@Auden Williams

Mama m’a demandé d’aller faire des courses en rentrant du chantier. J’ai la flemme d’y aller, comme toujours. Je me suis levé à 6h après avoir passé une partie de la nuit à dessiner, je suis claqué et j’ai aucune envie d’aller faire les courses. Je sais qu’elle enchaîne avec son second boulot à peine rentrée de sa première journée de travail et qu’elle n’a pas le temps pour les courses alors j’y vais à sa place. Je regarde ma liste de courses et je m’engouffre dans le super marché près de l’arrêt de bus. Je fais les quelques achats qu’elle m’a demandé, je respecte scrupuleusement la liste. Pas parce que j’aime particulièrement suivre les consignes mais parce qu’on ne peut pas se permettre de faire de gros écarts et qu’on se serre tous la ceinture pour payer les soins de Maria. C’est donc plutôt déprimé et avec mes courses sur le dos que je sors du super marché. Je n’ai pas envie de rentrer tout de suite. Rien que le fait d’imaginer retrouver ma petite sœur éprouvée par la maladie et la tristesse sur le visage de ma mère me déprime et j’en ai marre d’avoir le moral à zéro. Plutôt que de prendre directement mon bus pour rentrer chez moi je décide d’aller me balader en ville pour me changer les idées.

J’attrape mes écouteurs, je mets la musique à fond et je me mets à marcher sans but précis. Je jette quelques coups d’œil aux différentes vitrines mais rien ne me tape dans l’œil, tout ce que je vois me semble fade et peu intéressant. Et puis soudain quelque chose attire mon regard « The Factory, galerie d’art ». Je n’avais jamais fait attention à ce bâtiment, je m’arrête pour regarder plus attentivement. J’observe la vitrine éclairée et je vois des œuvres d’art exposées. Je suis toujours attiré par les galeries d’art en général et j’y fait un tour dès que j’en ai l’occasion. C’est toujours bien de voir des œuvres différentes de ce qu’on fait d’habitude, ça permet de trouver de nouvelles sources d’inspiration et de sortir de sa zone de confort. C’est ce que je fais aussi sur Insta en allant voir d’autres comptes d’artistes mais voir des œuvres autrement que sur un écran ça me tente beaucoup. Je n’ai pas eu énormément d’occasions de visiter des galeries ou des musées en général alors je décide de saisir l’occasion. C'est exactement ce dont j'avais besoin pour me remonter le moral. Je passe la porte d’entrée et je me dirige vers les premières œuvres. Je passe de longues minutes à détailler certains tableaux et sculptures, à admirer le talent de l’artiste, tant pour l’idée qu’il a eu mais également pour les techniques employées. Il y a des œuvres que je n’aime pas bien sûr, trop abstraites ou auxquelles je ne trouve aucun intérêt, il y en a d’autres cependant où je me dis que c’était quand même très osé et dérangeant. Mais finalement ce sont celles que je préfère : j’aime les œuvres qui sortent de l’ordinaire et je crois que dans cette galerie je suis tombé au bon endroit. Je détonne un petit peu avec l’ambiance de la galerie, je porte un vieux jean troué par endroits, un sweat à capuche et un sac à dos rempli de courses où on peut voir des poireaux dépasser. Pour résumer j’ai un peu l’air d’un con entouré d’œuvres d’art. J’ai presque fini ma petite visite et mon regard est attiré par une petite affiche où l’on peut lire « Inscription pour les ateliers auprès de l’accueil de la galerie. » La suite du texte décrit les ateliers qui consistent en des cours ainsi que des espaces ouverts aux étudiants artistes. Je lis attentivement cette affiche et je me dis que ça doit être chouette de prendre des cours, de se perfectionner aux côtés d’artistes confirmés. Je n’ai pas pu faire d’études supérieures à cause de mon dossier et aussi parce que les cours ça n’a jamais été mon truc. Mais si j’avais dû choisir une filière ça aurait été de faire une école d’art prestigieuse plutôt que d’apprendre en autodidacte chez moi en rentrant du boulot. Je n’ai aucune idée de combien ça peut coûter mais j’ai envie de me renseigner, ma curiosité est piquée et il est maintenant impossible de rentrer chez moi sans savoir. Je cherche du regard quelqu’un qui pourrait me renseigner et je vois un homme assis dans un fauteuil qui a l’air de s’ennuyer comme c’est pas permis. Je ne sais pas si c’est un simple visiteur ou un membre de la galerie mais je me dirige vers lui pour lui demande s’il en sait plus sur les ateliers. Une fois à sa hauteur je lui demande « Bonjour, vous savez où c’est pour s’inscrire aux ateliers ? »

