tendrement Hello Kitty autrefois. « Comme la fille de cet… horrible pasteur, comment il s’appelait déjà. » Un homme que ses parents affectionnaient beaucoup, à son plus grand désarroi, même si c’était grâce à une cérémonie religieuse tenue par celui-ci qu’elle avait rencontré une de ses toutes premières amies.
D’ordinaire, Ally n’était pas particulièrement maladroite, et suffisamment consciente de son environnement pour éviter d’entrer en collision avec toutes les personnes qui croisaient sa route. Pourtant ce jour-là fit exception, et ce n’était pas une grande surprise si l’on prenait en compte la foule qui l’entourait et la distraction que la disparition de sa sœur et son fils avait causée. L’obstacle qu’elle avait rencontré sur sa route se révéla être une grande blonde qui semblait avoir plus ou moins son âge. Si elle s’était plus ou moins préparée à diverses réactions suite à leur bousculade - de l’insulte pour sa maladresse à l’acceptation enthousiaste de ses excuses -, elle ne s’attendait absolument pas à ce qui suivit. « Vous avez dit Byers non ? Comme Kitty Byers ? » Ally ne répondit pas immédiatement, relevant un sourcil en attendant de savoir ce qui allait suivre - et surtout ce que cette inconnue - bien que le fait qu’elle doutait un peu du fait qu’elle soit une réelle inconnue si elle connaissait effectivement Kitty - voulait à sa sœur. « Comme la fille de cet… horrible pasteur, comment il s’appelait déjà. » Ally explosa purement et simplement de rire. Cette réaction aurait pu en surprendre plus d’un. En effet, quelqu’un venait d’insulter son père d’horrible pasteur, mais tout ce que la jeune femme trouvait à faire, c’était rire à gorge déployée. Il fallait dire que les relations entre le père et sa fille n’étaient pas au beau fixe. Elles ne l’avaient jamais vraiment été, d’ailleurs. Si M. Byers était vu comme un quasi-sain dans la communauté, ce n’était pas tout à fait l’opinion de sa fille. Elle, ce qu’elle voyait de lui, c’était les sermons trop sévères, la porte de son bureau - où il était formellement interdit d’entrer - toujours fermée, l’ambition dévorante qui prenait le pas sur toute forme de tendresse et la déception dans son regard à chaque fois qu’il posait les yeux sur elle. L’image du sympathique pasteur et bon père de famille n’était que de la poudre aux yeux, et leurs relations n’avaient fait que se détériorer avec le temps. Ally s’appesantissait rarement sur la relation - ou plutôt l’absence de relation - qui la liait à ses parents. Il y aurait certainement de quoi faire, pourtant ; des traumatismes d’enfance à déterrer, des incompréhensions et des malentendus à démêler, mais elle considérait qu’ils ne méritaient pas qu’elle dépense autant d’énergie. Alors elle se contentait de grincer des dents, de faire comme si elle n’avait rien entendu ou de se moquer ouvertement à chaque fois que ses géniteurs étaient mentionnés au cours d’une conversation. Aujourd’hui, c’était apparemment cette dernière option qu’elle avait choisie.
Quand son fou-rire se fut calmé, Ally reprit son souffle et daigna enfin répondre à la jeune femme face à elle - qui devait certainement se demander si leur collision avait pu entrainer une commossion cérébrale ou si sa folie était habituelle. « Horrible pasteur, aucun doute, on parle bien de la même : Kitty Byers, fille de Charles et Victoria Byers, sœur de… moi-même. » Ally se demandait souvent comment il était possible que des personnes aussi différentes qu’elle, son père et sa sœur, puissent être de la même famille. De ses quatre frères et sœurs, Kitty était certainement celle dont le caractère était le plus éloigné du sien. Certes, on disait souvent qu’Ally et Amélia étaient aussi différentes que le feu et la glace, mais elles partageaient tout de même une intensité et une manière d’occuper l’espace qui les rapprochaient, même si elles refusaient de l’avouer. Kitty, au contraire, était la douceur incarnée. D’ailleurs, c’était en partie pour cette raison qu’Ally avait tendance à être relativement protectrice envers elle. Et ce jour-là ne fit pas exception. Évidemment, elle n’avait pas la prétention d’affirmer connaître tous les amis de sa soeur, mais ce n’était pas une raison pour ne pas chercher à en savoir davantage, au contraire. « Je peux te demander comment tu la connais ? » La jeune femme avait instinctivement opté pour le tutoiement ; d’une part parce qu’elle n’était pas très à l’aise avec la distance instaurée par le vouvoiement, et d’autre part parce que dans le contexte festif dans lequel elles se trouvaient, le tutoiement semblait plus naturel.
Engager la conversation avec des inconnus, ce n’était pas vraiment dans les habitudes de Victoria, encore moins avec une personne qui venait de la bousculer. Cependant, elle n’avait pas pu passer à côté de ce que la maladroite avait dit juste avant, puisque le nom Byers était plus que frais dans sa mémoire. L’architecte se dit que son oncle avait finalement bien fait de lui refourguer ses vieilleries, il avait même un timing parfait au vu de la rencontre qu’elle venait de faire. Quelles étaient les probabilités qu’elle rencontre une Byers juste après ? Encore plus dans une manifestation, durant laquelle elle aurait pu être à ses côtés tout le long, sans ne jamais lui adresser la parole ? Elles étaient très faibles, alors elle le prenait comme un signe du destin. Victoria n’avait même pas rebondi sur ses justifications, elle était restée bloquée sur le prénom que la demoiselle avait prononcé et qui n’était pas très courant. Elle ne s’attendait pas à la faire exploser de rire, alors qu’elle venait de dire du mal d’un homme, sans se douter une seule seconde qu’elle avait un lien de parenté avec celui-ci. L’architecte se montrait particulièrement naturelle en dehors de son travail, c’est-à-dire franche, elle n’hésitait pas à employer les premiers termes qui lui passaient par la tête. Elle ne pouvait pas se le permettre avec ses clients, alors elle ne se gênait absolument pas de le faire avec le commun des mortels. La brune devait avoir le même avis qu’elle sur le pasteur dont elle parlait, sinon elle n’aurait pas agi ainsi ou alors elle était prise d’une soudaine bouffée délirante. Après avoir reprise ses esprits, elle lui confirma qu’il s’agissait bien de la fille de cet homme dont elle parlait, tout en ajoutant qu’elle était sa sœur.
