I can't escape you No matter how far I run I can't erase you From who I've become
Tout au long de sa carrière, le Keynes avait eu l’habitude de bureaux plus grands que certains appartements de Brisbane. Il y rencontrait parfois sa direction, des publicitaires, des agents, et toutes sortes de personnalités publiques qu’il était bon d’accueillir dans un environnement à leur hauteur -voire d’impressionner. Mobilier design, canapés aux fauteuils de haute facture, peintures, plantes, ainsi qu’une assistante, nécessairement féminine, en charge des boissons le cas échéant. Le schéma fut constamment le même, calqué à la perfection sur les standards de la puissance et de la masculinité. A la Fondation, il n’y avait personne à impressionner. L’argent des donateurs avait une bien meilleure utilité que d’assurer au président un bureau de chef d’Etat. La surface n’était pas bien grande, l’intérieur simple. Un bureau en bois clair, des chaises simples et confortables, un parquet recyclé, des murs blancs et une unique toile contemporaine. Jamie ne voyait pas ce nouvel environnement d’un mauvais oeil, et il ne regrettait pas tant les locaux qu’il avait courus par le passé. Il s’était lui-même assigné cette pièce et en avait sélectionné le mobilier. C’était un endroit qui lui ressemblait, en somme, inspiré de cette facette terre-à-terre dont tous doutaient de l’existence. Il y passait la majeure partie de ses journées lorsqu’il se trouvait à la Fondation, et il s’y sentait confortable. Il plongeait son nez dans les dossiers de son association et avait toujours cette satisfaction de mettre son temps dans quelque chose qui lui tenait à coeur, quelque chose qui nourrissait l’âme. Par les temps actuels, la Fondation était son oasis. Un sanctuaire où il se sentait en sécurité -mais pour combien de temps ?
Jusqu’à cet appel au beau milieu de l’après-midi. “Mina Quinn à l’accueil pour vous.” crachait la voix de l’hôtesse dans le combiné du téléphone, la voix intimidée par l'appréhension de la réaction de son supérieur. S'ensuivit un long silence. “Monsieur Keynes ?” répétait la jeune femme. Mais Jamie n’avait pas raccroché, il n'avait pas même tout à fait assimilé l’information qui venait de lui être donnée. Celle qui avait ruiné sa vie et démoli son mariage se trouvait sous ce toit, et son refuge était souillé de l’air qu’elle expirait. Il l’avait invitée, il s’en souvenait bien ; pourtant l’idée de la revoir n’était pas tout à fait réelle avant qu’elle n’ait pénétré dans le bâtiment. Désormais, c’était inéluctable. “Mons-...” Il raccrocha, la main moite et nerveuse sur le combiné. Un réminiscence de l’émotion qui l’avait traversé la veille, lorsqu’il ouvrit le courrier à l’en-tête officiel, la convocation à comparaître, le lancement de la grande machine de la justice envoyée le broyer un peu plus.
Quelques minutes plus tard, Jamie descendait l’escalier menant au hall, se mordant les doigts d’avance à l’idée de commettre une belle erreur -il était trop tard pour y songer. Cependant, il n’avait plus la force de risquer un nouveau couroux de la jeune femme et les pourparlers étaient son unique espoir d’échapper à une nouvelle vague d’humiliation. En une poignée d’enjambées, il se retrouva face à elle. Elle n’avait pas changé, visage juvénile, posture fière, atmosphère froide. “Merci d’être venue” souffla le brun, gorge serrée. Il s'éclaircit la voix et lui indiqua la direction du bureau. Il ne perdit pas plus de temps en politesse ni en introduction à propos du grand soleil visible à travers le plafond vitré. Il la voulait hors d’ici, vite et bien, surtout convaincue de laisser tomber sa plainte. Quelle expose ses nouvelles exigences, qu’elle le nargue de son évidente victoire, qu’elle se réjouisse de le mettre une nouvelle foi à terre, lui qui parvenait tout juste à se relever de l’année passée ; l’entendre n’était rien de plus qu’un pansement à rapidement arracher. “Combien, pour laisser tomber les charges ?” il demanda l’entrée de jeu, à peine assis dans sa chaise de bureau. Pourtant il était naïf de croire que Quinn serait intéressée par un chèque de sa part, elle qui n’avait pas plus besoin de quelques centaines de milliers de dollars que lui. Mais il était plus réconfortant de céder à l’illusion que quelques chiffres sur un bout de papier pourraient solutionner la situation que de faire face à l’hypothèse que rien au monde ne puisse la convaincre de le laisser en paix.
