Il fait froid en Australie et Saül maudit tous les jours le pays dans lequel il a choisi de résider. En Italie, le temps doit être magnifique. L'été doit être doux. Saül rêve d'y retourner depuis qu'il a quitté sa terre natale, Abel entre les bras et Ariane à ses côtés. Mais à Brisbane, le temps se gâte. Et quoi de mieux qu'un peu de boue pour rendre les spectacles médiévaux d'autant plus réalistes ? « Je voulais que Abel voit les chevaux, mais là il voit surtout de la pluie. » Grimace accrochée au visage, Saül redresse le petit chapeau imperméable qu'il a vissé sur la tête de son fils. Tourné vers le monde, accroché au buste de son père, Abel regarde le monde. Lui n'a pas l'air d'être dérangé par la pluie. Il se contente de babiller et de crier au passage des chevaux, manquant au passage de les effrayer. C'est de l'air frais que Saül voulait lui offrir - pas un bain de boue.

Heureusement, Saül n'est pas seul à profiter du crottin et de la gadoue: Auden, Sloan dans les bras, contemple lui aussi la drôle de scène qui se joue sous ses yeux. D'ici quelques instants, les cavaliers se mettront en selle pour les joutes. Les combats ont toujours été la tasse de thé de Saül, qui ne manque pas d'expliquer l'équipement du chevalier à un Abel qui n'y comprend de toute façon rien du tout. Ariane sera ravie de savoir que père et fils partagent des moments si complices dans un endroit si sinistre. Autour des Williams, les festivités vont bon train. Pour une fois, Saül n'a pas enfilé de costume.

Abel a agrippé sa petite main à l'index de son père, qui cherche des yeux le stand des paris. « Ils avaient dit qu'on pourrait faire des paris, non ? » Certaines choses ne changent jamais. Et alors qu'un énième cheval passe devant les frères, Abel tend la main vers l'équidé. « Ca, c'est une activité que je n'aurais jamais pu faire avec Damon. » ronchonne Saül en tournant la tête vers Auden. « Il avait peur des chevaux. » Et d'à peu près tout, en somme.

Il porte son fils comme le ferait une mère, c’est amusant. Les femmes, au moins, ont bien moins de bedaine que lui. Qui sait, peut être que cela aide Abel à poser ses petits pieds sur son ventre pour mieux se retenir, ou au moins avoir l’impression de. « Je voulais que Abel voit les chevaux, mais là il voit surtout de la pluie. » Je voulais qu’il se la ferme mais c’est un autre vœu qui n’a pas été exaucé, apparemment. Les frères Williams ont un mauvais ratio de ce côté là, il faut croire. “Il n’a pas l’air de s’en plaindre, lui.” Il se plaint encore moins alors que son si cher père remet en place le chapeau sur sa tête, assurant ainsi de le protéger de la moindre goutte d’eau possible. Le reste du monde pourrait se noyer qu’Abel resterait au sec, sous le regard protecteur de son paternel qui grimace même lorsque le petit montre sa joie face aux chevaux. Il gigote sans doute trop pour le vieux Williams. Sloan, lui, se montre bien moins enthousiaste face aux équidés, se contentant de les observer et analyser de ses grands yeux bleus. Il décide ce qu’il va faire et prend tout son temps, mon fils. Cela tombe bien, il a toute la vie devant lui.

Même avec son fils dans les bras, mon frère n’en oublie pas pour autant certaines de ses envies, lesquelles pourraient sans mal être qualifiées de lubies. « Ils avaient dit qu'on pourrait faire des paris, non ? » Ses yeux sont partout à la recherche des stands en question, les miens vrillent dans sa direction a peine a-t-il prononcé ces paroles. Ils le dévisagent, font passer toute la rancœur que j’ai encore à son égard. “Non. Passe à autre chose, tu n’y connais rien en chevaux.” Il parierait sur celui qui a un nom sonnant italien ou celui qui lui fait penser à Ariane, c’est certain. La suite, il la donnerait dans le plus grand des hasards, puisque, comme je l’ai déjà dit, il n’y connaît strictement rien. Tout ce qu’il souhaite, c’est vivre l’adrénaline de la course et l’attente des résultats. Comme s’il avait besoin d’argent, Crésus. Il est plus simple de lui mentir plutôt que de lui faire comprendre qu’il a une mauvaise idée : il est trop têtu, ce foutu Williams. « Ca, c'est une activité que je n'aurais jamais pu faire avec Damon. » Comme si parler ainsi de mon fils en ma présence avait quoi que ce soit d’une bonne idée. Je l’ai connu plus amoureux de la vie, Saül. Là, tout le monde voit bien qu’il n’y tient que très peu et si je n’avais pas Sloan dans les bras, il aurait déjà goûté à la boue. « Il avait peur des chevaux. » Tout comme lui a peur de l’eau. Ce sont des choses qui arrivent, il ne devrait pas se penser supérieur. Il ne l’est certainement pas.

