Underneath this heaviness, feel so down and blue. I've got too much on my mind. Try to find a steadiness with everything I do, but it's so so hard to find. It's raining and the clouds are smirking. It's a grey morning
Il y avait des soirées qui ne se terminaient jamais. Parfois pour les bonnes raisons, quand on célébrait la vie. Mais pour Albane, c’était rarement le cas. Elle n’avait pas voulu rentrer à l’appartement, ce soir-là. Elle avait de loin préféré tirer sur la corde après la fin de son service, traîner aux urgences pour pouvoir donner un coup de main par-ci, par-là. Il avait fallu l’intervention d’un médecin de nuit qui l’avait déjà croisée le même matin pour la renvoyer chez elle sans pouvoir discuter. Et ce soir encore, ce qu’elle avait redouté s’était réalisé. L’appartement vide, le bazar sans vie, le silence oppressant. Elle avait essayé de faire autrement. De se dire qu’elle pourrait prendre soin d’elle, pour une fois. Elle avait tenté de mettre de la musique, s’était essayée à quelques pas de danse dans son salon. Un enchaînement de gestes désordonné et franchement dénués d’enthousiasme, autrement dit. Elle avait cuisiné, ce gâteau au chocolat facile et inratable selon les sites de cuisine, mais pas selon elle. Elle avait pris un bain, du moins tenté avant que son ballon d’eau chaude ne rende l’âme. Si Blanche avait été là, elle aurait certainement ri de cette défaite, aurait proposé de rajouter une jarre sur la table basse pour leur payer un nouveau ballon de compétition. Elles auraient certainement gaspillé ces économies à la première occasion et la jarre serait restée quelque part dans le décor pour les années à venir. La question ne se posait de toute façon pas. Blanche n’était plus là. Et de ce fait, Albane n’avait pas envie d’être là non plus. C’était toujours à ce moment de la nuit qu’elle se savait dangereuse pour elle-même. Quand la douleur atteindrait son paroxysme et qu’elle irait chercher une dose de morphine dans son tiroir, qu’elle avalerait ces comprimés ou planterait l’aiguille dans l’une de ses veines selon ce sur quoi elle avait réussi à mettre la main. De quoi la faire aller mieux, c’était certain. La rendre malade le lendemain, aussi. Parfois, rarement, il lui restait encore la force de résister et de remédier elle-même à sa solitude.
Au détriment de la vie des gens normaux, probablement. Car il était presque une heure du matin quand elle tapa à la porte de Jake, se dandinant d’un pied à l’autre. Elle n’avait pas envie d’utiliser la sonnette, si bien qu’elle dut s’y reprendre à trois fois avant que la porte ne s’ouvre enfin sur le visage de son ami. Sa tête portait encore la trace de sa relation passionnée avec son oreiller et tout ce qu’elle put faire, ce fut tendre le gâteau devant elle. « Y a moyen que je m’empoisonne. Je voulais pas tenter le coup toute seule, et avoir un professionnel de santé à côté de moi pour ce moment fatidique, ça peut toujours servir. » Le risque le plus envisageable était que ce fichu gâteau soit trop sec ; ou pas assez cuit. De quoi s’étouffer avec les miettes ou avoir un mal de ventre le lendemain. Ce n’était qu’une excuse, une façon de s’excuser pour débarquer si tardivement. Elle le savait. Si bien qu’elle finit par soupirer, laisser tomber les prétextes. « Je suis désolée. Je n’avais pas envie de rester seule. Je peux crasher ici ce soir ? » Ce ne serait ni la première, ni la dernière fois après tout.