Mina était arrivée avec une sensation de triomphe – déjà. Tout avait l'air d'être en train de se passer exactement comme elle l'avait imaginé. Elle avait été déposer sa plainte, et était rentrée chez elle tranquillement, sans rien dire à Jamie. De toute évidence, il avait fini par recevoir le courrier ou l'appel des autorités, puisqu'il avait invité la jeune femme à se rendre au siège de la Fondation pour en discuter. Rien que ça, c'était jubilatoire. C'était déjà une victoire de se faire inviter pour en parler. Ca voulait dire qu'il avait peur de quelque chose. Il allait à coup sûr tenter de la convaincre de revenir sur sa plainte, et elle aurait un plaisir fou à ne rien lui accorder.
Quand il arriva, il la remercia d'être venue avant de lui indiquer la direction de la pièce dans laquelle il comptait lui parler. Elle ne put s'empêcher d'esquisser un sourire en passant devant lui pour rentrer dans le bureau. Les talons de ses chaussures claquaient et résonnaient sur le sol froid, donnant à Mina un air plus imposant, encore plus sûre d'elle qu'elle ne l'était déjà. Elle le sentait, elle l'avait senti dès la seconde où elle avait vu Jamie arriver, la dynamique, pour la toute première fois, s'était vraiment inversée. Pour la toute première fois, c'était lui qui avait quelque chose à lui demander, et c'était elle qui tenait les rênes, même s'il essayait de passer pour le dominant en la recevant à domicile, dans son grand bureau, avec son grand puits de lumière et son air luxueux. Il en fallait plus pour impressionner Will, de toute façon. Le luxe, elle ne connaissait que ça. Elle resta debout, le regarda s'asseoir. Le simple fait de s'asseoir après lui était une petite victoire. Un moyen de lui montrer que c'était elle qui choisissait. Qu'il ne déciderait de rien et surtout qu'elle n'était pas une cliente ou une collègue ou une associée, qu'elle n'irait pas s'asseoir à son bureau pour parler tranquillement de négociations.
« Combien, pour laisser tomber les charges ? »
Mina laissa échapper un grand éclat de rire. Un rire sincère, même pas calculé. Elle avait pensé à beaucoup de choses, mais pas à ça. De l'argent ? Ça voulait dire tellement de choses, cette proposition. Ca voulait dire qu'il n'avait rien d'autre pour lui que de l'argent, si c'était la première chose qu'il proposait. Ca voulait dire aussi qu'il la prenait pour une femme vénale, ou encore pire, qu'il essayait encore de la manipuler. Pensait-il vraiment qu'elle avait besoin d'argent ? Peu importait la somme qu'il aurait pu lui donner, elle n'en aurait pas eu besoin. L'argent était le dernier de ses soucis. Et quand bien même elle n'aurait pas eu tout cet argent, elle n'en aurait pas accepté. Elle n'était pas une femme qu'on achète, et il était grand temps que Monsieur Keynes se rende compte qu'elle n'était pas une femme avec laquelle on joue non plus.
Elle tira la chaise qui se trouvait à côté d'elle, et se laissa fluidement tomber dessus, sans cesser de sourire. C'était trop beau pour qu'elle joue son jeu froid et prétentieux. Elle était en train de s'amuser – de sincèrement s'amuser – et elle ne voulait pas en rater une miette. Elle se rapprocha du bureau, posa ses mains à plat dessus, se pencha un peu vers Jamie, et lui répondit avec un grand sourire.