L’architecte se souvenait plutôt bien de la personnalité de son ancienne amie, alors elle était plutôt étonnée d’en avoir entendu parler en mal. « Depuis quand Kitty est une source de problèmes ? » Elle était incontestablement la plus sage du trio, celle qui était gentille en toutes circonstances, celle qui ne se laissait jamais traîner dans les mauvais plans, quitte à être mise de côté par moments. La question qu’elle venait de lui poser était un peu stupide, parce qu’elle avait oublié que cela faisait tout de même plus de vingt ans qu’elle ne l’avait pas vue, elle avait forcément changé depuis. Elle s’en rendit compte lorsque la manifestante lui demanda d’où elle la connaissait. « Elle faisait partie de ma bande, lorsque j’avais… six ans ? Oui il me semble que je l’ai rencontré quand j’étais en école élémentaire. » Kitty était venue se greffer au duo qu’elle formait avec Amanda, qu’elle connaissait depuis la maternelle, elle ne savait pas par quel miracle elle arrivait à se souvenir de moments aussi lointains. Elle essaya de se rappeler de son interlocutrice, elle fronça légèrement des sourcils avant de s’exclamer. « Oh ! Je sais qui tu es, la petite qui ne tenait jamais en place durant la messe. » La Valtersen était incapable de retrouver son appellation, elle était pourtant souvent invitée chez les Byers, ce qui arrangeait bien ses parents et ceux d’Amanda qui pouvaient souffler tranquillement chez eux. Elle avait été bien plus marquée par les turpitudes de la fillette, qu’elle suivait avec intérêt parce qu’elles étaient bien plus intéressantes que les discours moralisateurs du pasteur. « Désolée, je n’arrive pas à me souvenir de ton prénom. » Une Victoria qui s’excuse, c’était plutôt inédit, surtout pour aussi peu. Elle ne devait plus savoir comment elle s’appelait non plus, sinon c’était qu’elle avait vraiment une mémoire d’éléphant. « Moi c’est Victoria Valtersen. Je ne t’ai peut-être pas marqué, parce que j’ai été déracinée de Brisbane quand j’avais huit ans. » Elle n’avait donc pu la fréquenter que deux petites années, ce qui ne représentait qu’une goutte d’eau dans toute une vie.
Bousculer une inconnue dans la rue. Check. Rire à gorge déployée quand ladite inconnue décrit son père comme quelqu’un d’horrible. Check. Lui demander sans trop de cérémonie comment elle connaît sa sœur. Check. Plus les minutes passaient, et plus Ally cochait toutes les cases des comportements qui donneraient de l’urticaire à sa mère. Mais elle ne semblait pas s’en inquiéter outre mesure. Au contraire. Comme l’inconnue ne s’était pas - encore - enfuie en courant, elle supposa que ce n’était pas si grave que ça. « Depuis quand Kitty est une source de problèmes ? » Cette question arrache un nouveau rire à Ally. Décidément, les questions de la jeune femme étaient très divertissantes. Ou peut-être était-ce surtout la manière de les poser. « Elle cache bien son jeu, mais elle est tout à fait capable d’en faire voir de toutes les couleurs à ses proches. » Si Ally était connue pour sa mauvaise foi légendaire, elle allait quand même devoir faire mieux pour convaincre quelqu’un qui connaissait apparemment Kitty que cette dernière pouvait être source de problèmes. En effet, sa sœur était certainement ce qui se rapprochait le plus d’un ange - quand elle-même aurait été une digne représentante du Diable, d’ailleurs. Elle était la douceur et la gentillesse incarnée, veillant constamment à ne pas froisser qui que ce soit et s’attachant toujours à souligner les atouts de quiconque croisant son chemin. Alors effectivement, quand on connaissait Kitty, il était difficile de l’associer à une source de problèmes. « Certes, elle le fait rarement exprès, mais quand même. » Voilà qui était bien plus proche de la réalité. Parce que si Kitty ne cherchait jamais intentionnellement à créer des problèmes à quelqu’un, il lui arrivait parfois de mettre littéralement les pieds dans le plat. Parce qu’elle était tête en l’air, et souvent inconsciente de la confidentialité qui entourait certaines révélations.
