Il fallait le vivre pour connaître les limites de son désespoir. Scarlett avait touché le fond à la mort de Matt. Un corps sans âme, qui vagabondait en quête d'un sens à donner à sa vie. Elle s'était terrée longtemps, avait beaucoup inquiété ses proches, habitués à la voir si forte et résolue. Ses frères et sœurs avaient certainement réalisé toute l'étendue de sa détermination quand elle avait cessé de la manifester, et certainement avaient-ils réalisé également qu'ils avaient besoin de son anticonformisme dans leurs existences linéaires. Elle n'avait même pas pensé la symétrie qui opposait ses bas à ceux de sa sœur, aussi déprimée qu'elle un an plus tôt, et comme les rôles s'échangeaient toujours avec un naturel déconcertant qu'elles oubliaient aussitôt retrouvée leur rivalité coutumière. Lorsque Beth accordait un peu de son précieux temps aux déboires de sa sœur, elle achevait de la convaincre que leurs chamailleries n'étaient que le symptôme d'un amour inaudible. D'autres l'avaient épaulé avec plus ou moins d'entrain. Elle n'avait pas eu beaucoup de nouvelles de Jill, qui devait sans doute être dans une période sombre de sa vie, ou au contraire dans un affreux déni que lui aurait offert l'arrêt de la prise de ses médicaments. Le deuil était un processus égoïste, une survie. Hormis avec Lily, Scarlett ne s'était occupée que d'elle. Ou du moins elle avait délibérément négligé de s'occuper d'elle. Et parmi ces incroyables personnes qui l'entouraient, Selly avait une place attitrée. Scar n'était pas surprise. Elle avait même été agacée par son insistance lorsque les messages de son ex étaient restés sans réponse, et qu'il avait menacé plus ou moins sérieusement de l'arracher à son lit. Sa mère l'aurait apprécié s'ils ne s'étaient pas résignés à être de bons amis avant de se déchirer. Une des rares fois dans leurs vies respectives où ils avaient fait preuve de maturité et de clairvoyance. Il était revenu à la charge ce soir-là, à grand renfort de selfies et de moues boudeuses dont il avait le secret. Lorsqu'elle avait cru esquisser un semblant de sourire, Scar avait jugé bon de capituler. Elle s'était habillée avec les premiers vêtements qui avaient croisé son regard – en prenant tout de même le soin d'accorder les couleurs – et s'était enfuie de son appartement sans apercevoir son reflet dans un miroir.

Selly l'avait accueillie en grande pompe, trop heureux de pouvoir s'estimer convaincant. S'il avait ménagé son sarcasme, on imaginait tout à fait toutes les vannes qu'il gardait pour une occasion plus propice. Il ne se lasserait jamais de ressasser ce moment où Scarlett avait débarqué à peine apprêtée dans un bar aussi miteux que celui-ci. Aux yeux de Scar, c'était à l'image de sa propre humeur et, surtout, cela ne méritait pas davantage d'effort de sa part. « T'es en train de me traiter de vieille Selly ? T'as de la chance d'être beau et que les femmes t'écoutent pas parler. » rétorqua-t-elle avec son mordant habituel. Sa façon à elle de feindre qu'elle se sentait mieux. « Une bière fera l'affaire. Brune, comme mon âme. » répondit-elle, étrangement ragaillardie par cette étreinte que lui avait offerte le serveur. Si sa famille l'avait soutenue dans cette épreuve, ce n'était pas sur elle qu'elle pouvait compter pour les démonstrations d'affection. Elle l'observa s'exécuter, distraite et fascinée à la fois par une dextérité dont elle faisait preuve deux mois plus tôt. Plus que la mécanique de ses mouvements, c'étaient ses sourires obligés et ses prouesses de sociabilité qui lui semblaient inatteignables aujourd'hui. « Je t'aurais bien dit que toi t'as toujours une sale tête mais on saurait tous les deux que c'est de la mauvaise foi... » se défendit-elle en trinquant, sans même relever qu'il avait le même réflexe qu'elle de boire pendant ses services. « Franchement j'ai fait un effort ce soir. T'aurais dû me voir la semaine dernière. » Peu de gens l'avait vue, à vrai dire. Un tête à tête entre elle et son reflet épisodique dans l'écran de son ordinateur. Elle retrouva avec enchantement le goût de la bière, comme si son palet avait été aseptisé par l'alcool pur qu'elle avait ingurgité pendant des semaines. Elle-même avait eu peur de sombrer dans l'alcoolisme. « Je suis contente d'être là même si t'es insupportable. Merci d'être un petit con borné. » dit-elle en levant les yeux au ciel, même si le reste de son visage paraissait attendri. « Alors, qui sont les habitués ici ? »

