Adriana est réveillée en sursaut par des coups frappés à la porte de sa chambre.
« Adriana, deprisa, tu vas être en retard en cours ! »
La brunette se frotte les yeux, son regard se posant amoureusement sur le garçon qui émerge doucement à côté d’elle.
« J’arrive, Mama ! »
Elle dépose un doux baiser sur les lèvres d’Augustus, alors qu’un sourire illumine son visage.
« Bonjour, toi. »
La jeune fille de 17 ans se mordille la lèvre en observant le clandestin qui a dormi dans son lit, son torse nu dépassant des draps. Mais le bruit de sa maison qui se réveille la ramène à la réalité.
« Debout, avant que mes parents te remarquent. »
Avec ses pieds, elle finit par le pousser hors du lit, se retenant de rire lorsqu’il tombe sur le sol. Elle l’aide à ramasser ses affaires mais le rattrape par le bras alors qu’il s’approche de la porte, secouant la tête.
« Trop tard, mes parents sont réveillés. Tu vas devoir passer par la fenêtre. »
Elle rit à nouveau, tout en sachant que Gus ne craint rien depuis le rez-de-chaussée. Alors qu’il enjambe la corniche, elle le retient par le col et pose ses lèvres contre les siennes.
« On se retrouve au lycée ? »
Elle lui caresse tendrement la joue, les yeux plongés dans les siens.
« Je t’aime. »
Elle l’aime, comme on aime quand on a 17 ans, rapidement, intensément. Dans le couloir menant à la cuisine, un sourire béat toujours ancré sur son visage, elle croise son frère Eduardo.
« C’est bizarre, j’ai cru voir Augustus traverser notre jardin il y a à peine de deux minutes. Tu ne saurais pas ce qu’il venait faire ici ? »
Alors qu’elle hausse les épaules en tentant de prendre un air innocent, son frère rit et la suit jusqu’à la table où leur petit-déjeuner les attend.
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25 septembre 2013, soir
Les yeux rougis par les larmes, Adriana fait les cent pas devant la porte d’une chambre d’hôpital. Son frère Pablo est assis sur une chaise, non loin, la tête entre les mains. Ses parents, quant à eux, sont derrière la porte de cette chambre, faisant leurs derniers adieux à leur fils Eduardo. Il y a à peine une heure, en rentrant d’un casting avec sa sœur, ils avaient été agressés dans une ruelle. Adriana n’avait rien pu faire, simplement être le témoin impuissant du destin tragique de son frère. Lorsqu’elle avait prévenu les secours, son frère n’était déjà plus là, elle le savait. Eduardo et Adriana avaient été conduits aux urgences, où le décès d’Eduardo avait été constaté. Peu de temps après, le reste de la famille avait débarqué. La brunette a déjà pleuré toutes les larmes de son corps. Elle est sous le choc, ne réalisant pas vraiment ce qui vient de se passer en seulement quelques minutes. Il y a 60 minutes, 3 600 secondes, son frère respirait encore, et marchait à côté d’elle. Maintenant, elle entend les pleurs de ses parents derrière cette porte, leurs supplications. Elle veut rentrer chez elle et aller se coucher. Puis elle voudra se réveiller de cet affreux cauchemar, avoir tout oublié demain matin. Elle continue à faire les cent pas dans le couloir de l’hôpital, lorsqu’elle sent un regard sur elle. Son copain, Gus, est là, à quelques pas d’elle, la dévisageant. Comme par automatisme, pour vérifier son allure, elle lisse le jupon de sa robe. C’est seulement à ce moment-là qu’elle se semble se rendre compte que sa robe blanche est maculée de sang. Ses yeux s’attardent ensuite sur ses mains, ses longs doigts rougis, le sang séché sous ses ongles.
« Nooon … »
Ce n’est qu’un chuchotement, à peine audible, alors que sa respiration s’accélère et que la panique la gagne. Elle repère la porte des toilettes juste à côté de Gus et s’y engouffre, passant à côté de son chéri sans même sembler le voir. Là, elle se lave les mains frénétiquement, frottant encore et encore avec du savon.
« Pourquoi ça ne part pas ?! »
Sa voix est affolée, alors qu’elle continue à tenter d’enlever le sang de son frère de ses mains.