Après ces rapides et évasives explications - Ally était résolue à ne pas rentrer davantage dans le détail tant qu’elle ne saurait pas exactement qui était cette femme -, l’inconnue finit par répondre à sa question. « Elle faisait partie de ma bande, lorsque j’avais… six ans ? Oui il me semble que je l’ai rencontré quand j’étais en école élémentaire. » Ceci expliquait donc pourquoi son visage ne lui disait absolument rien, mais ça ne l’aidait pas vraiment à situer qui elle pouvait bien être. Plus de vingt années s’étaient écoulées depuis, et sa propre vie avait nécessité bien trop d’énergie mentale pour qu’Ally garde une place dans sa mémoire pour les anciennes amies de sa sœur. Son interlocutrice, par contre, disposait de davantage d’éléments pour relier les pièces du puzzle entre elles, ce qu’elle ne tarda pas à faire. « Oh ! Je sais qui tu es, la petite qui ne tenait jamais en place durant la messe. » Le rictus d’Ally s’élargit. Cela ne faisait aucun doute, la petite fille qui ne tenait jamais en place durant la messe, c’était bien elle. « Guilty as fuck. » Était-il bien nécessaire d’être vulgaire, Byers ? Les principes d’éducation que ses parents avaient tenté de lui inculquer étaient donc bien ancrés quelque part dans son cerveau, mais pas suffisamment pour qu’elle fasse preuve du moindre remord. « J’ai toujours eu à cœur de proposer une alternative humaniste aux discours moralisateurs de mon cher père, » poursuivit-elle sur un ton solennel. Comme si ses enfantillages avaient un sens caché et n’étaient pas juste la réaction d’une enfant turbulente qui s’ennuyait. Non Ally, tu ne tromperas personne, tout le monde sait que tu étais juste une gamine intenable, au grand dam de tes parents. « Désolée, je n’arrive pas à me souvenir de ton prénom. » « Ally, » répondit-elle du tac au tac, sans même prendre la peine de mentionner son prénom de naissance qu’elle abhorrait tant. Elle n’était pas certaine qu’à six ans, Kitty la désignait déjà ainsi plutôt que comme Alison, mais elle préférait autant qu’aujourd’hui, les choses soient claires pour tout le monde. Puis sans qu’elle ait besoin de le lui demander, l’inconnue - qui n’en était plus vraiment une - lui donna son prénom. Ça tombait bien, puisque c’était sa prochaine question. « Moi c’est Victoria Valtersen. Je ne t’ai peut-être pas marqué, parce que j’ai été déracinée de Brisbane quand j’avais huit ans. » Il fallut quelques secondes - et un long froncement de sourcils - à Ally pour resituer cette Victoria dans l’entourage de sa sœur, mais elle y parvint finalement. « Mais oui, Victoria ! Vous étiez trois toujours fourrées ensemble, c’est ça ? » Dès l’instant où les mots franchirent ses lèvres, Ally réalisa son erreur. Parce que si jusque là, elle n’avait pas su ce qu’était devenue la petite blonde souriante du trio, elle connaissait le destin tragique de la troisième fille. Amanda. Comment oublier son prénom alors que le drame avait tant secoué sa sœur ? N’était pas certaine que le contexte soit idéal pour évoquer Amanda, la jeune femme préféra détourner légèrement le sujet, espérant que son trouble ne s’était pas trop lu sur son visage. « Tu es partie en Europe, non ? » Ally fronça légèrement les sourcils, tentant de se souvenir de ce que sa sœur lui avait raconté à ce sujet. « En Suisse ? Je ne sais plus, mais Kitty m’avait dit qu’il y faisait froid et qu’il y neigeait pendant plusieurs mois. » Pour la petite fille qu’elle était alors, ça avait été très amusant d’imaginer ce pays lointain recouvert d’une couche de neige immaculée. « Si La Reine des neiges était sorti à ce moment-là, tu peux être sûre que je t’aurais prise pour la vraie Elsa, » conclut-elle en laissant échapper un léger rire.
Victoria aimait l’idée qu’elle puisse avoir des nouvelles de cette ancienne amie, même si c’était seulement à travers les paroles de sa sœur. Elle n’avait jamais pensé à mener sa petite enquête sur elle, à voir si elle avait des réseaux sociaux sur lesquels elle racontait sa vie, mais elle l’imaginait plutôt du genre discret qui verrouillait tout accès donc elle aurait très certainement perdu son temps. La militante lui racontait que la miss cachait très bien son jeu, une diablesse se cacherait-elle derrière son visage d’ange ? Elle avait du mal à croire qu’elle ait pu changer à ce point, si c’était le cas elle avait vraiment dû faire de mauvaises rencontres pour en arriver là. L’interlocutrice de la blonde ajoutait que c’était rarement intentionnel, voilà des paroles qui lui paraissaient plus crédibles, même si elle était mal placée pour dire qu’elle la connaissait mieux qu’elle alors qu’elle ne faisait pas partie de sa famille. « Tout le monde a ses défauts, même Kitty. » Les oreilles de la demoiselle devaient drôlement siffler, mais elle devait être bien loin d’elles pour qu’elle se permette d’en parler ainsi. « Mais je l’échangerai bien volontiers contre ma sœur, enfin demi-sœur. » Ce détail avait une importance capitale, Victoria et sa frangine ne sortaient pas du même utérus et ne portaient pas le même nom, mais surtout elle ne lui portait aucune affection. L’architecte se mettait de mauvaise humeur toute seule à la mentionner.