« Bonjour, vous savez où c’est pour s’inscrire aux ateliers ? » J’étais à ça d’enfin pouvoir m’endormir et gagner quelques minutes supplémentaires de sommeil dans une nuit qui n’en a que le nom. Sloan a décidé de devenir un gamin chiant et de m’empêcher de dormir et même les menaces de mort contre sa personne ne semblent rien y changer. Alors je zone, je traîne, je laisse mon aîné s’en occuper lorsque la galerie ou le restaurant m’appellent. Après tout, il faut bien qu’il serve à quelque chose, lui aussi, le CEO. “Tu cherches les ateliers ou le marché ?” D’un mouvement de la tête, je pointe le poireau sortant de son sac. Je m’étonne encore qu’il n’ait pas heurté la moindre œuvre. Personne ne lui a dit que dans un musée, le sac se porte sur le torse ? Sale gamin. “Porte ton sac devant toi, tu risques une horreur, là.” Et j’ai dû me faire insulter des dizaines et des dizaines de fois par les gardiens avant d’enfin accepter de leur obéir, pour le bien de l’art uniquement, alors je comprends ce qu’il peut ressentir à son tour. Il est un grand gamin, mais un gamin quand même. Il a les mêmes trait juvéniles que Léo, quand bien même je pense que lui les gardera toute sa vie, a contrario du garçon face à moi.

“Par là, les inscriptions. De la main, je pointe la direction de l’accueil. Ils ont pas mis des petits panneaux ? J’en sais rien, c’est pas une partie qui m’intéresse.” Je m’intéresse aux ateliers en eux-mêmes, pas à tout le processus de recrutement d’élèves autant que de professeurs. En d’autres mots, ça me fait chier et ça m’emmerde, et comme tout ce qui est le cas : je fuis comme la peste. Le fauteuil est confortable, il fait de moi le gardien que je ne suis pas. Au moins, il me permet de dévisager chaque nouveau visiteur sous couvert de l’excuse que je me contente de faire mon travail. Guess what ? Ce n’est absolument pas le cas. “C’est pour toi ? Ta particularité c’est de peindre avec un poireau ?” La question est sérieuse bien que moqueuse. J’ai vu pire et je sais que je verrai pire encore, alors l’idée ne me semble pas si étonnante que cela. Chacun a sa forme d’art à soi, après tout, et si d’autres auraient ajouté ‘qui suis-je pour juger ?’ je peux dire que je suis Auden Williams et que je juge qui je veux, quand je le veux. C’est à dire tout le monde et tout le temps.

@Auden Williams  

“Tu cherches les ateliers ou le marché ?” Je lève un sourcil interrogateur, c’est quoi cette question ? La personne que j’ai empêché de dormir pointe le poireau qui dépasse de mon sac. Bon il marque un point, j’ai une drôle de dégaine, il ne doit pas voir souvent des personnes entrer dans la galerie avec ses courses sur le dos. Mais bon être accueilli par un ton condescendant comme ça c’est pas très accueillant. Je n’ai aucune idée de qui est ce type mais ça commence mal. Avant que j’ai eu le temps de lui répondre il ajoute “Porte ton sac devant toi, tu risques une horreur, là.” J’ai envie de lui répondre « Oh ça va je fais attention j’ai pas 4 ans » mais je me retiens. Je ne vais quand même pas me faire virer de la galerie parce que le gars de l’accueil me donne des ordres comme si j’étais un gamin. J’enlève mon sac de mon dos pour le porter devant avec nonchalance, il doit voir que je suis pas franchement ravi de me faire ce qu'il me dit et je lui réponds « J’avais pas prévu de rentrer dans une galerie, je serais venu sans mon sac de courses sinon. » Je me justifie mais je ne m’excuse pas. S’il y a bien un truc que Rudy nous a appris c’est d’éviter les excuses inutiles. Si j’avais prévu de passer je ne serais certainement pas venu dans des conditions pareilles : je déteste ne pas être pris au sérieux. J’aurais peut-être dû repasser plus tard plutôt que de céder à la curiosité. En fait je savais pas que cette galerie existait avant aujourd’hui.

