Mercredi 1er septembre.

Comme tous les mercredis depuis quelques semaines, je passais voir si Helen allait bien après le travail. Ce jour-là, j'avais travaillé de journée, si bien que je passais chez elle en fin d'après-midi. J'avais sonné pendant une dizaine de minutes avant de me rendre à l'évidence qu'elle n'ouvrirait pas et d'utiliser ma clé. Je l'avais trouvée, en bas des escaliers, inconsciente. Elle respirait encore, mais impossible de la réveiller et, comme quelques années plus tôt, son teint avait viré au jaune. J'avais donc immédiatement appelé le numéro d'urgence et une ambulance était arrivée peu de temps après cela. C'était à l'hôpital que les mauvaises nouvelles avaient commencé à arriver. Premièrement, Helen était dans un état grave qui nécessitait une greffe rapide, sans quoi elle risquait de ne pas survivre et ensuite, ils avaient absolument besoin du numéro de Nicole. Pourquoi demandez-vous ? Parce que notre mère avait cru bon de la nommer comme seule décisionnaire en cas de problème. J'avais donné douze ans de ma vie à m'occuper de son cul et quand il s'agissait de prendre une décision, cette connasse trouvait judicieux de demander à l'enfant qui la détestait le plus. Si Nicole venait, elle serait capable de demander à l'achever. Et quelque part, ce ne serait que le karma qui ferait son travail.

" Bonjour!" La voix joviale de l'infirmière me sortit immédiatement de mes pensées. "Je viens vous faire une prise de sang pour le test." J'arquais un sourcil sans comprendre. Dieu merci, je n'avais jamais couché avec Helen, je ne risquais donc pas qu'elle m'ait transmis son hépatite. La soignante sembla comprendre ma méprise, car elle reprit la parole pour s'expliquer. "Le test de compatibilité avec votre mère... pour la greffe... Vous voulez le faire, non ?" Ah. Bonne question. "euh..." Si j'avais eu envie de le faire, pourquoi ne l'avais-je pas fait avant ? Et puis, même si j'étais compatible, mon foie était-il dans un assez bon état pour en donner une partie à quelqu'un ? C'était tout de même évocateur que j'ai décidé de détruire cet organe avec l'alcool quand c'était précisément de celui-ci qu'Helen allait forcément avoir besoin un jour. L'infirmière avait le regard de celle qui ne comprenait même pas qu'on puisse hésiter à sauver sa propre mère, si bien que ma grande copine la culpabilité fit son apparition. Aussi, je lui tendais le bras la mort dans l'âme, priant pour que ne pas être compatible avec le monstre de Toowong.

Une fois la prise de sang faite, je m'étais retrouvé seul dans la chambre d'Helen, toujours inconsciente, mais dans un état stable. J'avais l'impression que c'était la première fois depuis des années que j'arrivais à rester dans une pièce avec elle plus de dix minutes sans que ça ne dégénère. Il fallait seulement qu'elle soit sans vie, tout était normal. Assis sur l'un des fauteuils près du lit, je tentais de joindre Gideon. Je l'avais déjà appelé plusieurs fois depuis mon arrivée à l'hôpital, sans parvenir à l'avoir. Cette fois, il décrocha. "Putain Dédé, ça fait quinze fois que je t'appelle, tu réponds à ton téléphone de merde parfois ou bien il sert juste de décoration ? Helen est à l'hôpital, elle a une insuffisance rénale aiguë, les médecins ont l'air de dire que c'est grave." Je vous accorde que ce n'était pas forcément la meilleure manière d'annoncer la chose, mais je n'étais déjà pas au meilleur de ma forme depuis la dispute avec Nicole, alors j'étais blasé de redécouvrir chaque fois que mon frère n'était qu'un fantôme dans nos vies. " Nini a déjà choisi le cercueil ?" Je roulais des yeux, en soupirant. Un fantôme comique, ça me faisait une belle jambe. Le pire étant que je me demandais si elle n'aurait pas déjà effectivement fait son choix avant d'arriver à l'hôpital. "Très drôle." La conversation dériva rapidement sur mon état à moi et comme je n'avais que peu envie d'en parler, je prétextais l'arrivée du médecin pour raccrocher. Je n'appelais pas Nicole, puisque je savais que l'hôpital le ferait, il ne restait donc plus qu'à attendre.