23 septembre 2013, matin. Ça cogne. Contre quoi, je ne suis pas trop certain. « J’arrive, Mama ! » Un grognement s’échappe de ma bouche. Je remue, les yeux toujours clos. Je sens des lèvres se poser sur les miennes, je tends les mains pour attirer Adriana davantage contre moi. Je bats des paupières à répétition pour chasser le sommeil et plonge mon regard dans celui de ma copine alors qu’un sourire se pose sur mon visage en réponse au sien. « Bonjour, toi. » Mmmm… elle se mordille la lèvre. « Bonjour », j’arrive à murmurer d’une voix rauque. « Debout, avant que mes parents te remarquent. » Je grogne de nouveau avant de me retourner sur le côté pour faire semblant de me rendormir. On a de l’école tantôt, mais… whatever. À ce temps-ci de l’année, il ne se passe pas grand chose de toute manière. Mais, bien vite, les pieds d’Adriana tentent de me pousser hors du lit. « Arrêeeeeete, laisse-moi dormir », je chuchote en ne pouvant réprimer un rire quand même, essayant de me tortiller pour éviter qu’elle y parvienne. Mais… je finis bientôt sur le sol, le souffle court. Ma tête émerge près du lit. « Je me vengerai », je dis, amusé, en pointant un doigt sur elle et en me levant pour ramasser mes choses en vitesse. La dernière chose que je voudrais, c’est que les parents de ma copine me trouvent dans la chambre de leur fille, à moitié nu en plus. Puis, ma main se tend vers la poignée pour sortir de sa chambre, mais Ana me stoppe. Des points d’interrogation dansent dans mes yeux. « Trop tard, mes parents sont réveillés. Tu vas devoir passer par la fenêtre. » Je pousse un soupir. Elle n’a pas tort… c’est bien la voix de sa mère que j’ai cru entendre un peu plus tôt. Néanmoins, l’idée de devoir passer par la fenêtre m’excite; ce n’est pas haut du tout, mais c’est une sorte d’aventure, une mini poussée d’adrénaline. Il ne faut que personne me voit. Alors que je passe une jambe de l’autre côté de la fenêtre, Adriana me retient et pose ses lèvres sur les miennes. J’enfouis mes mains dans ses cheveux et l’attire un peu plus vers moi. « On se retrouve au lycée ? » Je hoche la tête. Elle est bien la seule raison pour laquelle j’irai à mes cours, aujourd’hui. Peut-être que je pourrais seulement y faire un tour, pour l’heure du midi. Je dois d’abord passer chez moi de toute manière. Sa main caresse ma joue et un sourire se pose sur mes lèvres. « Je t’aime. » Mon sourire s’étire timidement. « Moi aussi. » C’est sincère, mais pourtant, dire je t’aime n’a jamais été mon fort, ça sonne étrange de ma bouche, je trouve. Mais oui, je l’aime beaucoup. Comme je disais, elle est pas mal la seule raison qui me pousse à aller à mes cours ces jours-ci.
Je suis forcé de prendre le bus comme mes parents adoptifs m’ont enlevé ma voiture pour être parti d’une station d’essence sans payer… Hum, je l’ai peut-être un peu cherché. Mais n’est-ce pas un peu trop sévère? En tout cas, je serai peut-être en retard à mon premier cours. Tant pis.
25 septembre 2013, soir. Ça a commencé par un simple message texte. Après le dîner, j’ai texté Ana pour savoir ce qu’elle faisait. et pour savoir comment son casting a été. C’est bizarre, d’habitude elle me donne des nouvelles pour ce genre de trucs immédiatement après. Comme c’est lundi, c’est plus compliqué de nous voir, mais on va sûrement se parler au téléphone comme à la normale. Elle a mis un certain temps à répondre. Plus longtemps que d’habitude. Je suis allé brosser mon cheval Octavius, songeant à l’amener pour une balade, mais c’est là que j’ai enfin eu un retour d’Adriana. Un message tout simple, qui ne sonne pas comme elle. Un message qui m’informe qu’elle est à l’hôpital. La panique m’envahit aussitôt. Elle a eu un accident, peut-être? Je cours jusqu’à la maison pour le dire à mes parents, leur demande de m’y conduire immédiatement. À ma grande surprise, ils me prêtent même la voiture, me somment d’être prudent.
En un rien de temps, je me retrouve à l’hôpital, aux urgences parce que persuadé que c’est là que ma copine se trouve. On m’indique qu’elle n’est pas là, mais on me dirige vers la section appropriée. Je cours presque dans les couloirs. Puis… je m’arrête net. La voilà. Elle fait les cent pas, elle semble totalement dans ses pensées. Son maquillage a coulé, sa robe et ses mains… hum… sont tachés de sangs. Je fige. On dirait qu’elle remarque que je l’observe pendant un instant, mais son attention se porte soudainement sur ses mains. « Nooon … » Son chuchotement résonne dans le couloir. Prudemment, ne sachant vraiment pas comment réagir en une telle situation, je m’avance. Un pas à la fois. Si elle était blessée, elle ne serait pas seule dans ce couloir, si? Mes yeux se posent sur la porte à côté. Des pleurs se font entendre, je remarque. Mais je n’ai pas le temps d’analyser plus qu’Adriana se met à paniquer et se sauve dans une salle de bain tout près. Je ne tarde pas à la suivre, cogne quelques coups à la porte. Mais pas de réponse. Voulant m’assurer qu’elle est… okay, je tourne la poignée en espérant qu’elle n’est pas verrouillée. Heureusement, non. Je la referme derrière moi et me tiens à côté d’elle, sans bouger, durant je ne sais combien de temps. « Ana? » je demande d’une petite voix. Je ne l’ai jamais vue dans un état comme ça. Ça me rend plutôt inconfortable, si je suis franc. Mais il est hors de question que je m’en aille. « Pourquoi ça ne part pas ?! » Je comprends soudain ce qu’elle essaie de faire. Mais c’est le sang de qui…? Elle ne semble pas avoir de plaie, elle. Timidement, je pose une main sur son épaule. « Ana? » je répète. Je passe mes bras autour de ses épaules, par derrière, mon menton posé sur son épaule. « Qu’est-ce… qu’est-ce qui s’est passé? »
Se réveiller dans les bras de son chéri, quand on a 17 ans, ça n’a pas de prix. L’interdit à ce quelque chose d’excitant qui rend la situation encore meilleure. Alors Adriana ne peut s’empêcher de sourire bêtement en observant Augustus allongé à côté d’elle. La jeune fille embrasse doucement son chéri, mais rapidement, les bruits de la maison qui se réveillent la ramènent à la réalité. Mais alors qu’elle tente d’avertir Gus de la situation, celui-ci proteste.