Après quelques secondes nécessaires pour contrôler mon souffle et amasser assez de courage pour ne pas m’énerver contre lui, je réponds enfin. “Tu aurais pu faire autre chose avec lui.” Il n’y a pas que les courses de chevaux, dans la vie. Il aurait pu faire des trucs, là bas, au Canada ou n’importe où dans le monde. “Mais tu n’as jamais essayé. Pas vrai ?” Il n’a pas le droit de reprocher quoi que ce soit au garçon, pas alors qu’il tente encore de faire des efforts pour sauver leur relation là où Saül ne tente que de leur asséner le coup de massue final. “On s’abrite là-bas.” Ce n’est pas une question et c’est ainsi que je désigne la taverne d’un mouvement du menton, replaçant dans le même temps le blouson sur les épaules de mon fils. Les lèvres que je garde posées contre son front sont là pour le réchauffer, quand bien même il ne fait pas bien froid. Sait-on jamais.

« Il n’a pas l’air de s’en plaindre, lui. » Saül hausse les épaules, convaincu qu'Abel s'en plaindrait s'il était capable de le faire. En attendant, le bambin s'extasie sur les chevaux et sur leurs robes mordorées, tachées de boue et de sable. D'un cri, Abel essaie de s'adresser aux animaux et son père sourit, attendrit par la scène. « On aurait dû t'appeler Marcelino. » que Saül murmure, alors qu'Abel s'applique maintenant à attraper l'index de son père de ses petits doigts potelés.

Saül, lui, n'a pas perdu le nord. Des yeux, il cherche le stand des paris. Abel pourra manger le ticket recueillant les informations au sujet des chevaux si cela lui chante. Auden n'a pas l'air d'avoir les mêmes préoccupations que son frère aîné. « Non. Passe à autre chose, tu n’y connais rien en chevaux. » Piqué au vif, Saül déporte son regard sur son frère. « Je m'y connais déjà plus que toi. C'est à moi que papa aurait dû léguer ses chevaux. » Un sourire aux lèvres, Saül s'assure que le sarcasme de son ton passe bien dans les oreilles de l'artiste qui lui fait face. Parler de Damon, en revanche, ce n'est pas une bonne idée. Mais dans la tête de l'italien, la hache de guerre est au moins un peu enterrée de ce côté là. Oh, qu'il sera difficile à aborder, le sujet affreux du mariage de Damon. En attendant, Saül s'occupe de recoiffer Abel de son petit chapeau de pluie, qui ne cesse de lui tomber sur les yeux. Dans dix secondes, le bambin l'aura attrapé pour le mettre par terre.

« Tu aurais pu faire autre chose avec lui. » C'est là que Saül réalise son erreur - trop tard, donc. « On en a fait, des choses. » Le voilà qui se justifie, sourcils froncés. Oui, quand Damon était petit, Saül a fait toutes les choses que font les pères et leurs enfants. Le pousser sur la balançoire durant des heures encouragé par les 'encore!' enthousiaste du garçonnet, lui apprendre à faire du vélo, le porter dans ses bras pour qu'il puisse caresser les museaux des girafes au zoo - tout, sauf lui apprendre à nager. Cela, c'est Elise qui s'en est chargée. Saül était un père adéquat, avant que tout ne devienne plus compliqué. « Mais tu n’as jamais essayé. Pas vrai ? » A cela, Saül ne sait pas répondre. Non, il n'a pas essayé longtemps. Contre lui, Abel a arrêté de jeter des regards curieux aux chevaux. C'est son oncle qu'il dévisage désormais, en tendant sa petite main libre vers ce dernier. « On s’abrite là-bas. »