En attendant qu'Helen reprenne conscience, je lisais les documents que l'hôpital m'avait fournis sur la greffe de foie. Ils disaient qu'il fallait être préparé et averti si jamais j'étais compatible. J'avais seulement pris les papiers sans répliquer, mais en les lisant, j'imaginais très bien que je ne serais pas le donneur quoi qu'il arrive puisque, à priori, l'alcool était un problème. Je n'étais pas assis depuis très longtemps lorsque quelqu'un frappa à la porte. Je relevais les yeux de ma lecture et, après avoir jeté un coup d'œil à ma mère qui ne pouvait pas répondre, j'invitais la personne à entrer. Nicole. Je la regardais quelques secondes, surpris. Déjà, je m'étais persuadé qu'elle ne ferait pas le déplacement pour Helen ou qu'elle ne viendrait pas jusqu'à la chambre, mais en plus, elle était blonde. Bêtement, cela m'ancra dans l'idée que ce qu'elle m'avait dit la dernière fois que l'on s'était vu était vrai : elle n'avait besoin de personne et encore moins de moi. Elle avait l'air en forme, elle avait changé de coiffure et j'avais vu dans quelques magazines qu'elle s'accrochait même à son mariage. Et pendant ce temps, de mon côté, je me maintenais difficilement hors de l'eau, en pilote automatique, et entre Mina et Helen, plus que d'aller de l'avant, j'avais l'impression de revenir en arrière. Heureusement qu'il me restait Niamh. D'ailleurs, si je n'avais pas été en train de chercher un appartement pour ne plus lui imposer ma présence, je serais probablement arrivé saoul à l'hôpital, même lorsqu'elle n'était pas là, elle me sauvait la mise.

" Bonjour, Nin... Cole." Un silence pesant s'installa durant quelques secondes, mes yeux plantés dans les siens. "Je l'ai trouvée comme ça en passant chez elle, le médecin doit venir après pour donner des précisions sur son état. J'ai appelé Dédé pour le prévenir."

Il ne viendra pas, mais pas besoin de le préciser, Nicole le connaissait assez pour le savoir. Ambiance. Allez Max, "je suis désolé", ce n'était quand même pas si difficile à dire. Supplie-la s'il le faut, mais arrange les choses, tu n'arrives pas à le faire depuis deux mois, elle est là, c'est le moment ! Hurlait une voix dans ma tête. Mais tout semblait aller tellement mieux sans moi dans sa vie... J'avalais difficilement ma salive et laissais mes yeux retomber sur ma lecture, silencieusement. C'était bien le moment de commencer à devenir lâche, tiens. J'imaginais Helen se réveiller au milieu de cette situation, cette tarée serait capable de guérir instantanément en voyant ça.

Elle demanda s'il y avait quelque chose à faire en attendant le médecin. Est-ce que j'avais une tronche à savoir quoi faire dans les moments pareils ? Helen ne l'avait peut-être pas nommée décisionnaire pour rien. Je haussais les épaules en relevant les yeux sur notre mère. Malgré l'appareillage, elle avait presque l'air paisible là, sans l'air de dégoût qu'elle affichait habituellement, chaque fois qu'elle voyait l'une de ses progénitures. C'était triste à dire, mais je la trouvais plus agréable inconsciente que lorsqu'elle était en forme.

"J'en sais rien. Essaye de lui balancer de l'eau bénite, peut-être que la brûlure lui fera reprendre conscience plus vite. "

J'allais bientôt pouvoir ouvrir un one man avec Gideon avec autant d'humour. Sauf que moi, j'avais prononcé cette phrase sur un ton monotone, assez loin de l'enjouement dont mon frère avait pu faire preuve un peu plus tôt. Plus qu'une blague, ma phrase sonnait presque comme une réelle suggestion. J'évitais soigneusement le regard de ma sœur, comme si j'étais soudain obnubilé par notre mère. Du moins, jusqu'à ce que quelqu'un toque à la porte et entre, ce qui me fit tourner la tête instantanément vers celle-ci. C'était l'infirmière qui m'avait fait une prise de sang un peu plus tôt, elle m'ignora totalement, s'adressant directement à Nicole. Elle lui demanda de faire une prise de sang pour tester sa compatibilité avec Helen, annonçant une urgence dont je n'avais pas pris conscience jusque-là.

" Pardon ?? Enfin, je... C'est quoi le délai d'urgence au juste ? "

Cette fois, je me relevais et allais me placer près de Nini, face à l'infirmière, soudainement bien plus inquiet. Jusqu'à cette discussion, je m'étais imaginé que tout se passerait bien, que les tests étaient uniquement dans un but préventif et que Helen rentrerait à la maison au bout de quelques jours, comme la première fois que je l'avais trouvée mal en point. Ils m'avaient dit que c'était grave, mais après tout, ne rabâchait-il pas cela depuis des années ?