“Par là, les inscriptions. Ils ont pas mis des petits panneaux ? J’en sais rien, c’est pas une partie qui m’intéresse.” Super je suis tombé sur le gars qui déteste son boulot et qui n’a pas franchement l’air passionné par l’art. Si ce n’est pas la partie qui l’intéresse alors il est quoi ? Prof ? Artiste exposant ? J’espère qu’ils ne bosse pas à l’accueil parce que je le fais chier et il me le montre ouvertement, il n'a pas franchement les qualités pour bosser à l'accueil d'une galerie. « J’ai rien vu, c’est pas très bien indiqué. Vous êtes prof ici ? » J’essaie de savoir à qui je parle, pour savoir si je dois m’adresser à quelqu’un d’autre pour le laisser finir sa sieste. “C’est pour toi ? Ta particularité c’est de peindre avec un poireau ?” J’essaie de savoir s’il est sérieux ou s’il se fout encore de ma gueule. Je ne le vois pas sourire, son ton a l’air sérieux. « C’est pour moi oui, je peins mais le poireau n’a rien à voir là-dedans. » Je suis pas trop dans ces délires de peindre avec des légumes, chacun son truc mais c’est vraiment pas le mien. J’espère qu’il va nous laisser -mon poireau et moi- tranquilles avec ça maintenant. Je me concentre sur la première partie de sa question pour qu’il réponde aux miennes.« En fait j’aimerais prendre des cours donc je venais pour me renseigner sur les ateliers, et sur le prix des cours. » Je pense qu'il peut deviner facilement que je ne roule pas sur l'or, sinon je ne me trimballerais pas dans de vieux habits avec des poireaux et des tomates dans mon sac.

Il m’a l’air d’un adolescente en pleine crise à en juger par la façon qu’il a de faire passer le sac de son dos à son torse. Il faut qu’il redescende d’un cran, le petit garçon, parce que ce n’est pas avec une telle attitude qu’il pourra assister au moindre cours ici, ni même rester plus longtemps. J’aime le répondant quand il a un dessein, ce qui n’est pas le cas ici. Le sourcil que je lève et le visage que je garde fermé seront mes seules réponses, j’espère pour lui qu’il comprendra tout ce qu’il en découle. « J’avais pas prévu de rentrer dans une galerie, je serais venu sans mon sac de courses sinon. » Et ça, voyez vous, ce ne sont pas mes affaires. Sa vie ne m’intéresse pas, son petit quotidien non plus. Qu’il aille au marché ou aux putes, c’est son problème. N’en reste pas moins qu’ici, les œuvres resteront toujours plus importantes que lui. Ailleurs, une maman énamourée pourra lui dire qu’il est la Huitième Merveille du monde. “Si tu m’avais dit le contraire je t’aurais pas cru, Captain Obvious.” Cette fois-ci j’esquisse un début de sourire, faux au possible, amusé à l’idée qu’il n’ait pas la moindre idée de qui je suis.