Se coucher tard le soir ou se lever tôt le matin, c’est le risque quand on travaille aux urgences. Cette fois, c’est la deuxième option qui est appliquée : Jake est attendu à son poste aux environs de six heures, ce qui va le forcer à se lever bien avant le soleil. Heureusement pour lui, toute la semaine a été faite de ces horaires-là, ce qui lui a permis de ne pas avoir un rythme totalement décousu. Il a horreur de ces semaines où un coup il faut une nuit, un coup une matinée : il a l’impression de ne jamais avoir le temps de se reposer, alors que le temps passé chez lui est finalement le même. Heureusement pour lui – et ses collègues, surtout – il ne va avoir aucune raison de se plaindre, cette fois-ci. Il a eu le temps de voir venir son réveil et a pu se coucher à l’heure qu’il fallait tout en ayant l’impression d’avoir une vie personnelle remplie. Rien ne peut l’empêcher d’arriver au travail avec des cernes plus grands que lui. Rien, oui, excepté les coups tapés à sa porte depuis quelques longues secondes. Il a ouvert un œil en entendant les premiers, a levé la tête aux seconds et s’est levé lui-même pour la troisième fois. Ce qu’il pensait n’être qu’un coup de vent est bien plus que ça, et il le sait très bien avant même de quitter sa chambre. Il n’a aucun doute sur qui se trouve derrière sa porte à cette heure précise de la nuit. Ce n’est pas la première fois, ça ne sera sûrement pas la dernière. Il jette quand même un coup d’œil à sa montre pour savoir à quel point il a le droit de râler avant d’arborer un sourire et de lui apporter la bonne humeur qu’elle est venue chercher. Les aiguilles le font faire la moue mais il ouvre quand même, pas du tout surpris de trouver Albane sur son pallier. « Y a moyen que je m'empoisonne. Je voulais pas tenter le coup toute seule, et avoir un professionnel de santé à côté de moi pour ce moment fatidique, ça peut toujours servir. » Il regarde le gâteau qu’elle lui présente et hausse ses épaules. Il sent son ventre se tordre, l’appel de la nourriture est visiblement plus fort que celle du sommeil. « Je suis désolée. Je n’avais pas envie de rester seule. Je peux crasher ici ce soir ? » Il lui prend le gâteau des mains et fait un pas en arrière pour lui laisser l’accès libre à l’appartement. « Je vais finir par te faire un double des clés et te montrer où sont rangés les draps. » Il ne sait pas lui-même s’il le dit en rigolant ou s’il y a un fond de sincérité dans ce qu’il lui dit. Il ne serait pas dérangé à l’idée qu’elle vienne s’installer ici un petit moment, le temps d’aller un peu mieux. « Tu veux boire quelque chose ? » Il lui demande en allant dans la cuisine pour inspecter le gâteau. Hors de question qu’ils s’installent sans en goûter un bout, et ce même si elle lui a présenté les risques. Il le pose sur le plan de travail et en coupe deux morceaux qu’il met dans une assiette avant de venir la mettre sur la table basse. « Le chat est toujours content de te voir. Il sent sûrement l’odeur du tien. Ou alors c’est toi qu’il aime, j’en sais rien, il ne me parle pas beaucoup. » Il le dit sur un ton qui laisse à croire qu’il est réellement vexé : son chat ne se confie plus, est-ce le début de la fin ? En tout cas, pour l’animal, c’est le début des câlins puisqu’il vient se frotter aux jambes d’Albane en ronronnant. « T’as terminé à quelle heure ? T’as dormi un peu ? » Le côté paternel et protecteur ne tarde jamais trop à ressortir quand il est avec elle.
Underneath this heaviness, feel so down and blue. I've got too much on my mind. Try to find a steadiness with everything I do, but it's so so hard to find. It's raining and the clouds are smirking. It's a grey morning
Albane savait pertinemment que ce n’était pas vraiment normal de débarquer chez les gens à cette heure-ci, et le sourire contrit qu’elle afficha quand Jake ouvrit la porte en était la preuve. Elle le dérangeait, bousillait une partie de sa nuit par pur égoïsme, et le pire était qu’elle savait pertinemment qu’il ne lui dirait rien, garderait sa bienveillance habituelle. Il était l’ami dont elle avait incroyablement besoin, ces derniers temps, même si elle n’en disait rien. La jeune française avait bien songé à essayer de se reprendre en main, demander de l’aide, trouver un ou une colocataire, vider enfin la chambre de Blanche, ou même pourquoi pas déménager, passer à autre chose. Elle se torturait seule à rester dans cet appartement qui lui rappelait bien trop de souvenirs. Mais c’était encore au-dessus de ses forces. Du moins, c’était ce qu’elle se disait, se cachant derrière de la compassion et de l’indulgence à son égard. Au fond, la réalité, c’était que Albane n’avait pas envie d’être aidée. Pas encore. Elle n’avait aucune intention de se sortir de son trou, de faire face à la réalité, pas alors qu’elle pouvait juste s’enfoncer dans son lit shootée à la morphine, expérimenter la vraie allégresse, aussi chimique soit-elle. Juste pas ce soir. Jake lui enleva le gâteau des mains et elle se fit toute petite en entrant dans l’appartement, trop consciente de le déranger et d’avoir à faire à un ami résigné et probablement trop gentil pour son propre bien. Elle devait avoir l’air d’une gamine prise en faute, mais ne put s’empêcher de prendre la plaisanterie au sérieux pendant quelques secondes. La clé serait une idée sensée, finalement, vu le nombre de fois où elle avait fini par s’incruster ici sans y avoir été invitée au préalable. Une bien mauvaise habitude mais si elle pouvait éviter de le déranger trop par la même occasion… « Et prendre le risque d’un jour débarquer au mauvais moment ? Tu es sûr d’avoir envie d’essayer ça ? » Elle apprendrait à envoyer un message et demander poliment si elle pouvait passer. Cela lui semblait bien plus raisonnable et mature, comme comportement. Une limite qu’elle essayait de fixer tant que c’était possible ; s’il cédait face à cette sale manie qu’elle avait, ils ne s’en sortiraient jamais.