"Pourquoi d'urgence ? Il va se passer quoi si elle n'a pas de greffe ? Elle va mourir ?" J'avais un peu de mal à y croire, on ne se débarrasse pas si facilement des mauvaises herbes et puis, ne dit-on pas que c'est toujours les meilleurs qui partent en premier ? Helen n'était donc pas censée partir en premier, loin de là.

"Si elle n'est pas greffée rapidement, oui. Il semblerait que vous l'ayez amenée un peu tard, elle est restée inconsciente un moment avant que vous ne la trouviez, son foie a malheureusement eu le temps de beaucoup se dégrader... Il faudrait qu'elle soit transplantée dans les jours à venir !"

En entendant cette phrase, je me sentis pâlir. Sans un mot, je retournais m'asseoir à ma place, les deux mains dans les cheveux. J'avais passé douze années de ma vie à vivre chez Helen, douze longues années que j'avais détestées, mais durant lesquelles j'étais censé surveiller son état. Et tout ça pour quoi ? Pour qu'elle ait un problème pendant les deux seuls mois où je n'avais pas été là. Ça aurait pu être risible si ça n'avait pas été si dramatique. Finalement, elle avait sûrement raison : j'étais un raté. Même ça, je n'avais pas réussi à le faire. Helen allait mourir et c'était parce que je ne l'avais pas retrouvée à temps. Tournant le regard vers le lit, j'oubliais tout ce qu'il y avait autour. C'est à peine si j'entendais encore l'infirmière.

"Le médecin n'est pas passé vous donner des nouvelles ?" Demandait-elle, apparemment consciente d'en avoir trop dit. "Je vous fais la prise de sang et je vais le chercher."

Mais de mon côté, c'était trop tard, tous les médecins du monde ne changeraient plus rien à ce qu'il se passait dans ma tête à ce moment-là : Helen allait mourir par ma faute. Dans quelques jours, j'aurais tué ma mère.

" Vous êtes sourde ? J'A-TTENDS ! "

Ce n'est qu'en entendant Nicole hausser le ton que je parvins à sortir de ma torpeur pour tourner la tête. Elle était toujours debout, au même endroit, mais elle avait croisé les bras et son expression était devenue beaucoup plus froide. Les sourcils froncés, le regard noir, elle avait l'air d'être à la limite d'égorger l'infirmière qui lui demandait une prise de sang. De toute évidence, elle ne comptait pas faire ce qu'on lui demandait. Cependant, de l'autre côté, la soignante ne semblait pas vouloir lâcher l'affaire, elle non plus. Durant une seconde, j'observais les deux femmes se faire face en se regardant dans les yeux, j'avais presque l'impression qu'elles allaient finir par se battre si la tension montait encore.

"Ecoutez mademoiselle, je ne fais que mon travail et on m'a demandé de vous faire une prise de sang, ça ne vous oblige à rien." Elle fit un geste de la tête vers moi, comme pour me prendre à témoin. "Votre frère n'a pas fait d'histoire, lui."

Ok, alors là, ce n'était peut-être franchement pas le bon plan de nous comparer. Et heureusement que je ne comptais pas lui cacher que j'avais fait le test, sinon, grâce à cette dame de moins en moins avenante, j'aurais pu m'asseoir sur mon secret. Bref, Nicole semblait déjà bien énervée et je pensais que l'insistance de l'infirmière ne ferait que l'importuner davantage. C'est en pensant à la réaction que ma sœur pourrait avoir en se sentant prise au piège de la sorte que je me relevais de mon siège pour me placer derrière elle. J'hésitai un quart de seconde avant de placer doucement mes mains sur ses épaules.

"Reste calme Nini, ça va aller."

Dans la précipitation, je n'avais pas fait attention à ne pas utiliser son surnom, j'étais trop inquiet à l'idée qu'elle me repousse et trop choqué de la situation d'Helen pour penser à réfléchir à ça en plus du reste. Mes yeux revinrent sur la soignante qui me regardait, comme si elle attendait que le prenne son parti, face à Nicole. Bien sûr, elle ne pouvait pas le savoir, mais c'était tout bonnement hors de question que j'aille dans son sens. Je ne voulais pas laisser mourir Helen, ni que ma sœur puisse s'en sentir responsable de près ou de loin, mais il n'était même pas envisageable une seconde que je la force à quoique ce soit. Surtout qu'ici, il ne s'agissait pas d'être présent pour la patiente ou de faire un don de sang, il s'agissait d'une opération durant laquelle on enlèverait au donneur une partie d'un organe. Et puis, si j'avais eu à choisir entre les deux, je n'aurais pas hésité à laisser mourir notre mère pour sauver Nini. C'était peut-être horrible de penser comme ça, mais c'était la stricte vérité.