« J’ai rien vu, c’est pas très bien indiqué. Vous êtes prof ici ? » Oui. Non. Toutes les réponses seraient bonnes et mauvaises à la fois alors j’en improvise une qui ne fera qu’ajouter des parts d’ombres sur une toile déjà bien sombre. “Seulement les jours où j’en ai envie.” Lui n’y comprendra bien sûr rien et moi, cela suffit à m’amuser. Il ne s’attendait sûrement à rien en entrant dans la galerie, il en aura pour son temps - à défaut d’en avoir pour son argent. « En fait j’aimerais prendre des cours donc je venais pour me renseigner sur les ateliers, et sur le prix des cours. » Cette fois-ci, ses mots m’intéressent bien plus. Pas spécialement le fait qu’il cherche à s’inscrire aux ateliers ; il n’est pas le premier ni le dernier à s’y intéresser. Non, c’est plutôt le simple fait qu’il s’inquiète du prix des ateliers et à en juger par sa tenue je doute fortement qu’il soit de ceux ne participant pas à des ateliers coûtant moins qu’une certaine somme. Il me rappelle ma propre histoire, en somme, quand bien même je n’ai jamais eu besoin du moindre cours pour devenir un artiste de talent. “C’est gratuit, et c’est au moins une chose qui ne changera pas.” Je ne mentirai pas là-dessus et je ne mentirai pas non plus. Ginny et moi avons insisté sur la gratuité des cours et des ateliers et c’est au moins un sujet sur lequel nous sommes encore tous deux d’accord aujourd’hui, à défaut qu’il en soit de même avec quoi que ce soit d’autre. “Tu fais quoi ? T’es étudiant ? T’as un petit job, un truc comme ça ?” Ceci, ce n’est que de la curiosité mal placée. Il pourra y répondre ou non, peu m’importe, cela ne changera rien à ma vie mais sans doute beaucoup à la sienne. “Suis moi.” Et enfin je me lève, sachant pertinemment où se trouvent les inscriptions pour les ateliers. Mains dans les poches, je ne me retourne pas, ne doutant pas un seul instant que la curiosité et l’espoir prendront le dessus sur la haine qu’il garde déjà contre moi. Il s’y fera, ils s’y font tous.

“Tu veux faire de l’art parce que t’es passionné ou parce que t’as du temps à perdre ?” Il y a une bonne et une mauvaise réponse, c’est évident.

@Auden Williams

Je passe mon sac sur le devant même si ça me fait chier et je crois que monsieur aimable n’a pas trop aimé la manière dont je l’ai fait vu la manière dont il me regarde. Je m’en fiche un peu d’avoir vexé le gars de l’accueil et je me justifie en disant que ma visite à la galerie n’était pas prévue. “Si tu m’avais dit le contraire je t’aurais pas cru, Captain Obvious.” Et en plus il me sort un sourire moqueur, je ne relève même pas. Je pense que le jour où ils ont distribué l’amabilité et la gentillesse il n’était pas là. J’espère vraiment qu’il ne bosse pas à l’accueil sinon il n’y a pas grand monde qui doit entrer dans cette galerie s’il accueille tout le monde comme ça. Il me montre le bureau pour les inscriptions en m’expliquant que c'est là que je dois aller. Je lui réponds que c’était pas très bien indiqué et je lui demande s’il est prof ici. J’en ai un peu marre de ne pas savoir à qui je parle, j’ai envie de savoir. “Seulement les jours où j’en ai envie.” Super, je ne suis pas tombé sur un employé aigri mais sur un artiste capricieux. Il me pose des questions sur mon poireau -qui semble beaucoup l’intriguer- et me demande si je souhaite m’inscrire ou si je viens pour quelqu’un d’autre. Je lui explique que je viens me renseigner sur le prix des cours. “C’est gratuit, et c’est au moins une chose qui ne changera pas.” Excellente nouvelle, j’aurais pas pu me permettre de suivre des cours hors de prix alors qu’on galère déjà à finir le mois. J’imagine même pas la tête d’Alma ou de Rudy si j’avais payé une fortune pour des cours. « Alors je vais m’inscrire. » Je ne peux m’empêcher d’esquisser un petit sourire, je ne pensais vraiment pas que ce serait gratuit. J’ai peut-être bien fait d’entrer dans la galerie même si j’ai été accueilli par un glaçon. Je suis trop impatient de commencer les cours, même si monsieur sourire doit être mon prof. Il est peut-être nul en relations sociales mais c’est peut-être un très bon artiste. J’en sais rien, j’aimerais bien voir quelques une de ses œuvres pour me faire une idée. “Tu fais quoi ? T’es étudiant ? T’as un petit job, un truc comme ça ?” Il s’intéresse à moi ? C’est surprenant ça. S’il s’attend à ce que je lui dise que je suis un étudiant dans une grande école d’art il sera déçu. « Je suis apprenti maçon. » Au manque d’enthousiasme qui émane de ma réponse je pense qu’il peut sentir que c’est par dépit que je suis apprenti, absolument pas par passion. “Suis moi.” Je dois l’avoir convaincu puisqu’il me guide vers les inscriptions pour les ateliers. Je le suis, par curiosité, pas parce que son grand sens de l’accueil m’a séduit.