« Le prix pour que je te laisse tranquille, c'est ta jolie petite vie. Je veux que tout le monde sache que t'es une ordure. Je veux que ton joli bureau et ta jolie fondation et toutes tes belles choses te soient enlevées. Même tes enfants. Et si tu pouvais perdre ta fortune et peut-être même passer quelques mois en prison ce serait vraiment chouette ! »
Elle allongea son dos, l'adossa contre le dossier de sa chaise, sans laisser tomber son sourire. D'un revers de la main, elle fit passer une mèche de cheveux par dessus son épaule pour la faire rejoindre le reste de sa chevelure dans son dos, puis elle tendit la main vers Jamie, insolente :
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Elle lâcha un de ces grands rires d'antagonistes de téléfilms qui, même s'il sonnait cliché, ne présageait rien de bon. Car ce rire témoignait du plaisir que Quinn prenait à savoir Jamie au pied du mur, la satisfaction qu'elle tirait de le savoir si vulnérable que son premier réflexe était de marchander. D'abord penché vers elle, il bascula au fond du dossier de son fauteuil de bureau. Rapidement l'envie de demeurer cordial lui passa et son regard s'abaissa avec rancœur. Pas de chèque, donc. Mina n'était pas venue négocier comme il avait eu la naïveté de le croire et il n'y avait probablement aucun scénario dans lequel cette entrevue serait fructueuse pour lui. Et l'anglais regretta rapidement sa précédente question ; finalement, il ne fut plus certain de vouloir savoir ce que cela prendrait pour que la jeune femme le laisse en paix. Pourtant, elle se fit un plaisir d'énumérer ses exigences ; « Le prix pour que je te laisse tranquille, c'est ta jolie petite vie. Je veux que tout le monde sache que t'es une ordure. Je veux que ton joli bureau et ta jolie fondation et toutes tes belles choses te soient enlevées. Même tes enfants. Et si tu pouvais perdre ta fortune et peut-être même passer quelques mois en prison ce serait vraiment chouette ! » Chouette. Quinn semblait prendre tout cela pour une distraction, entre ses sourires et ses manières. Aucun smartphone n'était tourné vers elle pourtant, il n'y avait personne à impressionner, personne à prendre pour un idiot. Jamie aurait pu se sentir flatté que le chapiteau du cirque soit dressé pour lui seul, mais la plaisanterie n'était guère à son goût. « Alors, marché conclu ? » Son soupir répondit pour lui dans un premier temps. Puis il secoua la tête, le coin des lèvres animé par un rictus cynique tandis qu'il détaillait Mina l'espace d'un instant. "Ça me parait un peu mélodramatique.” il admit en haussant les épaules.
Comment imaginait-elle la scène ? Serait-elle satisfaite s'il jetait à ses pieds un trousseau de clés comportant celles de sa maison, des portes de la Fondation, de sa voiture, du domaine en Angleterre et de son coffre en banque ? Cela aurait au moins le mérite de démontrer la superficialité et la motivation matérielle de sa démarche. Sauf qu'elle n'avait besoin de rien de tout ceci, Mina. Ce dont elle avait besoin, c'était que tous les regards soient tournés vers elle. “Pourquoi maintenant ? demanda le Keynes. Tu as perdu des followers ? On ne parlait plus assez de toi ? Le comté d’accueil de paparazzis en bas de chez toi te manquait ?” Parce que lui, non. Lui, il avait appris à abhorrer le son du vibreur de son téléphone portable après l'avoir entendu s'affoler des heures durant lorsque l'affaire éclata. Tous les appels d'amis affolés, les messages scandalisés, les notifications à la pelle. Il appréciait malgré lui de vivre sous les radars afin d'être peu à peu oublié après des années de doigts pointés et d'insultes. Il l'avait traversé, le désert, et y avait laissé toutes ses plumes le long du chemin. Il n'avait décemment rien à offrir pour que la toute jeune reine des abeilles devant lui daigne le laisser tenter de reprendre sa vie en main. “Ecoute, tu as déjà eu ce que tu voulais. J’ai déjà perdu mon emploi, ma femme et la garde de mes enfants. Je suis désolé de te dire que tu ne pourras pas me prendre plus. Alors tout ça ne sert à rien.” Son mariage n'avait pas survécu et prit fin en début d'année. Aucune garde de Daniel et Louise ne lui avait été accordée et la seule chose lui permettant de rester un père pour eux était la bonne foi de son ex-femme. Suite au divorce, il avait déménagé. Paria à la fois dans le monde des médias et de la mode, les deux univers dans lesquels son précédent travail lui permettait de baigner, il demeurait au second plan de sa propre association désormais. Le monde savait déjà qu'il avait commis une erreur. La seule case qu'il ne cochait pas parmi la liste de demandes de Mina était le séjour en prison, et cela, elle n'aurait jamais le plaisir de l'obtenir. Car Jamie, au final, ne s'accrochait plus à rien d'autre qu'à sa dignité, et il ne laisserait pas des barreaux mettre celle-ci à mal.