Être serveuse, c’était aussi composer avec les blagues misogynes, auxquelles Scar rétorquait souvent avec une virulence que seuls les hommes trouvaient exagérée. La boutade lancée à l’égard de Selly et de sa belle gueule n’était pas plus la manifestation d’une profonde misandrie que celle de toute l’affection qu’elle éprouvait pour lui. Il ne parut pas s’en vexer d’ailleurs, bon joueur qu’il était. En revanche, elle ne pouvait que deviner la frustration réprimée d’un constat qui s’appliquait aussi aussi à sa vie. Scarlett était consciente de ses atouts, consciente que sa verve plaisait presque autant que ses accès de féminisme, souvent tournés à la dérision, et qu’elle ne valait pas mieux aux yeux des gens que tous les artifices avec lesquels elle les éblouissait. Ravaler ses problèmes était le lot des gens accessibles, et c’était autant la raison pour laquelle son amitié avec Selly continuait de compter que celle qui avait avorté leur relation amoureuse. Si les autres ne s’efforçaient pas de l’écouter, Scar demeurait fidèle au poste, comme il s’était obstiné à l’être malgré sa résistance fière et farouche. « C’est comme ça que j’ai nommé mon sein droit. » avait-elle ironisé en réponse à ses sarcasmes. À vrai dire, Scarlett faisait rarement preuve de pessimisme, et était au contraire très peu lucide sur les défauts qu’on lui affublait la plupart du temps à raison. Si son attitude positive était difficilement ébranlable, les circonstances dans lesquelles elle la manifestait étaient quant à elles contestables. La faute à une âme d’adolescente que les coups durs de la vie érodaient de plus en plus.

Scar adorait ressasser le passé avec son ex. N’importe qui trouverait l’exercice malsain, mais elle était convaincue que les autres avaient tort dans cette histoire. Que les sentiments n’étaient pas toujours blancs ou noirs, et que l’amour n’était pas fatalement condamné à se transformer en haine. « C’est pas faux. Mais je pense qu’on était tous les deux trop dans le mal pour juger l’état de l’autre. C’était le bon temps. Suffisait d’une petite douche pour repartir en after. » Le souvenir demeurait d’une incroyable pertinence, et c’était pourquoi il restait si clair et précis dans son esprit. Toutes ces sensations, du mal de tête insidieux à la volonté maladroite d’assembler les bribes des récits de la veille, avec lesquelles elle continuait de vivre chaque semaine, se rappelaient à elle avec une vivacité instinctive. Elle profita de ces quelques remembrances pour concéder quelques remerciements sincères, que Selly accueillit d’un modeste éclat de rire. Ils n’étaient pas doués pour ce genre de complaisance, sans doute parce que c’était leur conception de l’amitié. Évidemment que si les rôles étaient inversés, Scar aurait déployé autant d’efforts pour lui arracher un sourire.

Le sujet fut rapidement expédié, mis de côté au profit d’une médisance opportune dans le métier. Dans n’importe quel secteur les oreilles des clients sifflaient. C’était un moindre mal pour leur épargner les violences physiques que leurs comportements méritaient parfois. « Sacrés hipsters. Ils ont aussi envahi le Death Before Decaf figure-toi. J’avoue que ça force à bosser mais j’aime bien jouer les alchimistes pour créer des cocktails. Faudrait juste pouvoir refiler le boulot de les faire à quelqu’un d’autre. » avait-elle affirmé entre deux gorgées goulues de bière. Elle chassa d’un coup de langue discret la mousse qui s’était juchée sur sa lèvre supérieure. « Si j’avais pas de conscience pro je leur mettrais un petit cachet dans leur verre. Ils verraient mieux le monde que derrière leurs lunettes sans correction. » dit-elle avant de se rappeler que ces anecdotes n’étaient plus que des souvenirs. Ceux d’une vie qu’elle n’était plus certaine de pouvoir retrouver un jour. « Enfin bon, c’était quand j’étais encore serveuse tout ça… Je sais plus trop où j’en suis. Je sais plus si je faisais tout ça parce que j’en avais envie ou juste par amitié pour Matt. » Si elle avait accepté l’invitation de Selly à s’épancher sur le comptoir de son bar, c’était avec la conviction intime qu’il aurait les mots qu’elle refusait encore d’entendre. Sa vie lui manquait, mais Matt lui manquait plus encore.  