« Arrêeeeete, laisse-moi dormir. »
Adriana rit, tout en le poussant en dehors du lit.
« Je te connais, Gus. Tu rattraperas tes heures de sommeil en retard en cours ! »
Finalement, la brunette réussit son coup et son chéri atterrit sur le sol de la chambre dans un bruit sourd. Elle tente de réprimer son éclat de rire, inquiète à l’idée que ses parents pourraient avoir entendu quelque chose.
« Je me vengerai. »
L’air mi-amusé mi-fâché de Gus ne l’aide pas à garder son sérieux, alors qu’elle le guide finalement vers la fenêtre pour qu’il s’éclipse discrètement. Alors qu’elle le met dehors, elle le retient pour l’embrasser. Elle frissonne lorsque les mains de son copain s’enfouissent dans ses cheveux qu’il l’attire un peu plus à elle, partageant son désir.
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25 septembre 2013, soir
Dans le couloir de l’hôpital, Adriana fait les cent pas. Elle observe le ballet incessant de professions médicales qui passent devant elle, choquée de constater que la vie continue, que le monde continue de tourner, alors que le cœur de son frère Eduardo a cessé de battre. C’est incompréhensible, c’est injuste. Et cette injustice est encore plus flagrante quand elle entend les pleurs de ses parents, de l’autre côté de la porte, alors qu’ils font leurs derniers adieux à Eduardo. Pablo est là, assis en silence, la tête entre les mains. Il ne dit rien. Il n’a rien dit depuis longtemps. Il semble perdu dans son chagrin et sa colère. C’est étrange de se dire qu’Adriana et lui partagent la même peine, la même douleur, et pourtant, ils sont incapables de se consoler mutuellement, ni même de se regarder. Chacun est dans sa bulle, à essayer de gérer comme il peut ses émotions. Son portable n’arrêtant pas de vibrer dans la poche de veste en jean, elle a fini par y jeter un œil, découvrant la dizaine d’appels en absence et de textos envoyés par Gus et Mel, son chéri et son meilleur ami. Elle n’a envie de parler à personne. Elle ne veut voir personne. Surtout pas eux. Elle leur envoie un texto laconique, quelques mots pour expliquer qu’elle est à l’hôpital et qu’elle les contactera demain. Plus tard, lorsqu’elle sent un regard sur elle et croise le regard de Gus, elle secoue la tête, comme si elle s’en voulait à elle-même : elle aurait dû savoir que c’était insuffisant, et que ça ne ferait que les inquiéter. L’un d’eux allait finir par débarquer, c’était couru d’avance. Mais le cerveau de la jeune fille semblait englué par le chagrin et elle ne semblait pas capable de réfléchir correctement. Soudain, son attention est attirée par le sang qui macule sa robe et ses mains. Elle se précipite dans une petite salle-de-bains, et est rapidement rejointe par Gus. Elle se demande un instant s’il a toqué avant d’entrer. Mais elle était tellement perdue dans ses pensées et obnubilée par ses mains, qu’elle se rend compte que c’est possible qu’elle ait occulté les coups contre la porte.
« Ana ? »
Elle ne répond pas, s’obstine, frotte encore, plus fort. L’eau n’est plus rouge depuis longtemps, et la majeure partie du sang est partie. Mais les mains de la brunette sont encore plus rouges que la normale, et ses ongles refusent de laisser disparaître les dernières traces de l’attaque.
« Ana ? »
Elle sursaute lorsque Gus pose sa main sur son épaule, affolée. Il y a une heure, son agresseur la tenait fermement par derrière, ayant enroulé ses bras autour d’elle. Alors, lorsque son copain passe un bras autour de ses épaules et se place dans son dos, elle frissonne et panique, la peur visible dans son regard, alors qu’elle croise celui de Gus dans le miroir.
« Qu’est-ce … qu’est-ce qui s’est passé ? »
Adriana ne peut plus supporter ce contact plus longtemps. Sa peau brûle à l’endroit où Gus presse son corps contre le sien. Il ne brûle pas de désir, mais d’une peur viscérale, de souvenirs insoutenables. Elle s’écarte et le repousse violemment, ses deux mains contre le torse de Gus.
« Eduardo … il est … »
Les mots sont coincés dans sa gorge, incapables de franchir ses lèvres. Les prononcer à haute voix, c’est rendre cette situation réelle, alors qu’elle tient plus de l’irréel pour l’instant.
23 septembre 2013, matin. Le lit d’Adriana est confortable. Surtout avec elle à mes côtés — une vrai bouillotte, en fait. Encore dans les vapes, j’en oublie que nous avons cours aujourd’hui, et pas que je tienne à y aller de base, non plus. Je supplie ma copine de me laisser dormir, mais elle n’en a pas la moindre intention parce que ses pieds me poussent dans les côtes. Argh. Difficile de se défendre quand on est encore tout endormi. « Je te connais, Gus. Tu rattraperas tes heures de sommeil en retard en cours ! » J’étouffe un rire. « T’as pas tort », j’arrive à grommeler avant qu’elle réussisse à me pousser hors de son lit. Ça y est, je suis réveillé là. Après mes promesses de vengeance, elle me guide jusqu’à la fenêtre pour que je m’éclipse en douce. Dommage, j’aurais vraiment préféré passer la journée à me coller contre elle, dans son lit de préférence, mais au moins je la reverrai à l’école.