“Tu veux faire de l’art parce que t’es passionné ou parce que t’as du temps à perdre ?” C’est quel genre de question ça ? Bien sûr que je suis là par passion. Si j’étais pas un passionné je me serais barré de sa galerie à l’instant où il s’est foutu de ma gueule à cause de mes poireaux. « L’art c’est une passion, je dessine et je peins depuis que je sais depuis tenir un crayon. » Je lui raconte un peu ma vie, je me doute qu’il n’en a pas grande chose à faire de ce que je lui raconte mais je veux qu’il sente que je suis vraiment motivé et passionné, et que je ne suis pas là pour faire de la figuration. « Je peux commencer les cours quand ? Dimanche ? » Je suis plus qu’impatient, ce serait la première fois que je prends un cours et j’ai hâte de voir ce que ça peut donner. Apprendre en autodidacte c’est bien, mais apprendre avec de grands artistes c’est encore mieux. Je sais pas si c’est le cas de mon très agréable interlocuteur mais je pense que je ne tarderai pas à le savoir. «  Vous savez qui sera la personne qui fera cours ? » Histoire de savoir si je vais devoir supporter son caractère de merde la prochaine fois ou si je serais avec quelqu’un de plus sympa.

L’argument de l’argent semble finir de le convaincre de s’inscrire et je ne porterai aucun jugement là-dessus. Je me moque de tout et de rien, littéralement, mais la question du manque d’argent est une des rares exceptions, si ce n’est la seule. Le trop plein d’argent, par contre, a tout d’incroyablement amusant pour moi. Ce sont surtout les cibles qui sont amusantes. « Alors je vais m’inscrire. » A ça, j’hausse les épaules. Son avenir m’importe peu, il ne faut pas se leurrer sur ce sujet, et si je le questionne sur sa personne, ce n’est que parce que je n’ai pas mieux à faire en cet instant. Quelque chose en lui m’intrigue mais cela ne signifie pas pour autant qu’il est digne du moindre intérêt, il faut y aller pas à pas. « Je suis apprenti maçon. » Je fais la moue, il en fait une autre. Au moins, nous sommes sur la même longueur d’onde. “Ennuyant.” Soyons francs, aucun gamin ne grandit en rêvant de devenir maçon et je doute qu’il ait choisi cette voie par passion pour un travail de merde. Il n’en a même pas la carrure, de toute façon, et je suis certain qu’il tomberait dans les pommes à peine le printemps arrivé. Finalement, comme j’aurais dû m’en douter, le sujet de sa personne est tout aussi ennuyant que son métier et pour cette raison je décide d’y mettre fin plutôt rapidement, lui commandant de me suivre. “Laisse moi deviner, tu rêves d’une carrière d’artiste pour abandonner la maçonnerie ?” Et avec un peu de chance, ne même jamais avoir à travailler réellement dans le domaine. Qu’est ce que ça fout de ses journées, un apprenti maçon, de toute façon ?