C'est un nouveau cri d'Abel qui réveille Saül de sa sidération. La pluie redouble et l'homme d'affaires se dépêche de rejoindre son cadet, qui n'a rien d'autre que des mots amers au bord des lèvres. Pourtant, Saül tempère. Après avoir ôté le chapeau d'Abel, l'italien se plante devant son cadet. « On a fait des choses. » qu'il répète, les yeux plantés dans ceux de son frère. « Je n'ai pas été le meilleur père de la Terre, mais j'ai au moins été meilleur que Elon. » Un sourire discret se glisse sur le visage de Saül. « Mais tu vas dire que ce n'était pas bien difficile et je ne peux qu'être d'accord. » L'instant d'après, Saül trouve une table libre. C'est à Sloan que Abel s'adresse maintenant, tendant ses petites mains vers son cousin tout en babillant. « Pendant que nos fils planifient la reconquête du Saint-Empire, il y a quelque chose que je dois t'annoncer. » L'homme d'affaires se penche un peu en avant, un air de comploteur plaqué sur le visage. « Damon va se marier. » La bombe est lâchée.

« On aurait dû t'appeler Marcelino. » - « Ouais, d’accord Massimo. »

L’ego de mon aîné supporte mal les moindres paroles lui ramenant à la réalité pour mieux lui faire poser les pieds sur Terre. Tant pis pour lui, ça ce n’est pas mon problème : je suis déjà bien occupé à tenter de le garder en un seul morceau. « Je m'y connais déjà plus que toi. C'est à moi que papa aurait dû léguer ses chevaux. » Oh oui, les chevaux légués par Elon. Je les avais presque oubliés, ceux-là. « Sois pas jaloux, t’as un joli bateau. » Un joli bateau sur lequel il ne montera jamais, duquel il ne s’approchera pas à moins de plusieurs centaines de mètres non plus. On le sait tous les deux, ça aussi, et c’est bien la raison pour laquelle je réponds avec le même sourire aux lèvres à mon aîné trop impétueux. Ce dernier décline lorsque le sujet en vient indéniablement à tourner autour de Damon, le fils que nous partageons sans que cela n’ait quoi que ce soit de normal. « On en a fait, des choses. » C’est une réponse qui est du même calibre que le fameux ‘non, je boude pas’ d’un garçon en train de froncer les sourcils et croiser les bras. Cela ne fait que me conforter dans mes idées : il n’a jamais été le père qu’il aurait dû être. J’aurais préféré qu’il me donne tort, pour une fois. Il aurait dû saisir l’occasion. « Comme ? » Avoir de longues discussions semblables à d’éternelles remontrances, ça ne compte pas, qu’on soit bien clairs. Mon visage dur se transforme au profit d’un sourire uniquement dédié à son fils, en même temps que je dégage une main pour la lui proposer, lui qui tend ses petits doigts boudinés avec enthousiasme. Contre mon torse, je replace Sloan, m’assure qu’il ne risque pas de glisser ni de se mouiller. Mon fils est bien plus calme, il se contente d’observer les alentours.

Il est sur repeat, le vieux Williams. « On a fait des choses. » Mon regard ne se dérobe pas du sien. J’attends des explications qu’il ne me donnera sans doute jamais. Que pourrait-il dire, de toute façon ? La vérité ne me plaira pas, venant de lui. « Je n'ai pas été le meilleur père de la Terre, mais j'ai au moins été meilleur que Elon. » Je souffle dans un rire forcé. Il est facile de se comparer au pire patriarche de l’univers et ensuite être heureux de pouvoir affirmé avoir été meilleur. « Tu ne prends pas de risque en te comparant à lui. » - « Mais tu vas dire que ce n'était pas bien difficile et je ne peux qu'être d'accord. » Comme quoi, les fères peuvent effectivement tomber d’accord, parfois. J’aimerais simplement que ce soit à propos d’autres sujets, un peu plus reluisants, un peu moins controversés et douloureux. Nous n’avons jamais eu besoin d’Elon pour arriver à quoi que ce soit dans nos vies mais Damon, lui, aurait bien eu besoin d’un père digne de ce nom - et quel que soit son nom, justement. Alors que mes yeux observent le visage de mon aîné sous toutes ses coutures, nos fils se lancent dans une discussion animée qu’eux seuls peuvent comprendre. Mes mains placées de part et d’autre de Sloan, je lui laisse assez d’espace pour qu’il puisse bouger à sa guise, mais pas assez pour qu’il risque de tomber à un quelconque moment.