25 septembre 2013, soir. Quand j’arrive à l’hôpital, au fameux couloir, je n’ai de yeux que pour Adriana — tellement que je remarque à peine son frère Pablo, dans ses pensées, assis un peu plus loin. Comprenant rapidement que quelque chose ne va pas (c’est plutôt flagrant), je regrette amèrement de ne pas avoir profité plus de ce matin, ou des pauses entre les cours durant lesquelles ma copine m’offrait son charmant sourire, ou durant lesquelles on s’embrassait passionnément avant de se laisser pour la prochaine classe. Son regard croise le mien et elle secoue la tête, mon ventre se retourne alors que je me demande ce que ça veut dire. N’est-elle pas contente de me voir? Bon, faut dire que quelque chose la perturbe en ce moment, mais je ne sais quoi. Son regard est troublé, rempli de… tristesse? Ça m’énerve de ne pas savoir, mais avant d’avoir pu le lui demander, elle s’enfuit à la salle de bain et s’y enferme. Rapidement, je la suis — ce ne sera pas Pablo qui le fera, je grogne en mon for intérieur — et cogne, mais pas de réponse. Alors, sans hésitation, j’entre dans la pièce avec elle, et la voilà qui tente vigoureusement de se nettoyer les mains. Quand je l’appelle une première fois, Ana ne me répond pas. À se frotter les mains comme ça, j’ai l’impression qu’elle va se faire mal. Je tends la paume pour la poser sur elle et elle sursaute. J’hésite à la retirer, mais opte plutôt pour encercler ses épaules de mes bras. Dans le miroir, je peux voir son regard monter en panique et mes joues s’enflamment alors que je me demande ce que je fais de mal. Mais persuadé que c’est ce dont elle a besoin, d’un câlin comme ça, je fais durer le moment. Grosse erreur, apparemment, car Adriana me repousse vivement, les deux mains sur mon torse, comme si… comme si j’étais en train de lui faire du mal. « Ana? » je répète, voulant comprendre ce qui arrive; pourquoi, tout d’un coup, je semble la dégoûter, lui faire peur. Mon regard se pose sur la porte — qu’est-ce que j’attends pour sortir, pour fuir ce sentiment d’humiliation qui me pèse? Limite la colère grimpe doucement en moi, limite j’ai envie de la laisser ici toute seule rien que parce qu’elle m’a repoussé. Qu’elle se débrouille… « Eduardo … il est … » Ses mots peinent à sortir. Et soudain, je réalise: c’est Eduardo qui devait l’accompagner à son casting. Les pleurs qu’on entendait dans le couloir… Pablo sur une chaise, dans sa bulle… Soudain, je comprends. Prenant mon courage à deux mains malgré la peur de me faire rejeter de nouveau, je fais glisser mes doigts le long des bras de ma copine, jusqu’à ses mains. Elle a besoin de moi, je pense, je ne peux pas la laisser ici comme ça, toute seule. « Qu’est-ce qui est arrivé, Ana? Dis-moi… » Elle avait du sang partout sur elle. Le traumatisme est clairement visible dans son regard. « Dis-moi, je t’en prie. » Je déteste être dans l’ignorance comme ça. Je veux comprendre qu’est-ce qui leur est arrivé, pourquoi ses vêtements sont tâchés de rouge comme ça. Pourquoi elle refuse de me toucher…
Lorsque, ce soir, Adriana croise le regard de Gus dans le couloir de l’hôpital, les événements du matin lui semblent lointains. Ce n’était pas ce matin-même qu’ils étaient blottis dans les bras l’un de l’autre, en secret, dans la chambre de la brunette. Ce n’était pas aujourd’hui qu’entre deux cours, ils avaient échangé des baisers passionnés. C’était impossible, c’était dans une autre vie. La présence de Gus la perturbe. Elle a l’impression que deux mondes différents se heurtent l’un à l’autre. Le présent, irréel. Le passé, éloigné. Ici, elle était dans une bulle intemporelle, un moment horrible qui ne pouvait perdurer. Demain, elle se réveillerait chez elle, et se rendrait compte que ce n’est qu’un mauvais rêve. Mais le fait de voir Augustus ici, d’observer son regard qui se portait sur sa robe tâchée de sang, menaçait de faire exploser cette bulle, et de rendre le moment présent, réel.
Adriana s’éclipse dans une salle-de-bains et Gus la suivit. Elle frotte ses mains frénétiquement. Et alors que son copain tente de l’apaiser en la serrant contre lui, elle se dérobe, le poussant violemment pour l’éloigner d’elle.
« Ana ? »
Elle le voit, son air perturbé. Elle les voit, la tristesse et la colère qui passent sur son visage. Mais elle ne peut pas les effacer, pas maintenant. C’est au-dessus de ses forces de ménager les émotions de son chéri alors qu’à une dizaine de mètres à peine, ses parents pleurent au-dessus du corps de son frère. La réaction de Gus n’a donc pour seul effet que de durcir le regard d’Adriana. Pour répondre à la question de son copain, la brunette tente d’expliquer ce qui se passe, mais les mots restent coincés en travers de sa gorge. Les prononcer, c’est rendre la situation réelle, et Ade espère toujours pouvoir recoller les morceaux brisés de sa bulle. Gus la touche, encore, laissant ses doigts courir le long de ses bras avant de prendre ses mains entre les siennes. Adriana se fige à ce contact, tente d’inspirer doucement par le nez, alors qu’elle rêve de le repousser encore. Ce contact est insupportable, en ce moment-même. Il y a à peine une heure, elle était enserrée dans les bras d’un autre homme, qui l’empêchait d’aller secourir son frère. Avoir ses mains dans celles de Gus, c’était s’empêcher de bouger, se sentir prisonnière d’une nouvelle emprise.