J’ai beau ne pas réellement m’intéresser à lui, ses motivations me sont importantes, au moins pour savoir comment me positionner sur sa personne et ce que je peux bien penser de lui. « L’art c’est une passion, je dessine et je peins depuis que je sais depuis tenir un crayon. » Mes yeux dérivent un instant sur lui simplement pour le dévisager davantage. Sa réponse n’a rien d’étonnante, je me doutais bien qu’il n’allait pas me dire le contraire. Tout ce qu’il reste à savoir, c’est s’il a le moindre talent pour cela, parce que les années d’expérience ne sont pas synonymes de réussite. “Quel genre de peintures ?” Le dessin ne m’intéresse pas autant, je concentre mon attention sur les sujets qui en valent réellement la peine. Il existe des milliers d'œuvres différentes, je veux savoir où il se positionne et surtout, ce qu’il est capable de créer et d’inventer. L’un a autant d’importance que l’autre, et ici nous ne pouvons enseigner que la technique, pas l’esprit. « Je peux commencer les cours quand ? Dimanche ? » - “Du calme moussaillon, t’as tant hâte que ça de te faire remettre à ta place ?” Tous ceux qui vont au premier cours avec trop d’entrain se retrouvent en larmes dans le couloir ensuite, c’est une image qui devient lassante à force d’être observée.
« Vous savez qui sera la personne qui fera cours ? » Oh, mon sourire est immense, bien sûr qu’il l’est. La question est insouciante et il va en détester la réponse. “T’as de la chance, t’auras le directeur en personne.” Ma tête dodeline avec amusement avant que je reprenne rapidement la parole. “Moi. Au cas où tu l’aurais pas compris.” Co-directeur, si on joue sur les détails, mais puisque la co-directrice n’a pas mis le pied à Brisbane depuis longtemps, j’envoie chier les détails. “Ce que je me demande surtout, c’est pourquoi tu t’emmerdes dans un métier que tu détestes alors que tu veux faire autre chose. T’as peur de voler de tes propres ailes ?” La peur n’a pas sa place ici.

@Auden Williams  


“Ennuyant.” Je n’aurais pas mieux résumé mon boulot. C’est un vrai crève-cœur pour moi de me retrouver enfermé dans quelque chose qui m’ennuie au quotidien. Je n’ai pas choisi cette formation, c’est une des rares qui a accepté de m’accepter compte tenu de mon dossier scolaire peu flatteur. « J’aurais même dit déprimant. » Si je reste dans cette branche et que je n’envoie pas tout valser c’est pour ma famille. Mais ça pèse sur mon moral, je n’ai aucune envie de me lever le matin sachant que je vais passer une journée monotone et éprouvante sur le plan physique. Je préférais rester dans ma chambre, un crayon ou un pinceau dans la main plutôt de te soulever des sacs de ciment. “Laisse moi deviner, tu rêves d’une carrière d’artiste pour abandonner la maçonnerie ?” Son ton méprisant est pénible, dis comme ça j’ai l’impression d’être le personnage principal d’un mauvais film pseudo dramatique. Mais il n’a pas tort, c’est un bon résumé de mon projet : claquer la porte et percer sur Instagram et plus généralement dans la sphère artistique. « J’aimerais arrêter oui, maçon c’est pas le genre de métier qui me fait rêver. » Le seul point positif c’est que je gagnerai plus d’argent quand j’aurais fini mon apprentissage. Ça restera un salaire de misère mais ce sera toujours mieux que ce que j’ai maintenant, c’est-à-dire pas grand-chose.

Lorsqu’il m’interroge sur mon degré d’intérêt pour l’art je lui explique que c’est une passion que j’ai toujours eu. Quand je fais mention des peintures que je réalise il me demande, l’air intéressé -enfin-. “Quel genre de peintures ?” Je fais un peu de tout, mais ce que je préfère c’est les portraits. Les peintures de fleurs ou ce genre de trucs c’est pas mon délire. « Ca dépend de mon humeur et de l'inspiration du moment. » C’est très vague ce que je lui explique, je me dis que le mieux reste de lui montrer un aperçu de mon travail. J’attrape mon téléphone dans ma poche et j’ouvre mon compte instagram. «Dans ce genre là en ce moment. » J’ouvrema dernière publication et je lui tend mon téléphone. En faisant défiler les publications on peut voir une séparation nette entre ce que j’ai peint avant que Rudy se retrouve -encore- en prison. Les peintures et dessins sont devenus sombres à partir de ce moment-là. La colère mais aussi le sentiment de subir une fois de plus les nombreux problèmes de la famille pèsent sur mon inspiration et je n’arrive pas à sortir de cette noirceur. « Et vous c’est quoi votre genre ? » Il me pose beaucoup de questions sur mon travail mais je suis curieux de savoir quel genre d’œuvres il crée, ça dit beaucoup sur une personne. Je suis peut-être même passé devant des œuvres à lui dans la galerie tout à l’heure. Je pense avoir bien cerné le genre de personne que j’ai en face de moi mais j’aimerais savoir à quel genre d’artiste je vais être confronté.