"J'ai lu dans vos papiers que le consentement pour la greffe est censée être "libre et éclairé", je ne crois pas que ce soit très éthique de votre part d'essayer d'obliger les patients à faire cette prise de sang. Allez chercher le médecin, s'il vous plaît."

Ma voix était calme, mais mes paroles n'allaient pas dans son sens. Vu comme elle était insistante, je m'attendais même à ce qu'elle me contredise encore. Et pourtant, si elle n'eut pas l'air ravie et leva même les yeux au ciel, c'est sans ajouter quoique ce soit que la soignante tourna les talons. La porte se referma derrière elle et le silence revint, toujours aussi pesant. Comme si j'avais fait une bêtise en les plaçant là, je retirais mes mains et reculais d'un pas, gêné. Cette situation devenait vraiment accablante, je ne me souvenais pas m'être déjà senti si mal à l'aise avec Nicole et que ce soit le cas dans ce moment si particulier m'agaçait encore plus. Et pourtant, alors que je n'avais jamais eu de problème pour m'excuser jusque là et que je me sentais entièrement responsable de tout ce qu'il s'était passé entre nous, j'étais incapable de lui demander pardon.

"Je n'arrive pas à comprendre pourquoi t'es venue. Je veux dire, on a toujours été des contraintes pour elle, elle était jalouse de toi, elle nous a jamais dit qu'elle nous aimait. Et tu ne dois rien à personne..." Je l'avais bien compris quand elle avait crié derrière sa porte lors de notre dispute. "Alors qu'est-ce que tu fais là ?"

J'évitais toujours soigneusement son regard, faisant mine de regarder le dossier accroché au lit de notre mère. L'approche n'était pas terrible, mais c'était tout ce dont j'étais capable en l'état actuel des choses et j'estimais que c'était toujours mieux que le silence lourd de sens qui s'imposait à nous depuis son arrivée.

" C'est pas pour elle que je suis là. "

Avec la surprise, mon regard passa du dossier d'Helen à Nicole plus vite que je ne l'aurais voulu. Elle retourna s'asseoir dans un coin de la pièce pendant que je l'observais. Je me demandais si je n'avais pas halluciné cette phrase... Est-ce qu'elle venait de dire qu'elle était là pour moi ? Ou alors elle connaissait moins bien Gideon que ce que j'aurais cru et elle pensait le trouver là ? Pourquoi rien n'était jamais clair quand on se parlait ?

"Ah."

Super réaction. On aurait presque dit que j'étais déçu de sa réponse alors qu'elle me redonnait un peu d'espoir quant à notre relation. J'aurais eu envie de lui dire que j'étais content qu'elle soit là, qu'elle m'avait manqué et que ces semaines sans elle avaient été terribles. Mais toute l'histoire craignait, je me sentais coupable d'avoir laissé Helen toute seule, j'avais l'impression d'être responsable de toute cette merde et je refusais d'être en plus un poids pour ma soeur. J'étais déjà un fardeau pour tellement de monde que si Nicole parvenait à vivre une vie correcte sans moi, c'était probablement mieux pour elle. Situation pourrie entre nous, un pas en avant, deux pas en arrière.

"Bah Gideon s'en bat la rate, alors tu n'étais pas obligée de te forcer à venir. Je t'ai dit que tu n'aurais plus à t'occuper de moi, je ne serais plus ton boulet. Comme tu vois, je vais bien, il a suffit de deux mois sans qu'on se parle pour que je tue notre mère. On aurait peut-être dû se disputer avant, ça aurait arrangé tout le monde."