« Pendant que nos fils planifient la reconquête du Saint-Empire, il y a quelque chose que je dois t'annoncer. » Saül se penche en avant, je ne bouge pas. De telles paroles me prennent de court et n’augurent rien de bon, raison pour laquelle je fronce déjà les sourcils. Je ne vais pas aimer la suite, c’est certain. « Damon va se marier. » L’annonce est une surprise à tous les niveaux mais ce n’est pas ce sur quoi je m’attarde. Pourquoi est-ce que c’est Saül qui me l’annonce ? Je sais que je n’ai pas rattrapé vingt années perdues avec Damon, mais nous nous entendons bien ; assez pour qu’il puisse me dire qu’il s’apprête à se marier. Pourquoi est-ce qu’il le fait avec tant de cérémonie ? Je suis certain de lire le doute, au fond de ses yeux. La peur, même, peut-être. Pourquoi ? Mon silence se cache derrière le bruit de la pluie battante, mais rien ne m’empêche de le dévisager longuement. « Maintenant dis-moi la suite de l’histoire tant que je suis trop occupé avec Sloan pour vouloir, pardon, pouvoir, te tuer. »

Peut-être qu'Abel et Sloan joueront les atouts diplomatiques. Peut-être que grâce à leur présence, les frères ne se battront pas - pas tout de suite, du moins. Abel, lui, n'a pas l'ait très concerné par le ton plus bas de son père. Très occupé par une grande discussion lancée avec un Sloan qui se fait plus discret, le bambin se mettra certainement très bientôt à pleurer faute de pouvoir communiquer avec son cousin. Tout contre son père, Abel s'agite et jette des regards à son oncle autant qu'au petit garçon qui lui fait face. Quand Saül fait la grande annonce, Abel tend la main pour pouvoir attraper le doigt de son père. Cela distrait un peu l'homme d'affaires, assez pour l'empêcher de relever le regard noir que lui retourne son frère cadet. « Maintenant dis-moi la suite de l’histoire tant que je suis trop occupé avec Sloan pour vouloir, pardon, pouvoir, te tuer. » La hache de guerre n'est pas si enterrée, finalement. Alors qu'Abel mange désormais l'index de son père, Saül reporte son regard dans celui d'Auden. « Tu devrais être content pour lui. Il est avec une fille très bien. » Ou pas. Mais elle a au moins le mérite d'être d'accord et de ne pas trop essayer de se rebiffer.

Alors, quelle voie emprunter ? Celle de la vérité, au risque de retrouver les querelles d'un temps pas si ancien ? Ou les faits enjolivés, histoire de s'assurer une catastrophe dans le futur ? « J'ai été trop absent pour faire de Damon un garçon raisonnable, c'est la faute que je me reconnais. » qu'il marmonne, occupé d'une main à remettre en place les quelques cheveux dérangés sur la tête de son fils. « Tu ne le connais pas assez pour savoir comment il est. Parfois, il a besoin d'un peu de... » D'aide ? De décisions prises à sa place ? « ...d'être guidé. » Sous les yeux de Saül, Abel essaie maintenant de devenir ami avec un chien qui s'est enfilé sous la table. A coups de cris et de babillages, le bambin s'occupe de rameuter l'animal. Jamais Saül ne s'est occupé de Damon comme ça. Il ne l'a jamais porté ainsi, s'est questionné très tôt sur l'avenir du petit Williams. Avec Abel, les choses sont différentes. Plus naturelles, en fait. Plus tranquilles, aussi. « Tout est déjà sur les rails. Damon est tout à fait enclin à vivre tout ça et la jeune fille avec laquelle il va se marier lui plaît beaucoup, je crois. » Le sous-entendu est clair: avant, ils ne se connaissaient pas.

Si Saül se refuse à dire exactement ce qu'est ce mariage, on ne peut pas lui retirer qu'il voudrait vraiment en parler à Auden. Bien sûr, si tout pouvait rester sous son contrôle, cela arrangerait l'aîné. « Il serait ravi que tu sois là pour ce moment, j'en suis sûr. » Saül ne dira rien des raisons qui le poussent à pousser Damon à épouser Megan. Ce serait s'assurer les moqueries d'un Auden qui ne comprendrait pas, ne pourrait pas comprendre. Il a vécu libre, lui.