Fort heureusement elle dévia rapidement de ce sujet, préférant se replonger à un moment de sa vie où il n’était pas question de partager son père avec une fillette sortie de nulle part. Elle se souvenait qu’il s’agissait de la période de son enfance où elle avait été le plus heureuse, qui était celle où sa mère n’avait pas encore disjoncté et où elle s’amusait beaucoup avec ses deux comparses féminines et Channing. Victoria avait fait le miracle de tomber sur lui dans son autre pays, avant de revenir vivre à Brisbane, mais elle se doutait bien que ça ne serait pas le cas de la Byers, qui n’avait certainement pas autant de moyens financiers pour voyager qu’eux. Elle n’avait jamais prêté attention au fait qu’ils ne venaient pas du même monde lorsqu’elle était petite, certainement parce qu’ils étaient très appréciés et connus de la communauté. Cependant, elle n’avait pas oublié que c’était une famille nombreuse qui paraissait parfaite, si on en oubliait l’élément perturbateur qui gâchait les cérémonies religieuses. Elle comprit que c’était justement face à cette membre de la famille qu’elle avait à faire, elle n’était donc pas étonnée de tomber sur elle en particulier durant cette manifestation. Elle s’avouait coupable d’une manière vulgaire qui la fit sourire. « Charles doit être très fier de toi, de ton langage raffiné et de ta lutte pour le mariage pour tous. » La brune devait aimer le rendre fou et elle le comprenait très bien, elle ferait certainement la même chose à sa place, si ce n’était pire encore. L’architecte obtenue enfin son prénom, Ally, c’était simple comme bonjour et cela allait plutôt bien avec son physique. La Valtersen se présenta à son tour, tout en précisant qu’elle avait disparu du paysage sans l’avoir cherché. « Oui toujours, on était inséparables. » Cela lui faisait drôle de se souvenir comment elle pouvait toujours être fourrée avec les mêmes personnes, alors que cela lui était presque impossible aujourd’hui, elle était quasiment aussi frivole en amitié qu’en amour.
Victoria eut l’impression que quelque chose gênait son interlocutrice, sans vraiment pouvoir deviner quoi, mais elle ne cherchera pas à se montrer intrusive. Elle écouta ses nouvelles questions, elle avait quand même une sacrée mémoire pour se rappeler à peu près où elle était partie. Elle rigola quand elle entendit parler de la Suisse, parce que cela voudrait dire qu’elle devrait maîtriser l’allemand ou le français, deux langues qu’elle trouvait horriblement compliqués. « Pas tout à fait, j’étais en Norvège. » Ally se mit à la comparer à la célèbre Elsa, un personnage qui lui plaisait plutôt bien puisqu’il s’agissait d’une femme puissante et belle, qui s’isolait dans son propre château. Si seulement elle savait à quel point cela pouvait lui correspondre, elle saurait qu’elle venait de lui faire un compliment et de lui rappeler un épisode cocasse de sa vie. « On m’a proposé de l’interpréter durant une parade Disney une fois. » Une proposition plutôt grotesque quand on la connaissait bien, il fallait être taré pour l’imaginer faire coucou à des enfants avec un grand sourire tout en poussant la chansonnette. « Si tu veux tu peux avoir l'honneur de partager un café avec la reine de glace, elle a une heure de libre devant elle. » Elles n’étaient pas vraiment dans un endroit idéal pour continuer de papoter convenablement et elles semblaient bien parties pour parler encore longtemps.
« Tout le monde a ses défauts, même Kitty. » Un sourire en coin étira les lèvres d’Ally. Ça serait un débat intéressant à mener : Kitty était-elle véritablement une sainte, ou, comme le commun des mortels, avait-elle, elle aussi, des défauts ? Mais ce n’était absolument ni le lieu, ni le moment de creuser la question. « Mais je l’échangerai bien volontiers contre ma sœur, enfin demi-sœur. » Cette brève mention de sa demi-soeur sembla immédiatement assombrir l’humeur de la jeune femme, et Ally ne put que se reconnaître dans sa situation. Elle aussi, connaissait une relation compliquée (ô doux euphémisme) avec son autre sœur, et elle comprenait tout à fait cette envie dévorante de l’échanger contre n’importe quel être humain qui passerait par là. « Je garde Kitty, par contre je veux bien t’échanger mon autre sœur. » Cette phrase, dite sur un ton bien trop sérieux, pourrait laisser penser qu’Ally était sérieuse. Mais elle ne l’était pas, n’est-ce pas ? A cette question, elle répondrait certainement que des parents vendaient bien leurs enfants, alors pourquoi ne pourrait-on pas faire du troc de frères et soeurs ? Mais avant que quelqu’un s’inquiète du destin d’Amelia, la discussion dévia sur un tout autre sujet.
« Charles doit être très fier de toi, de ton langage raffiné et de ta lutte pour le mariage pour tous. » Ally pouffa immédiatement, se délectant intérieurement de la tête que ferait son père s’il la voyait et s’il l’entendait. « Je n’en parle pas trop, parce que les autres seraient jaloux, » les autres, sous-entendu ses frères et soeurs, « mais je suis clairement sa préférée. » Malgré toute la mauvaise foi dont elle était capable, Ally n’était pas certaine d’avoir un jour dit quelque chose qui s’éloignait autant de la vérité. Non, elle n’était pas la préférée de son père. A son humble avis, elle en était même très loin. Elle ne se souvenait pas d’un instant précis qui aurait fait basculer leur relation dans le chaos, mais ça avait dû avoir lieu assez tôt parce qu’elle n’avait pratiquement aucun souvenir heureux et insouciant avec ses parents. Puis il y avait eu sa grossesse et son départ pour Warwick, qui avaient définitivement enterré tout espoir que ça s’arrange un jour. Ça ne l’étonnerait même pas que ses parents aient banni son prénom de toute discussion et qu’ils fassent aujourd’hui comme si elle n’existait pas. Pas que cela lui pose un quelconque problème. Moins elle en entendait parler, et mieux elle se portait.