Il n'avait pas serré la main de Mina, évidemment, mais elle avait pu voir le changement dans ses yeux. Le tout petit fond d'espoir qui y restait encore – l'espoir qu'elle accepte son argent sans doute – avait laissé place à un peu plus de haine. Et c'était exactement ce qu'elle voulait. Le voir comme ça lui faisait du bien, et il était loin de se rendre compte qu'absolument tout était en train de se passer comme elle le voulait. Il répondit en haussant les épaules que ça lui paraissait un peu mélodramatique, et le sourire de la jeune femme s'élargit. Bien sûr que c'était mélodramatique, ça faisait partie d'elle-même. Elle vivait sa vie comme si c'était un drame au cinéma, si elle n'en faisait pas trop c'était une mauvaise affaire.
« Pourquoi maintenant ? Tu as perdu des followers ? On ne parlait plus assez de toi ? Le comté d’accueil de paparazzis en bas de chez toi te manquait ? »
Oui et non. Bien entendu, la couverture médiatique était quelque chose qu'elle désirait voir augmenter, l'attention et le soutien du public étaient également des armes dont elle avait besoin. Ca ne ferait pas décoller que le procès mais aussi le reste de sa carrière : avec son nom et sa photo dans toute la presse, elle récolterait forcément de nouveaux followers et donc de nouvelles offres de sponsors et de placements de produits et de shootings, en bref plus d'argent, ce qui amènerait encore une fois à plus de followers... Bref, un cercle vertueux vers sa réussite et sa notoriété, qu'elle ne voulait pas voir rester à l'échelle Australienne mais traverser les continents et le monde en général. Elle avait un plan d'avenir très précis, et toute cette histoire avec Jamie était un coup de pouce qu'elle ne pouvait pas refuser. Cependant, elle n'en était pas arrivée là que dans cet unique but. Même pour elle, opportuniste, manipulatrice et plus encore, ça aurait été immoral d'entamer un procès uniquement pour la notoriété. Non, la vérité, c'était qu'il lui avait vraiment, réellement, profondément, fait du mal.
« Ecoute, tu as déjà eu ce que tu voulais. J’ai déjà perdu mon emploi, ma femme et la garde de mes enfants. Je suis désolé de te dire que tu ne pourras pas me prendre plus. Alors tout ça ne sert à rien. »
Ca aussi c'était vrai. Elle savait très bien que son job était passé à la trappe, que sa femme – après ne pas l'avoir crue et jetée à la porte, chose très vexante – avait fini par le quitter, qu'il n'avait pas eu la garde de ses enfants. Oui mais ça, ce n'était pas assez. Ce n'était pas assez comparé à ce que Mina vivait, des années plus tard, en se prenant le retour de bâton. La vérité c'était que ce n'était que maintenant qu'elle se rendait vraiment compte de ce qui s'était passé. Ce n'était que maintenant qu'elle se sentait vraiment sale, trahie, utilisée. Sans valeur et sans utilité. Sans mérite. Juste bonne à être prise un soir et laissée sur le côté, oubliée. Si, au début, quand elle avait mené son combat contre Jamie sur les réseaux sociaux, elle l'avait fait pour la célébrité et le buzz, aujourd'hui elle vivait son traumatisme. Elle se détestait. Elle détestait son corps et elle détestait son âme, elle détestait sa vie et tout autour, tout ce qui pouvait lui rappeler comment elle en était arrivée là, dans le lit de cet homme. Il avait cassé quelque chose à l'intérieur d'elle, et après toute ces années elle s'en rendait compte. Elle se rendait compte qu'elle n'avait toujours tenu qu'à un fil, qu'elle n'avait jamais eu beaucoup d'équilibre, et qu'il avait été le coup de vent qui l'avait fait dégringoler. Elle ne s'était pas rendu compte qu'elle tombait. Par contre, toutes ces années après, elle se rendait très bien compte qu'elle avait touché le sol. Elle prit une grande inspiration, se pencha un peu plus en avant vers Jamie, les coudes sur son bureau, dans cette posture provocatrice qui mettait sa poitrine en avant et qui faisait qu'en général, on lui prêtait une attention complète.
