My best friend, whatever happens I'll swallow tears and breathe in your hair Misbehaving, we cry in each other's embrace
“Tu as gardé le goût du chic je vois.” L’anglais leva les yeux avec une pointe d’incrédulité. Il n’avait pas à se demander s’il n’avait pas rêvé, s’il reconnaissait bel et bien la voix qui venait de s’élever depuis le ponton de la marina. Il le savait. Comme il avait toujours su que River finirait par réapparaître un jour. Cela faisait des années qu’elle étouffait et elle semblait lasse, la dernière fois qu’ils s’étaient vus. L’appel de la liberté était trop tentant pour cette personnalité aventureuse. Derrière ses lunettes, Jamie détailla la jeune femme. Son air navré et penaud de petite fille qui avait fait une bêtise, son échine courbée et ses épaules lourdes de choix qu’il allait désormais falloir assumer, ses jambes nerveuses qui oscillaient entre avant et arrière, piétinant le sol à la manière d’un cheval face à un obstacle. Son legging sans effort et son grand t-shirt d’adolescente qui lui donnaient l’air encore plus petite qu’elle ne l’était déjà -et le noir de la tête aux pieds persistait à lui faire grincer des dents. Le brun croisa les bras d’un air faussement contrit. “Est-ce que tu as perdu le tien ?” Il l’avait vue avec une meilleure allure ; il l’avait surtout déjà vue avec une meilleure mine, et cela interpelait Jamie qui aurait espéré retrouver son amie plus légère et épanouie après avoir disparue il ne savait où pendant autant de temps. Mais était-ce le voyage ou le retour au bercail qui lui donnaient l’air d’être aussi éteinte ? Il quitta le pont du bateau en quelques grandes enjambées, réduisant l’écart entre eux jusqu’à la rejoindre sur le ponton. Ses lunettes quittèrent son nez, il rabattit leurs branches et les glissa dans la poche de poitrine de sa chemise. Il les portait rarement devant qui que ce soit. Cela le faisait sentir plus vieux qu’il ne l’était. “Si tu voulais jouer aux filles de l’air, tu aurais au moins pu attendre que je m’offre cette beauté, fit-il en présentant l’Antagonist d’un signe de la main. Je t’aurais conduite où tu voulais.” A l’époque, Jamie aurait lui-même eu bien besoin de mettre Brisbane derrière lui quelque temps. Ce n’était pas aussi simple avec deux enfants -pas plus qu’avec un seul, mais cela n’avait pas freiné River finalement. Il se demandait quel avait été le déclencheur à côté duquel il était passé, quels signes avant-coureurs auraient pu tous leur mettre la puce à l’oreille à propos des intentions de la jeune femme de fuir la vie qu’elle s’était bâtie. Il n’y avait pas de coup de tête, de hasard ; juste le timing. L’enchaînement des événements menant à une décision à un instant T. L’anglais ne nourrissait aucune rancoeur, malgré l’apparente froideur de ses airs. Il n’accourait pas pour la prendre dans ses bras, ne sachant pas s’il devait se réjouir d’un retour définitif ou d’une simple visite de courtoisie. Il ne la noyait pas de questions sur l’endroit où elle se trouvait ou le fameux pourquoi de la situation. “Je suis content que tu ailles bien.” se contentait-il de se dire en enfonçant ses mains dans ses poches. River était en un morceau, c’était le principal. Le reste pouvait attendre plus tard.