Instinctivement, son cerveau en vrac eut envie de proposer de la téquila pour répondre au choix de boisson. Mais elle doutait que cela fasse partie des options, ou que ce soit une bonne idée de quelque manière que ce soit. « Euh… Un verre de lait ? De quoi ne pas s’étouffer si jamais il devait être trop sec ? » Au moins avait-il la gentillesse de ne pas regarder le gâteau comme un aliment potentiellement susceptible. C’est vrai que de l’extérieur, il avait l’air bon. Il n’y avait toujours eu que Blanche pour se méfier de ce qu’elle pouvait cuisiner, surtout quand il s’agissait de pâtisserie. C’était un art dans lequel elle n’avait jamais excellé. Les coudes posés sur le comptoir, elle observe son ami couper l’objet du méfait, se prêter si volontiers au jeu du goûteur. La boule de poils qui vient se frotter contre ses mollets lui fait baisser les yeux et lui arrache un sourire. « Hey buddy. » Auquel elle obtient pour réponse un long miaulement. « C’est parce qu’il sait que j’accepte de me réveiller la nuit pour des câlins. Lui au moins ne m’en voudra pas trop d’être passée. » Elle prend le ton de la plaisanterie mais ne peut pas s’empêcher de culpabiliser un peu de cette visite impromptue. Un sentiment qu’elle met rapidement derrière elle, se penchant plutôt pour prendre l’animal dans ses bras. « J’ai quitté vers vingt et une heure trente. Mais il y avait de quoi faire ce soir du côté des urgences… Je déteste dire du mal des patients, tu le sais. Mais quand même… on a eu une jeune femme, une touriste qui s’est défenestrée du premier étage parce qu’elle essayait de prendre un selfie sur le balcon de sa chambre d’hôtel et s’est trop penchée. Ou alors cet homme qui a fait tomber ses clés dans une plaque d’égouts et a tenté d’y glisser le bras. Il est resté coincé, les pompiers lui ont cassé deux os pour réussir à le sortir de là. C’est sans parler du petit papy qui a pensé que ce serait une bonne idée d’accompagner ses petits-enfants faire du roller sans en avoir jamais fait. Tu t’en doutes, fracture du bassin. » Elle soupire en secouant la tête, une lassitude évidente marquée sur son visage. « Tu sais, parfois, je me demande comment l’espèce humaine n’est pas encore extincte. » Elle libère enfin le chat qui s’échappe pour aller s’installer sur le canapé. « Et toi, ta journée ? »
Jake a tendance à dire que ce qu’il fait pour les autres est normal et que si les rôles étaient inversés, on ferait de même pour lui. Il a pris conscience que ça n’était pas réellement le cas il y a des années et, par la suite, a choisi de vivre dans le déni et la naïveté : il donne sans arrière pensée, ses amis ne lui sont redevables de rien. De cette manière, il ne vit pas dans l’attente de quelque chose qui n’arrivera probablement jamais et garde sa plus grande qualité telle quelle. Il est hors de question pour lui que sa générosité devienne un défaut, qu’on l’accuse de s’effacer et de s’oublier. Évidemment que c’est le cas, et évidemment qu’un jour ça lui explosera à la figure. Mais tant que ça n’est pas arrivé, il refuse d’entendre quoi que ce soit. On a besoin de lui ; il est là. C’est tout ce qu’il faut assimiler, le reste, c’est une histoire entre lui et lui-même. Alors quand Albane sonne à sa porte à une heure déraisonnable, il ne se dit pas qu’il fait une bonne action en lui ouvrant la porte. Il se dit plutôt qu’elle devrait enlever cette culpabilité de son visage et accepter de le déranger. Il lui a dit qu’il était là pour elle, elle a raison d’en profiter. En prenant le gâteau et en la laissant entrer chez lui, il pousse le vice jusqu’à lui dire qu’il pourrait lui donner le double des clés. C’est une blague plus qu’une proposition mais en réalité, Jake a une chambre qui n’est pas utilisée – et un canapé vraiment très confortable. « Et prendre le risque d’un jour débarquer au mauvais moment ? Tu es sûr d’avoir envie d’essayer ça ? » Il vit seul depuis ses dix-huit ans, c’est vrai que ça lui ferait bizarre de devoir prévenir quelqu’un de s’il est accompagné ou non. « Je vais investir dans des peignoirs et arrêter de me promener tout nu, si c’est que ça… » Il fait un peu d’humour mais reprend vite son sérieux. « Si jamais tu veux prendre ma proposition sérieusement, je suis tout à fait apte de te prévenir si j’ai quelqu’un à la maison. Mais ça ne risque pas d’arriver tout de suite. » Et si jamais ça devient sérieux entre lui et Marcus, rien ne les empêche d’aller chez le Leckie plutôt que chez Jake. « Garde ça dans un coin de ta tête, réfléchis-y, et tu me diras ensuite. » Il n’attend pas une promesse d’emménagement ni un refus immédiat : si elle en ressent le besoin, elle est invitée à passer quelques jours – semaines – ici. Ça s’arrête là, il n’y a aucun contrat à signer, rien à assurer.