« Qu’est-ce qui est arrivé, Ana ? Dis-moi … Dis-moi, je t’en prie. »
La jeune femme se mord la lèvre inférieure, secouant la tête. Non, elle ne peut plus le supporter. Evitant soigneusement le regard de Gus, elle retire ses mains et recula d’un pas.
« Il a été agressé … Ils étaient trois … »
Les mots commencent à sortir, les idées se bousculent dans la tête de la brunette, alors qu’elle se prend la tête entre les mains.
« C’était pour de la drogue, Gus. A priori, il leur devait beaucoup d’argent … »
Soudain, elle se fige. Ses mains s’écartent doucement de son visage, et elle fixe un point dans le vide, comme si une pensée venait d’apparaître. C’était comme si les pièces d’un puzzle s’assemblaient enfin. Finalement, elle redresse la tête et plonge un regard dur dans celui de Gus.
« C’est de ta faute … », murmure-t-elle à voix basse, presque inaudible. Finalement, sa voix se fait plus forte, plus ferme.
« C’est de ta faute ! A toi, à Mel, à tous ces autres junkies stupides ! »
Elle crie maintenant.
« Si vous n’aviez pas acheté de la drogue à Eduardo, on n’en serait jamais arrivé là ! Sans consommateur, pas de revente ! »
Ca semble logique. Il faut des coupables, des responsables, des personnes qui paieront. Les agresseurs d’Eduardo ne seront jamais retrouvés. Ade a besoin de quelqu’un à détester. Elle a besoin de chasser cette culpabilité qui l’envahit, alors qu’elle ne cesse de se dire qu’Eduardo est décédé après l’avoir récupéré, elle, à un casting. Gus est là, il fera un coupable idéal.
23 septembre 2013, matin. Ce matin, tout allait bien, il me semble. Et voilà maintenant qu’Adriana a l’air toute chamboulée et je ne comprends pas pourquoi. Certes, on est dans un hôpital, mais elle n’a pas l’air blessée. Qui l’est, alors? Elle s’échappe à la salle de bain et, automatiquement, je la suis, voulant comprendre ce qui lui arrive, pourquoi elle est couverte de sang, sans pourtant de blessure apparente. Quand j’entre dans la pièce, elle est en train de se frotter les mains comme si sa vie en dépendait. Je pourrais ne pas être là, je pense, et ça ne changerait pas grand chose. Elle semble totalement absorbée par ses gestes, par le sang qui tache ses mains. Quand j’appelle son nom, Ana se retourne, me fixe, mais j’ai la drôle d’impression qu’elle ne me regarde pas vraiment. Quand mes bras entourent les siens, dans un geste désespéré pour l’apaiser, elle finit par me repousser et je regarde la porte comme si j’allais sortir, parce que je déteste me faire rejeter comme ça, parce que j’ai l’impression de lui avoir fait du mal alors que, tout ce que je voulais, c’est de la réconforter, savoir ce qu’il se passe. Mais son regard perdu, paniqué, me pousse à rester. Parce que je sais qu’elle a besoin de moi et quel genre de petit ami est-ce que je serais si je m’en allais et la laissais seule avec son chagrin? Ana se fige quand mes doigts courent le long de ses bras et que mes mains atterrissent dans les siennes. D’une petite voix, je m’entends lui demander de m’expliquer ce qui est arrivé. Je ne peux pas vraiment l’aider si elle ne me dit rien, si je reste dans l’ignorance… Elle se mord la lèvre inférieure, son regard évite encore le mien alors qu’elle secoue la tête. Puis, je sens ses mains lâcher les miennes et j’ai l’impression que mon coeur fait un saut de plusieurs mètres de haut. Je ne sais pas pourquoi, j’ai l’impression qu’elle va me laisser, qu’elle ne veut plus de moi, de mes câlins, que j’en fais peut-être trop à ses yeux… et je n’ai aucune idée de pourquoi. Elle recule, comme pour être certaine que je ne la touche plus. « Il a été agressé … Ils étaient trois … » Mon souffle se coupe, je serre les poings alors que l’information se fraye une place à mon cerveau. Ils étaient trois. Et le gars qui a été agressé… Parle-t-elle bien de son frère? C’est lui qui l’accompagnait à son casting… Et elle, elle est okay? À la voir, je ne saurais dire. Physiquement pas blessée, mais… Un frisson me prend alors que je m’imagine ce qu’ils ont pu lui faire, à elle… « Il est… il est okay? Et toi? » je demande dans un souffle. Question stupide, presque, je sais. J’ai le feeling que la réponse est non, mais je pose la question des fois qu’au final, les larmes d’Adriana ne sont que le produit du stress. Gus, elle dit qu’il a été agressé. Il est pas okay. Mais… est-il gravement blessé? Dans ma tête, c’Est le pire qui a pu arriver. « C’était pour de la drogue, Gus. A priori, il leur devait beaucoup d’argent … » Je pince les lèvres. Eduardo est celui qui me fournit de la weed une fois de temps en temps. En fait, il est probablement le fournisseur de pas mal d’ados du lycée où Ana et moi allons, pour être franc. Je ne lui en achète pas toutes les semaines, non plus, mais disons… plus qu’une fois de temps en temps. Je ne savais pas qu’il devait beaucoup d’argent à ceux qui lui fournissent ladite drogue…