« Oui toujours, on était inséparables. » Ally répondit avec un sourire, et se souvint qu’elle avait presque été jalouse de cette amitié fusionnelle que sa sœur entretenait avec les deux autres petites filles. Jusqu’à ce qu’elle comprenne que ça n’empiétait absolument pas sur l’affection qu’elle lui portait à elle. Elle était très jeune à cette époque, mais ça ne l’avait pas empêchée d’être marquée par le trio, d’autant plus quand on connaissait les drames qui avaient longtemps assombri les sourires sur le visage de Kitty. Mais Ally n’avait aucune envie de remuer de mauvais souvenirs alors elle orienta plutôt la discussion sur l’endroit où était partie Victoria. « Pas tout à fait, j’étais en Norvège. » Suisse, Norvège… Pour quelqu’un comme Ally, qui n’avait jamais quitté l’Australie, c’était à peu près du pareil au même, pour être honnête. Elle n’aurait pas été contre partir à la découverte de ces lointaines contrées européennes, pourtant, mais la vie en avait décidé autrement. Pour le moment. « On m’a proposé de l’interpréter durant une parade Disney une fois. » Ally réagit à cette confession en riant franchement. « Ça m’étonne même pas, j’ai jamais rencontré une Elsa aussi convaincante ! » Oui, enfin, comme dit précédemment, elle n’avait jamais quitté l’Australie, qui n’était pas franchement l’endroit idéal pour recruter une Elsa blonde à la peau pâle. Un détail. « Si tu veux tu peux avoir l'honneur de partager un café avec la reine de glace, elle a une heure de libre devant elle. » « J’en serais honorée, » répondit immédiatement Ally en mimant une sorte de révérence maladroite, un rictus malicieux au coin des lèvres. Elle entreprit ensuite de s’extirper de la foule encore dense qui les entourait, jusqu’à gagner une rue adjacente où elle reconnut un café où elle était déjà allée avec une amie, qui avait confirmé que le café était décent - elle-même n’en buvant sous aucun prétexte. Après avoir jeté un coup d’œil à Victoria pour vérifier que l’endroit lui convenait aussi, elle prit place à l’une des tables libres. « Tu vis toujours en Norvège ? » Visiblement, elle n’y était pas actuellement, mais peut-être n’était-elle que de passage en Australie avant de rentrer ?
Lorsqu’Ally mentionna l’existence d’une autre sœur, qu’elle voudrait bien troquer contre la sienne, Victoria n’arrivait pas à visualiser à quoi elle pouvait bien ressembler. Il y avait tellement d’enfants dans cette famille, combien étaient-ils déjà ? Quatre ? Cinq ? Il lui semblait qu’ils pouvaient presque former une équipe de football. Il était clair que le pasteur n’était pas très friand de contraception et encore moins d’avortement, à avoir fait subir autant de grossesses à sa femme. La pauvre, elle la plaignait sincèrement d’avoir sorti autant de têtes de son vagin. « Ça sent un peu l’arnaque là non ? Même si je ne me souviens pas d’elle. » Si elle voulait bien l’échanger contre sa frangine norvégienne, c’est qu’il devait y avoir de grosses tensions entre elles. C’était plutôt rassurant de voir qu’elle n’était pas la seule à détester celle qui partageait son sang, car on l’avait toujours considéré horrible de n’avoir jamais eu une seule once d’affection pour elle, mais surtout d’avoir impunément bousiller son quotidien. L’amour cela ne se forçait pas, elle ne s’était jamais obligée à apprécier qui que ce soit et le fait qu’elle partage le même père avec elle n’y changerait strictement rien, au contraire cela avait plutôt été l’objet de discorde, elle n’avait jamais supporté l’idée que celui qui était l’homme de sa vie ne doive se partager entre elle et une enfant illégitime. Apprendre l’existence de cette fillette l’avait mené à avoir une de ses pensées les plus sombres : j’aurais préféré que sa mère avorte. Parler de Charles devint soudainement bien plus agréable, cela avait définitivement le don de faire rire son interlocutrice. Victoria avait l’air d’avoir un beau commun avec la demoiselle, celle de réussir à se réjouir de décevoir son père. « Les autres, ils sont combien déjà ? » Si ça se trouve il avait réussi à faire encore plus travailler la mère pondeuse, après son départ en Norvège. Elle ne le lui souhaitait pas, parce qu’elle s’imaginait qu’elle avait eu du mal à recevoir toute l’affection que pouvait demander une enfant, déjà qu’elle-même ne l’avait pas reçue alors qu’elles n’étaient que deux progénitures. Le père de la Byers lui semblait presque beaucoup mieux que le sien tout à coup, lui au moins n’avait pas été lâche, infidèle, il avait bien plus de valeurs que son géniteur n’en avait jamais eu.