« Euh… Un verre de lait ? De quoi ne pas s’étouffer si jamais il devait être trop sec ? » « T’as confiance en tes talents culinaires, j’adore. » En plus des parts de gâteau, il sert donc deux grands verres de lait. « Hey buddy. » Le chat semble lui répondre, il y a une véritable histoire d’amour entre les deux. « C’est parce qu’il sait que j’accepte de me réveiller la nuit pour des câlins. Lui au moins ne m’en voudra pas trop d’être passée. » Jake secoue son visage en la regardant. « Et moi j’accepte de me réveiller la nuit pour goûter à quelque chose susceptible de me tuer. Il devrait faire un effort, je suis beaucoup plus courageux. Des câlins, tss. » Il regarde le chat dans ses bras, fait une légère moue et va poser les deux verres sur la table basse, à leur tour, après lui avoir demandé comment s’est passée sa journée. « J’ai quitté vers vingt et une heure trente. Mais il y avait de quoi faire ce soir du côté des urgences… Je déteste dire du mal des patients, tu le sais. Mais quand même… on a eu une jeune femme, une touriste qui s’est défenestrée du premier étage parce qu’elle essayait de prendre un selfie sur le balcon de sa chambre d’hôtel et s’est trop penchée. Ou alors cet homme qui a fait tomber ses clés dans une plaque d’égouts et a tenté d’y glisser le bras. Il est resté coincé, les pompiers lui ont cassé deux os pour réussir à le sortir de là. C’est sans parler du petit papy qui a pensé que ce serait une bonne idée d’accompagner ses petits-enfants faire du roller sans en avoir jamais fait. Tu t’en doutes, fracture du bassin. Tu sais, parfois, je me demande comment l’espèce humaine n’est pas encore extincte. » Sa dernière remarque le fait sourire. « Elle ne l'est pas parce qu’il y a des gens comme toi et moi pour rattraper le coup. » S’il n’y avait pas les hôpitaux, les médecins, les infirmiers – tout le corps médical – ce serait une autre histoire, il en est certain. « Et toi, ta journée ? » « Longue. » C’est le premier mot qui lui vient pour la décrire. Il s’assoit sur le canapé et cherche à faire venir le chat près de lui, même s’il a l’air plus intéressé par le gâteau qui se trouve devant eux. « Ça n'a pas l’air de l’effrayer, lui. » Il le regarde quelques longues secondes supplémentaires avant de reporter son attention sur Albane. « Mais je fais surtout les matinées en ce moment. Je commence à six heures, là. » Il jette un très rapide coup d’œil à sa montre, il sait déjà que la journée à venir va être compliquée. « J’ai plus que la stupidité humaine, moi, j’ai l’alcool qui va avec. » Car tôt le matin, ce sont surtout les derniers accidents de la nuit qui sont ramenés aux urgences. « Enfin, je dis ça… Mais c’est pas garantit que j’y aille demain, au final. » Il dit ça en reportant son attention sur le gâteau, qu’il se décide enfin à prendre en main pour en goûter un morceau. Trop cuit ou pas assez, Jake ne saurait pas le dire : c’est surtout très sec, comme elle l’avait imaginé, et le verre de lait l’aide réellement à avaler. « Et voilà, le compte à rebours est lancé. » S’il s’écroule dans dix minutes, ce sera de la faute d’Albane. « Est-ce que tu me prends pour un fou si je te dis que j’ai presque envie d’en faire un, là, pour en manger un réellement correct ? » Elle lui a donné envie d’un bon gâteau, maintenant, et Jake est plutôt doué. « Je suis sûr que j’ai tous les ingrédients qu’il faut dans mes placards. » Il n’a pas vérifié mais Jake est le genre d’homme à toujours acheter trop qu’à avoir le strict nécessaire – concernant la nourriture, en tout cas.
