Je m’élance d’un pas décidé hors de la maison. Aujourd’hui je suis en forme, remonté à bloc pour le premier cours avec monsieur le directeur de la galerie où je suis entré un peu par hasard. J’ai fait l’effort de me coucher tôt, enfin de ne pas faire encore une nuit blanche pour ne pas arriver complètement crevé. A la manière dont il a insinué que j’allais être remis à ma place pendant le cours je me suis dit qu’il fallait au moins arriver en forme. Je m’attends à une session intense, avec beaucoup de concentration, de conseils ou plutôt de critiques. Je me suis déjà fait une idée du charmant personnage qui sera mon prof pendant l’atelier et je me dis que ça risque d’être compliqué. Mais en faisant quelques recherches sur internet j’ai trouvé de nombreux articles vantant ses talents d’artiste. Donc même s’il n’est pas le grand maître de la gentillesse je me dis qu’il faut que je fasse un effort pour le supporter, il peut m’apporter beaucoup. Musique sur les oreilles, mon sac -sans poireaux cette fois- sur une épaule je me dirige vers la galerie. Je profite du trajet pour jeter un coup d’œil à mon compte instagram. Ma dernière publication a bien marché et ça suffit à me remotiver et à booster ma confiance. J’ai radicalement changé de style dans mes dernières publications et je m’inquiétais de savoir comment elles seraient reçues. Mais finalement le style bien que très différent de ce que je faisais avant plaît à mes followers et c’est une raison supplémentaire pour continuer sur ma lancée.

Lorsque je pousse les portes de la galerie je ne vois personne. Mais où est donc le très sympathique et accueillant directeur ? Je jette un regard sur le fauteuil dans lequel il était à moitié endormi la dernière fois, il est vide. Je regarde mon téléphone, je suis en avance par rapport au début du cours que l’on avait fixé la dernière fois. J’en profite pour me diriger vers l’atelier et m’installer sur une des tables. Je pose mon sac sur la table, il contient quelques-unes de mes créations. Je ne sais pas si le prof voudra regarder quelques productions ou que je me lance directement mais au cas où ce serait le cas j’ai tout prévu. Dans la chemise on trouve un de tout, des peintures très récentes comme des plus anciennes. J’ouvre le sac pour feuilleter rapidement ce que j’ai amené. Ce qui frappe en regardant tout ça c’est la différence de couleurs. Alors que mes créations les plus anciennes sont parées de couleurs vives les plus récentes semblent avoir subi un filtre en noir et blanc. Ce monochrome revient sur les peintures que j’ai réalisé au cours des derniers mois qui se sont écoulés. Et au-delà des couleurs les peintures se font plus angoissantes, moins agréables à regarder, plus dérangeantes. Les personnes que je représente n'ont par exemple pas de visages ou bien ceux-ci sont très flous. En regardant l’ensemble de ce que j’ai ramené on pourrait croire que j’ai rassemblé le travail de deux personnes mais non j’ai juste changé de style. Je suis tiré de mes pensées par des bruits de pas. Je me retourne vers l’entrée de l’atelier où Auden fait son entrée. Je le salue énergiquement « Bonjour. » en essayant de cacher mon enthousiasme et mon impatience de démarrer ce cours. Mon esprit bouillonne d’idées mais celle qui domine c’est : « aujourd’hui j’ai enfin l’occasion de montrer de quoi je suis capable et je vais saisir cette opportunité. ». Rien ne peut m’arrêter, surtout pas un prof grincheux et un peu égocentrique sur les bords.

@Auden Williams

Généralement, je ne compte pas mes heures passées à la galerie, mais mes priorités ne sont plus les mêmes depuis un an et le fait que Sloan ait de la fièvre suffit à me faire revoir mes plans. On est restés éveillés une grande partie de la nuit, quand bien même je continue de le soupçonner de ne pas réellement faire la différence avec la journée. Sa fièvre s’est calmée il y a quelques heures à peine mais j’ai voulu m’assurer qu’elle n’allait pas reprendre de plus belle et suis donc resté près de lui, avant d’enfin accepter de partir travailler et de le laisser avec son oncle. Je sais que s’il y a le moindre problème, Saül m'appellera en m’insultant de tous les noms - c’est ainsi qu’on se tient au courant des choses dans notre famille. Je passe les portes avec quelques minutes de retard et le premier qui me le reproche aura mon poing dans la figure.

César est déjà installé et c’est tant mieux. La plupart des autres étudiants sont présents, eux aussi, mais les retardataires n’auront pas l’opportunité de passer les portes de la salle. Je suis le seul à avoir le droit d’être en retard, si les élèves le sont alors cela signifie qu’ils n’en ont rien à faire de cet enseignement et de l’art au sens large du terme. Tant pis pour eux, pour ma part je n’ai pas de temps à perdre avec de telles personnes. « Bonjour. » Je réponds à son bonjour d’un signe de la tête, me montrant poli en retour - quitte à ce que cela en étonne certains. Il a mon intérêt bien plus que les autres, que j’estime déjà fades et sans intérêt. S’ils ont réellement le moindre talent, ils sauront le prouver naturellement, et ce n’est qu’à partir de cet instant que je leur accorderai toute mon attention pleine et entière. La seule personne en qui je pense pouvoir déceler une fibre artistique reste encore le gamin au poireau, celui à qui les parents ont donné le nom d’un dictateur assassiné à qui on donne trop souvent un pouvoir qu’il n’a jamais eu : celui d’empereur. En somme, je doute qu’ils aient beaucoup écouté leurs cours d’histoire. “La seule chose que je vous demanderai aujourd’hui, c’est de peindre avec votre main faible. Bon courage.” Vous pourriez croire que je ne fais pas d’effort pédagogique parce que je n’ai pas envie d’en faire et oui, c’est absolument ce que je suis en train de faire. Ma curiosité est ailleurs, mon attention aussi. Rapidement, déjà, mes pas se détachent du devant de la scène pour retourner au chevalet que César s’est attribué. Les autres bataillent à ne serait-ce tenir le pinceau dans leur main gauche ; parce que oui, ils sont majoritairement droitiers, comme d’habitude.