Ma voix était si froide que j'en étais moi-même surpris. En réalité, je n'allais pas mieux ce jour-là que ce que j'allais deux mois plus tôt. C'était même encore pire. Je vais bien, chez moi, ça voulait dire : j'essaye de rester sobre assez souvent pour trouver une colocation et garder mon job. Et c'était déjà extrêmement difficile. Ma recherche d'appartement me prenait suffisamment de temps et d'énergie pour que je sois resté dans un état proche du correct les deux dernières semaines. Mais celles qui avaient succédé à notre dispute n'avaient été qu'un enchaînement affreux de périodes de dépressions intenses et de moments à dormir et à picoler entre deux journées de travail, tout cela dans une gueule de bois constante. Rien de bien glorieux en soi. Et tout cela laissait penser que contrairement à ce que je disais par excès d'un ego qu'elle avait blessé, j'avais très clairement besoin d'elle dans ma vie. Son absence laissait un grand vide dans ma vie que tout l'alcool du monde ne comblerait jamais. J'aurais aimé que la vie soit aussi simple que dans la tête de Gideon "excuse-toi. C'est une femme, elle pense qu'elle a raison et vaut mieux éviter le conflit." Même en me forçant, je n'arrivais pas à penser comme lui, pire, j'avais trouvé cette phrase rabaissante pour Nicole et cela m'avait poussé à couper l'appel plus vite que prévu. Depuis quelque temps, j'avais réellement l'impression de m'éloigner de lui aussi.

J'avais conscience que ma phrase sonnait un peu comme un "va-t-en, je ne veux pas de toi", quand j'avais clairement besoin qu'elle soit là. Mais je me retrouvais incapable d'ajouter quoique ce soit, comme prisonnier de mon propre mal être. J'aurais aimé lui avouer que j'étais heureux qu'elle soit venue pour moi, que j'étais passé plusieurs fois dans son quartier dans l'idée de la croiser et de lui parler, qu'elle aurait toujours une place particulière dans ma vie. Mais chaque fois que j'avais envie de faire un pas vers elle, j'étais retenu par cette phrase qui tournait en boucle dans ma tête depuis deux mois "c'est ça, barre-toi ! Dégage ! J'ai besoin de personne !", cette phrase qui avait fait voler en éclat toutes mes certitudes à propos de cette fratrie si soudée que je pensais avoir. Cette phrase qui m'avait fait penser que personne n'avait besoin de moi. Cette phrase qui m'avait, sans qu'elle le sache, fait plus mal que toutes les insultes d'Helen. Et j'avais si peur que ça puisse se reproduire que je préférais m'enfermer dans ce cercle vicieux que de risquer d'être encore plus mal.

" Ok. Si c'est vraiment comme ça que tu veux le prendre. "

Quoi ? Elle s'était levée avec un air déterminé et se dirigeait vers la porte. Elle allait vraiment me laisser là, comme ça, sans rien dire de plus ? Plus elle s'approchait de la sortie, plus mon cœur battait fort, une boule s'était de nouveau logée dans ma gorge et j'avais si chaud d'un coup. Si je la laissais partir, combien de temps avant qu'on ne se revoit ? Est-ce que vraiment on se reverrait un jour ? Était-il possible qu'on soit assez bêtes, l'un comme l'autre, pour détruire notre relation juste pour ne pas se dire pardon ? Et qu'est-ce que j'allais devenir sans elle, moi ? Et comment je pourrais vivre dans un monde où elle ne me parle plus ? Trop de questions, pas assez de temps, elle allait ouvrir la porte. J'attendais les pulsations de mon coeur jusque dans mes oreilles. J'avais l'impression d'étouffer. Mon cerveau était en panique. Il fallait que je fasse quelque chose. Alors, sans réfléchir, ma main attrapa son bras.

" Attends. "

" Attends quoi ? Tu as quelque chose à ajouter ? "

Bonne question ça. Son ton était si avenant que j'en eus un frisson dans le dos. Effrayante. Quand elle était comme ça, elle était tout bonnement effrayante.

"Euh"

Hésitation. Et qu'est-ce que j'avais à dire de plus, hein ? Alors, Max, tu dois bien avoir un petit reproche encore caché quelque part, histoire d'envenimer la situation. "Avec trois fois rien, tu peux nous conduire en pleine apocalypse." même Niamh le disait. Je secouais la tête pour essayer de m'éclaircir les idées.

"Je... Euh... Enfin."

"Arrête de bafouiller, on dirait un débile." ça, c'était les mots d'Helen. Pour le coup, elle n'aurait pas vraiment eu tort, je me donnais l'impression d'être au bord de l'AVC. Mais là n'était pas la question, le monde entier pouvait-il sortir de ma tête ? J'avais déjà du mal à être clair avec moi-même, si en plus les phrases de tout le monde s'y mettaient, je n'étais pas sortis de l'auberge. Je me raclais la gorge et passais ma main gauche dans mes cheveux, mal à l'aise. La droite restait scotchée sur le bras de Nicole, comme pour m'assurer qu'elle ne partirait pas. Cette fois, je plantais mes yeux dans les siens.

"Reste, s'il te plait."

Un pas en avant...

