La lettre est arrivée sans que je n’y croive réellement. Une mauvaise blague, une arnaque. Un passé auquel je n’ai pas envie de penser. J’ai eu beau la jeter à la poubelle, boule de papier froissée abandonnée à son sort, le lendemain je suis allé la ressortir, incapable de ne pas y penser. De ne pas me demander si c’était vrai.

Elle dit s’appeler Alicia James. Un nom banal et inconnu. Une femme qui m’aurait pourtant laissé devant l’hôpital il y a des années de ça et qui aujourd’hui cherche à me retrouver. Une femme qui m’écrit l’histoire de sa rencontre avec un homme marié ayant déjà des enfants. Un homme qui ne quittera pas sa famille même pour sa maîtresse enceinte d’un garçon. Cet enfant dont elle ne voulait pas, pas sans lui, qu’elle se sentait incapable d’élever dans cet homme pour qui elle avait tout donner et qui pourtant ne l’avait pas choisie. Je lis l’histoire sans vraiment y croire, fermé aussi à toute possibilité que ce soit vrai, à toute envie de rencontrer cette femme. J’ai déjà une famille, je n’ai pas besoin de renouer avec le passé, de comprendre mon abandon. Peut-être que j’aurais enfermé la lettre dans une boite que je n’aurais plus jamais ouvert si je n’avais pas reconnu le nom de l’homme censé être mon père. Richard Walker. Le magnat de l’immobilier. Cet homme est mort il y a quelques années, mais j’ai eu l’occasion d’apercevoir au loin ses enfants à des évènements respirant le prestige.

C’est à cette lettre que je ne peux m’empêcher de penser dans ce gala de charité pour une cause que je semble déjà avoir oublié. Peut-être parce que mon esprit est uniquement concentré sur l’homme que j’ai aperçu parmi les invités de marque. Il est grand, de larges épaules, un beau brun, le genre de type qui respire la dignité et l’honneur à un million de kilomètres à la ronde. Ma coupe de champagne se vide en quelques secondes alors que je n’écoute déjà plus la conversation qui se joue autour de moi, mon regard fixé sur l’homme à l’autre bout de la pièce. Je n’ai aucune raison d’aller lui parler. Cette lettre ne veut sans doute rien dire, la personne qui m’a écrit pourrai tout aussi bien être un arnaqueur cherchant à attraper un gros poisson. Mais la question demeure, qu’est ce qu’elle a à gagner ? J’ai beau me persuader que je n’ai aucune envie de savoir, que je ne suis même pas certain qu’il y ait une quelconque vérité dans cette histoire, Channing Walker au loin est un aimant auquel ma curiosité ne semble pas résister. « Freddy ? » Mon regard s’accroche à ma compagne du soir qui était certainement en train de ma parler d’une histoire tout sauf intéressante. « Je reviens. » Je dépose un baiser sur la joue de la jeune femme avec un sourire qui se veut charmeur avant de m’avancer dans la foule et de rattraper l’héritier avant que ce dernier ne rejoigne une nouvelle conversation.

« Channing Walker ? » Mon sourire s’étire par réflexe, artificiel et confiant, ma main se tendant vers l’héritier avec un regard malicieux. « Freddy Mulligan. J’ai beaucoup entendu parler de vous. » Tu parles. Je ne me suis jamais intéressé de près ou de loin à l’immobilier à part pour l’achat de ma villa à Brisbane. « Je me suis dit qu’il était grand temps de faire connaissance. » Je n’ai absolument aucune raison pour cela et semble le réaliser à peine ma phrase terminée, mon sourire s’élargissant malgré moi. « Je vous offre une coupe de champagne ? » Ce n’est pas comme si celles-ci étaient déjà offertes par l’évènement en question. Mais il n’a pas vraiment le choix car j’ai déjà attrapé deux coupes de champagne et je viens de lui en mettre une dans les mains, un grand sourire aux lèvres, le visage aussi avenant que possible.

@Channing Walker  

« En bien je l’espère. »  Mon sourire s’élargit, comme pour le rassurer. Je n’ai rien entendu de mal sur l’héritier, je dirais même qu’il a sans doute tout du type parfait. Ce n’est pas l’ainé et pourtant il est à la tête de l’entreprise familiale, on ne le voit pas affiché dans la presse à scandale, il a repris les rênes de l’entreprise familiale avec une apparente facilité. Tout me crie que ce type a tout du type qui réussit tout ce qu’il entreprend, que tout le monde apprécie parce qu’il est un homme droit et juste.  Moi je le regarde en me demandant ce que les apparences cachent, personne n’est parfait, et je reste persuadé que les hommes nés avec une cuillère en or dans la bouche comme le Walker  ont quelques squelettes dans leur placard. « Bien sûr voyons, qui dirait du mal de Channing Walker ? » Il y a une part de malice dans ma voix, une légère ironie qui se glisse dans mes mots et que je ne cache pas complètement. Je me demande si c’est moi le squelette au placard, si toute cette petite famille est au courant d’un gamin abandonné le jour de sa naissance.