“Je peux ?” Du bout du doigt, je désigne la chemise qu’il a apportée avec lui. Si cela avait été quoi que ce soit d’autre, j’aurais laissé parler ma curiosité avant de mettre en avant la moindre forme de politesse mais puisqu’il s’agit d’art alors tout est différent. J’ai moi-même un carnet dont personne n’a le droit de poser la main dessus sous peine de la perdre, et je respecterais le fait qu’il en soit de même pour lui aussi. En attendant d’avoir une véritable réponse, je laisse mes yeux se reposer sur la toile encore vierge, curieux de savoir comment il compte la remplir - avec quelles idées et, surtout, avec quel moyen. “Est-ce que tu comptes dessiner autre chose que ce qui te serait venu naturellement, maintenant que tu connais la contrainte ?” Autrement dit : est-ce qu’il est du genre à faire machine arrière face à la difficulté ?

@Cesar Gutiérrez

Installé avec les autres élèves nous attendons patiemment le prof. Les minutes passent et au moment où je commençais à me dire qu’il ne viendrait pas et que j’avais fait le déplacement pour rien Auden fait son apparition dans l’atelier. Je le salue, il me répond silencieusement et cet excès de politesse de sa part m’étonne quand je repense à la dernière fois où il s’est montré d’une amabilité extrême. Sans faire de grande introduction ou de discours de bienvenue Auden lance la consigne du jour. “La seule chose que je vous demanderai aujourd’hui, c’est de peindre avec votre main faible. Bon courage.” La vache.J’essaie de ne pas montrer que je suis déstabilisé mais ça commence très fort. Je pensais qu’on verrait quelques techniques de base, rien de très poussé mais là ça dépasse mes espérances. « Bon courage » c’est un bon résumé de la situation. Je n’ai jamais dessiné ou peint de la main droite alors je ne sais pas ce que ça va donner. J’attrape mon pinceau de la main droite et c’est déjà très bizarre comme sensation. J’arrive à le tenir à peu près correctement mais je tremble un peu. J’ai l’impression d’avoir à nouveau 4 ans et d’essayer d’apprendre à écrire et dessiner. Je fixe la toile, en pleine réflexion sur la manière dont je vais devoir m’y prendre pour peindre ce que j’avais en tête avant de connaître la consigne. Je jette quelques regards sur les côtés et je vois que je ne suis pas le seul à être déstabilisé, certains ont l’air complètement perdus en essayant de maîtriser le pinceau de la mauvaise main. Je reporte mon attention sur la toile et c’est à ce moment que je sens que quelqu’un est près de moi. Auden s’est approché et sa curiosité semble avoir été piquée par la chemise que j’ai apporté avec moi. “Je peux ?” Je l’ai prise avec moi avec l’intention de lui demander d’y jeter un coup d’œil à la fin du cours l’espoir qu’il accepte. C’est une petite victoire pour moi devoir que mes créations l’intriguent, j’ai dû marquer des points la dernière fois en lui montrant mes publications sur Instagram. « Oui bien sûr ! » J’essaie de rendre mon sourire discret, j’attends de voir quel sera son avis, Auden a l’air plus qu’imprévisible. Je ne suis pas à l’abri qu’il me dise que ce j’ai fait est sans intérêt et que je perds mon temps. Et au fond de moi je me dis que même s’il aime ce que je fais il ne me le dira pas explicitement. J’appréhende un peu son avis. J’ai confiance en ce que je fais, j’ai de nombreux fans qui me suivent et qui aiment ce que je fais mais Auden est un artiste reconnu alors je ne peux pas m’empêcher d’avoir une légère appréhension.  “Est-ce que tu comptes dessiner autre chose que ce qui te serait venu naturellement, maintenant que tu connais la contrainte ?” Il essaie de me tester, et il a raison de le faire. Au risque de le surprendre je n’ai pas changé d’avis : je suis venu avec pour projet de peindre un portrait et je compte bien aller au bout de mon idée. Ne jamais changer d’idée quelque soit la contrainte, c’est un objectif que je me suis fixé. Quel intérêt de venir à un cours si c’est pour contourner la difficulté en choisissant quelque chose de plus simple ? Je suis sûr que dans la salle certains ont déjà changé d’idée et qu’ils continuent d’hésiter sur ce qu’ils souhaitent peindre, je compte bien m’entêter pour ne pas faire comme eux. « Non je reste sur mon idée de base. Bon ça ne ressemblera pas exactement à ce que je veux faire mais ça me permettra de sortir de ma zone de confort. » Et c’est bien ça le but de l’exercice : nous sortir de notre zone de confort en nous imposant de peindre avec notre mauvaise main. C’est pour ça que je voulais assister aux cours de la galerie, parce que j’ai besoin d’apprendre de nouvelles choses, d’explorer de nouvelles techniques.  Je ne veux pas être défaitiste, au contraire j’essaie d’être réaliste : même si j’y mets toute la bonne volonté du monde je ne pourrais jamais avoir un rendu aussi net et précis que ce que je pourrais faire de la main gauche. Je décide de lui expliquer un petit peu l’idée que j’ai en tête. « Je voulais peindre un visage, un peu abstrait donc la contrainte rendra ça encore plus intéressant je pense. » Sachant que ce que j’explique est très flou -bien que soit limpide dans ma tête- j’ajoute : « Dans le style des dernières peintures. » en désignant la chemise qu’Auden a entre les mains.

Je me doutais bien qu’il ne me refuserait pas l’accès à ses dessins mais j’ai pourtant attendu une réponse de sa part avant d’effectivement les observer un à un. Il n’y a que peu de sujets sur lesquels je ne me permets pas de me moquer de la bienséance, mais celui-ci en fait partie. J’espère simplement qu’il ne s’habituera pas trop vite à un excès de politesse. « Oui bien sûr ! » Et il n’a même pas réellement le temps de terminer sa phrase que j’ouvre déjà la pochette, curieux au possible de découvrir son monde d’une façon infiniment plus intéressante plutôt que par le biais d’un millier de questions. Pas besoin de lui demander quelle est sa saison ou sa couleur préférée quand je peux observer ses dessins et surtout leur évolution au fil du temps passé. Ma curiosité se retrouve là-dedans et nulle part ailleurs, puisque je n’en aurai absolument rien à foutre du reste. Tout ce qui m’intéresse c’est ce qui en vient à toucher au dessin et, pour l’heure, ce sont les siens qui gardent mon attention alors que je le laisse se débrouiller avec mes consignes.