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“Et aujourd'hui ?” Il baissa la tête et la secoua doucement avec ironie, le sourire aux lèvres. S’enfuir n’était plus au programme pour Jamie. Aujourd’hui il allait de l’avant. Aujourd’hui il reconstruisait. Du mieux qu’il pouvait. “Aujourd’hui je peux seulement te proposer de faire un tour dans la baie si le coeur te dit.” proposa-t-il. Ce n’était pas une grande aventure, l’échappée que River espérait peut-être, mais c’était un beau cadre pour se poser, se retrouver, se remettre de ses émotions. L’anglais avait fini par trouver que la navigation avait quelque chose de thérapeutique ; il y avait un charme non négligeable au fait de s’isoler au milieu de l’eau. “Tu as l'air d'aller bien aussi, ça fait plaisir.” Il haussa les épaules, laissa son regard exprimer un peu de lassitude. La brune avait manqué bien des virages depuis la dernière fois qu’ils s’étaient vus et la route n’avait pas été sans embûches. Dire qu’il allait bien était un concept vague, ni très vrai, ni trop faux. Il était dans l’attente de meilleurs jours, dans l’espoir que les choses allaient finir par s’arranger. Mais il avait toujours eu une relation aléatoire avec l’optimisme. “Je viens tout juste de revenir en fait. Et... mes belles fringues sont... inaccessibles pour l'instant.” Cela n’avait pas vraiment d’importance, il le savait, elle le savait ; mais ce genre de futilités était souvent la touche de légèreté nécessaire lorsque des sujets moins plaisants étaient abordés. “Je sais pas encore où je dors ce soir (ni demain ni après-demain) et mon père m'a accueillie avec une gifle, alors je sais plus trop non plus si j'ai seize ou trente-six ans là tout de suite.“ Toujours les mains au fond des poches, Jamie acquiesça vivement. “Les parents ont souvent cet effet.” Les siens ne faisaient pas exception, bien au contraire. Il y avait quelque chose de particulièrement infantilisant à être un homme de plus de trente ans mené à la baguette par deux psychorigides et leurs protocoles. Ils l’avaient toujours fait sentir incapable. Incapable de choisir son avenir, d’être assez intelligent, assez docile, malléable ; incapable de les rendre fier en se laissant modeler à leur image. Les parents étaient souvent les juges les plus intransigeants lorsqu’il s’agissait de choix qu’ils ne comprenaient pas. “Je suis juste contente de te voir Jamie.” Son sourire s’élargit. “Moi aussi.” Puis l’un de ses bras vint cercler les épaules de la maigre stature de River, l’enrobant dans une étreinte sûre et affectueuse. Il déposa un baiser fraternel au sommet de son front. “Allez, le capitaine t’accepte à bord.” fit-il en l’escortant jusqu’au bateau. Elle put asseoir ses membres fatigués et ses émotions mélangées sur la banquette claire. Le soleil tombait doucement, ils avaient un peu de temps avant qu’il ne fasse sombre. Jamie détacha l’Antagonist du ponton et prit la barre. Au bout d’une dizaine de minutes, ils se trouvaient déjà assez loin de la côte pour avoir l’illusion d’échapper à la civilisation. “Il y a un lit double, en bas, et toutes les commodités. Si tu n’as pas le mal de mer, ça peut te dépanner pour la nuit.” reprit le Keynes en rejoignant River à l’arrière du bateau. Celui-ci avait été acheté en songeant aux possibilités de virées avec les enfants, il y avait donc également deux petites couchettes pour eux. Lui n’avait pas encore eu l’occasion de passer une nuit à bord. Cela n’avait pas le même charme, seul, surtout lorsque le confort de son chez lui l’attendait non loin. “Sinon tu sais que tu es la bienvenue à la maison. Ce n’est juste plus la même maison.” Sa main frotta sa nuque nerveusement. “Joanne et moi avons divorcé en début d’année. J’ai décidé qu’il était préférable de recommencer ailleurs.” Avant que River ne parte, la séparation avec Joanne était un événement qu’il redoutait mais qu’il anticipait. Il aurait aimé avoir tort à ce sujet, mais le temps les avait éloignés de plus en plus et une seule solution s’était imposée à eux pour sauver ce qui l’était avant qu’ils ne se détruisent l’un l’autre.