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Albane essaya pendant quelques secondes d’imaginer ce que ça donnerait e vivre ici, d’être en colocation avec Jake. C’était un portrait assez facile à visualiser vu l’habitude qu’elle avait désormais de venir se réfugier ici. Mais pour autant, elle ne se sentirait pas à sa place. Elle aurait l’impression de déranger, d’être l’intruse. Comme ces gens qu’on invite chez soi et qui ne se décident jamais à partir. Albane, elle, préférait continuer de se mentir à elle-même, se dire qu’elle finirait par régler ses problèmes avec la solitude. Qu’un de ces jours, elle se sentirait à nouveau à l’aise dans son propre appartement, qu’elle pourrait y passer de longues soirées sans voir le fantôme de Blanche partout ou sans céder à des substances en tout genre pour atténuer la douleur de l’absence. Elle n’en parlait jamais, préférait de loin prétendre que tout allait bien, qu’elle était parfaitement remise de son deuil. Si elle devait être honnête avec elle-même, alors il fallait bien réaliser qu’elle était à un stade de sa vie où elle avait plus besoin des gens qu’ils n’avaient besoin d’elle. Quels qu’ils soient. Même Jake. Surtout Jake, en fait. Parfois, elle trouvait leur amitié bizarre. Il avait l’âge d’être son père, avait certainement des millions de choses ou de gens plus intéressants à côtoyer durant ses soirées. Pourtant il continuait d’être là sans jamais rien lui demander en retour. Il était son cocon de sécurité ; c’était certainement pour cette raison qu’elle revenait à chaque fois. Cependant, si elle pouvait ne jamais avoir à tomber sur un Jake tout nu, elle ne s’en plaindrait pas. « J’en sais rien… de mon côté, je ne suis pas sûre d’assumer mes pyjamas ridicules. Et je prends des douches bien trop longues, je vais te vider le ballon d’eau chaude tous les matins. Sans compter mes talents en cuisine, je risque de détruire toutes tes poêles… Et Einstein aussi. Il me détesterait si je le forçais à déménager. » Elle secoue la tête. Il y aurait un million de raisons plus ou moins sérieuse pour la dissuader d’emménager. Mais sa conscience connaissait le vrai problème. Si elle bougeait, elle serait obligée de régler ses problèmes, de se reprendre en main. Et aussi salvatrice soit sa présence les soirs où elle n’allait pas bien, rien ne remplaçait vraiment l’ivresse de l’alcool et l’état euphorique de la morphine. Il ne pouvait pas savoir tout cela. « Mais merci Jake. Vraiment. » Quand bien même la sensation d’être seule ne la quittait jamais vraiment depuis la mort de Blanche, des amis comme l’infirmier rassuraient au moins sa raison.
Elle lance une moue contrite à Jake et son éternel optimisme. Il ne pouvait pas savoir lui, que ses talents en pâtisserie étaient à jeter à la poubelle, et donc de même pour ses gâteaux. Le chat dans les bras, elle le prend pour témoin du drame qui va probablement se dérouler après la dégustation. Elle a toujours adoré cette boule de poils, véritablement à l’image de son maître. L’animal continue de lui donner des coups de museau sur l’épaule pour s’y frotter la tête, réclamant son attention. Ce n’est effectivement pas un cher prix à payer pour être réveillée la nuit. C’était bien mieux qu’un mal de ventre dû à une indigestion par exemple, et elle ne peut s’empêcher de rire à cette mention. « Pour ce que ça vaut… j’ai réalisé combien tu étais courageux depuis le jour où je t’ai vu passer une demi-heure à enlever chaque éclat de verre de la plaie de ce chimiste un peu frappadingue qui cherchait absolument à te raconter et à te faire répéter chaque mot compliqué sur ses recherches actuelles. C’était quoi déjà ? Les… polybromodiphényléthers ? » Elle pouffe de rire. Elle venait à peine d’obtenir son équivalence et de commencer à travailler à l’hôpital Saint Vincent à l’époque. Même si cela n’avait pas été formellement ordonné, on lui avait fortement recommandé de suivre un collègue plus expérimenté afin de prendre connaissance du fonctionnement de l’hôpital et découvrir l’endroit. Elle était du genre patiente, mais Jake ce jour-là avait été absolument incroyable. Elle ne savait toujours pas ce que signifiait ce mot ou ce que cela désignait, mais pour l’avoir entendu près d’une vingtaine de fois jusqu’à ce qu’il soit prononcé correctement, elle avait fini par le retenir. Cette période lui paraissait tellement lointaine. Tout était parfait, à l’époque.