« Écoute, je vais te dire la vérité. La vérité c'est que je veux continuer à te faire mal comme tu m'as fait mal. Parce que le mal que tu m'as fait ne s'arrêtera jamais. Je vais devoir vivre avec toute ma vie. Je vais devoir faire face à ce corps que tu as dégradé tous les matins, et me coucher avec tous les soirs. Et même si parfois j'ai l'impression que c'est parti, ça fini toujours par revenir. Alors c'est ça que je veux faire avec toi. Je veux te faire du mal, je veux que tu te réveilles avec ça tous les matins et que tu te couches avec tous les soirs. Et à chaque fois que tu souffleras, que tu penseras que c'est enfin fini, que j'ai eu ce que je voulais, je finirai par revenir. C'est ça la justice. On va vivre la même chose pour la vie maintenant, toi et moi »
Elle aurait du devenir actrice au lieu de devenir modèle, elle aurait eu une carrière époustouflante. A chaque fois qu'elle parlait, on aurait dit une tirade de film. Il fallait dire aussi que, aussi malheureuse qu'elle pouvait l'être en ce moment, une chose ne changerait jamais : elle adorait s'écouter parler, se regarder comme de l'extérieur. Mina était quelqu'un que Mina admirait beaucoup.
« Oh et, d'ailleurs, je sais pas si tu vas finir en prison mais quoi qu'il arrive je pense que tu vas me devoir beaucoup d'argent. Tu viens de dégoter un nouveau chef d'accusation : tentative de corruption ! Félicitations, c'est un super nouveau badge ! »
Elle rit à nouveau. Elle n'y croyait même pas, tellement c'était beau. Il ne pouvait plus rien contre elle. Et cet argent qu'il voulait lui donner à la base, elle le savourerait bien mieux une fois que la justice lui aurait ordonné de lui payer, et ce aux yeux de tous. C'était vraiment une bonne journée pour Wilhelmina, pour la première fois depuis pas mal de temps.
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Ne pas poser de questions dont on ne voulait pas connaître la réponse était un B.A.BA que Jamie ne pouvait pas se permettre ; si Mina avait l’intention de l’attaquer une nouvelle fois, il devait savoir pourquoi et comment. Il était plus simple de se convaincre que tout n’était qu’une question d’image et de notoriété pour la jeune femme, plus simple que d’admettre que leur passif avait réellement causé le moindre mal à celle-ci. Car elle n’avait jamais paru aller mal. Elle n’avait jamais donné l’air particulièrement affectée par les événements d’un point de vue émotionnel, toutes les manœuvres à l’encontre de l’anglais paraissant, à ses yeux, particulièrement calculées. Il avait simplement brisé une promesse. Une promesse prononcée dans des conditions dont il n’était pas fier, mais dont il n’avait pas souvenir qu’elles aient déplu à Mina. Il ne l’avait pas menacée, malmenée d’une quelconque manière. Elle l’avait flatté, il avait mordu à l'hameçon. Elle voulait quelque chose, lui aussi, et cela était la base de tout accord. Pas de heurts, pas de violence. Juste une promesse qu’il n’aurait jamais dû faire. Les autres dimensions du problème ne lui apparaissent pas. Au fond Jamie savait qu’il devait se sentir coupable sans réellement comprendre de quoi. Lorsqu’il s’agissait des écarts qu’il avait commis dans sa relation avec Joanne, lorsqu’il avait causé des bleus et des larmes, l’objet de ses erreurs était sans équivoque. Il avait saisi et pris des mesures. L’affaire Mina, comme il l’appelait, était encore remplie de notions abstraites lui laissant un goût amer. La manière dont la jeune femme le prit entre quatre yeux pour enfin expliciter tout ce que son comportement avait signifié et impacté pour elle permit enfin de désépaissir le brouillard. Mais surtout, l’anglais s’enfonça un peu plus dans le dossier de son fauteuil, plaqué au cuir noir de l’assise par le flot de paroles de la belle blonde, frappé à la poitrine par chaque mot qui lui faisait réaliser à quel point cette toute jeune fille se sentait souillée par sa faute. C’étaient des poignées de boue qu’elle lui jetait au visage, lui donnant la sensation qu’il n’y aurait jamais assez d’heures sous la douche pour le débarrasser de la crasse. Il y avait enfin des mots sur sa culpabilité et sa honte. Des mots qui le hanteraient probablement pendant des années, peut-être le restant de sa vie. Il aurait voulu détourner le regard, mais sa conscience le força à soutenir celui de Mina. Il avait causé ça. Il avait brisé quelque chose. Le moins qu’il puisse faire était de regarder les dégâts dans les yeux.