J'avais l'impression de redevenir cet enfant fragile que j'étais à l'époque, celui qui demandait toujours de l'aide à sa grande sœur, parce qu'il savait qu'elle serait toujours là. J'aurais tant aimé avoir encore cette certitude aujourd'hui. Mais aujourd'hui, les seules certitudes que j'avais, c'était que je ne voulais pas la perdre et que mon estomac était noué par tous les sentiments horribles qui me traversaient.

"Je suis débile... Et con... Et j'ai menti. Toi t'as besoin de personne... " Je me stoppais, retenant difficilement les larmes qui montaient. J'avais si peur que ce soit vrai, qu'elle n'ait vraiment pas besoin de moi dans sa vie et qu'elle me repousse. J'étais effrayé de devoir reconnaître que moi je ne pouvais pas vivre sans elle, tétanisé à l'idée qu'elle puisse ne plus m'aimer. "Bah moi j'ai besoin de toi...J'ai besoin de ma grande sœur. Tu me manques, tout le temps, tous les jours. S'il te plaît, reste avec moi."

Et s'il te plait, ne me fait pas regretter de m'ouvrir à toi.

... Pas de pas en arrière cette fois.

" Oui, t'es débile."

Ok. Merci. C'était pas spécialement faux, mais elle n'était peut-être pas obligée de confirmer avec autant d'assurance non plus. Et quoi, c'était tout ? Je la sondais des yeux. Allez Nicole, je viens de te faire une déclaration, me laisse pas là-dessus, pitié quoi, pensais-je.

" Si tu crois vraiment que je n'ai besoin de personne, tu es débile. Je ne sais pas ce que tu imagines mais franchement... Je... Je suis désolée. Tu sais comme je suis bornée. "

Soupir de soulagement. J'avais vraiment cru pendant une seconde qu'elle allait me laisser comme ça, sans rien dire d'autre. Je lâchais enfin son bras pour la serrer dans les miens quand elle s'avança vers moi. Elle renifla et je sentis mon cœur se serrer, je la faisais pleurer à chaque fois qu'on se voyait. Cela dit, je n'étais pas si loin des larmes, moi non plus, j'avais l'impression d'avoir attendu ce moment pendant des siècles.

" Je voulais te parler... Plein de fois... "

Moi aussi Nicole, je voulais te parler, j'étais resté scotché à mon téléphone sans parvenir à t'appeler, j'avais parcouru ta rue pendant des heures sans réussir à te croiser, j'étais même allé jusqu'à acheter du vin à ton travail, mais j'étais tombé un jour où tu ne travaillais pas. Si j'avais été moins idiot et plus courageux, je me serais excusé bien avant. Mais j'avais été blessé et je m'étais retrouvé dans l'incapacité de faire le premier pas, pour une fois. C'est drôle comme souvent, c'est avec les personnes qui comptent le plus, qu'il est le plus difficile de mettre sa fierté de côté.

" Pardonne moi Max... "

Je desserrais mon étreinte, laissant mes mains posées sur ses bras, les caressant dans un geste qui se voulait réconfortant.

"Je t'ai comparée à ordure." Je faisais un geste de la tête en direction d'Helen. "C'est à moi de m'excuser. J'ai été trop loin. Beaucoup trop loin. Et je te remercie d'être venue ici malgré ça."

Enfin, je laissais retomber mes bras le long de mon corps et allais m'adosser au mur le plus proche, sans la lâcher des yeux. Le silence retomba et comme je ne voulais surtout pas revenir dans cette succession de blancs pesants, je me remettais à parler.

"Mais franchement, tu pourrais sortir plus souvent. J'ai tourné je ne sais combien de fois dans ta rue, j'ai même visité des apparts pas loin... T'es jamais dehors, c'est dingue !"

Oui, j'avais essayé de vivre près de chez elle, même si nous étions en froid, c'était le quartier où j'avais cherché en priorité. Mais j'avais rencontré Sixtine, l'une de mes futurs colocataires, pour qui Fortitude était un critère non négociable alors j'avais fini par abandonner l'idée de Redcliffe. Au bout de deux mois, j'avais même presque abandonné l'idée de recroiser ma sœur tout court... Qui aurait pu croire que notre mère servirait à nous rapprocher, pour une fois ? Je jetais un oeil à la malade, toujours paisiblement endormie, avant de reporter mon attention sur Nicole.