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Pourquoi faire petit quand on pouvait voir grand ? L’anglais, même fraîchement célibataire, n’était pas du genre à se résigner à vivre dans un logement à sa taille. Un peu comme les plantes qu’il aimait tant, il avait besoin d’espace et de lumière, et il mettait un point d’honneur à ce que son chez lui en comporte autant que possible. Mi casa es tu casa, il aimait recevoir autrefois et prenait soin à ce que la chambre d’amis soit toujours disponible. La dynamique avait changé depuis quelques années -depuis qu’il avait rencontré Joanne, à dire vrai. Ses priorités s’étaient recentrées sur leur relation, leurs enfants, leur mariage et tous les obstacles que la vie leur avait jeté à la figure. Il n’avait plus été l’hôte d’un barbecue depuis bien longtemps et maintenant qu’il se retrouvait seul et bourré de temps sur les bras, il devait avouer que cela lui manquait. Lui qui, ironiquement, était le premier à s’ennuyer ferme au moindre gala et à ne trouver aucun intérêt dans le jeu des mondanités. Ce n’était pas la même chose lorsque l’on s’entourait d’amis. Encore faudrait-il qu’il lui en reste. L’invitation était donc toute naturelle pour lui, lorsqu’il proposa à River de prendre possession de cette chambre d’adulte supplémentaire qui prenait la poussière face au néant de la vie sociale du brun. “Merci pour l'invitation, je ne te cache pas que dans cette configuration j'ai envie de l'accepter.” Il fronça les sourcils et ce fut tout en naïveté qu’il rebondit ; “Qu’est-ce qui n'allait pas avec l’ancienne maison ?” En dehors de l’épouse, les deux enfants et les quatre chiens ? Il y avait de quoi se poser la question. Désormais l’espace était libre de jeux, rires et cris de bambins, allégé par l’absence de tension matrimoniale, et réduite à la présence de Ben, qui n’avait plus l’âge de courir partout, et Milo, dont l’activité se concentrait dans la cuisine où il pouvait fixer la nourriture durant des heures. Le silence prenait parfois Jamie par surprise. De la compagnie, aussi éphémère soit-elle, en dehors du travail, lui ferait le plus grand bien. “Mais qu'est-ce qui vous y a mené ? demanda River au sujet du divorce qui avait été finalisé en début d’année. Je sais que ça n'avait pas l'air simple l'année dernière déjà mais... C'est pas à cause du scandale quand même ?” Le Keynes haussa les épaules. Il ne voulait pas articuler le oui, comme si le mot pouvait profondément décevoir la brune, mais il ne pouvait pas nier que l’affaire concernant Mina avait été à quatre-vingt-dix pourcent le déclencheur de cette décision. “Elle pouvait plus me voir de la même manière après. Qui peut l’en blâmer ?” Lui le premier avait été incapable de se regarder dans un miroir. Si les rôles avaient été échangés, il y avait fort à parier que Jamie n’aurait pas aussi bien géré la situation que Joanne. Il n’aurait pas été étonnant qu’il fasse son retour au poste de police à force de crises de colère et de sautes d’humeur vertigineuses. Et sa femme en aurait encore fais les frais. “J’ai vraiment essayé d’arranger les choses, mais les dommages étaient là et…” Ce n’était jamais assez. Joanne n’était pas prête à pardonner et lui ne pouvait plus attendre, vivre dans ces conditions, se sentir comme un étranger dans sa propre famille. Il ne sentait pas de volonté de sa part de fournir un effort dans ce sens, de les aider à guérir, à se relever, et lui ne pouvait pas porter ce mariage sur ses seules épaules. Ils avaient fané, tout simplement. “Disons qu’on ne voulait pas essayer à tout prix de sauver ce mariage et prendre le risque que les choses soient de pire en pire. On a abandonné le navire pour nous sauver nous-mêmes, tu vois.” Les femmes et les enfants d’abord, exactement. Séparés, ils pouvaient espérer reconstruire quelque chose pour le bien de Daniel et Louise. Ensemble, l’un sur l’autre, manquant d’air, ils auraient fini par se détester. “On a toujours été très différents, Joanne et moi. Peut-être trop, je ne sais pas.” La réponse s’était imposée d’elle-même. Ce n’était pas comme s’ils n’en avaient pas conscience depuis les débuts de leur relation ; ils avaient naïvement pensé que leurs différences faisaient leur force, qu’ils étaient complémentaires et formaient un équilibre. Ils s’étaient surtout épuisés à force d’essayer de faire rentrer des ronds dans des carrés. Même si leurs valeurs se rejoignaient, tout le reste les séparait. “Comment tu gères ça ?” Mal, d’après son psy. Il intériorisait ses émotions, étouffait le tout, rationalisait autant que possible et se dissociait de ce qu’il vivait, ce qui était le mécanisme de défense de toute personne comme lui. “Pas trop mal, je crois.” qu’il estimait, lui, parce qu’il n’écoutait son psy qu’une fois sur deux et, le reste du temps, était persuadé de parfaitement gérer la situation sans avoir besoin de qui que ce soit. Belle victoire de six années de thérapie. “Je m’étais préparé à cette issue, je pense que j’y étais résigné même avant que l’idée s’impose à nous.” Jamie avait déjà partagé cette anticipation avec River quelques mois avant que le divorce ne soit acté. Joanne, elle, avait bizarrement eu l’air prise au dépourvu et plus affectée par la situation. Mais l’anglais soupçonnait que