Relevant rapidement mes yeux sur la toile en cours, j’ose pourtant une simple question à la volée, avant même d’avoir une idée de ce qu’il s’apprête à poser dessus. Est-ce que tu comptes dessiner autre chose que ce qui te serait venu naturellement, maintenant que tu connais la contrainte ? « Non je reste sur mon idée de base. Bon ça ne ressemblera pas exactement à ce que je veux faire mais ça me permettra de sortir de ma zone de confort. » Effectivement, rien ne ressemblera à ce qu’ils espéraient et c’est justement là tout le but de l’exercice. Les pousser dans leurs retranchements, les forcer à créer une chose dont ils ne seront sûrement absolument pas fiers. Ça, voyez-vous, ce ne sera pas mon problème. Ce que je cherche à savoir, c’est s’ils ont un talent suffisant pour qu’il soit perceptible derrière les échecs, et s’ils sont aussi capables de faire face à ces derniers et se relever sans pleurnicher. Ils en auront besoin, pas seulement dans le monde de l’art mais simplement dans la vie (et oui, surtout dans le monde de l’art). “C’est courageux. Et c’est quitte ou double.” Je ne vanterai pas les mérites d’une œuvre ratée simplement parce qu’il a persisté dans sa voie, j’espère qu’il le sait. C’est aussi là le but de l’exercice: reconnaître son échec lorsqu’il existe. Il faut savoir se battre autant que laisser tomber, parfois - mais cela ne s’applique pas à ma personne puisque mes œuvres sont toujours de qualité, bien sûr. Du bout des doigts, je fais tourner les papiers un à un, toujours plus lentement puisque chacun mérite un peu plus d’attention que le précédent. Son coup de crayon peut encore largement être amélioré mais il a de bonnes idées, de très bonnes idées, et une part de tourment qui fait de chaque artiste quelqu’un d’exceptionnel.

« Je voulais peindre un visage, un peu abstrait donc la contrainte rendra ça encore plus intéressant je pense. » Ses mots m’arrachent à ma contemplation, je les relève en sa direction. « Dans le style des dernières peintures. » Pour savoir ce dont il parle exactement, je file rapidement vers les dernières œuvres en question. La différence n’en est que d’autant plus remarquable puisque je m’étais arrêté au début de la pochette et à ses œuvres les plus anciennes. “Qu’est ce qu’il s’est passé ?” Pourquoi ce twist, pourquoi ce changement, pourquoi l’absence soudaine de la moindre joie, couleur, insouciance ? Il n’est qu’un gamin encore et quand bien même il semblait vouloir me faire croire que sa vie était horriblement affreuse, je doute qu’il soit aussi bas dans le panier qu’il le pense. Une mort soudaine, peut-être ? Une disparition ? Oh, un cœur brisé. “Ne les laisse pas s’assombrir davantage. Et c’est pas une métaphore pour parler de ton esprit, je parle réellement des œuvres. Elles perdraient en qualité.” Le gris est clair, ce sont les touches de clair qui donnent leur éclat aux dessins. Il ne doit pas laisser le gris sombre et encore moins le noir gagner du terrain ; ils dévorent trop l’espace sans rien laisser de qualitatif.

Je l’autorise à parcourir les œuvres que j’ai amené avec moi, j’ai hâte de savoir ce qu’il en pense. J’essaie devenir ce qu’il se passe dans sa tête en analysant ses mimiques mais il reste impassible et j’ai dû mal à dire s’il aime ce qu’il voit ou pas du tout. Le point positif c’est qu’il observe avec attention et qu’il a l’air intéressé, ça suffit à me donner bon espoir. Je reporte mon attention sur la toile vierge, je n’ai pas envie qu’il ait l’impression que je l’observe ou que j’ignore ses consignes.

Il relève la tête peu de temps après pour me poser une question sur ce que je compte faire depuis que je sais que je vais devoir peindre avec une difficulté majeure. Je lui réponds avec assurance que je reste sur mon idée d’origine, ce qui me permettra de sortir de ma zone de confort. “C’est courageux. Et c’est quitte ou double.” Et il a raison, ce sera peut-être complètement raté, c’est un risque à prendre. En choisissant quelque chose de plus simple je réussirais peut-être à avoir un rendu plus qualitatif mais  tant pis je prends le risque. Si je me plante tant pis je m’en remettrai je suis là pour apprendre. Mais je n’envisage pas l’échec, j’ai confiance et je sais que je peux réussir. « Merci, je prends le risque et on verra bien ce que ça donne. » Je n’essaie pas de lui prouver à tout prix que je suis courageux et que je ne me démonte pas face à une difficulté -même s’il y a un peu de vrai-, je suis concentré et plutôt inspiré par l’idée que j’ai eue avant de venir alors je reste sur cette idée. Je lui explique un petit peu ce que j’ai prévu de faire et je le renvoie à mes dernières peintures pour qu’il ait une idée de ce que je projette de faire. Je serre légèrement mon pinceau dans la main droite et je réfléchis aux couleurs que je vais utiliser. Je prépare un peu de peinture noire et je trempe mon pinceau dedans avant de m’approcher de la toile. La voix d’Auden me coupe dans mon élan. “Qu’est ce qu’il s’est passé ?” J’arrête mon geste, je baisse mon pinceau et je le regarde. Comment ça qu’est-ce qu’il s’est passé ?? Je regarde la pochette et je comprends ce qu’il veut dire : pourquoi est-ce que mon style a autant évolué ? J’ai une vie difficile en ce moment, de nouveaux problèmes me tombent dessus à chaque instant, ça ne s’arrête jamais et quelque chose me dit qu’avec Sergio dans les parages ça ne risque pas de s’arranger. Alors mon moral en prend un coup et mon inspiration aussi. Habité par davantage de haine que de colère j’ai du mal à me laisser aller à des pensées plus légères et à créer des œuvres lumineuses et positives. Je tombe dans des choses très sombres c’est vrai mais mon nombre de likes sur insta n’a pas diminué donc je me dis que même si ce que je fais différent ça plaît tout autant. « J’avais du mal à peindre donc j’ai voulu changer un peu. » Une version édulcorée, pas de mensonges, je ne rentre pas dans le détail. « Et finalement j’aime bien, c’est ce qui m’inspire le plus en ce moment. » Pour ne pas dire que je n’arrive pas à peindre ou à dessiner autre chose, sorti de mon monochrome sombre je n’arrive pas à créer. C’est une vérité que j’ai du mal à affronter : je broie du noir en ce moment et ça déteint sur tout ce que je fais, le dessin n’est que la partie émergée de l’iceberg. « Ne les laisse pas s’assombrir davantage. Et c’est pas une métaphore pour parler de ton esprit, je parle réellement des œuvres. Elles perdraient en qualité.” Je hoche la tête. Je sais qu’il a raison mais bon l’inspiration ça ne se contrôle pas, tant que ce tourbillon infernal ne se calmera pas mon style n’évoluera pas je le sais. « J’essaierais de m’en souvenir merci. » Et pour montrer que je suis ses conseils et que je ne suis pas qu’un gamin fermé à la critique et aux conseils j’ajoute un peu de blanc au mélange de noir que j’avais fait. Je trempe mon pinceau dedans, je passe du noir au gris, un premier pas pour essayer d’avancer.