Rares étaient les amis de Scar qui faisaient preuve de pudeur, et ceux qui s'émouvaient encore de ses blagues salaces finissaient par s’y habituer, à défaut de les trouver raffinées. Selly était incontestablement à l’aise avec sa sexualité, ne serait-ce que parce qu’il l’avait partagée avec elle fut un temps. On ne pouvait être frigide pour s’ébattre avec Scarlett et, à moins d’être socialement enchainé à elle – en d’autres termes, faire partie de sa famille – les bigots demeuraient à la lisière de son estime. Le jeune homme leva les yeux au ciel mais Scar savait que ce n’était qu’un leurre pour ne pas lui accorder le rire spontané qu’elle méritait. « Calme-toi Don Juan, c’est ma fraiche jeunesse qui me manque. » avait-elle rétorqué, même si dans le fond Selly se doutait que son souvenir demeurerait étroitement lié à cette époque. Elle repenserait toujours à lui avec nostalgie, comme elle repensait à la Jill du passé, celle qui n’avait d’autre préoccupation que celle de rentrer saine et sauve chez elle à l’aube, talons en main, bouche pâteuse et cheveux en bataille témoignant de son insouciance.

Scar aimait d’autant plus discuter avec Selly qu’il savait déchiffrer des messages qu’elle n’était même pas assez fourbe pour insinuer. Couteau-suisse également, il se démarquait par son CV aussi long qu’absurde. Comme elle, il s’était construit au gré des expériences, indécis dans le travail comme dans la vie. Quand elle lui parlait, Scarlett avait l’agréable impression d’être son égal. « C’est pas ma faute si t'es docile Selly. Ou que je suis particulièrement persuasive et autoritaire. » avait-elle répondu en haussant les épaules. Elle avait sa petite idée de la vérité. Scarlett était particulièrement douée pour afficher ses humeurs, et cela suffisait la plupart du temps à convaincre les autres de faire le sale boulot à sa place. Les tâches ingrates, elle avait donné, et elle estimait que son ancienneté, bien plus que la relation privilégiée qu’elle entretenait avec Matt, la dispensait de certaines corvées. Elle tourna machinalement la tête vers un client qui, à grands renforts de bras levé et de regard insistant, essayait tant bien que mal de capter l’attention de Selly. Comme quoi, ce dernier n’était pas si docile finalement, et plus enclin à satisfaire ses propres envies que celles des ingrats qui fréquentaient son bar. Scarlett avait remarqué elle aussi cette espèce de masochisme des clients les mieux éduqués, qui se délectaient d’être traités avec le respect qu’ils manifestaient en retour. Il était révolu, ce temps où le client était roi. Bienvenue dans l’ère de la bienveillance. « Tu peux parler, je te vois essayer de donner une leçon de respect à ce pauvre mec assoiffé. » dit-elle en se tournant à nouveau vers lui, signifiant sans la moindre discrétion qu’il était au cœur de leur conversation.

La détresse de Scar, quoique subtile, acheva définitivement l’attention que son ami était prêt à porter aux clients. Sourire ne suffirait pas à tempérer cette vérité que Scarlett refusait d’affronter. Selly avait raison, mais la mort de Matt n’avait finalement pas grand-chose à voir avec son incapacité à faire les bons choix dans sa vie. « J’en sais rien de ce que j’ai envie de faire. Tu le sais, toi ? » avait-elle décoché, piquée au vif. Devait-elle rester serveuse ? Vendre ses charmes ? Céder aux ambitions de sa sœur et assister l’orgueil de ses collègues masculins ? Les possibilités étaient si nombreuses à fuser dans sa tête qu’elle remarqua à peine la main que Selly avait posé sur son bras pour l’attendrir. « Comment ça ce que je fais en ce moment ? Je bois une bière dans un bar miteux. » avait-elle répondu, sarcastique. Tous les stratagèmes étaient bons pour gagner un peu de temps de réflexion, car sous ses airs simplistes, la question était métaphysique. « J’ai demandé du temps à Lily. Elle voulait que je reprenne l’affaire de Matt mais j’en étais incapable. Même si je donne l’impression du contraire, je suis bonne qu’à exécuter les ordres. »