c’était plus le concept de l’échec qui la touchait plus que la fin de sa relation avec lui spécifiquement. “Enfin, je me suis acheté un bateau et une voiture supplémentaire, c’est le langage de la peine chez les riches non ?” Larmes d'aristocrates, voilà qui ferait un bon parfum. Bien sûr qu’il en avait versé, plus qu’il ne l’admettrait tout haut. Lorsque ce fameux silence le surprenait dans sa solitude et que le brouhaha de la vie de famille était le grand absent, son cœur se serrait à en être douloureux, et la seule chose à laquelle il songeait était à quel point ses enfants lui manquaient. Son déménagement avait été une distraction qui avait fait son temps. La prochaine, pour quelques minutes ; trouver la bouteille de whisky qu’il gardait quelque part à portée de main et deux verres pour se tenir chaud avant que la fraîcheur de la soirée naissante ne leur tombe dessus. “Tu rigoles si je te dis que Luke me demande le divorce ?” Jamie haussa un sourcil et, oui, esquissa bel et bien un fin sourire amusé. A quoi pouvait bien s’attendre River en disparaissant de la sorte, laissant son mari seul avec Liberty ? Il n'avait jamais eu le gabarit de quelqu’un qui comprenait, mais l’anglais songea que même en dehors de cela, personne possédant un peu d’amour propre n’accepterait d’être traité de la sorte. “Je rigole qu’il l’ait pas demandé plus tôt.” Par exemple, au hasard, avant de faire un enfant dont elle ne voulait pas ? “No offense, tu sais autant que moi, mieux que moi, que ça marchait pas fort depuis un moment. Sinon tu ne serais pas partie.” Sur ces mots, il leur servit chacun un verre qu’ils avaient définitivement bien mérité. Voilà qu’ils avaient tout vu, tout entendu et tout connu l’un de l’autre, River et lui. Les mariages, les enfants, les divorces et toutes les sales conséquences de leurs actions, leurs choix, ce qu’ils avaient dit et choisi de taire. Toujours en parallèle l’un de l’autre, ponctuellement à la croisée des chemins. “A nous, les saboteurs de mariages.” Une saga en six tomes.
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Saine réaction. Voilà qui était une première. Jamie souffla, du bout du nez, un rire muet ironique. Il n’était pas connu pour être raisonné ni raisonnable, pourtant, lorsqu’il apparut évident qu’il était temps de se séparer pour lui et Joanne, on pouvait admettre qu’il avait géré la situation avec philosophie. Cela avait pris de court son ex-femme tandis que lui avait le sentiment de s’être préparé pour cette finalité durant ces dernières années. Ils s’étaient à peine débattus contre le courant. L’issue de l’aventure n’était une surprise pour personne parmi ceux qui n’avaient jamais donné cher de leur relation. Et même s’il avait en horreur l’idée d’avoir donné raison à qui que ce soit, cela n’avait aucun poids dans la balance contre leur obligation de prendre soin de leurs enfants avant toute autre chose. Ils remettaient les priorités en place, les enfants. Il n’était plus question que de soi, plus jamais. Un divorce était une moindre épreuve pour eux, un mauvais moment à passer qui deviendrait leur nouvelle normalité, et cela était préférable à des années supplémentaires de déchirement. Cela ne rendait pas la situation moins difficile, l’anglais n’en avait pas le coeur moins brisé malgré la nonchalance qu’il affichait, le flegme derrière lequel il se cachait, le bateau pour se distraire. “Qui critiquait mon capital polluant à cause de mon SUV déjà ?” Good point, qu’il accordait en secouant vaguement son verre au bout de son bras. Ce n’était pas la première fois qu’on soulevait son hypocrisie et pas la dernière.
Il acceptait la réalité avec cynisme et le roulement de l’alcool sur sa langue. Leurs échecs communs, cette impression de retour à la case départ, seulement plus usés, plus abîmés que leur du premier tour de plateau. “J’ai vraiment la flemme de me lancer dans tout ça, avec un abandon de domicile je ne suis même pas sûre que ça serve à quelque chose de payer un avocat, je suis fichue quoiqu’il arrive. La maison me plaisait bien en revanche.” Nul besoin de souligner l’évidence, River avait raison ; les choses ne se profilaient pas en sa faveur. “Ca aura le mérite d’être rapidement plié.” fit Jamie en se montrant peut-être trop optimiste. La démarche avec Joanne avait tiré sur la durée pour une clause aussi bête que la pension qu’il souhaitait lui verser mensuellement ; ce fut sans doute le seul et unique cas auquel assista le juge dans lequel la femme refusait autant d’argent avec un tel entêtement. Le Keynes éprouvait encore de la rancœur à ce sujet, voyant cela comme une forme de rejet de sa contribution à la vie de ses enfants, au