Puis il se rappela de la plainte, la future audience pour le procès. Sa compassion s’évanouit au profit de la frustration. Non, il avait assez payé, et bien assez cher. Le saigner un peu plus n’était que du harcèlement de la part d’une gamine capricieuse. Le problème était que Jamie se sentait acculé. D’une certaine manière, face à la réalisation des conséquences de cette affaire sur Mina, il faisait le deuil de son orgueil. Et son orgueil n’était pas prêt à se faire laisser pour mort après avoir été battu par le verbe de l’australienne. Menacer une personne mise au pied du mur était l’assurance d’un revers de fortune. « Oh et, d'ailleurs, je sais pas si tu vas finir en prison mais quoi qu'il arrive je pense que tu vas me devoir beaucoup d'argent. Tu viens de dégoter un nouveau chef d'accusation : tentative de corruption ! Félicitations, c'est un super nouveau badge ! » Elle riait de nouveau. Lui voulait écraser ses dents blanches contre la surface du bureau. Il serra ses phalanges autour des accoudoirs de son fauteuil, mâchoire crispée. “Tu n’as aucune preuve de ça.” soufflait-il, réfugié dans un seul fait concret le temps que son esprit puisse continuer d’encaisser le reste de la tirade qui l’avait laissé essoufflé. Il ne pouvait pas se laisser malmener par une brute de foutu bac à sable. Ce n’était pas une jeunette qui allait dicter la danse. Pas après tout ce qu’il avait déjà encaissé, tout ce qu’il avait perdu en silence, acceptant sagement sa sentence, sa punition. Il avait mérité chaque aspect de ce qui lui était arrivé l’année passée et il ne le contestait pas. C’était assez, et Quinn allait devoir s’en contenter. “Je sais que ce qu’il s’est passé n’était pas bien pour tellement de raisons. J’ai conscience que c’était une erreur.” Je suis désolé ? Non, toujours pas. Pour une quelconque raison, ces mots ne pouvaient traverser ses lèvres. “Crois-moi, je vis déjà avec ça tous les jours. Je ne risque pas d’oublier. Je n’ai pas besoin de ton petit harcèlement comme piqûre de rappel : l’opinion publique s’en chargera.” Internet n’oubliait jamais, n’est-ce pas. Il portera à jamais cette tâche sur son nom. Il lui faudra au mieux une dizaine d’années pour obtenir à nouveau le bénéfice du doute. “Et surtout, tu vas finir par te porter préjudice, Mina, il reprit, retrouvant un peu plus contenance à chaque mot qu’il alignait. Parce que si tu m’attaques de la sorte je vais être dans l’obligation de me défendre. Ça va devenir moche. Ça va atteindre ton image, ton gagne pain, de manière irrémédiable. Le tribunal du net, c’est une chose. La vraie justice, un procès avec des avocats, des témoins… Je ne serais pas aussi certain d’obtenir ce que tu espères, à ta place.” Tu n’as pas de preuves. Cette simple phrase lui avait rappelé une vérité fondamentale. Alors à son tour, il s’appuya sur la table et se pencha vers elle.