Lorsqu’on est haut comme trois pommes, on fonctionnait très souvent par petits groupes, comme pour mieux affronter l’adversité des cours de récréation. Cependant, Kitty n’avait pas eu la joie de pouvoir passer autant de temps avec Victoria qu’Amanda, car elle ne fréquentait pas la même école qu’elle. La blonde s’était souvent demandée si elle ne s’était pas sentie trop seule, si elle avait d’autres copines avec qui jouer dans son établissement, même si cela lui aspirait la crainte qu’on la lui subtilise un jour. L’architecte n’aura pas le temps de lui demander comment elle se portait, car Ally s’intéressait fortement au pays dans lequel elle avait été amenée de force. La Norvège n’avait pas beaucoup l’air de lui parler, mais elle ne lui en tiendrait pas rigueur, car elle savait que d’autres destinations Européennes avaient toujours bien plus attirées les foules. Le froid et la neige n’étaient pas les meilleurs arguments de vente, mais ils ne lui avaient jamais paru aussi attrayants que maintenant qu’elle avait regoutté aux canicules australiennes. « J’ai toujours su pulvériser la concurrence avec brio. » Se vanta-t-elle en faisant un mouvement de cheveux digne d’une publicité l’Oréal. La pâleur nécessaire pour interpréter Elsa, elle l’avait vite perdue depuis qu’elle avait aménagé ici, mais elle appréciait plutôt bien d’avoir un teint hâlé. Victoria lui proposa avec spontanéité de boire un café avec elle, chose qu’Ally accepta en y mettant les formes. Elle sourit et se laissa entraîner par la brune, qui avait déjà l’air de savoir où se rendre. Elle était encore loin de connaître toutes les adresses de la ville alors elle lui fit confiance. Elle s’installa à table juste après elle et écouta sa question. « Non je ne vis plus en Norvège depuis 6 mois, j’ai reçu une très belle offre pour travailler dans un cabinet d’architecture alors je l’ai accepté. J’avais plutôt tendance à bouder l’Australie avant, même si la moitié de ma famille s’y trouve encore, je n’en suis pas très proche. » La Valtersen se trouva particulièrement bavarde d’un coup, mais elle ne voulait pas que la conversation ne tourne qu’autour d’elle. « Comment va Kitty ? Et toi comment tu te portes ? » Elle n’allait tout de même pas se désintéresser totalement de la situation de son interlocutrice, au profit d’une femme qui n’était même pas là. « La première fois que j’ai remise les pieds à Brisbane, j’ai rapidement pensé à elle, je me suis demandée si elle était encore ici, mais je trouvais ça plutôt malvenu d’essayer de rentrer à nouveau en contact avec elle après autant d’années. Je ne sais même pas si elle est sur les réseaux sociaux en fait. »
« Ça sent un peu l’arnaque là non ? Même si je ne me souviens pas d’elle. » Ally haussa les épaules, soudainement moins à l’aise. Il lui était plus difficile de critiquer aussi ouvertement sa sœur que ses parents. Elle regrettait davantage, aussi, le fossé qui s’était creusé entre elles au fil des années. Parfois, elle se disait que si elle daignait faire plus d’efforts, elle pourrait retrouver une relation plus apaisée avec sa sœur. Puis la vie l’emportait dans son tourbillon et elle oubliait ses préoccupations sororales. Jusqu’à la prochaine fois. « Disons qu’elle fait la fierté de nos parents. » Ça disait tout, sans trop en dire. Sans qu’Ally ait besoin de trop s’étendre sur la relation tendue entre elles. À son soulagement, la discussion dévia naturellement vers un sujet moins épineux : ce que son père penserait de son langage fleuri et de sa participation à une telle manifestation, jusqu’à ce qu’elle évoque ses autres frères et sœurs. « Les autres, ils sont combien déjà ? » Ally pouffa. Il était vrai que l’expression les autres pouvait donner l’impression d’être davantage face à une colonie de vacances ou à une équipe de football que face à une fratrie. « Quatre, cinq avec moi. » Elle avait levé les yeux au ciel en lui répondant. Pas que faire partie d’une famille nombreuse avait été particulièrement pesant pendant son enfance, mais c’était plutôt la vision archaïque de la famille que ses parents défendaient qu’elle réprouvait. Dans tous les cas, elle n’était certainement pas celle qui avait le plus souffert du manque d’attention de leurs parents. Certes, leur attention se caractérisait souvent par des réprimandes, mais c’était toujours plus que ce qu’ils accordaient à Kitty. Kitty la discrète, celle qui ne faisait pas de vague, pas de bruit, et qu’on finissait par oublier. Mais là n’était pas la question. « Je t’épargne les noms de tout le monde, tu connais déjà les deux meilleures. » Qui étaient, en toute modestie, Kitty et elle-même, évidemment.
Il était étonnant de voir à quel point la conversation entre les deux jeunes femmes était fluide, alors même qu’elles ne se connaissaient que vaguement jusque là. Elles passèrent spontanément de Caitlin à leurs familles respectives, avant d’enchaîner sur le pays où Victoria avait déménagé plusieurs années auparavant. Et comptez sur Ally pour introduire des sujets de conversation tout à fait inappropriés, puisqu’elle compara la blonde à Elsa, héroïne du dessin animé La Reine des neiges. « J’ai toujours su pulvériser la concurrence avec brio. » Elle laissa échapper un nouveau rire alors que Victoria secouait ses cheveux telle une mannequin de publicité pour produits capillaires. « Rappelle-moi de ne jamais chercher à te concurrencer dans quoi que ce soit alors, je n’ai pas franchement envie d’être pulvérisée. » Le ton était léger, bien sûr, mais si Ally y réfléchissait bien, elle était certaine que Victoria pouvait devenir particulièrement impressionnante quand elle le voulait. Heureusement pour elle, la conversation était très loin d’une quelconque compétition, et elles se dirigèrent de bon cœur vers la terrasse d’un café.