C’est ironique de se dire que j’attends de mon frère qu’il me raconte une histoire que je vais détester par avance, et que je le détesterais aussi s’il venait à ne rien me dire. Dans un cas comme dans l’autre je vais avoir envie de lui en coller une, et dans un cas comme dans l’autre ce sont nos fils qui m’en empêcheront de justesse. « Tu devrais être content pour lui. Il est avec une fille très bien. » Depuis quand Saül est capable d’aligner deux mots positifs à propos d’une personne qui ne se trouve pas être lui-même ? Il n’est pas capable d’avoir de tels propos pour les membres de sa propre famille, je ne vois pas comment cette inconnue a pu gagner tant de louanges. Et une partie de moi a peur d’en connaître la réponse, cause pour laquelle Sloan se voit doucement secoué sur mon genou, lui qui est éternellement calme mais n’aime pas rester sans rien faire. Au moins, il s’occupe en parlant à son cousin, et j’en fais de même avec mon frère. Eux, au moins, doivent sûrement aborder des sujets bien moins compliqués. « J'ai été trop absent pour faire de Damon un garçon raisonnable, c'est la faute que je me reconnais. » - “Qu’est ce que tu entends par ‘raisonnable’ ?” Je me moque de ses explications générales, ce sont les mots-clés qui m’intéressent le plus. Ce sont eux qui m’en disent le plus, aussi, parce que ce sont autant de détails que mon frère n’anticipe pas ; et qui le trahissent. Damon est le gamin que tout le monde rêverait d’avoir. Sauf Saül, bien sûr. Le sujet est bien trop important pour que je laisse remonter le fait qu’il accepte qu’il se compose de défauts, lui aussi.

Les cheveux d’Abel remis en ordre, mon aîné continue. Mes yeux, eux, ne lui laissent pas une seule seconde d’un répit qu’il ne mérite de toute façon pas. « Tu ne le connais pas assez pour savoir comment il est. Parfois, il a besoin d'un peu de… d'être guidé. » Mon poing se resserrent alors que je pense enfin comprendre le sujet de la conversation, derrière les mots politiquement et éthiquement corrects, choisis avec grand soin par un homme qui n’a justement rien de correct, sur aucun plan qui soit. La simple idée qu’il se pense être l’élu pour guider mon fils laisse prévaloir toutes les mauvaises et pires conséquences qui soient. Damon passe avant tout le reste, bien avant mon ego bafoué à l’idée que Saül me répète une fois de plus à quel point j’ai pu être absent dans la vie de mon propre enfant. Ni lui ni moi n’avons été bons dans ce rôle-là et voilà qu’on se rattrape aujourd’hui en choyant des angelots ravis d’autant d’attention. Damon aura été le crash test de toute une famille, quoi qu’on en en dise. « Tout est déjà sur les rails. Damon est tout à fait enclin à vivre tout ça et la jeune fille avec laquelle il va se marier lui plaît beaucoup, je crois. » Sombre imbécile. Lui qui a vécu une vie malheureuse avec une femme qu’il avait pourtant choisi, le voilà qui destine son propre fils (kinda) à subir le même sort. Deux doigts douloureux viennent masser mes tempes qui le sont tout autant. Je cherche une solution à un problème qui n’aurait même jamais dû exister et je sais que Saül se mettra en travers de la moindre de mes idées, tout comme Damon se contenter de courber l’échine, tel le parfait gamin qu’il a toujours personnifié. “Dis moi que t’as répété ce discours et que tu ne le penses pas vraiment.” - « Il serait ravi que tu sois là pour ce moment, j'en suis sûr. » Il le pense vraiment, le con. Le sombre abruti.

“T’as vraiment préparé un mariage arrangé à ton propre fils, en 2021 ? Après avoir toi-même vécu dans un mariage sans amour pendant toute ta vie, t’es égoïste au point d’en faire de même pour lui ?” Je tente de tout mon possible de garder mon calme, cachant toute ma haine derrière des paroles que je lui murmure alors que je les lui aurais bien craché au visage. “Alors quoi, il fera un gamin histoire de, restera avec elle pendant dix ans histoire de et il aura rendu fier son connard de père qui n’apprend pas de ses erreurs ?” Je jure que j’essaye de comprendre, là.

Cette conversation tournera court bien plus vite que prévu. « Qu’est ce que tu entends par ‘raisonnable’ ? » Saül soupire un grand coup, si bien que les cheveux blonds d'Abel volent doucement et le perturbent dans sa grande conversation avec son cousin. Ses mains s'agitent alors que Saül les arrange de nouveau, ne sachant comment formuler ce qui va suivre. « Tu connais la définition de raisonnable. Et Damon est encore un grand adolescent. » Il a parfois besoin qu'on fasse des choix à sa place.