Spoiler:

C’est un garçon intéressant. Il a sans doute un trop bon fond pour ne pas se faire avoir par la vie et marcher dessus par les Hommes, mais il est intéressant. Sa jeunesse et son inexpérience se retrouvent dans ses dessins, je ne vois pas ça comme un problème puisque c’est ainsi que sont et vont les choses. « Merci, je prends le risque et on verra bien ce que ça donne. » Il n’a pas peur de l’échec, c’est une bonne chose. La peur paralyse bien trop souvent, bien trop aisément aussi. Il pourrait en souffrir, il pourrait soudainement tout détester et lui le premier mais au moins il prend le risque. J’acquiesce sans ajouter un mot. Pour le moment, mes conseils lui sont inutiles, j’ai besoin qu’il s’élance avant de pouvoir les lui en partager quelques-uns. Il me faut toujours une base pour construire quelque chose par-dessus, parce que mon travail ici ne se résume pas à annoncer à des gamins qu’ils n’ont aucun talent. Je fais ça, oui, mais parfois il y en a qui valent la peine que je leur accorde davantage de mon précieux temps.

Après avoir fureté sa pochette et les dessins qu’elle contient, je ne peux m’empêcher de lui demander ce qu’il s’est passé pour que son coup de crayon puisse autant changer en si peu de temps. La noir a happé tout ce qui existait jusque là et si à mes yeux cela n’enlève en rien la qualité de ses dessins, j’ai besoin de savoir si c’est dû à un aléa de la vie ou si c’est annonciatrice d’une fin prématurée, typique des artistes arrêtés en pleine ascension. « J’avais du mal à peindre donc j’ai voulu changer un peu. » Je ne le crois pas un seul instant mais s’il tient à garder ses secrets, je ne peux rien faire contre. La conséquence est la bonne mais la raison vient sûrement d’être inventée de toutes pièces, en cet instant même. « Et finalement j’aime bien, c’est ce qui m’inspire le plus en ce moment. » Mes yeux continuent de sonder les siens sans que je ne partage mon avis, hésitant même à le faire. Non pas que j’ai peur de sa réaction mais bien que je pèse le pour et le contre pour savoir ce qui serait le mieux à faire, pour son art bien plus que pour sa personne. “Si ça t’inspire, c’est le plus important pour le moment.” Pour le moment, parce que bientôt je n’aurai aucun mal à venir appuyer et répéter le fait que le plus important reste le résultat final, peu importe les moyens employés pour y arriver, peu importe le nombre d’heures manquées et les douleurs dans les poignets surmenés. Tout ceci, personne n’en entendra jamais parler, une fois l’oeuvre accrochée dans un musée ou un salon. Je lui confère un autre conseil, lui demandant à ma façon de ne pas avoir davantage la main lourde sur les couleurs sombres qui ont tendance à noyer une oeuvre si elles sont mal utilisées, ou utilisées d’une main mal assurée et inexpérimentée telle que la sienne. « J’essaierais de m’en souvenir merci. » Uniquement pour me faire plaisir, il teinte de blanc la couleur qu’il était en train de préparer, l’allégeant ainsi de nombreux pigments que je juge inutiles. S’il veut montrer au monde entier qu’il fait sa crise d’adolescence, il y a de meilleurs moyens pour cela que d’avoir la main lourde sur le noir et/ou le rouge ; et de bien plus ingénieux, aussi.

Je m’étonne de le voir peindre de la main droite, sans doute un peu trop habitué à ce que le monde entier soit droitier de nature. Pourtant, cela ne le sauve en rien, à en juger par sa (non) capacité à ne serait-ce tenir le pinceau et plus encore à le faire répondre à ses ordres et ses envies. Les gestes sont ceux d’un enfant : gauches, maladroits, imprécis. Je grimace sans chercher à le cacher. “J’ai appris à utiliser mes deux mains pour dessiner à force de m’entraîner. Ça viendra.” Quand bien même, je n’ai pas à lui préciser que je l’ai fait par besoin et non par simple envie. A me battre tous les soirs, je ne pouvais pas utiliser une main ou l’autre pendant parfois plusieurs jours et rester autant de temps sans dessiner me paraissait impossible. Alors j’ai cherché autre chose, j’ai appris, j’en ai bavé et au final mes efforts ont payé. “Ce n’est pas un exercice seulement pour t’emmerder. Tu y es allé avec bien trop de confiance.” Je ne lui dirai pas non plus que je fais ça pour qu’il apprenne à garder les pieds sur Terre, étant moi-même plutôt mal placé pour aborder un tel thème, mais dans le fond c’est bien ce que tout ce cirque signifie. “J’aurais tout autant pu imposer que tu peignes sans une couleur en particulier. Le noir, au hasard.” J’hausse les épaules, gardant l’idée dans un coin de mon esprit. Les autres élèves font leur vie ; je me moque d’eux pour le moment encore. “Tout ça pour dire que tu dois toujours te remettre en question, t’as pas le temps pour le reste.” Surtout pas s’apitoyer sur son sort, parce que c’est ce que crient ses yeux et ce qu’on lit entre les lignes sans le moindre mal.