Mais elle refusa d’y penser davantage, se contentant de lui raconter la journée qu’elle venait de vivre, de forcer l’enthousiasme sur les détails les plus puérils qui soient. Tout pour justifier ses heures supplémentaires dans le service des urgences, ne pas admettre qu’elle avait toujours peur de ce qui pourrait arriver quand elle finissait livrée à elle-même après son service. C’est vrai qu’à entendre Jake, ils étaient des sortes de super-héros. Et elle ne put s’empêcher de lui sourire en retour. « Je dis juste que le concept de la sélection naturelle mérite d’être considéré. » lâche-t-elle innocemment. Lui en tout cas n’était pas bavard sur sa journée, visiblement habitué à cette routine. Ou alors, davantage intéressé par la dégustation du gâteau qui trônait sur la table, d’une allure peu inoffensive à première vue. « Ce serait plus toxique pour lui que pour nous dans tous les cas. » L’avis du chat n’avait donc que peu d’importance ici. Le brusque retour à la réalité eut néanmoins le don de faire culpabiliser la blonde. Elle n’était pas certaine de l’heure qu’il était, mais était par contre certaine que commencer à six heures signifiait une nuit quasi inexistante grâce à son arrivée tardive. Les shifts du matin aux urgences étaient de loin des expériences sociales fascinantes. Et dégoûtantes, aussi. Ce n’était pas pour rien qu’un chariot de ménage attendait toujours dans le coin, prêt à l’usage. « Tu sais, si tu veux aller te coucher maintenant, je ne t’en voudrais pas… Je suis vraiment désolée d’avoir débarqué comme ça. » Elle ne savait que trop bien à quoi ressemblaient les journées intenses avec peu de sommeil dans les jambes et lui avoir imposé ça était vraiment, vraiment égoïste. Surtout pour au final lui proposer un gâteau qui laissait sincèrement à désirer. Il n’eut pas besoin de le dire, de faire une grimace pour qu’elle soit d’accord. Ce gâteau était le Sahara incarné et sans lait, elle était presque certaine qu’ils se seraient étouffés. Le goût en revanche semblait décent. Elle avait probablement tiré des conclusions dramatiques trop rapidement.
La jeune française relève un regard surpris vers son ami, à mi-chemin entre l’enthousiasme et le scepticisme. « Tu veux faire un gâteau… ? Maintenant ? » Elle jette un œil à sa montre, fait la même grimace qu’elle fait ces soirs dans un bar à réaliser qu’elle souffrira le lendemain quelles que soient ses décisions à partir de maintenant. Elle se retrouve à hésiter la petite blonde, entre les raisonner ou se lancer à la conquête de la cuisine. « Alors déjà. Je t’avais prévenu pour le gâteau. » Première étape, se dédouaner de toute responsabilité. Et ensuite… « Tu as des pommes ? On pourrait faire un gâteau aux pommes. » Il avait proposé après tout. Et il avait l’air sérieux, alors elle n’allait pas lui refuser ça. Le fait est que venir ici l’avait réveillée, un regain soudain d’énergie la faisait tenir debout. Elle avait trop peur de ce qu’il se passerait si elle se retrouvait seule dans un lit maintenant, pas encore assez épuisée pour s’empêcher de penser. Ce qu’elle regretterait probablement le lendemain mais cela n’avait guère d’importance. Albane se leva du canapé, abandonnant le résidu de gâteau sur la table basse pour se diriger vers la cuisine. Le fait qu’elle sache déjà où regarder en dit long sur le fait qu’elle a choisi cet appartement comme résidence secondaire. Les placards regorgent de trésors nécessaires à l’élaboration d’un gâteau. De la farine, du sucre, de la levure. Le frigo quant à lui contient le sésame ultime, les fameuses pommes. Ainsi que du lait, des œufs, qu’elle dépose sur le comptoir. « Tu sais, je sais peut-être pas faire des gâteaux, mais est-ce que tu sais faire ça ?? » Elle récupéra les trois pommes sorties, un sourire mutin aux lèvres. Puis elle les fit sauter en l’air, se mettant à jongler avec quelques instants avant de les rattraper au vol. « Si on se fait virer parce qu’on s’endort sur un de nos patients, je t’apprendrai. On pourra toujours postuler dans un cirque. » Tant qu’à prendre de mauvaises décisions, autant avoir un plan de secours. Mais elle finit par retrouver son sérieux, sortir un couteau pour se coller à la mission de l’épluchage. « Raconte-moi plutôt ce qu’il se passe dans ta vie en ce moment. » Plutôt cela que de penser au travail et au chaos auquel ils feraient face dans quelques heures. Elle avait besoin de se changer les idées, alors quoi de mieux que de discuter des derniers ragots pendant qu’ils préparaient un gâteau à une heure complètement déraisonnable ?