L’homme accepte la coupe que je lui tends et cela me suffit. « Freddy Mulligan. Votre nom ne m'est pas familier, mais vous pouvez sans doute éclairer ma lanterne. » Il ne me connait pas et je me demande s’il a le temps de regarder des films ou si l’homme est juste inculte, après tout, tout le monde devrait connaître mon nom. « et dites moi en quoi puis-je vous être utile. » Ah, là est la grande question. Ce n’est pas comme si j’allais lui annoncer noir sur blanc des soupçons de parenté, déjà parce que je n’y crois pas une seule seconde, on ne va pas se mentir je suis bien plus beau que lui, il n’y aucun moyen que ce type soit mon frère.  « Je suis acteur, vous m’avez peut être vu dans The Deep End. » Le film est sans doute mon plus connu, celui qui m’a propulsé dans le monde du cinéma, un film d’auteur sur une famille dysfonctionnelle ayant fait un carton au box-office et raflant de nombreux prix. C’est ce film qui m’a lancé et c’est donc sans doute celui le plus connu de ma filmographie, peut être que cela dira quelque chose à l’héritier, ou peut-être n’a-t-il aucune culture cinématographique, qui sait. Mon sourire s’est fait poli, un masque d’apparence comme un autre, alors que je bois une gorgée du champagne hors de prix. « La tête de l’entreprise familiale a l’air de vous réussir, vous vous plaisez dans ce nouveau rôle ? » Je n’ai toujours pas répondu à sa question, préférant obtenir quelques indices de plus pour arriver à cerner le personnage dont j’ai réussi à faire un vague portrait grâce aux articles de presse que j’ai pu trouver. Il va tout de même falloir que je trouve une excuse à cette conversation, une raison de la continuer et peut être aurais-je dû mieux préparer cette rencontre. « Vous voyez, je suis en pleine recherche immobilière et on m’a dit que vous étiez les meilleurs. » Battement cil, sourire adorable, je sors le grand jeu pour donner l’illusion d’une réelle admiration pour le travail de l’homme et surtout pour montrer un réel intérêt.  « J’envisage une villa plus grande, quelque chose d’un peu plus adapté à mes collections. »  


@Channing Walker  

« Voilà qui me parle davantage. Je vois qui vous êtes. » Je lui offre un sourire poli, au moins il a un minimum de culture cinématographique c’est déjà ça. Je ne peux m’empêcher de me demander si nous avons quoique ce soit en commun, mais j’en doute fortement.

« J'ai eu tout le temps nécessaire de me préparer à l'affronter, et je dois avouer m'y plaire oui. J'ai une équipe formidable à mes côtés pour m'épauler au quotidien et l'entreprise prospère. » Un véritable empire qui domine l’immobilier à Brisbane. Je me prends à imaginer si la lettre disait vrai. Si l’homme en face de moi, dans son costume si bien taillé est mon frère. Inévitablement, je ne peux m’empêcher de penser à ce qui se serait passé si j’avais fait partie officiellement de cette famille, si moi aussi j’avais été élevé dans ce milieu. « Vous avez l’impression d’avoir eu votre mot à dire dans ce choix de carrière ? » Il n’était pas l’ainé, mais de ce que j’avais compris des articles de presse, l’ainé n’était pas dans les parages. Channing avait-il eu le choix ?

« D'un peu plus adapté à vos collections ? Je peux sûrement faire quelque chose pour vous, effectivement. Dites moi en davantage ? » Il va falloir que je trouve des explications et rapidement et mon sourire reste inébranlable alors que je fais mine de réfléchir un instant. « J’ai une passion pour les belles œuvres d’arts, je collectionne de tout depuis déjà quelques années. Ca va de l’époque romantique à l’époque moderne. J’ai mal de belles toiles comme de sculptures et il me faut donc l’espace. Mais je ne veux rester dans le centre de Brisbane. Après tout ma famille est ici. Quand je suis à Brisbane c’est principalement pour eux. » Je lui explique, me lançant dans mon petit discours avec une facilité déconcertante, après tout ce n’est qu’un énième rôle à mes yeux, et j’ai toujours été doué pour jouer des apparences. Celle-ci n’est qu’une nouvelle version. Il va falloir que je me donne un air plus sympathique et la famille semble la piste toute trouvée. « J’ai envie de pouvoir les accueillir. Vous savez avoir des chambres pour eux. On ne sait jamais en cas de pépins. C’est important la famille. » Je le regarde d’un air entendu, avenant, il va être temps de poser des questions, de m’intéresser un peu à lui. Je fais une courte pause avant de reprendre, à l’image d’un invité s’intéressant à son camarade. « Vous vous entendez bien avec vos frères et sœurs Channing ? Vous êtes une grande fratrie ? Tout le monde est dans l’entreprise familiale ? »