"Hum... Alors, qu'est-ce qu'il se passe d'intéressant dans ta vie depuis deux mois, madame Silva ?" Je souriais, c'était si bizarre d'imaginer Nicole dans un mariage. Même si le fait qu'elle ne porte plus le même nom que moi me donnait l'impression qu'elle s'éloignait de notre famille, de la même façon qu'elle le faisait lorsqu'elle allait chez les Yang. Mais je me promettais mentalement d'éviter le sujet, clairement, je n'arrivais pas à en parler calmement et la dernière fois n'avait pas été une bonne expérience. "T'es très belle en blonde en tous cas." Voilà un bien meilleur choix de conversation.

Échapper au FBI ? Je souriais à cette idée, je me demandais ce qu'elle aurait bien pu faire pour avoir affaire aux autorités. Dans cette famille, celui qui prenait des risques débiles c'était moi, je ne voyais vraiment pas ma sœur faire quoi que ce soit de trop dangereux ou illégal. Elle m'arracha un rire, lorsqu'elle sembla se rendre compte que je lui avais dit chercher un appartement. Je ne pouvais pas lui en vouloir, elle essayait de me convaincre de partir de chez Helen depuis ma majorité. Je haussais les épaules en souriant.

"Il faut croire que si je suis long à la détente, mais je finis par comprendre, finalement."

Je baissais instantanément les yeux, faire référence à notre dispute me mettant mal à l'aise, or ce sujet y avait été abordé. Nous ne nous disputions pratiquement jamais avant ça, mais être resté si longtemps sans se parler me rendait nerveux, j'avais l'impression de marcher sur des œufs et de pouvoir déclencher un nouveau clash à n'importe quel moment. Et cette situation m'énervait autant qu'elle me stressait. S'il y avait une personne avec laquelle je n'avais aucune envie d'être mal à l'aise, c'était bien ma sœur. Elle proposa d'aller boire un café à la cafétéria, puisque le médecin semblait prendre son temps. "Euh... Je..." Je jetais un œil à Helen en mordant ma lèvre inférieure. Je savais que Nicole ne le comprendrait pas mais, malgré tout ce qu'elle avait fait et dit, elle restait toujours ma mère et je m'en voulais pour ce qu'il lui arrivait. Elle avait beau être odieuse, j'avais beau la détester, je ne voulais pas qu'elle se réveille en pensant être seule et que je l'avais abandonné. Je soupirais en allant ramasser mon sac à dos. "D'accord, laisse-moi juste une seconde." Je sortais un carnet dont j'arrachais une page pour y griffonner un mot à l'attention de ma mère. Je suis à la cafétéria, mais je suis là. Et je reviens. Max. J'eus un instant d'hésitation, mais déposais finalement le papier sur le meuble de chevet, près d'elle. Je me retournais vers Nicole en évitant soigneusement son regard que j'imaginais désapprobateur. "Voilà, on peut y aller." Je passais devant elle dans le couloir et sur le chemin, je restais silencieux. Perdu dans mes pensées. Est-ce que notre relation allait rester entachée à jamais suite à une dispute stupide ? Est-ce que maintenant, j'allais toujours peser mes mots avec ma propre sœur ? Allait-on s'éloigner autant que ce que j'étais éloigné de Gideon ? Non. C'était hors de question. Les derniers mois avaient été difficilement vivables avec son absence alors comment pourrais-je le supporter toute ma vie ? Je soupirais à nouveau alors que nous entrions dans la cafétéria.

"T'as vraiment cru que j'étais retourné à la maison ?"

"La maison", drôle que ce soit la première chose qui me venait lorsque je parlais de chez Helen. Parce qu'en y réfléchissant, ça n'avait jamais réellement été chez moi. Tout comme Gideon et Nicole avant moi, notre mère m'avait toujours considéré comme un parasite dans son espace personnel. Déjà enfant, j'avais l'impression que ce n'était pas ma maison, que ma présence était tout juste supportée. Et pourtant, chaque fois que je parlais de cet endroit que je trouvais hostile et dans lequel j'avais toujours fait en sorte de passer le moins de temps possible, je n'arrivais pas à m'empêcher d'utiliser des expressions telles que "chez moi" ou "la maison". Mais bref, je m'égarais, le sujet n'était pas vraiment là. J'étais stressé à l'idée de dire quelque chose qui pourrait faire dégénérer la situation et je n'avais jamais été très bon pour gérer le stress. Aussi, mon esprit déjà peu concentré habituellement ne cessait de s'égarer. Je prenais une longue inspiration et adressais un sourire à la personne qui servait les cafés. Je n'avais prononcé qu'une seule phrase depuis que nous étions sortis de la chambre. C'était une grande première, Helen qui m'avait reproché toute ma vie d'avoir toujours la bouche ouverte aurait pu en témoigner. Je commandais un cappuccino et pendant que je l'attendais, ma main droite attrapa nerveusement mon bras gauche. Je me sentais à la fois inquiet et ridicule, n'était-ce pas complètement débile d'être aussi angoissé de discuter avec sa sœur ? Surtout quand, jusqu'à notre dispute, nous avions toujours été extrêmement proches. Détends-toi, Max, c'est Nini, tout va bien se passer.