Comme à peu près tous les hommes de son entourage, Selly maniait la moue boudeuse comme personne. Apparemment c’était une technique imparable pour obtenir ce qu’on voulait de ses parents. Scar n’en savait rien, car elle n’avait jamais rien su tirer des siens, que ce fût en invoquant leur pitié ou en manifestant une extraordinaire déférence à leur égard. Et si le jeune homme continuait à berner son auditoire, cela faisait bien longtemps qu’elle n’était plus sensible à ses pantomimes. « Bienvenue au club des âmes en perdition. » avait-elle plutôt rétorqué, impitoyable. Le masque de Selly craqua bien vite sous ses sourires irrépressibles. Il faisait un piètre comédien, incapable de rester dans son personnage plus de quelques secondes si on ne lui donnait pas la réplique. Et d’acquiescer quand elle vanta ses talents de persuasion, qu’elle conjuguait souvent à ses charmes. C’était ça être une femme fatale selon elle. Savoir mettre ses atouts à profit plutôt qu’en faire la cible politique du patriarcat.

Enfant incrédule qui ne savait plus où donner de la tête, il observa le client du coin de l’œil, avant de recentrer son attention sur Scarlett, puis de glisser un dernier regard dans sa direction. Peut-être avait-il mépris l’insistance de la brune pour de l’intérêt. En ce qui la concernait, Scar se demandait seulement jusqu’à quand son manque d’implication resterait impuni. « T’as l’air beaucoup trop confiant pour un mec qui risque d’être professionnellement affiché sur les réseaux. Moi je peux me permettre d’être insolente, ça surprend les gens. Toi tu passes juste pour un feignant. C’est bien le seul inconvénient à être un mec dans ce secteur. » avait-elle répondu sur un ton péremptoire. Selly évitait peut-être les mains aux fesses non sollicitées - quoique bizarrement, les hommes aimaient ça - mais il ne pouvait pas faire passer son refus de servir pour un prétendu acte féministe. Mais après tout il travaillait toujours ici, alors son raisonnement n’était visiblement pas si fondé. Il fallait qu’elle se rappelle de jeter un œil aux avis de l’établissement sur Trip Advisor. De toute façon, c’était ce je-m’en-foutisme chez lui qui avait toujours plu à Scar. Consciemment ou non, les gens trop impliqués avaient tendance à la mettre face à son manque de maturité. Une véritable bataille de regards éclata entre les deux hommes, à laquelle Scarlett assistait amusée. Elle ne pouvait s’empêcher de fixer le client avec l’air insolent de la fayote qui fanfaronnait moyennant des grimaces satisfaites dans le dos des adultes.

Pour quelqu’un de prétendument incompétent, Selly était doué pour suivre plusieurs conversations. Son attention vacillait, tantôt bienveillante, tantôt belliqueuse, d’un protagoniste à l’autre. « Ah oui ? Vas-y vends moi du rêve. qu’elle avait lancé quand il lui avait affirmé savoir ce qu’il voulait dans la vie. C’était bien entendu une provocation de sa part, mais elle était bien curieuse d’entendre les ambitions aléatoires qu’il s’était engagé à lui exposer, tandis qu’elle buvait une nouvelle gorgée de bière. L’autre homme avait fini par capituler, et Scar aurait pu féliciter son ami si elle ne s’était pas lancée sur une note d’apitoiement. C’était très inhabituel venant d’elle, mais à vrai dire cela faisait déjà plusieurs semaines qu’elle n’était plus vraiment la même. Le petit discours de Selly avait fait mouche. À l’évidence il la connaissait aussi bien que la réciproque était vraie. Oui elle savait se montrer directive, mais le sexe n’avait jamais été un complexe à ses yeux, ou tout du moins jamais un sujet évoqué lors des dîners de famille. Sa mère se gardait bien d’avoir un avis là-dessus, contrairement au reste de sa vie. Elle ne renchérit pas, se contenant de l’observer faire son travail derrière le prisme de sa pinte. C’était drôle, comme il avait su s’exécuter pour lui débiter sa blague avec une fierté enfantine. Scar n’en attendait pas moins de sa part, elle se souvenait tout aussi bien de leurs réconciliations sur l’oreiller. Parfois elle avait même initié des disputes totalement artificielles juste pour avoir ce plaisir. « Vraiment ? Tu lis dans mes pensées Selly. Allez, on s’éclipse cinq minutes dans les toilettes, faudra pas plus. » Selly était trop content de sa bêtise, et elle plus encore de l’imaginer se dépêtrer d’une réponse à laquelle il ne s’attendait pas. Ils étaient des amis, et si la perspective n’était pas totalement désagréable, il se lançait des fleurs en conférant à ses attributs des pouvoirs magiques dignes d’un guérisseur.