“Si ça t’inspire, c’est le plus important pour le moment.” Je comprends bien que le message qu’il essaie de me faire passer en insistant sur « pour le moment ». Je sais que je ne pourrai pas peindre avec ce monochrome indéfiniment, que mes abonnés et les gens qui me soutiennent en général finiraient par se lasser. Mais d’un autre côté je me dis qu’il y a bien des artistes qui ont fait le même genre d’œuvre toute leur vie et que leur nom est passé dans la postérité. En fait je m’en fous un peu de l’avenir. Ma vie c’est le dessin, la peinture, l’art en général alors je trouve ça complètement tordu de me forcer à peindre autre chose juste pour faire plaisir aux autres. S’ils n’aiment pas ce que je fais je m’en fous un peu, je ne vais pas changer pour faire plaisir aux autres. L’inspiration ça ne se contrôle pas, alors je ne vais pas me forcer à faire autre chose juste pour varier un petit peu mes productions. Le résultat en serait plus que fade et j’ai horreur qu’on m’impose des choses, surtout quand ça concerne la peinture. Les cours avec Auden c’est différent, je suis venu avec l’intention d’apprendre, d’essayer de nouvelles choses alors suivre des consignes ça ne me dérange pas. Je mets de côté mon égo et mon esprit contradictoire et je hoche la tête en signe de réponse. En même temps j’essaie de tenir correctement mon pinceau mais le résultat n’est pas brillant. Je m’attends à une réponse un peu cinglante de sa part, un petit commentaire moqueur comme il l’avait fait en se moquant de mon poireau mais sa réponse me surprend. “J’ai appris à utiliser mes deux mains pour dessiner à force de m’entraîner. Ça viendra.” Je ne m’attendais pas à ce qu’il fasse preuve d’autant de pédagogie vu comment notre rencontre s’est passée. C’est donc une agréable surprise qu’il soit aussi encourageant. « J’espère parce que là c’est pas terrible. » Je repense à ce qu’il m’a dit, savoir dessiner des deux mains, je suis admiratif. Je savais qu’Auden était un grand artiste, j’ai pu le voir en regardant ses œuvres et en faisant quelques recherches sur internet mais de savoir qu’il est ambidextre ça me fascine parce que j’en suis incapable pour le moment. “Ce n’est pas un exercice seulement pour t’emmerder. Tu y es allé avec bien trop de confiance. » Je regarde ma toile en soupirant, c’est pas sa consigne qui m’emmerde c’est plutôt le fait que je ne suis pas foutu de réussir son exercice. Je sais que j’y suis allé en étant trop confiant mais j’ai confiance en mes capacités alors je ne pensais pas que ce premier essai serait à ce point un échec. « Je pensais pas que ce serait si compliqué oui. » J’avoue même si ça me fait chier qu’il a raison. Ma fierté en prend un coup et je suis un peu blasé de m’avouer vaincu aussi vite par un exercice comme ça. “J’aurais tout autant pu imposer que tu peignes sans une couleur en particulier. Le noir, au hasard.” Je fais un peu la moue face à sa pique. Je sais que le noir est omniprésent dans mes dernières productions et je sais ce qu’il en pense. Et d’un côté je suis soulagé qu’il ne m’ait pas demandé ça parce que même si je ne lui avouerais pas ça m’aurait bien fait chier. Je n’ai pas envie de mettre des  couleurs criardes dans ce que je fais, je trouve ça fade et totalement artificiel. « Je ne peins pas qu’en noir. » Face à la tête d’Auden qui n’est pas vraiment convaincu j’ajoute « Bon en ce moment je peins beaucoup en noir mais je sais faire d’autres choses. » Je lui concède ce point mais je tiens à ne pas lui montrer que j’ai des faiblesses. C’est plus fort que moi j’ai envie de l’impressionner, j’ai envie de me démarquer, de sortir de la masse de ses élèves. “Tout ça pour dire que tu dois toujours te remettre en question, t’as pas le temps pour le reste.” Chez les Gutiérrez en général avouer ses torts et ses faiblesse c’est quelque chose qu’on ne sait pas faire. Il n’y a qu’à regarder le comportement de Sergio ou celui de Rudy pour comprendre ça. Mais j’ai pas envie de suivre le même chemin qu’eux, j’ai vu les conséquences de ce genre de mentalités alors j’ai envie de faire les choses différemment. « C’est pas évident de se remettre en question, mais bon je suis là pour ça. » Et je me saisis à nouveau du pinceau de la main droite et je me concentre pour essayer de faire un peu mieux. Les premiers coups de pinceaux sont un peu maladroits et j’ai du mal à le tenir correctement mais au fur et à mesure je m’en sors mieux. Le résultat n’est pas excellent mais il y a un petit progrès, je ne serai pas un expert de la peinture de la main droite en 20 minutes ça c’est certain. « Ah c’est un peu mieux là j’ai l’impression » Je jette quelques regards autour de moi et je discerne sur le visage des autres élèves pas mal de désespoir et des soupirs se font entendre dans l’atelier. « J’ai l’impression que je suis pas le seul à avoir du mal. » Je sais que c’est un peu con de regarder les autres et que je devrais me concentrer sur mon travail mais ça m’amuse de les voir eux aussi se débattre avec les pinceaux et avoir l’aisance artistique d’un enfant de 3 ans.

