Le temps avait été d’humeur changeante pratiquement toute la journée, et quand bien même le nombre de billets dans sa poche était le même au bout du compte Anwar se désolait un peu de ne pas avoir pu faire visiter la baie à ses touristes du jour autrement que sous un ciel si bas et si gris qu’à tout moment il aurait pu tourner à l’orage. L’air était lourd, chargé d’une humidité qui rendait chaque mouvement plus laborieux, chaque respiration plus difficile, et si le policier n’avait pas eu rendez-vous un peu plus tard dans la soirée avec une vieille connaissance il aurait probablement regagné sans attendre la fraîcheur de son immeuble une fois l’ancre jetée. Au lieu de cela il avait pris son temps pour nettoyer, ranger, replier, faisant preuve avec son bateau de tout le soin et la méthode dont il tendait à manquer dans la gestion de son appartement. Sur le Borealis tout était toujours à sa place et le capitaine faisait preuve d’une certaine maniaquerie, là où dans son duplex les vêtements atterrissaient souvent à côté de la panière à linge sans qu’il ne les ramasse, et la vaisselle s’accumulait des jours comme s’il espérait qu’une entité extérieure s’en charge à leur place à Maze et à lui. Je vais sûrement rentrer tard, ne m’attends pas pour manger, avait-il d’ailleurs pianoté à l’intention de son amie et colocataire avant de se décapsuler une bière et de quitter la cabine pour remonter sur le pont. Il n’avait aucune idée du temps que durerait sa discussion avec Jackson – ou fallait-il toujours qu’il se force à l’appeler Connor ? – ni des questions que l’agent fédéral pourrait vouloir lui poser.

Bien que n’en ayant pas le moins du monde été surpris, Anwar avait rapidement été évincé lorsque Mills avait été mis hors course, et ce malgré le fait qu’il ait été le seul au commissariat au courant de sa double casquette. Malgré, ou justement pour cette raison. Des questions l’inspecteur en avait pourtant des tas, à la fois inquiet et soupçonneux de ce qu’avait pu découvrir l’homme sur ses collègues de travail avant qu’on ne cherche à le faire taire … Malgré lui, le brun s’était laissé envahir par un climat de suspicion qu’il était le seul à entretenir, ne pouvant plus s’empêcher lorsqu’il descendait au distributeur de friandises de la salle de pause de scruter ses collègues du coin de l’œil, se demandant si l’un d’entre eux avait les mains sales, lesquels étaient dans le collimateur de Mills avant son hospitalisation. Celui qui avait tenté d’assassiner l’agent sous couverture se trouvait-il parmi eux ? Anwar ne pouvait pas non plus exclure entièrement l’hypothèse d’avoir lui-même été l’objet des investigations de Jackson : l’arrangement conclu entre son commissaire et son ancien supérieur de la brigade des stupéfiants avait beau être son filet de sécurité, laisser à un agent de police le loisir de nouer des liens avec des membres du milieu criminel ne se faisait jamais sans risque de voir sa taupe se laisser tenter par le camp adverse. Et si Anwar pensait savoir précisément où se trouvait sa place et ses intérêts, il ne se serait pas offusqué d’apprendre que sa parole ne faisait pas une garantie suffisante.

Après bien des péripéties il était en tout cas parvenu à reprendre contact avec son collègue convalescent dans le dos de leurs supérieurs respectifs, et lui avait donné rendez-vous ce soir-là à l’emplacement 52 de la marina de Bayside. Sur son voilier ils seraient tranquille, le soir les pontons n’étaient fréquentés que par les rares habitués dont le bateau serait aussi de logement, et dans les environs chacun tendait à se mêler de ses affaires – un fait qu’Anwar tentait lui aussi de mettre autant que possible en application, faisant au mieux pour laisser à terre sa casquette de policier et les réflexes qui allaient avec. Accoudé au bastingage, sa bouteille de bière à la main, le brun observait la ligne de l’horizon derrière laquelle le soleil avait terminé de disparaître lorsque la cloche située à l’autre bout du pont avait signalé l’arrivée de son invité. « Permission de monter à bord, matelot ! » avait-il aussitôt lancé à l’adresse de Jackson, le rejoignant en quelques enjambées pour l’accueillir. Lui tendant une main amicale pour le saluer, le policer n’avait pas su s’empêcher de jauger un instant l’homme du regard « T’as meilleure mine que ce à quoi je m’attendais, on vous dope chez les fédéraux ? » avait-il alors commenté en plaisantant, non sans estimer bien sûr que mieux valait cela que le contraire. Tournant un court instant le dos à Jackson, Anwar avait redescendu les quelques marches menant à la cabine pour piocher une seconde bière dans le mini-réfrigérateur, puis remontant à l’air libre il avait tendu la bouteille et le décapsuleur à son ancien collègue. « C’est pertinent de te demander comment tu vas ? » Cela lui semblait être la base, mais peut-être Jax en avait-il assez d’entendre cette question et de devoir y répondre.