Quelque chose passe dans le regard de ma petite amie. Elle fixe un point dans le vide, comme si elle venait de se rendre compte de quelque chose. Mais quoi? Puis, elle relève le regard sur moi et tous mes muscles se tendent en voyant la colère qui danse dans ses yeux. « C’est de ta faute … » Je recule à mon tour d’un pas. De quoi elle parle? Certes, j’ai acheté de la drogue à son frère, mais je l’ai toujours payé. S’il avait des problèmes d’argent, ce n’est pas ma faute… « De quoi tu parles, Ana? » je demande en essayant de contrôler ma voix. S’il y a bien une chose que je déteste, c’est être accusé à tort. « C’est de ta faute ! A toi, à Mel, à tous ces autres junkies stupides ! » Sa voix est plus forte et me fait sursauter. Junkies. Sa pique fait mal. J’en consomme une fois de temps à autre, je ne me considère pas comme un junkie. Mel non plus, à ce que je sache? « Je… non… » Je ne trouve pas les mots. Ma copine est vraiment en train de m’accuser de ce qui est arrivé à son frère? « Si vous n’aviez pas acheté de la drogue à Eduardo, on n’en serait jamais arrivé là ! Sans consommateur, pas de revente ! » Elle crie, maintenant. Immédiatement, je pose délicatement, mais vivement, une main sur sa bouche. « Chuuuut, Ana, t’es pas obligée de dire qu’on a acheté de la drogue tout haut comme ça… » Soucieux, je regarde en direction de la porte, comme si quelqu’un allait vivement entrer dans la salle de bain après avoir entendu ça. Parce qu’au Queensland, à moins d’avoir une prescription d’un médecin pour de la weed, on n’est pas censé en posséder. Je laisse tomber ma main et mon regard se durcit. « J’ai toujours payé ton frère », je commence sèchement. « Alors NON, ce n’est pas de ma faute, Adriana. » Je serre davantage les poings, tellement que je sens que je vais avoir des marques d’ongles dans mes paumes. « Ton frère n’a que lui à blâmer, c’est LUI qui a choisi de — » …vendre de la drogue, de se mettre dans ce pétrin. Je me coupe brusquement, réalisant la bêtise que je viens de dire. Son frère est mort et tout ce que je trouve à dire, c’est que c’est de sa propre faute? Bravo, Gus. Ça t’apprendra à te laisser emporter par tes émotions. Encore. « Je… je m’excuse, ce n’est pas ce que je voulais dire », je murmure en baissant les yeux. Et c’est vrai. Tout ce que je voulais, c’était rejeter la faute de sur moi, mais je ne l’ai clairement pas fait de la bonne manière. « Je suis vraiment désolé pour Eduardo… » Ça me paraît tellement surréel de penser que son frère n’est juste plus là. J’attrape de nouveau sa main dans un geste que je veux réconfortant.
Rien n’a de sens. Rien n’a plus de sens depuis l’agression d’Eduardo. Tout semble irréel. Le monde d’Adriana semble avoir été mis sur pause, mais les gens qui gravitent autour d’elle semblent le faire en vitesse accélérée. Ça ne fait que quelques heures qu’Eduardo est mort, et pourtant, Adriana a déjà l’impression d’avoir dû expliquer cinquante fois ce qui s’est passé. Aux ambulanciers, à la police, à ses parents, à son frère, aux médecins … La version d’Adriana varie à chaque fois, ou plutôt, elle n’est jamais complète. Elle ne dit pas tout à la police, ni à ses parents. Elle ment aux premiers pour ne pas créer de souci à sa famille. De toute façon, elle sait que les agresseurs de son frère ne seront jamais retrouvés. Elle omet de tout dire à ses parents pour les protéger et ne pas les faire souffrir davantage. Pour toutes ces personnes, l’attaque d’Eduardo restera un hasard, comme si Adriana et lui avaient croisé les mauvaises personnes, au mauvais moment. Tout semble irréel, le monde a été mis sur pause pour la famille Suarez, mais cet équilibre précaire est perturbé par l’arrivée d’Augustus, le petit-ami d’Adriana. Il la suit dans les toilettes où elle tente désespérément de faire partir le sang sur ses mains, frottant toujours plus fort, en vain. Gus veut comprendre, il la questionne. Il la serre dans ses bras pour tenter de la calmer, mais ne fait qu’aggraver l’état dans lequel la brunette se trouve. Finalement, elle consent à tenter d’expliquer la situation, mais les mots restent coincés dans sa gorge. La perplexité se lit sur le visage de Gus, qui ne semble pas tout saisir.
« Il est … il est okay ? Et toi ? »
Adriana le fusille du regard. Personne n’est « okay ». Personne ne sera plus jamais « okay ». Tous les mots que Gus prononcent sont maladroits, tous les gestes qu’il esquisse sont à côté de la plaque, et chaque mouvement qu’il fait semble aggraver la situation. La brunette secoue la tête. Les mots sont sur le bout de sa langue, mais ils ont du mal à sortir. Les prononcer, c’est rendre le départ de son frère irréversible.