Mes élans de patience et de pédagogie sont rares mais ils en valent la peine. J’imagine, tout du moins. Ce n’est de toute façon pas Cesar qui semble s’en plaindre, à en juger par le regard de merlan frit qu’il me tend, comme si je venais de lui apporter la réponse au plus grand mystère de l’univers. Calme toi, gamin, je n’ai fait que te dire que le chemin serait long et difficile si jamais tu volais apprendre à être autonome et te servir de tes deux mains pour peindre. S’il ne veut plus craindre les aléas de la vie, c’est ce que je lui souhaite de mieux: se blesser à une main n’est pas rare mais les deux en même temps, bon sang, il faut l’avoir cherché. Comme cette fois où je suis venu jusque chez Bailey pour le confronter et où je suis ressorti avec les marques de dents de son chien dans le mollet ainsi que deux poignets brisés. Vous voyez, là je l’avais cherché. « J’espère parce que là c’est pas terrible. » Mon regard se repose sur la toile, à défaut de continuer à se concentrer sur ses mains et les muscles que chaque mouvement enclenche. “Non, en effet.” Je suis pédagogue, pas un menteur. Son œuvre n’est pas digne des plus grands, c’est un fait, mais on a aucun mal à y déceler une certaine technique et un savoir faire. Il a du potentiel, tout ce dont il a besoin c’est qu’on le pousse à utiliser ses capacités à son maximum pour qu’il puisse s’améliorer. Son jeune âge joue en sa faveur, cela signifie qu’il a encore bien du temps devant lui avant que ses muscles s’atrophient et que ses capacités diminuent.

Après quelques minutes, je précise le but de l’exercice et surtout la précision selon laquelle il n’a pas été imaginé simplement pour mettre ses nerfs à rude épreuve. Il y a un peu de sadisme là dedans, oui, sans aucun doute, mais ce n’est pas uniquement ce qui tient de l’importance dans ce que je les force à faire. Les moins doués abandonneront même bien avant de réellement avoir commencé à esquisser ne serait-ce qu’une figure géométrique. Les moins doués échoueront, voilà ce qu’il en est. Cela laissera davantage de place aux plus talentueux, ceux voués à un quelconque avenir. Du bout des lèvres, je me permets aussi de lui préciser qu’un trop plein de confiance n’est pas synonyme de quoi que ce soit de positif. Pas à son âge, pas avec son manque d’expérience. Moi, j’ai le droit d’agir ainsi. Lui, pas encore. Un jour, peut-être. Je le lui souhaite. Siéger sur le trône depuis autant de temps a quelque chose d’ennuyant, un peu de challenge serait largement bienvenue. Le regard qu’il pose sur sa toile et le sourire qui s’ensuit me font penser qu’il n’est pas prêt d’être qualifié de meilleur peintre d’Australie pour l’heure encore. « Je pensais pas que ce serait si compliqué oui. » - “Garde tes doutes pour toi. Ca ne t’apportera jamais rien de montrer tes faiblesses.” Il peut demander conseil, mais jamais rien de plus. S’il montre la moindre faille, quelqu’un s’amusera à s’y engouffrer pour le réduire à néant presque aussitôt. Ce n’est pas parce que cela ne lui est pas encore arrivé que ça ne viendra pas ; qu’il en croit mon expérience. A défaut de vouloir m’étaler davantage sur un sujet qui relève bien plus de la psychologie plutôt que de l’art, je préfère déjà continuer la discussion et retrouver le chemin initial.

Sans chercher à cacher le fond de mes pensées, je me moque avec un certain amusement de son affection pour la couleur noire et surtout son omniprésence dans ses œuvres. Enlevez-lui un seul pigment et le voilà perdu, le petit enfant qui fait déjà la moue face à ma réplique. Cela ne fait que prouver le fondement de cette dernière. « Je ne peins pas qu’en noir. » Pas uniquement, non, peut-être pas. Mais très largement, par contre, ça oui. « Bon en ce moment je peins beaucoup en noir mais je sais faire d’autres choses. » Et le voilà qui se justifie déjà, encore. C’est comme s’il ne savait faire que ça, au fond. “L’un n’empêche pas l’autre. Tu recommences à te justifier.” On peut faire de belles créations tout de noir, mais résumer toute son oeuvre à une seule couleur me semble être d’un ennui profond. Que ce soit le noir du vide ou le rouge de la passion, peu importe, cela ne change absolument rien au fond de mes pensées. “Ne sois pas comme ces artistes qui utilisent l’expression ‘broyer du noir’ au sens propre du terme.” Ce n’est pas parce que sa vie ne se passe pas comme il avait pu l’espérer qu’il doit se contenter de tout peindre en noir et autres teintes sombres. Il peut faire passer ses sentiments au travers de l'œuvre de bien d’autres façons différentes, bien plus artistiques, bien plus subtiles aussi. Tout ce dont il a besoin, c’est le savoir faire pour.

« C’est pas évident de se remettre en question, mais bon je suis là pour ça. » C’en comme s’il disait par des mots tout ce qui lui passe par la tête, c’est un mécanisme que je trouve aussi intéressant que je ne peux pas le comprendre, éternellement habitué à tout garder pour moi, peu importe le contexte et la personne à qui je fais face. Je ne suis personne pour lui, justement, et il n’a aucune raison de me faire confiance. Pourtant, cela ne semble pas l’arrêter dans le flot ininterrompu de ses confessions, lequel ne connaît qu’une courte pause au moment où il recommence à peindre. Mon regard sombre parcourt rapidement l’assemblée pour vérifier l’avancée (et surtout la non-avancée) des autres élèves dans le studio. Si Cesar a bien du mal à avancer, pour les autres tout est bien pire encore. Amusant. « Ah c’est un peu mieux là j’ai l’impression » Moins pire, disons. « J’ai l’impression que je suis pas le seul à avoir du mal. » A cela, je n’ai rien à redire. Il a des mots justes et un regard soudainement curieux que je trouve plutôt amusant. “Qu’est ce qui t’a donné envie de dessiner ? Et depuis quand ?” Il veut devenir quelqu’un, un nom dans le milieu. Ça, j’ai compris, mais pour savoir jusqu’où le futur peut le mener, j’ai aussi besoin de savoir de quoi est composé son passé et d’où il vient exactement.