Anwar ne s’attendait à rien de particulier concernant l’allure de Connor – de Jackson, Jackson – mais il était néanmoins satisfait de le voir en si bonne forme, quand bien même celle-ci n’était probablement qu’apparente. Il faisait ce métier depuis suffisamment longtemps désormais pour savoir que les séquelles physiques n’étaient pas celles qui mettaient le plus e temps à guérir. Saisissant en tout cas la remarque à la volée, le concerné s’était fendu d’un « Tu sais ce qu'on dit de la mauvaise herbe. » en apparence léger, et le gratifiant d’un sourire le capitaine du bateau s’était empressé de lui offrir une bière pour l’inviter à faire – presque – comme chez lui. La tentative de meurtre – car il n’y avait pas d’autre manière plus adéquate de la définir – dont avait été victime l’agent fédéral était un peu comme l’éléphant dans la pièce dont on ne savait pas bien quoi faire : fallait-il évacuer le sujet tout de suite en le mettant sur le tapis, ou au contraire faire comme si de rien n’était ? Zehri n’était pas le genre à fourrer inutilement son nez dans les affaires des autres pour une raison très simple, il avait une sainte horreur que l’on tente de le faire avec lui … Mais la situation était délicate, et surtout elle échappait au prisme de tout ce qu’on pouvait considérer comme « habituel ». Sans son enquête Mills n’aurait pas manqué rejoindre la liste des policiers morts en service, mais il n’aurait pas non plus eu la moindre raison de croiser un jour la route d’Anwar … D’une certaine manière les deux étaient intrinsèquement liés l’un à l’autre, et d’un ton qui se voulait néanmoins prudent le brun avait fini par poser la question qui fâchait. Et obtenu sans surprise un « Je suis pas venu pour me plaindre. » en guise de réponse, pirouette dont l’inspecteur le premier aurait usé sans vergogne dans la situation inverse. « Et j'suis pas venu t'attirer des emmerdes non plus. » Haussant les épaules, le concerné avait adopté un air détaché et assurant « Je suis pas inquiet. » et avalé une gorgée de bière avant de s’accouder de nouveau au bastingage. Ils ne faisaient rien de répréhensible après tout … Réussir à reprendre contact avec Mills n’avait peut-être pas été une mince affaire, mais si l’on s’était contenté de lui mettre des bâtons dans les roues en espérant qu’il se décourage personne ne lui avait jamais interdit formellement de reprendre contact avec l’agent fédéral. Et Anwar, en bonne tête de mule qu’il était, n’avait pas son pareil pour comprendre les choses de la manière qui l’arrangeait le mieux. « Toi, ça va ? » Lui ? Il n’avait rien d’intéressant à partager, et en même temps tout un tas de tracas plus ou moins liés à son travail et aux investigations parallèles qu’il menait – ou qu’il essayait de mener – mais dont il ne se sentait de parler à personne. « La routine. Les cadavres, les suspects qui refusent de parler, les enquêtes de voisinage qui me donneraient presque envie de vivre sur ce rafiot pour ne plus avoir de voisins … Police shit at its best. » Il avait une théorie, Anwar, sur le fait qu’il fallait au choix avoir des fautes à expier ou être un imbécile d’idéaliste pour réussir à faire ce métier … Il ne savait seulement pas trop à laquelle de ces deux catégories il appartenait, mais il préférait amplement sa place à ceux qui rejoignaient la police pour assouvir une vendetta personnelle. Ils faisaient des flics efficaces, mais pas des flics dignes de confiance. « J’ai presque cru que le macchabé qui t’as suivi de près atterrirait chez nous, mais ça aurait été trop beau. » Peu importe ce qu’il y avait à cacher et qui voulait le cacher, quelqu’un quelque part avait estimé qu’Anwar n’avait pas à y mettre son nez … Comme si le simple fait de connaître la double casquette – la double identité – de Jax faisait en savait déjà trop. « C’est lui qui t’a fait ça, tu penses ? » Le coupable avait-il emporté ses motivations dans sa tombe, ou se faisait-il simplement oublier en espérant qu’un autre prenne le blâme ? Au fond Anwar entendait seulement dissiper la suspicion qui s’était emparée de lui depuis que Mills avait été mis au tapis. Il n’aimai pas cette impression de devoir regarder par-dessus son épaule dans l’enceinte du poste de police … Ils étaient supposés veiller le uns sur les autres, pas se tirer dans les pattes (ou pire).