Les sourires de Selly était aussi charmeurs qu'ils étaient insupportables. Une sorte de filet qu'il lançait à l'aveugle, au cas où quelqu'un trouverait l’appât à son goût. Il ne s'en rendait pas forcément compte, mais il dégageait une assurance qui avait séduit Scarlett à l'époque, et séduisait encore certainement de nombreuses femmes. Elle étouffa un rire à son tour. S'il y avait eu un doute que ces deux-là se ressemblaient, leur faculté à faire passer leurs élans de professionnalisme pour quelque chose digne de remerciement était bien la preuve qu'ils n'étaient pas faits pour vivre ensemble. Leur colocation risquerait bien vite de virer à la surenchère de laxisme. « Tu prêches une convaincue. J'ai peut-être même inventé cette tactique. » avait-elle répondu, amusée de constater que Selly était aussi lucide qu'elle sur ses aptitudes à en faire le moins possible. C'était une technique qu'elle avait déjà éprouvée depuis longtemps, et chaque fois qu'elle prenait des initiatives, Scarlett avait le don de faire passer les autres pour la tire-au-flanc qu'elle-même était.

Le visage entre les mains, le regard vissé dans celui fuyant de Selly, elle resta suspendue à des explications qui n'arrivèrent jamais. Quelle déception, elle s'était attendu à un peu plus d'audace de sa part. Mais elle pouvait au moins se satisfaire de l'avoir mouché. Un exploit quand on connaissait le bagou du barman, jamais à court d'arguments spécieux pour noyer la vérité. Celle qu'il ne savait pas ce qu'il racontait la plupart du temps, ni même ce qu'il voulait bien faire de sa vie. Scarlett serait bien la dernière à le juger, elle qui se débattait comme elle pouvait pour soutenir à sa famille qu'elle n'était pas du tout victime de l'inertie de ses ambitions. Elle n'était pas assez en forme pour avoir une discussion intense avec lui sur leurs perspectives d'avenir. C'était une pensée qu'elle gardait pour plus tard. Distraction parfaite, ils glissèrent en un rien de temps sur la pente savonneuse de la grivoiserie. Oh Selly, pensait-elle. Je te connais comme le fond de ma poche, on a été fait dans le même moule. Toujours à prendre la tangente du sexe quand la discussion leur échappait. C'était un sujet familier qu'ils maîtrisaient tous les deux à la perfection. Elle joua le jeu, tandis qu'il renchérissait. Son insolence n'avait donc aucune limite. Ce fut à son tour d'esquisser un sourire carnassier. Ce n'était même pas tant la perspective d'une nuit sauvage à ses côtés qui l'enchantait que celle de dompter un peu sa virilité débridée. « J'allais t'accuser d'être prétentieux, mais si tu te crois pas capable de me remettre d'aplomb en moins de cinq minutes c'est peut-être toi le problème. Y'a que les mecs pour croire que plus c'est long plus c'est bon. » Elle roula des yeux. Ce mythe de l'éjaculation à retardement qui n'excitait que les hommes. Si elle n'était pas secrète sur ses activités virtuelles, Scar aurait pu lui conseiller ses tutos sur Onlyfans.

Leurs mains s'effleurèrent. Si Selly avait essayé d'infuser la moindre tension sexuelle dans ce geste, Scarlett resta de marbre. Il se détacha aussitôt pour reprendre son sérieux. A vrai dire, cette digression lui avait fait oublier le temps de quelques minutes la raison initiale de sa présence. Rien que pour ça elle était reconnaissante envers son ami, qui avait laissé un pied dans la porte d'une amitié avec quelques bénéfices. « Carrément cliché. Figure-toi que c'est rare que je sois de ce côté du comptoir. En général c'est moi qui joue les pseudo thérapeutes en versant des shots de Jet 27... oui c'est une invitation subtile. » dit-elle en lorgnant sur la bouteille encore perchée sur une étagère. « Merci pour ton soutien en tout cas. Au lieu de raconter des conneries pour flatter ta virilité, tu veux pas qu'on fasse un Tinder switch ? On échange nos téléphones et on se trouve un match pour la soirée. Avec un peu de chance ils seront partant pour un plan à quatre. » Hormis le plan à quatre, elle était très sérieuse. Et encore, elle n'était pas totalement fermée à cette idée qu'elle imaginait déjà faire son chemin dans l'esprit de Selly.