J'attendais tout de même que nous soyons servis et assis à une table pour me remettre à parler. "Tu sais... Quand j'avais seize ans, Helen est sortie avec Mike, je ne sais pas si tu te souviens de lui ?" C'était l'un des flics qui m'avait ramené le soir où j'avais été pour la première fois ivre sur la voie publique. Et bien sûr, notre mère l'avait dragué, puis était sortie avec lui durant plusieurs mois. Il avait même habité à la maison pendant un court moment . Un temps qui m'avait paru affreusement long et durant lequel j'avais passé quasiment tous mes week-ends chez Nicole, prétextant simplement que j'avais envie de la voir ou que je ne supportais plus notre mère. "C'était un mec horrible, il passait son temps à me rabaisser ou à renchérir sur les remarques d'Helen. Et une fois, comme je lui répondais, il a été violent. À l'époque j'avais seize ans, j'avais pas le choix de partir ou non. Mais je me suis promis que je ne laisserais plus jamais un truc comme ça arriver, donc... J'habite chez Niamh depuis que..." Depuis que tu m'as hurlé de dégager de chez toi ? Sérieux Max, tu peux peut-être trouver mieux que ça, non ? "Enfin, tu sais, depuis début juillet." Voilà, c'était sûrement mieux de l'exprimer ainsi. Et puisque notre dispute était venue en partie du fait que je lui cachais des choses -même si c'était pour la protéger-, il n'était plus question de rien lui cacher. Je soupirais bruyamment avant de me remettre à parler. "Pour être tout à fait honnête, ça n'a pas été facile de vivre sans tes conseils. Helen n'était pas contente que je ne rentre pas, alors elle a vidé mon compte en banque..." Je passais une main dans mes cheveux, comme à chaque fois que j'étais un peu gêné. "Comme je ne voulais pas à t'appeler et qu'on ne peut pas compter sur Gideon, j'ai passé quelques nuits dehors, j'étais perdu et je ne savais pas quoi faire... Et j'ai recroisé Mina qui m'a..." Je mimais des guillemets avec les doigts. "hébergé une nuit chez elle."

Je me raclais la gorge et buvais une gorgée de mon café avant de continuer. Je savais bien que Nicole n'était pas fan de Mina alors autant passer rapidement à un autre sujet. "Bref, au bout d'un peu plus d'une semaine à la rue, je me suis enfin décidé à demander de l'aide à quelqu'un, alors je suis allé chez Niamh. Et comme ma meilleure amie est la personne la plus géniale de tous les temps... Enfin, disons qu'elle est ex-aequo avec ma sœur parfaite." Je roulais des yeux en souriant avant de continuer. "Elle m'a accueilli chez elle comme si j'y avais toujours habité. J'ai jamais été aussi content de rentrer chez moi que depuis que je vis là-bas. Elle me fait toujours rire, elle ne me fait jamais de reproche et en plus, elle a un chat adorable. J'ai attendu d'avoir de nouveau un peu d'argent et depuis début août, je cherche un logement. J'ai déjà trouvé deux fous qui ont accepté de se mettre en colocation avec moi. Finalement, on va vivre à Fortitude, parce que Sixtine veut absolument vivre là-bas et que ça nous va bien aussi à Eden et moi. En plus, comme ça j'habiterais tout près de chez Nia, on pourra se voir souvent... Tu te rends compte, je vais pouvoir inviter des gens chez moi !" Normal pour la quasi totalité de la population, incroyable pour moi. "Et puis, toi aussi tu pourras passer me voir, tu n'auras plus l'excuse de ne pas vouloir croiser notre mère !"

Je m'arrêtais de parler, conscient que je ne l'avais pas laissé en placer une depuis un long moment. Au moins cette fois, elle ne pouvait pas dire que je lui cachais des choses, j'avais répondu à sa question en long, en large et en travers. Toujours souriant, je déposais doucement ma main sur la sienne. "Désolé, je m'emballe un peu. C'est juste que je suis tellement content de pouvoir enfin te parler. Tu m'as vraiment manquée, Nini. Vraiment. Ça a été si difficile d'essayer d'avancer sans toi."