Impatient de commencer les cours je lui demande quand est-ce que je pourrai commencer, je lui demande si ce serait possible dimanche. “Du calme moussaillon, t’as tant hâte que ça de te faire remettre à ta place ?” Il a l’air d’avoir un sacré melon. Enfin j’avais déjà remarqué qu’il avait un égo surdimensionné, ce n’est qu’une preuve de plus. Il ne sait même pas de quoi je suis capable et il pense déjà que ce sera forcément mauvais, il a de sacrés a priori.  « J’ai hâte de montrer de quoi je suis capable oui. » Je ne me démonte pas, je n’ai pas peur de son regard ou de sa critique et je suis déterminé à lui faire fermer son clapet. J’ai un peu de mal avec la critique et l’autorité alors je n’aime pas sa façon de me dire qu’il passera tout le cours à me rabaisser. Je ne veux pas non plus qu’il ne soit pas honnête, je suis là pour apprendre. Enfin bref j’ai confiance en mon travail, mes capacités et c’est pas un type avec de grands airs qui me fera perdre ma confiance en moi. Je lui demande qui sera le professeur en charge du cours, histoire de savoir si c’est à lui que j’aurais en face de moi pendant des heures ou si j’aurais la joie d’être avec quelqu’un d’autre. Il me répond, un petit sourire en coin “T’as de la chance, t’auras le directeur en personne.” Je garde le silence et il en profite pour ajouter. “Moi. Au cas où tu l’aurais pas compris.” C’est mon jour de chance on dirait. Il est le directeur de la galerie mais il ne sait même pas où sont les inscriptions, il n’a pas l’air très au courant. Je n’ai aucune envie de l’appeler Monsieur le directeur, j’aimerais connaître son nom. Histoire aussi de faire des recherches sur internet pour voir ce qu’il se dit sur lui, s’il est connu ou juste prétentieux sans rien derrière. « C’est quoi votre nom, Monsieur le directeur ? » Mon ton est un peu moqueur, voir le directeur affalé dans un fauteuil à deux doigts de s’endormir ça casse l’image que je me fait d’un directeur sérieux et investi. “Ce que je me demande surtout, c’est pourquoi tu t’emmerdes dans un métier que tu détestes alors que tu veux faire autre chose. T’as peur de voler de tes propres ailes ?” Il est bien curieux. On ne se connaît pas alors je n’ai pas forcément envie de lui déballer toute ma vie. J’ai pas envie qu’il me jette sa pitié à la gueule quand je mentionnerai ma petite sœur malade, mon grand frère en prison ou mon connard de père. Par contre il est hors de question qu’il me prenne pour un trouillard, je n’ai pas peur. Si je venais d’une famille riche je n’aurais jamais pris cette formation qui m’emmerde au plus haut point. « Je n’ai pas peur. J’ai besoin de travailler, d’avoir un salaire stable même si ce que je gagne n’est pas énorme. On compte sur moi, je peux pas tout lâcher comme ça, même si ça me fait chier. » Je ne rentre pas dans les détails, il n’a pas besoin de savoir. J’ai juste envie qu’il comprenne que je n’ai pas le choix et que tout le monde n’a pas le luxe comme lui de ne faire que peindre ou être désagréable pour vivre sereinement.