« J’en sais rien… de mon côté, je ne suis pas sûre d’assumer mes pyjamas ridicules. Et je prends des douches bien trop longues, je vais te vider le ballon d’eau chaude tous les matins. Sans compter mes talents de cuisine, je risque de détruire toutes tes poêles… Et Einstein aussi. Il me détesterait si je le forçais à déménager. » Jake se rend bien compte que toutes ces excuses en sont bien : oui, elle cherche des raisons – aussi futiles soient-elles – pour ne pas avoir à dire oui. Il n’a pas envie de la pousser à accepter et n’a pas l’intention de prendre la mouche parce qu’elle cherche à esquiver. Au contraire, il lui dit seulement qu’elle peut prendre le temps d’y réfléchir. Que ce soit une réponse positive ou négative, Jake ne changera pas son comportement et sa porte restera en l’état : ouverte pour elle, peu importe l’heure, peu importe pourquoi et peu importe pour combien de temps. « Mais merci Jake. Vraiment. » Elle n’est pas la première à le remercier pour quelque chose qui lui semble tout à fait normal. « C’est normal. » Alors il le dit, naturellement. À chaque fois qu’il se risque à ces mots-là, il se risque aux réflexions qui vont avec : on lui dit qu’il est trop gentil, qu’il en fait trop, que ce n’est pas normal de donner autant. Ceux qui le remarquent sont souvent ceux qui le méritent le moins, étrangement. Au fil des années, Jake a réussi à faire ce constat. Ça ne l’empêche pas de continuer à donner sans recevoir, mais ça l’aide à savoir qui a réellement besoin de lui et qui ne fait que profiter. Albane ne prononcera pas ces mots, elle, parce qu’il les lit déjà dans son regard, à chaque fois qu’elle vient toquer à sa porte. La culpabilité et la gratitude forment une étincelle dans son regard qui lui fait bien comprendre qu’elle n’est pas comme tous ceux qui prennent le bras lorsqu’on tend la main. Elle, elle a vraiment besoin qu’on la lui tende, qu’on l’attrape et qu’on la tire vers le haut. Il est là pour ça, Jake.
« Pour ce que ça vaut… j’ai réalisé combien tu étais courageux depuis le jour où je t’ai vu passer une demi-heure à enlever chaque éclat de verre de la plaie de ce chimiste un peu frappadingue qui cherchait absolument à te raconter et à te faire répéter chaque mot compliqué sur ses recherches actuelles. C’était quoi déjà ? Les… polybromodiphényléthers ? » Jake la regarde durant de longues secondes, incapable de comprendre deux choses : d’une, comment a-t-elle pu retenir ce mot ? Et de deux, comment peut-elle le prononcer aussi facilement ? « Ouais, polytruc-machin-chose. » Il lève les yeux au ciel d’une manière théâtrale, pour bien montrer que lui, il n’y arrive toujours pas. Il avait passé la soirée dans le couloir des urgences, ensuite, à essayer de le prononcer correctement. C’était le jeu de tous les infirmiers. Il avait fini par y arriver et avait refusé de le faire une seconde fois pour « confirmer sa victoire », en disant que c’était du talent pur et dur et qu’ils étaient jaloux. La vérité est tout autre : il avait retenté de le prononcer chez lui, seul, et s’était entendu bégayer tout seul. « Tu veux savoir ce qui s’est réellement passé ce soir-là ? » Il ne parle pas du mot imprononçable mais de la blessure soignée. « On avait parié avec le médecin de garde sur le nombre de morceaux qu’il avait dans le bras. Celui qui s’en rapprochait le plus devait payer une bière à l’autre, le soir suivant. » Un sourire reste accroché aux lèvres de Jake quand il se remémore ce moment-là. Il s’est toujours bien entendu avec tous ses collègues à l’hôpital, c’est ce qui l’aide à tenir dans ce milieu depuis tant d’années. Parce que s’il n’avait pas cherché à avoir raison sur le nombre de morceaux, il n’aurait pas été aussi patient, qu’on se le dise. « Bon, j’admets que ça devait être fait dans tous les cas. Mais avec une motivation supplémentaire, crois-moi que le courage se multiplie. On se fera ça toi et moi, la prochaine fois qu’on a des heures ensemble. » Jake ne manque vraiment pas d’imagination dans ces moments-là. Au contraire, il est souvent celui qui lance les premiers défis, prêt à tenir une journée ou une soirée supplémentaire dans la bonne humeur. D’après lui, ce n’est pas parce qu’il