“Non, en effet.” Ce que j’aime avec Auden c’est son honnêteté. J’ai horreur des profs qui cherchent à tout prix du positif ou à ménager leurs élèves. Je me souviens d’une prof d’art plastique que j’avais il y a quelques années et qui quand je disais que ce que j’avais fait était mauvais elle me reprenait en disant « Non Cesar dans ma classe on utilise pas de mots négatifs, on se concentre sur le po-si-tif ». Je la trouvais insupportable avec sa psychologie à deux balles et surtout cette mentalité qui ne fait avancer personne. Si un élève est mauvais, le flatter pour être sympa, ça ne mène à rien. A part flatter un ego je ne vois pas ce que ça peut apporter, les critiques négatives peuvent être constructives, plus que des mensonges qui font plaisir. Je me souviens bien lui avoir répondu ce que je pensais de sa « positivité » inutile, et ce que je pensais de son talent artistique. J’avais fini dans le bureau de la directrice, apparemment dire à une prof qu’elle n’a aucun talent et qu’en plus elle ne sait pas enseigner c’est à éviter. Je ne relève pas, si j’apprécie son honnêteté j’ai quand même du mal à encaisser la vérité. J’essaie de ne pas le montrer mais quand Auden me dit que j’ai été trop confiant sur ce coup-là je lui avoue que j’ai sous-estimé la difficulté de l’exercice. “Garde tes doutes pour toi. Ca ne t’apportera jamais rien de montrer tes faiblesses.” Je suis pas convaincu par ce qu’il me raconte. Oui c’est sûr que montrer ses faiblesse n’est jamais une bonne idée mais là je suis là pour apprendre. Si je ne dis pas quand je me sens en difficulté je ne vois pas bien comment je vais pouvoir progresser. J’ai envie de lui balancer un « bon d’accord mais je suis là pour apprendre » mais je me contente d’hocher la tête, j’ai pas envie de me lancer dans un débat sur la pédagogie avec Auden. J’ai l’impression d’entendre Rudy me répéter de ne pas chialer pour rien et surtout d’avoir toujours l’air fort. Il me parle du monochrome qui domine dans mes dernières créations et je me défens en disant que je ne peins pas qu’en noir et que je sais peindre d’autres choses. “L’un n’empêche pas l’autre. Tu recommences à te justifier.” Je dois lutter pour ne pas rouler mes yeux. Avant que je n’ai eu le temps de lui lâcher un « Mais je me justifie pas » même si je sais au fonde moi qu’il a raison il ajoute. “Ne sois pas comme ces artistes qui utilisent l’expression ‘broyer du noir’ au sens propre du terme.” Je fais ce que je veux et surtout ce que je peux. Quand je me retrouve face à une toile vierge rien ne me vient à part le style d’œuvres qu’Auden a pu voir dans la chemise que j’ai apporté. Alors je fais ce que je peux, ça passera je le sais. « Je suis pas comme eux. » Et il me dit que je dois toujours me remettre en question, ce à quoi je réponds que c’est difficile mais que je suis prêt à le faire, ce qui est déjà un très grand pas pour moi. Je me remets à peindre et c’est un peu mieux, plus ça avance et moins ça ressemble à une peinture qu’un enfant de 6 ans aurait pu faire. Je constate que je fais des progrès et un coup d’œil rapide vers les autres élèves me dit que je ne suis pas le seul à avoir du mal avec l’exercice. “Qu’est ce qui t’a donné envie de dessiner ? Et depuis quand ?” Je n’ai pas besoin de beaucoup réfléchir pour répondre à cette question, tout a commencé quand j’étais petit grâce à Rudy. Quand j’étais petit mon frère c’était mon héros alors j’ai imité ce qu’il faisait et le dessin c’est la seule chose qui est restée. Quand on voit ce que Rudy est devenu je suis bien content de ne pas avoir fini comme lui. « Mon grand frère dessinait, ça m’a donné envie de faire un peu comme lui. Mais j’ai toujours dessiné, je dessine depuis que j’ai su tenir un crayon. » Et je suis curieux d’en savoir plus sur lui, c’est peut-être indiscret comme question, il ne voudra peut-être pas répondre mais j’ai envie d’en savoir plus sur le grand Auden Williams. « Et vous ? »

«Je suis pas comme eux. » Je l’espère pour lui. Les meilleurs artistes sont reconnus pour être maudits et tourmentés et sans doute auront-il marqué le monde de l’art de leurs œuvres, mais ils ne l’auront pas fait bien longtemps. S’il se contente d’être seulement l’un de ceux qui broie du noir sur ses toiles, ce serait bien pire encore: il ne marquerait son temps de rien du tout et ne ferait que gâcher des toiles et du matériel. Je sais qu’il vaut mieux que ça - je l’espère - mais je sais aussi qu’il a besoin d’être prévenu des dangers du métier et de ses dérives, pour mieux les voir arriver et les éviter. Mes yeux restent un instant dans les siens pour les jauger et ce n’est qu’après de longues secondes que je m’en défais enfin, sans aucun commentaire supplémentaire.

Curieux de savoir ce dont il est capable et la passion qui l’anime, je le questionne au sujet de ce qui lui a donné l’envie de peindre et depuis quand. Ce n’est pas de la simple curiosité, c’est encore moins de la politesse. J’agis dans un but précis et ne cherche pas à le cacher un seul instant, en témoignent mes yeux sombres ne donnant aucun répit aux siens. Au moins, il a le mérite de ne pas me faire patienter plus que de raison, ce dont je le remercie silencieusement. « Mon grand frère dessinait, ça m’a donné envie de faire un peu comme lui. Mais j’ai toujours dessiné, je dessine depuis que j’ai su tenir un crayon. » Tous les artistes en viennent à répondre plus ou moins la même chose: je dessine depuis que je suis gamin. Moi-même je n’arrive pas à déroger à cette règle, je dois bien l’avouer. Pour autant, je ne m’imaginais pas qu’il allait me parler de sa famille ; je ne l’aurais pas imaginé prendre cette voie-là. D’un autre côté, c’est son histoire, et lui-même n’a jamais été en capacité de la choisir, alors je n’ai rien à redire à ce sujet. “Vous êtes proches ?” Le présent m’intéresse bien plus que le passé. J’en viens à me demander ce que je serais devenu aujourd’hui si, à l’époque, Saül avait été la raison pour laquelle je m’étais tourné vers l’art en général. Mon frère n’a jamais aimé ces conneries et il ne les a jamais comprises non plus: il se contente de les acheter parce qu’elles sont chères et si tel est le cas alors cela signifie qu’il les lui faut.