Oh bien sûr qu'il remarque, Saül, les poings serrés de son frère. Il remarque que ses traits se sont tendus alors que son frère dessine patiemment le destin de son garçon. Mais après tout, Auden n'a rien à réclamer. Il n'a pas voulu de cet enfant, n'a pas voulu y prêter attention lorsqu'il en avait l'occasion, ne l'aurait pas gardé s'il avait eu le temps de décuver pour le voir naître. Et même s'il dit le contraire, Saül restera de toute façon persuadé du contraire. Il y a beaucoup de choses sur lesquelles Saül acceptera de passer, notamment les moeurs légères de son cadet mais en ce qui concerne la paternité de Damon, il n'a aucun doute. S'il n'est pas pleinement le père de ce garçon et s'il n'avouera jamais qu'à demi-mot qu'il ne s'est jamais vraiment senti légitime dans sa place de père auprès de lui, certaines choses lui reviennent. On ne choisit pas sa famille. On ne choisit pas non plus les règles sous lesquelles on grandit, pas plus qu'on ne les conteste. Cela, Damon l'a bien compris. Voilà ce que signifie "raisonnable". Mais Auden ne le comprendra jamais.

Les yeux du peintre lancent des éclairs et ceux de Saül se contente de patiemment observer la discussion animée qui se déroule entre les deux petits cousins. Eux, au moins, sont loin de tout ça. Ils n'apprendront les secrets de famille que bien plus tard. Abel en voudra-t-il à son père, quand il comprendra ? Saura-t-il toutes les nuances, saisira-t-il pourquoi son père a fait ce qu'il a fait ? En attendant, les bambins s'échangent de grands regards et des cris de bébé. Sloan est beaucoup plus calme que son cousin, ce qui fait dire à Saül qu'il tient beaucoup de sa mère. « Dis moi que t’as répété ce discours et que tu ne le penses pas vraiment. » Mais l'homme d'affaires ne démord pas, invitant Auden en avance à l'évènement. Peut-être se rendra-t-il compte de son délire... ou pas ? « T’as vraiment préparé un mariage arrangé à ton propre fils, en 2021 ? Après avoir toi-même vécu dans un mariage sans amour pendant toute ta vie, t’es égoïste au point d’en faire de même pour lui ? » « J'ai vécu un mariage sans amour, mais j'ai toujours eu une alliée dans toutes mes batailles. Et toi, Auden ? » Auden s'est eu lui-même, c'est déjà beaucoup. Elise a toujours été aux côtés de Saül et s'ils ne se sont pas aimés d'un amour conventionnel, elle tient une place très importante dans la vie de l'italien, même maintenant qu'il est marié à Ariane.

« Alors quoi, il fera un gamin histoire de, restera avec elle pendant dix ans histoire de et il aura rendu fier son connard de père qui n’apprend pas de ses erreurs ? » Un regard mauvais fend le visage alors plutôt neutre de Saül. C'est facile, pour Auden. C'est le gamin de l'aîné quand Saül prend de mauvaises décisions et c'est le gamin de Auden quand il s'agit de se l'approprier pour en faire un élément intéressant à rajouter à sa vie de raté. Damon ne s'est jamais appartenu à lui-même et encore aujourd'hui, il est l'enjeu d'une guerre fratricide. « Son connard de père ? Lequel, Modesto ? » Son ton est acerbe et pour la première fois, les bambins ont arrêté de palabrer. « Je fais ce que je crois être juste. La direction qu'il prend le mènera à sa perte, je m'assure qu'il ne se fasse pas bouffer par un monde qui ne l'accueillera jamais comme il est. » Une bile amère monte à la gorge de Saül alors qu'il se souvient soudain de tout ce qu'il a dévoilé à son frère pendant cette nuit de beuverie qui leur a valu un incroyable mal de tête. « Tu ne l'as même pas accueilli toi-même, comment peux-tu critiquer ce que je fais pour lui, comment peux-tu parler de mes erreurs quand tu n'étais même pas là pour le voir naître ? »