« Non je ne vis plus en Norvège depuis 6 mois, j’ai reçu une très belle offre pour travailler dans un cabinet d’architecture alors je l’ai accepté. J’avais plutôt tendance à bouder l’Australie avant, même si la moitié de ma famille s’y trouve encore, je n’en suis pas très proche. » « Ravie de voir que je ne suis pas la seule à être revenue aux sources, mais certainement pas pour la famille. » Évidemment, Ally n’était pas partie aussi loin - il y avait une légère différence de distance entre Warwick et la Norvège - mais elle avait, elle aussi, boudé Brisbane pendant des années, avant de se sentir presque obligée de rentrer. « L'avantage c’est que Brisbane est une assez grande pour ne pas avoir à les croiser trop souvent. » C’était du moins le cas pour les Byers. Il fallait dire qu’elle ne savait pas qui, de ses parents ou d’elle, avait le moins envie de se revoir. « Comment va Kitty ? Et toi comment tu te portes ? » « Kitty va bien, elle a pas mal de projets même si je ne suis pas sûre qu’elle envisage vraiment de les réaliser dans la vraie vie. » Ally avait dit ça avec une certaine tendresse dans le regard ; Kitty était la rêveuse de la famille, et il n’était pas rare que certaines de ses réflexions soient un peu déconnectées de la réalité. « Je vais bien aussi, aussi bien que possible avec un pré-adolescent à la maison. » Il était peu probable que Victoria soit au courant de l’existence de Tom, mais Ally trouvait naturel de lui en parler. « La première fois que j’ai remise les pieds à Brisbane, j’ai rapidement pensé à elle, je me suis demandée si elle était encore ici, mais je trouvais ça plutôt malvenu d’essayer de rentrer à nouveau en contact avec elle après autant d’années. Je ne sais même pas si elle est sur les réseaux sociaux en fait. » « Je suis sûre qu’elle serait ravie d’avoir de tes nouvelles ! » Si sa réponse avait été très spontanée, elle ne put s’empêcher de penser que leurs retrouvailles nécessiteraient certainement une discussion peu plaisante à propos d’Amanda. Mais encore une fois, la jeune femme considéra que ce n’était pas son rôle d’évoquer le sujet, alors elle préféra à nouveau orienter la conversation vers autre chose. « Ce n’est pas trop dur de retrouver ses marques après tant d’années à l’étranger ? Ça fait déjà six mois, mais si tu as besoin de quoi que ce soit, n’hésite pas, on pourra t’aider, Kitty ou moi. »
Entendre les mots ‘ fierté de nos parents ’ lui hérissa les poils, elle se retrouvait tellement dans ce qu’elle disait, puisque son père avait une nette préférence pour son autre fille. Elle était plus facile à vivre, mais surtout elle le regardait avec admiration, elle montrait tous les jours qu’elle avait de l’affection pour lui, elle chérissait le ciel qu’il ait choisi de venir vivre avec elle et sa mère. Lorsque Victoria était interrogée sur lui, elle faisait comme si elle était orpheline, il lui était déjà arrivé de dire qu’il était mort avec le plus grand des sérieux. Elle avait dû rectifier les choses, ce qui avait choqué ses interlocutrices, qui ne comprenaient pas qu’elle puisse ressentir tant de rancœur, elle leur répondait qu’elles n’avaient qu’à échanger de pères pour voir. Les familles recomposées étaient monnaie courante de nos jours, mais chez les autres elle osait supposer que tout avait fait dans le bon ordre : la séparation avant de se mettre de nouveau en concubinage et surtout de faire d’autres enfants. Ally était encore dans un autre schéma, pas si répandu, qui était assez dingue pour faire une fratrie de cinq alors que la contraception existait et marchait très bien ? Les Byers. « Purée, j’aurais fait ligaturer mes trompes après le premier moi. » En réalité il n’y en aurait pas eu un seul, puisqu’elle aurait directement avorté. Si elle n’avait pas été touchée par un déni de grossesse bien sûr, le plus affreux de ses cauchemars, apprendre que l’on pouvait développer un être en soi sans le savoir lui avait glacé le sang. Elle préférait encore se faire attaquer par la plus vénéneuse des araignées, au moins elle ne mourrait pas à petit feu. Ally ne lui donnera pas les noms des autres et c’était tant mieux, elle n’avait pas envie de s’embêter à les mémoriser pour paraître polie, surtout qu’elle ne les rencontrerait probablement jamais.
Victoria avait passé l’âge de regarder des dessins animés, mais il lui était impossible de ne pas entendre parler de cette reine des neiges, qu’elle connaissait déjà bien avant qu’elle n’apparaisse sur grand écran. La grand-mère norvégienne de la blonde l’avait bercé avec ce conte, qui était son préféré lorsqu’elle était enfant, elle voulait donc le lui transmettre. Si elle avait été à leurs côtés, elle aurait souri jusqu’aux oreilles en entendant les paroles d’Ally. Elle rigola fortement quand la brune lui demanda de lui rappeler qu’il ne fallait chercher à rentrer en concurrence avec elle. Il était peu probable que cela n’arrive un jour, à moins qu’elle n’exerce le même métier qu’elle ou qu’elles ne se disputent le rôle de leader d’une manifestation. Lorsqu’il s’agissait de devoir défendre des causes, l’architecte était toujours dans la coopération, elle n’avait donc pas de soucis à se faire de ce côté-là. La blonde n’inviterait pas une potentielle rivale à boire le café avec elle, même pas pour le lui cracher en pleine figure, elle était plus distinguée que ça. Elle aimait cette aisance conversationnelle qu’elles pouvaient avoir toutes les deux, il était rare qu’elle accroche aussi vite avec quelqu’un. Les moments passés ensemble durant un temps lointain jouaient beaucoup, elle était certaine qu’elle aurait pu l’apprécier sans avoir été proche d’elle de près ou de loin. Elle n’était pas une demoiselle lisse, les personnes sans reliefs étaient légion dans le milieu aisé dans lequel elle baignait