Tel un parfait boomerang, la question revient irrémédiablement à l’envoyeur. « Et vous ? » J’esquisse un sourire. Je m’attendais à cette question, on me l’a déjà posée des centaines de fois, et pourtant je ne trouve jamais à apporter la même réponse. “C’est la seule chose qui me passionne réellement.” Au passé comme au présent. C’est au moins une chose qui ne change pas et qui ne changera jamais, j’en suis certain. Peu importe la forme que prend cette passion nécessaire pour l’art, elle continue de vivre malgré les nombreux changements ponctuant ma vie, surtout depuis quelques années. “J’étais pas fait pour l’école, rester assis, écouter et apprendre par coeur. J’ai arrêté dès que j’en ai eu la possibilité et après ça j’avais réellement le temps d’apprendre à peindre et dessiner.” A seize ans révolus je traînais dans les rues de la capitale, de Milano, de Firenze. Certains jours étaient plus difficiles que d’autres mais je ne regrette pas le moindre de mes sacrifices ; si aujourd’hui Cesar peut arriver à un niveau plus ou moins semblable sans avoir à mettre toute sa vie en jeu alors j’estime qu’il a de la chance. Pour autant, il devra fournir autant d'efforts et d’heures de travail pour parvenir à un résultat. “Tu te rends compte que c’est pas une voie facile, pas vrai ? C’est pas parce qu’un jour tu vas arriver à la maîtrise que tu souhaites que ça va signifier quoi que ce soit.” Ce n’est pas un métier comme un autre, la vie d’artiste, et arriver au bout de ses études ne signifie en rien l’entrée dans la vie active ensuite, bien loin de là. Je suis prêt à donner de mon temps pour lui mais il est précieux, je souhaite m’assurer qu’il est bien au fait de ce dans quoi il est en train de sauter à pieds joints. “Tu vas devoir te battre pour tout, et tu n’auras pas la clémence d’une fratrie.” S’il a un grand frère alors je présume qu’ils ont déjà dû se disputer quelques fois, mais j’espère pour lui qu’il sait que des choses bien pires que de simples gamineries d’enfants l’attendent dans le monde des adultes.

Il me demande comment j’ai eu envie de dessiner et je lui parle un petit peu de Rudy. Rien de très détaillé mais c’est la vérité : c’est bien grâce à lui que j’ai eu envie de dessiner. C’est bien à lui que je montrais mes dessins en étant fier de moi, c’est Rudy qui m’a appris à tenir un crayon et j’adorais passer des après-midi entières à dessiner avec lui. “Vous êtes proches ?” Je retiens un soupir, le temps où j’étais proche de mon frère est bien loin. Il est en prison et je ne lui ai toujours pas pardonné de nous avoir encore abandonnés. « Plus vraiment non. » Je ne rentre pas dans le détail parce que ça ne le regarde pas, je trouve ça question assez indiscrète d’ailleurs. Et puis je n’ai pas grand-chose de plus à raconter, on ne se parle plus depuis un bon moment et les seules fois où l’on se parle c’est quand il m’engueule parce que d’après lui je ne suis qu’un petit con. Je lui retourne la question sur les raisons qui l’ont poussé à dessiner, il me pose des questions personnelles alors à mon tour. “C’est la seule chose qui me passionne réellement.” Je hoche la tête parce que je suis dans le même cas. L’art c’est la seule passion qui m’anime et je ne me vois pas faire autre chose de ma vie. Contrairement à la grande majorité des gens je n’ai pas envie de m’enfermer dans un boulot moyen où je me casse le dos pour avoir un salaire de misère. Je n’ai pas envie d’avoir une vie triste et monotone, je ne pourrais pas supporter ça. Je crois qu’une de mes plus grosses angoisses ce serait de me réveiller à quarante ans en me disant « putain je vais crever j’ai jamais kiffé ». “J’étais pas fait pour l’école, rester assis, écouter et apprendre par cœur. J’ai arrêté dès que j’en ai eu la possibilité et après ça j’avais réellement le temps d’apprendre à peindre et dessiner.” Je me reconnais beaucoup dans ce qu’il me dit. Je n’ai pas fait pour rentrer dans une case et j’ai un peu de mal à accepter l’autorité alors le système scolaire c’est pas fait pour moi. Mais je dois avouer que c’est sur les bancs du collège et du lycée de m’avoir inspiré pour pas mal de mes dessins, c’est la seule chose de productive que je faisais là-bas. «L’école c’est pas fait pour moi non plus, je suis bien content de plus y être. » Même si bosser en tant que maçon m’ennuie profondément au moins je gagne un peu d’argent à la fin du mois et ma famille me fout la paix, donc c’est toujours mieux que d’écouter un prof toute la journée pour rien. “Tu te rends compte que c’est pas une voie facile, pas vrai ? C’est pas parce qu’un jour tu vas arriver à la maîtrise que tu souhaites que ça va signifier quoi que ce soit.” Je sais qu’il essaie de me prévenir et j’apprécie qu’il soit honnête mais je sais que c’est une voie difficile. Rien n’est jamais acquis et je le sais. « Je sais oui je suis peut-être jeune mais je suis pas naïf. » Je crois en moi, je crois en mes rêves et je sais que j’y arriverais, même si c’est difficile. “Tu vas devoir te battre pour tout, et tu n’auras pas la clémence d’une fratrie.” Je dois retenir un rire nerveux, la clémence d’une fratrie c’est la meilleure celle-là. Tout s’effondre dans ma famille et aucun d’eux ne croit réellement en moi. C’est tout sauf de la clémence au contraire je me bats déjà quotidiennement avec eux pour m’imposer et je continuerais même s’ils décident tous de me tourner le dos. Auden parle de choses qu’il ne connaît pas, s’il connaissait la famille Gutiérrez il saurait que la clémence c’est le dernier truc qui nous unit. « Je suis déjà en train de me battre et je continuerai de le faire. » Je me retiens d’ajouter « avec ou sans eux » parce que ça ne le regarde pas. Je regarde à nouveau ma toile et je reprends mon pinceau dans ma main droite. Je me remets au travail et petit à petit la toile prend forme. Le résultat est bien loin d’être satisfaisant mais je progresse petit à petit. Je me fiche un peu du résultat, aujourd’hui j’ai beaucoup appris avec Auden et ce qu’il m’a dit me fera réfléchir pendant un bon moment.