« Tu connais la définition de raisonnable. Et Damon est encore un grand adolescent. » Je connais la définition de ‘raisonnable’ mais n’ai encore aucune idée d’à quel point la sienne s’en éloigne ; c'est-à-dire que je ne peux pas anticiper à quel point je vais détester ce qu’il aura à me dire juste ensuite. Je sais au moins par avance que son plan sera horrible, si ce n’est suicidaire - et là je parle de son suicide à lui, Saül. C’est le nom qu’on donne aux meilleurs meurtres, ceux qui n’ont aucune conséquence sur le commanditaire. Alors je m’énerve, bien sûr que je m’énerve. Les mauvaises langues diraient que je ne sais faire que ça, je leur répondrais que je ne fais que défendre la vie et les intérêts d’un fils que je n’ai justement jamais eu l’occasion de protéger de quoi que ce soit, dans la vie. Je le défends d’un homme qui aurait dû être notre premier allié ; elle est là, la triste vérité. « J'ai vécu un mariage sans amour, mais j'ai toujours eu une alliée dans toutes mes batailles. Et toi, Auden ? » - “Une allié qui t’a volé toute ta fortune parce qu’elle n’est toujours restée que pour ça. C’est vraiment ce qui se rapproche le plus d’un allié, à tes yeux ?” Il n’a jamais eu personne, Saül. Aucun ami, aucun confident, et si c’est un trait de caractère propre aux hommes Williams, n’en reste pas moins qu’il en a une version agressive. Je n’ai jamais eu de groupe d’amis, ils étaient difficilement comptables sur plus d’un doigt à la fois mais j’en ai eu. Ils ont fait leur temps, j’ai appris à me débrouiller seul, et c’est sûrement le plus beau cadeau que m’a fait la vie. On finit toujours par être à nouveau seul, tôt ou tard, en prouve une femme qui a oubliée de revenir de Sydney.

Son regard éternellement neutre se fend d’yeux noirs, temporaires. Il n’ose rien faire en présence d’Abel, comme si le gamin avait le pouvoir de l’immobiliser sur place. Je ne ferai rien de dangereux pour Sloan non plus, mais je suis loin de m’empêcher de vivre. Et dire que de nous deux, il est le seul à avoir vu Damon grandir, le seul qui aurait dû avoir de l’expérience. « Son connard de père ? Lequel, Modesto ? » - “Je ne suis son père que quand ça t’arrange, Massimo.” Le fait est que nous sommes tous les deux des connards, mais dans le cas présent il remporte la palme. Il a des paroles qui ne font sens que pour lui ; il punit un enfant pour des faits qui ne devraient jamais conduire au moindre reproche. Il est un lâche doublé d’un connard et je suis forcé par le destin de le considérer comme mon frère. « Tu ne l'as même pas accueilli toi-même, comment peux-tu critiquer ce que je fais pour lui, comment peux-tu parler de mes erreurs quand tu n'étais même pas là pour le voir naître ? » Je souffle, agacé de reprendre une discussion qui ne connaît qu’un début, à défaut qu’il en soit de même pour la fin. “Tu sais qu’il ne te pardonnera jamais ? C’est le gamin le plus droit et le plus doux que je connaisse, et même lui tu vas réussir à te le mettre à dos. Reproche moi ce que tu veux, mais moi au moins je continuerai de faire passer son bonheur avant le mien.” Et je continuerai de le défendre et le protéger quoi qu’il arrive et peu importe toutes les erreurs qu’ils pourraient commettre, comme Saül semble si bien le dire. Venant de Damon, je ne m’attends à rien d’horrible. Venant de Saül, je pensais au moins que sa connerie avait comme limite les liens du sang et qu’à défaut que cette règle ait un jour été vérifiée avec moi-même, elle aurait pu l’être avec Damon. Force est de constater que j’avais tort, une fois de plus. J’ai posé trop d’espoirs et de confiance en une personne qui ne le mérite aucunement. “Prends soin d’Abel, parce qu’avec lui aussi tu finiras par tout gâcher. Tôt ou tard.” Cette discussion n’a pas à continuer, j’ai dit tout ce que j’avais à lui dire et, surtout, je n’ai aucunement envie d’en entendre davantage. Je préfère laisser Sloan être attaqué par les gouttes de pluies, sous son manteau, plutôt que d’avoir à rester face à un frère que je ne rêve à nouveau que de voir au bout d’un pique. Ma priorité redevient Damon, encore et toujours, et elle n’aurait jamais dû changer au profit de mon (connard d’)aîné.