“Résumons, veux-tu.” L’anglais posa son coude sur la table, leva son poing fermé, puis leva un doigt prêt à énumérer les faits. Un. “J’ai des personnes en mesure de témoigner que tu as été à l’initiative d’une approche visant à me séduire et qui confirmeront donc une posture consentante de ta part.” Il était moins sûr que les personnes en question acceptent de témoigner en sa faveur mais cela était un autre sujet dont Mina n’avait pas besoin d’être au courant. L’important était que l’hypothèse de leur témoignage existait. Deux. “Tu n’as pas de preuves matérielles que je t’ai fait la moindre promesse.” Pas de contrat signé, pas de mail, de texto ou tout autre écrit. Pas d’enregistrement non plus qui, si effectué à l’insue de Jamie, ne serait de toute manière pas recevable en audience. Trois. “Tu n’as personne pour prouver que l’article que je t’ai prétendument promis n’était pas dans les tuyaux et en attente d’un moment opportun de publication le jour où tu as décidé de me “dénoncer”.” Certes, le délai paraissait abusif, mais le Keynes avait vingt années d’expérience dans les médias de son côté pour justifier parfaitement le fait que Mina n’était pas une priorité en comparaison avec les autres sujets que le magazine devait traiter. La jeune femme avait simplement perdu patience. Quatre. “Mon ex-femme peut attester que tu es venue la harceler à notre domicile, mais aussi de l’impact de tes accusations sur notre mariage, nos enfants, mon travail et l’ensemble de mes relations professionnelles et privées.” Il ne ferait pas intervenir Joanne s’il pouvait l’éviter. Il ne la mentionnait même pas de gaieté de coeur sachant à quel point son entrevue avec la modèle l’avait profondément secouée. Les mettre face à face ne le réjouissait pas, mais il n’avait guère le choix. Cinq. “Sans oublier ma santé mentale dont la condition pourra également être évoquée par mon thérapeute. Tout le monde est déjà au courant que le trouble borderline pour lequel je suis traité peut avoir un impact sur mon jugement de la situation dans laquelle nous étions toi et moi ce fameux soir, mais aussi avoir des conséquences dramatiques sur mon moral et mon entourage suite à tes manœuvres. Ce ne sera pas la première fois que cela sera porté à l’attention d’un juge et honnêtement, je n’ai aucune honte à en parler.” Il avait même participé à des campagnes de sensibilisation télévisées à ce sujet alors l’étalage ne lui faisait ni chaud, ni froid. Jamie avait dépassé le stade de la honte et de la crainte d’être traité de “fou” depuis un moment. S’il devait utiliser sa condition pour ajouter une excuse finale au comportement dont il avait fait preuve, si celui-ci venait à être prouvé, il n’aurait aucun remords. En somme, l’anglais possédait bien assez d’armes et d’arguments pour décrédibiliser Mina en un claquement de doigts, avec les bons avocats -ce qu’il aurait forcément.
Ses cinq épaisses phalanges désormais déployées acculaient la jeune femme. Et si cela n’était pas assez pour la persuader de laisser tomber ses élans dramatiques et son besoin viscéral d’une vengeance sans fin, Jamie ajouta ; “Pour ta part, tu as posté une photo de moi sans mon consentement sur ton instagram avec des allégations pour lesquelles il n’existe strictement aucune trace concrète. J’ai perdu mon emploi, ma femme, la garde de mes enfants, et plus encore, le tout basé uniquement sur des accusations que ne tiennent que… eh bien, à ta parole, suite à une relation parfaitement consentie.” Voyait-elle l’ensemble du tableau qui se profilait si elle persistait ? Comprenait-elle à quel point elle n’avait pas la moindre chance d’obtenir satisfaction ? “Tu vas perdre. Et une fois que tu auras perdu, je t’attaquerai à mon tour pour diffamation. Vu l’ampleur des dommages que tu as causés… On verra qui devra de l’argent à l’autre à ce moment-là.” Mais l’argent n’était pas un problème. L’argent n’était pas ce qui allait la faire tiquer. Elle lui rirait probablement à la figure une nouvelle fois s’il n’était question que de cela. “Tu vas passer pour une jeunette trop ambitieuse qui a menti et détruit la vie d’un homme pour strictement rien, ce que tout le monde pense déjà des gamines dans ton genre. Puisque ce sont encore des hommes, dont certains que je connais très bien, qui font tourner l’industrie dans laquelle tu espères continuer de faire carrière, je les imagine mal prendre le risque de faire appel à toi par la suite si cela implique d’être la prochaine cible de tes caprices.” Clap de fin pour Wilhelmina Quinn. “Alors, tu veux toujours te lancer là-dedans ?” Voilà, c’était sans doute le même genre d’argumentaire que Keynes Senior avait déballé à toutes celles qui l’avaient menacé de le dénoncer tout au long de sa carrière. Les mêmes mots qu’avait employé son père lorsqu’il s’asseyait dans son bon gros fauteuil de politicien aguerri et intimidait toute femme ayant cru un seul instant qu’elle ferait le poids, qu’elle obtiendrait justice. Jamie n’avait pas eu besoin de le voir faire et prendre des notes pour rabaisser Mina à son tour, la rendre petite, vulnérable, insignifiante. C’était en lui, comment avait-il pu en douter ? Comment avait-il pu se croire différent ?