et ne sortait quasiment pas, Ally était donc rafraichissante. « Donc toi aussi tu es partie de Brisbane, pour aller où ? » Certainement pas assez loin qu’elle et peut-être seulement pour effectuer des études en particulier. Victoria hocha de la tête quand elle lui parla de l’avantage de la taille de leur ville, elle n’y serait pas retournée si celle-ci avait été toute petite. Apprendre que Kitty allait bien la fit sourire, alors comme ça elle débordait d’idées de projets ? Elle aimerait bien les connaître, mais ça serait peut-être un peu trop demandé. « Au moins elle est animée par quelque chose, c’est ce qu’il y a de plus important. » Il fallait toujours avoir des buts dans la vie, sinon on était juste bons pour la stagnation. L’architecte cru mal comprendre les paroles suivantes, est-ce qu’elle venait de dire qu’elle avait un garçon quasiment adolescent chez elle là ? « Tu es une famille d’accueil ? » Elle ne pouvait pas avoir eu un enfant aussi jeune, elle lui paraîtrait bien moins cool si c’était le cas, même si c’était certainement une erreur de parcours. Victoria se mit à parler longuement de Kitty, Ally lui répondit sans hésitation qu’elle serait contente d’avoir de ses nouvelles. « Tu pourrais lui parler de moi alors ? Attends, je te laisse mon numéro. » Elle saisit son sac à main et en sortit un post-it et un stylo, elle écrivit son nom et les chiffres avec soin, avant de le lui tendre. « C’est gentil de t’en inquiéter, mais je suis plutôt débrouillarde, j’ai beaucoup voyagé, même dans des pays dont je ne connaissais même pas la langue, alors l’Australie c’était un peu du gâteau pour moi. Cependant je veux bien avoir les bonnes adresses du coin, c’est toujours bon à prendre. »
La réaction de Victoria après qu’elle lui ait rappelé que la famille Byers comptait 5 enfants déclencha un nouvel éclat de rire chez Ally. « Purée, j’aurais fait ligaturer mes trompes après le premier moi. » Fonder une famille nombreuse n’était apparemment pas dans les plans de la jeune femme, et Ally le comprenait totalement. « De deux choses l’une : il n’y a rien de plus beau que de consacrer sa vie à ses enfants, » commença-t-elle en imitant le ton pompeux de sa mère, « et surtout, s’ils s’étaient arrêtés à un, le monde n’aurait pas eu la chance de faire ma connaissance, et ça aurait été très dommage. » Ally ricana, certaine que ses parents s’étaient déjà dit, au moins une fois, que le monde se porterait bien mieux si leur quatrième enfant n’était jamais venue au monde.
« Donc toi aussi tu es partie de Brisbane, pour aller où ? » « Oula pas aussi loin que toi ! » Bien que ça ne lui aurait pas déplu de s’envoler à l’autre bout de la planète. Mais si ça avait été le cas, elle aurait certainement choisi un pays plus ensoleillé, peut-être la Grèce ou l’Italie par exemple. « J’ai vécu quatre ans dans une ferme autonome pas très loin de Warwick. C’est à deux heures d’ici, » se sentit-elle obligée de préciser, pas certaine que cette ville soit facile à situer sur une carte de l’Australie, surtout quand on avait passé plusieurs années à l’étranger. Ally n’avait pas perdu espoir d’un jour dépasser les frontières australiennes, fouler un autre continent du pied, et voir du pays, mais ça nécessitait quelques ajustements qui prenaient du temps. La conversation dévia ensuite sur Kitty et sur la multitude de projets autour desquels elle papillonnait. « Au moins elle est animée par quelque chose, c’est ce qu’il y a de plus important. » Ally hocha la tête en souriant, regrettant que Kitty ne soit pas là pour parler elle-même de tout ce qui l’animait. « Tu es une famille d’accueil ? » Si elle y réfléchissait bien, la question de Victoria n’était pas très surprenante. Qu’on la connaisse bien ou non, il n’était pas difficile de se rendre compte qu’elle n’avait pas spécialement la fibre maternelle. Sans compter qu’il n’était pas difficile de faire le calcul de ce que signifiait d’avoir un pré-adolescent à la maison à son âge. « Non, Tom est mon pré-adolescent. C’était clairement pas prévu. » Je veux dire, vous l’avez vue à seize ans ? Mais elle ne s’attarda pas davantage sur la question, parce que cette grossesse n’était pas désirée, que ses parents l’avaient empêchée d’avorter, mais que maintenant que Tom était là, elle ne pouvait s’imaginer une vie sans lui. Et comment expliquer toute l’ambivalence de cette situation à quelqu’un qu’on venait à peine de rencontrer, dans un lieu aussi public qu’un bar ? Alors elle préférait s’en tenir aux informations les plus basiques.
« Tu pourrais lui parler de moi alors ? Attends, je te laisse mon numéro. » « Bien sûr, » répondit Ally en glissant le papier où Victoria avait vraisemblablement noté son numéro de téléphone dans la poche de sa veste. « C’est gentil de t’en inquiéter, mais je suis plutôt débrouillarde, j’ai beaucoup voyagé, même dans des pays dont je ne connaissais même pas la langue, alors l’Australie c’était un peu du gâteau pour moi. Cependant je veux bien avoir les bonnes adresses du coin, c’est toujours bon à prendre. » « Je chargerai Kitty de t’envoyer tous nos spots secrets dans ce cas. Mais je préfère te prévenir, rien de très sophistiqué. » Au-delà de ne pas franchement avoir les moyens de se payer des cocktails hors de prix dans des bars branchés, les sœurs Byers préféraient surtout la simplicité d’une bière accompagnant une pizza quatre fromages. Le vibreur de son téléphone attira alors son attention.
kitty On prépare des burgers. Tu rentres quand ?
Ally sourit et pianota rapidement sa réponse, avant de regarder Victoria. « Le devoir m’appelle, mais je suppose qu’on devrait se recroiser. » Elle se leva ensuite, salua une dernière fois la Reine des Neiges et prit la direction de son appartement.
ally Tu ne devineras jamais qui j’ai croisé aujourd’hui.