Je semble seulement remarquer que j’ai peut-être pousser le bouchon un peu loin, un peu trop vite. Que j’aurais sans doute dû attendre un peu. Économiser les mots, les mettre un peu plus à l’aise. Cela m’incite à boire une gorgée de mon verre pour réfléchir avant d’hausser les épaules, prenant l’attitude d’un homme à la famille compliquée, pour expliquer l’intérêt que je porte aux relations familiales de l’héritier. « Je demande parce qu’on sait tous que les relations familiales sont compliquées. J’ai moi-même des frères et sœurs, ce n’est pas forcément évidement avec le regard des parents. » Qu’est ce qu’il ne faut pas dire comme connerie. Je lui offre une mine un peu plus contrite. C’était un beau mensonge, j’avais la chance d’avoir de très bonnes relations avec mes parents adoptifs à qui je devais tout. Ma sœur était la prunelle de mes yeux. Et même mon frère, avec qui j’avais des relations compliquées, restait une personne que j’aurais été prêt à protéger contre n’importe qui. Juste pas contre moi-même. Je ne pouvais m’empêcher de me demander comment les relations entre cette fratrie Walker étaient tout en me répétant que ça ne m’intéressait pas, après tout ce n’était pas la mienne.

@Channing Walker

« Je comprends. Je peux vous proposez un rendez-vous afin d'approfondir votre recherche et d'en parler posément directement à l'agence. » Est-ce que je vais vraiment prendre rendez-vous dans cette agence quand il est plus probable que l’héritier me refile à un de ses employés ? Après tout pourquoi me parlerait-il lui-même de mon projet quand il est à la tête de la compagnie ?  « Ca serait avec plaisir, on a toujours besoin de conseils. » Qu’est ce que je vais bien pouvoir raconter à ce rendez vous quand je n’ai aucun projet immobilier et aucune recherche particulière c’est une autre histoire. Une histoire que je cache en battant des cils et en tentant de diriger la conversation là où je souhaite l’amener. Sans succès.

« Êtes-vous réellement acteur monsieur Mulligan, ou êtes-vous un journaliste sous couverture ? » Je suis allé trop loin, je le sais à la surprise et au choque que je lis dans ses yeux. Il me soupçonne, il ne comprend pas mes questions.  « Je serais un bien piètre journaliste sous couverture. Je m’intéresse seulement à vous Monsieur Walker. » Le sourire est poli, plus contrôlé cette fois. Il n’aura répondu à aucune de mes questions. Ce Channing est habitué aux questions indiscrètes, ne doit s’ouvrir qu’à ses proches, ne parle pas facilement une fois le verre de champagne but. C’est bien dommage. Il m’a l’air bien trop sérieux et d’un ennui profond, est-ce que je suis véritablement lié à ce type ? Est-il au courant ? Je n’ai aucune idée de comment avoir des informations sur un tel sujet qui aurait été certainement enterré au plus profond des secrets familiaux.  

« Avez-vous une idée concrète du bien de vos rêves, ou est-ce simplement une façon maladroite de m'aborder pour une raison qui m'échappe ? » Son ton est léger son regard un peu moins, mon sourire à moi reste toujours le même, il cache mon erreur comme si je n’avais aucun regret de mon comportement. Il va être temps de partir je le sais. Cette conversation ne m’aura rien apporter si ce n’est la méfiance de l’héritier. Peut-être que cela m’a permis de faire un tour de l’extérieur de ce personnage, de voir comment il se comporte en public, de me rendre compte que cette famille doit bien cacher ses secrets loin des projecteurs. Il ne parlera pas même s’il sait quelque chose. Je vais avoir besoin de gagner sa confiance autrement pour en savoir plus. « Oh j’ai beaucoup d’idée, mais je n’ai pas envie de vous importuner plus longtemps, vous avez raison, un rendez-vous au sein de votre agence sera sans doute plus approprié. Je vous contacterai. » Je souris en buvant ma coupe. Il va être temps de m’éloigner, je n’en apprendrais pas plus ce soir. « Je vous souhaite une bonne soirée, Channing, j’ai été enchanté de faire votre connaissance. » Ou pas comme on dit. Mais mon sourire Colgate fera l’affaire et je lève ma coupe à sa santé avant de m’éloigner dans la foule.


@Channing Walker