« Non, il n’est pas « okay » … Il est mort … Eduardo est … mort. »
Elle se remet à pleurer, secouée par de violents sanglots alors que ses jambes se dérobent sous elle et que ses genoux heurtent le carrelage glacé. Les larmes qui roulent sur ses joues brouillent sa vision, mais pas assez pour l’empêcher de voir ses mains toujours rougies.
« Et son sang sur mes mains qui refuse de partir ! »
Elle se remet brusquement debout, tentant une nouvelle fois d’ôter le sang d’Eduardo de ses doigts, frottant désespérément à s’en abîmer la peau. Finalement, elle abandonne, fermant avec force le robinet et jetant le savon à travers la pièce, le faisant éclater en mille morceaux. Déjà, le déni laisse place à la colère dans les étapes du deuil. Et cette colère se reporte rapidement sur Gus, pour éviter qu’elle ne la submerge. Parce qu’au final, c’est elle qui était avec Eduardo. C’est elle qu’il était venu chercher. C’est elle qui a été incapable de faire quoi que ce soit pour le protéger. Mais elle n’est pas en mesure d’affronter cette culpabilité qui menace de la submerger, alors elle se tourne vers Gus, qui est là, qui est agaçant avec son air perdu et qui multiplie les faux pas depuis son arrivée.
« De quoi tu parles, Ana ? »
Une nouvelle fois, il semble à côté de la plaque, et ne comprend rien.
« Je … non … »
Il proteste, mais la brunette ne se calme pas. Bien au contraire, cette dénégation l’agace, et elle s’énerve encore plus, incapable de maîtriser son volume sonore.
« Chuuuut, Ana, t’es pas obligée de dire qu’on a acheté de la drogue tout haut comme ça … »
Il pose sa main sur la bouche d’Adriana qui panique immédiatement. Il y a quelques heures, c’était la main de l’un de ses agresseurs qui la bâillonnait, l’empêchant de crier pour appeler à l’aide. Elle se fige, son cœur a un raté, et sa respiration s’accélère vivement. Pendant quelques secondes, elle semble incapable de trouver comment inspirer et expirer calmement par le nez, et ses yeux reflètent la peur qu’elle ressent. Heureusement, la situation ne dure que quelques secondes et, déjà, Gus ôte sa main.
« J’ai toujours payé ton frère. Alors NON, ce n’est pas de ma faute, Adriana. Ton frère n’a que lui à blâmer, c’est LUI qui a choisi de … »
Non, il n’a pas osé ?! Il n’a pas pu dire ça, c’est impossible. La stupeur se lit sur le visage d’Adriana, qui répond immédiatement, à voix basse, toute la colère s’entendant dans le ton qu’elle emploie.
« Dégage. »
Déjà, Gus semble se rendre compte de ce qu’il a dit, mais c’est trop tard. De toute façon, rien de ce qu’il aurait pu dire n’aurait pu lui permettre d’être épargné. Il aurait dans tous les cas subi les foudres d’Adriana. Et pourtant, il a choisi la pire réponse qu’il pouvait faire, le pire comportement qu’il pouvait adopter.
« Je … je m’excuse, ce n’est pas ce que je voulais dire. »
La colère d’Adriana est intense. Elle est maintenant incapable de se maîtriser, pas après ce qu’il vient de dire.
« Dégage ! »
Elle crie maintenant, alors que Gus tente toujours de recoller les morceaux d’une relation qui est déjà terminée.
« Je suis vraiment désolé pour Eduardo … »
Il attrape à nouveau la main d’Adriana, et c’est à ce moment-là que la porte s’ouvre et que Pablo fait irruption dans la salle-de-bains. Ses yeux se portent sur les doigts rougis de sa sœur, entre ceux de son chéri, et son regard se durcit quand la brunette retire vivement sa main.
« Tu ferais mieux de partir, Augustus. »
Il hésite à rajouter : « elle t’appellera demain », pour atténuer ses propos, mais qui y croirait ? Trop de mensonges ont déjà été dits ce soir, trop de mensonges ont déjà été entendus. Alors il se contente de tenir la porte ouverte pour laisser le jeune homme s’en aller.