“Ennuyant.” « J’aurais même dit déprimant. » A peu de choses près, j’aurais presque de l’empathie pour lui - non, bien sûr que non, c’est absolument faux et son sort ne m’intéresse pas le moins du monde. Alors, j’essaye au moins de rendre les choses moins douloureuses et de rapidement le faire accoucher de ce qui le ronge et est une évidence pour autrui : son métier ne lui plait pas mais au moins il paye ; il rêve de devenir un artiste mais se lancer dans le vide est effrayant est dangereux. Been there, done that. « J’aimerais arrêter oui, maçon c’est pas le genre de métier qui me fait rêver. » C’est le genre de métier qui ne peut faire rêver qu’Ezra. Mécanicien, maçon, vous voyez c’est du pareil au même ce genre de choses pour lesquelles ont a besoin de larbin et qu’on appelle ‘vocation’. Conneries sur conneries. J’hoche la tête pour lui annoncer que j’écoute et comprends sa démarche, comme quoi je ne suis pas toujours un connard et démontre parfois le contraire. Ainsi, je me permets enfin de lui demander quel genre d'œuvre il crée, puisqu’après tout c’est surtout ce qui m’intéresse au sujet d’autrui. S’il doit étudier ici, je veux savoir à quoi m’attendre. « Ça dépend de mon humeur et de l'inspiration du moment. » Ce qui ne correspond pas à une réponse recherchée mais je peux comprendre ce qu’il dit. Les œuvres changent selon l’inspiration et selon nos vies, elles ne sont en rien figées dans le temps et fort heureusement. Je me penche sur son téléphone pour observer les peintures et le prend finalement entre mes mains pour y prêter davantage d’attention de mon œil habitué. Son style évolue dans le temps pour ne devenir que plus sombre, fait que je note sans pour autant lui infliger une question supplémentaire à ce propos. Cela viendra plus tard, sans aucun doute, mais pour le moment je préfère lui rendre son téléphone, plutôt heureux d’avoir découvert une part de son univers. Il a un certain potentiel, c’est indéniable. « Et vous c’est quoi votre genre ? » J’esquisse un rire qui n’a rien d’amer. Cette question est simplement redondante. “T’es passé devant mes peintures. Tu les verras en repartant.” Elles ne sont pas nombreuses, besoin de faire place à un maximum d’artiste oblige, mais plutôt représentatives de toute mon œuvre, de façon générale. Pour le moment, notre priorité et tâche commune se résume à l’inscrire aux ateliers. Le reste, il en fera ce qu’il voudra.

Cependant, je tiens à le mettre en garde sur mes méthodes d’éducation. « J’ai hâte de montrer de quoi je suis capable oui. » Il tient bon, j’imagine que c’est un bon point. En tout cas, ça m’amuse autant que ça m’étonne. Il est plutôt grand sur pattes mais pas bien musclé, je ne le verrais pas en tant que gros dur à même de défendre tous ses camarades : sa propre personne c’est déjà un bon début. Je suis curieux de voir ce qu’un tel caractère donnera en plein cours, sous la pression et avec l’envie (le besoin) de bien faire. Il me montrera ce dont il est capable et il se fera remettre à sa place, peu importe, à mes yeux c’est du pareil au même. « C’est quoi votre nom, Monsieur le directeur ? » Son insolence m’amuse, je la préfère plutôt que d’avoir à faire face à des élèves s’écrasant face au moindre mot prononcé plus haut que le reste. Tant qu’il ne m’agace pas, les choses iront bien. “Auden Williams.” Il le reconnaîtra s’il s’intéresse au monde de l’art, il ne le reconnaîtra pas si ce n’est pas le cas. Je suis loin de Goya ou Picasso mais cela ne me dérange pas ; ce n’est qu’une marge de manœuvre qui s’offre à moi. « Je n’ai pas peur. J’ai besoin de travailler, d’avoir un salaire stable même si ce que je gagne n’est pas énorme. On compte sur moi, je peux pas tout lâcher comme ça, même si ça me fait chier. » Il est bavard et animé de toutes les bonnes intentions du monde - ce qui le mènera sans aucun doute à sa perte puisqu’il est bien connu que la gentillesse n’a jamais menée nulle part. “Je vois, je vois. On verra ce que tu vaux la semaine prochaine et avec un peu de chance, tu pourras gagner bien plus.” Je déteste résumer l’art à l’argent mais il s’agit bien souvent de ça: une oeuvre peut valoir des centaines de dollars, des milliers parfois, et ce sans même s’appeler Delacroix. C’est le salaire d’un mois, de deux, d’une année, et ça personne ne peut s’asseoir dessus. Nous verrons bien ce qu’il vaut.