maintien du train de vie auquel ils avaient droit en portant son nom. Comme si elle ne voulait rien lui devoir et creuser un peu plus le fossé qui séparait déjà leurs mondes. Joanne n’avait pas besoin d’être une mère célibataire en difficulté, mais tout portait à croire qu’elle préférait cela à la main tendue que son ex-mari lui offrait. “Ce qui m’inquiète le plus c’est Liberty.” Jamie aurait été étonné d’entendre le contraire. Même si elle ne s’était jamais sentie mère, River l’était quoi qu’elle fasse, et on ne pouvait s’empêcher de penser aux enfants, à l’impact de chaque décision sur leur vie, sur l’adulte qu’ils seront. “J’envie tes talents de père. Si c’est toi qui avait Liberty je pourrais le voir sans effort, et il aurait un semblant de fraternité que je n’aurais sans doute jamais la force de lui offrir. Il me verrait à travers tes yeux, et pas ceux de Luke.” Le compliment s’acceptait non sans difficulté. Le fait était que Jamie n’avait aucune idée de la manière dont il aurait réagi à la place de Luke. S’il se mettait dans sa peau, il ne s’imaginait pas meilleur homme qu’il l’était face au comportement de River. “Mais dans l’état actuel des choses il me détestera sans doute toute sa vie, et quelque part, ça m’arrange.” Sourcils froncés, le brun secoua immédiatement la tête. “Tu le penses pas.” Personne n’acceptait sans broncher d’être le vilain de sa propre histoire. Personne ne souhaitait être l’objet de la haine de quelqu’un d’autre. Cela passait momentanément par la tête de la jeune femme comme une solution facile, une manière plus digérable de faire le deuil de cette ancienne vie. Une manière de fuir, encore une fois, tout le reste des émotions et des pensées qui avaient naturellement leur place, bien plus qu’un haussement d’épaules et une résignation pareille. “T’es pas une mauvaise personne. T’étais juste pas faite pour ce qui était attendu de toi.” Oh, comme il en savait quelque chose, la déception ambulante. “Si Luke et Liberty ne peuvent pas le comprendre tout de suite, ils le pourront un jour.” Et si cela n’était jamais le cas ? Il n’y croyait pas. Avec le temps venait l’expérience et avec elle la patience, la tolérance, la compassion, et même le pardon. Parfois il arrivait une fois six pieds sous terre, mais cela n’était pas une fatalité. Si Jamie avait pu faire la paix avec ce que ses parents lui avaient fait endurer, alors cela était à la portée de tout le monde.
“Comment Daniel et Louise vivent la situation ? demanda River, voguant d’un sujet à l’autre comme eux sur l’eau. Tu les vois souvent ? Tu voudrais que j’évite d’être là quand ils sont chez toi ?” L’anglais termina son verre et pinça ses lèvres. Il chercha les mots au fond de sa gorge dans un raclement nerveux. “Ils ne sont jamais chez moi.” confia-t-il. Ils y avaient pourtant chacun une chambre. Pourquoi ? La question était plutôt “pour quand”. Plus tard. Il ne savait pas vraiment. Un jour, sûrement. Ils finiraient par venir les weekends, dans quelques années. En attendant, cela faisait plus de place pour accumuler de la poussière et des regrets. “Je les vois chez leur mère. On était d’accord pour se dire qu’ils sont encore trop petits pour subir un changement d’environnement toutes les semaines, surtout Louise. Ils ont besoin de stabilité.” Ils avaient aussi (surtout) besoin de leur mère et de l’environnement sain qu’elle était en mesure de leur offrir, contrairement au Keynes dont les millions ne pouvaient pas lui racheter une réputation. Il devait se reconstruire lui-même, reconquérir sa vie avant d’espérer pouvoir avoir plus de place dans la vie de ses enfants. “La porte n’est jamais fermée mais je n’ose pas m’imposer. On a instauré des rituels pour que je puisse les voir. J’essaye de faire en sorte que ce soit suffisant. J’espère, en tout cas.” La sortie de l’école tous les deux jours, le goûter du mercredi, les visites du samedi. Joanne et lui s’assuraient qu’il continuait à faire partie de leur vie. “Tu n’as pas à t’en inquiéter, en somme.” fit-il puisque là était initialement la question. A son tour, il déposa son verre sur la table et s’allongea sur la banquette perpendiculaire à celle où River s’était installée, la tête près de la sienne. Ses doigts subtilisèrent la cigarette qu’elle portait à ses lèvres pour en prendre une bouffée, la moue malicieuse. “Appelons ça du bon timing.” Elle avait besoin d’un endroit où aller, il avait un havre à proposer. Il avait besoin qu’on le comprenne, elle avait une épaule où se reposer. Et cette fois, plus d’époux pour exiger d’eux plus que ce qu’ils avaient à donner. Plus personne à décevoir. Juste eux et tout le temps du monde, tout l'espace du monde, pour guérir.