23 septembre 2013, matin. C Ana me rejette, ne veut pas de câlin que j’aimerais lui donner pour la réconforter. C’est plutôt difficile de lui soutirer ce qui s’est passé pour qu’elle se retrouve ici, dans un état pareil, mais je finis par apprendre que ça a un lien avec son frère Eduardo, qu’il s’est fait agressé. J’ose quand même espérer “pour le mieux”, qu’il ne soit que blessé, qu’il va s’en sortir. Il est au bon endroit pour s’en sortir, pour se remettre sur ses pieds en un rien de temps… non? Stupidement, je demande s’il est okay, si elle est okay. Adriana me fusille du regard et je ravale ma salive avant de figer. J’ai l’impression que tout ce qui sort de ma bouche n’est pas okay. Que tout ce que je vais dire sortira comme ça, maladroitement. Ça m’énerve. Je préfère être en contrôle de mes mots, de dire les bons trucs pour réconforter ceux à qui je tiens. « Non, il n’est pas« okay » … Il est mort … Eduardo est … mort. » Si je pouvais me regarder dans un miroir à ce moment-là — il y en a un, devant Ana, mais je n’ose pas y lever les yeux, je ne peux pas —, je pourrais sans doute constater que j’ai blêmis en une fraction de seconde. Ana est secouée de sanglots à présents, comme si les mots lui avaient beaucoup coûté de les dire à haute voix. C’est sans doute le cas. Qui veut avoir à prononcer ça tout haut? Je demeure silencieux, qu’est-ce que je peux bien répondre à ça? Qu’est-ce qu’on dit à sa petite amie qui vient de perdre son frère? Je suis désolé… Ça sonne superficiel, j’aurais l’impression de minimaliser son mal, de lui dire je suis désolé que tu vives ça, alors que moi… J’ai eu mon lot de malheurs, mais son frère a été agressé, assassiné, putain… Alors je me tais. Parce que j’ai l’impression que mes mots ne serviraient à rien, qu’elle me rejeterait une fois de plus. Je reste à côté telle, les bras le long du corps, ne sachant que faire d’eux, ne sachant que dire, ne sachant comment la réconforter. C’est ma petite amie, bordel, je devrais savoir comment la réconforter, non? Sans qu’elle ne me repousse… Elle se laisse tomber sur le sol, les yeux fixés sur ses mains. « Et son sang sur mes mains qui refuse de partir ! » J’aimerais l’aider à les laver, à faire partir ce rouge qui la met clairement dans un autre état. Normal. Mais j’ai peur de me faire repousser, encore; disons que, comme beaucoup de gens, si ce n’est plus, j’essaie d’éviter le sentiment de me faire rejeter. Je l’ai déjà assez été dans ma vie, à commencer par mon père. Je la regarde se laver férocement les mains une fois de plus, fermer le robinet rapidement. Brusquement, elle se retourne vers moi et m’accuse d’être le responsable de la mort de son frère. Je ne comprends rien de chez rien, je lui demande de plus amples explications. La colère grimpe en moi sournoisement, mes poings se serrent comme pour la contenir un peu. Son ton monte, elle finit par gueuler que j’ai acheté de la drogue à Eduardo et je plaque une main sur sa bouche en espérant que personne ne nous ait entendus. La panique danse dans les yeux de ma petite amie, c’est clair et net, et pourtant je fige et n’enlève pas ma main sur le coup, ne comprenant pas sa réaction. Je finis par ôter ma main quand même, espérant qu’elle ne le redise pas une autre fois. La colère me fait finalement craquer, je crache que j’ai toujours payé son frère et que s’il y en a un qui est responsable, c’est lui-même. Aussitôt, je regrette mes paroles, je me stoppe avant que je ne dise l’irréparable. Même si c’était évident ce que je voulais dire, même si le mal est déjà fait… Ana me jauge une fraction de seconde, comme si elle n’en revenait pas de ce que je venais de dire, et avec raison. Je ne comprends pas plus pourquoi j’ai dit ça. M’enfin si, pour rejeter la faute de sur moi… mais ce sont les émotions qui ont parlé, ce n’est pas la vérité. Je pense. « Dégage. » Son ton se fait dur, certain. Elle ne changera pas d’avis, je le sais, c’est Adriana; quand elle a décidé quelque chose, c’est définitif. Mais c’est plus fort que moi, je me tente quand même avec des excuses bien sincères, bien senties. Mes paroles étaient vraiment de trop. « Dégage ! » qu’elle répète, et ce simple mot me fait mal, trop mal. Plutôt que de reculer, plutôt que de m’en aller, je lui dis que je suis désolé pour son frère; ce n’est pas assez fort, ça sonne superficiel, je n’aime pas ce genre de réponses, mais c’est tout ce que j’arrive à dire. Ma main attrape la sienne, comme si j’étais désespéré, et c’est peut-être le cas. Je ne comprends pas d’où ces accusations sortent, je n’ai pas envie de rompre avec elle… je ne sais pas si ça va s’arranger demain, mais ça semble mal parti pour le faire. La porte s’ouvre alors brusquement et c’est Pablo qui apparaît, et dont le regard se rembrunit quand Ade retire sa main de la mienne. Comme si la mienne la brûlait. « Tu ferais mieux de partir, Augustus. » Je jette un regard noir à Pablo. De quoi il se mêle, lui?! Mes yeux font l’aller-retour entre la porte et Ana, comme si elle allait vraiment contester son frère… Dans un long soupir, je soutiens le regard de celle que je considérais comme ma petite amie. « Débrouillez-vous tous seuls, alors », je marmonne finalement, comme s’ils avaient réellement eu besoin de moi pour les aider dans leur deuil. Comme si j’avais réellement pu faire quelque chose. Puis, je quitte la pièce rapidement, sans un regard en arrière, la mâchoire serrée tout comme mes poings d’ailleurs, et je reprends la voiture de mes parents, cette fois-ci en direction de chez mon meilleur ami, à qui je raconterai tout, tout, tout… En conduisant, je me repasse toute la conversation entre Ana et moi, je me pose un million de questions. Croit-elle réellement que je suis responsable de la mort d’Eduardo? Un des responsables, un des junkies comme elle a dit… Suis-je au moins un peu responsable? C’est vrai que si je ne lui avais pas acheté de weed… peut-être qu’il serait encore vivant? Je ne sais même pas s’il y a moyen de le savoir…