travaille dans un service aussi compliqué qu’il se doit d’être toujours nerveux ou grognon. La bonne humeur aide les gens à se rétablir, c’est en tout cas en quoi il a envie de croire. À présent, Albane lui parle de sa journée. Si le chimiste était pas mal en son genre, elle a rencontré d’autres perles depuis ce temps-là. Comme les patients d’aujourd’hui. « Je dis juste que le concept de la sélection naturelle mérite d’être considéré. » « Hum, oui. Mais à en croire tes talents culinaires, d’après ce que tu dis, tu ne ferais pas long feu sans les plats préparés. » La sélection naturelle, ou comment devenir le parfait habitant de la Terre. Ça fait marrer Jake d’imaginer tout le monde périr pour des bêtises, juste parce qu’il n’y a pas quelqu’un pour nous sortir de là. Sans les mécaniciens, toutes les voitures finiraient dans les ravins. Sans les médecins, les maladies ne seraient plus soignées. Et finalement, sans les cuisiniers et tous ceux qui font tourner la chaîne alimentaire, plus personne ne serait capable de se nourrir. Ne demandez surtout pas à Jake d’aller pêcher, chasser ou de faire un potager : il serait capable de se laisser mourir de faim de lui-même que de mettre son nez dans ces trucs-là. Heureusement pour eux, ils n’en sont pas là. Cela dit, leur vie reste en jeu – d’après les dires d’Albane – car ils doivent encore goûter au gâteau. « Ce serait plus toxique pour lui que pour nous dans tous les cas. » C’est vrai que le chocolat et les chats ne sont pas de grands copains. Les croquettes et un peu de viande par-ci par-là, il n’y a que ça de vrai. « Tu sais, si tu veux aller te coucher maintenant, je ne t’en voudrais pas… Je suis vraiment désolée d’avoir débarqué comme ça. » Il secoue son visage. « Et si tu arrêtais de t’excuser ? » Il n’aime pas l’entendre exprimer sa culpabilité en continu. Il lui a dit que ce n’était pas grave et qu’elle était la bienvenue, il le pensait ; plus besoin d’être désolée, donc. « Tu sais, j’ai eu ton âge moi aussi. Et aller travailler en étant fatigué à cause d’un sommeil perturbé, ce n’est vraiment pas le pire que j’ai pu faire. » Il a eu ses périodes, oui. Où il aimait sortir, mais où il se devait d’être sérieux le lendemain. Une douche et un bon café l’aidaient à passer au-delà de l’alcool et de la musique qui résonnait encore dans son crâne. Là, il ne fait que de manger un gâteau en discutant. Il saura assumer demain, il en est certain.
« Tu veux faire un gâteau… ? Maintenant ? » Elle n’a pas l’air sûre de son coup. Lui non plus, à vrai dire. Mais ils sont tous les deux réveillés, ont tous les deux envie de manger quelque chose qui ne va pas les étouffer, et Jake a de quoi faire dans ses placards. Autant se lancer, non ? « Alors déjà. Je t’avais prévenu pour le gâteau. Tu as des pommes ? On pourrait faire un gâteau aux pommes. » Il n’a pas le temps de répondre qu’elle se lève déjà pour aller fouiller les placards. « J’aime me la jouer au vieux sage. Il y a une citation de Churchill assez connu sur ça. Une pomme par jour éloigne le médecin… pourvu que l’on vise bien. » Il ne va pas chercher à lui envoyer une pomme dessus, mais ça explique pourquoi il en a chez lui. Une tous les matins, ça l’aide à se réveiller, c’est probablement son fruit préféré. « Tu sais, je sais peut-être pas faire des gâteaux, mais est-ce que tu sais faire ça ?? » Il se lève en poussant son chat de sur ses genoux, les yeux posés sur Albane qui commence à jongler. « Si on se fait virer parce qu’on s’endort sur un de nos patients, je t’apprendrai. On pourra toujours postuler dans un cirque. » Il s’approche d’elle. « Tu es en train de me créer un nouveau complexe. À part le clown, je crois que je suis capable de rien de tout ce que font les gens du cirque. » Il serait prêt à croiser les bras et à bouder, mais ce n’est pas le moment. Il l’observe éplucher, sans commencer à faire quoi que ce soit de son côté. Il a envie de voir à quel moment elle fait foirer la recette, pour l’aider à rectifier, histoire que la prochaine fois elle vienne le réveiller avec quelque chose d’agréable à grignoter. « Raconte-moi plutôt ce qu’il se passe dans ta vie en ce moment. » Jake a pas énormément de choses à raconter. Le seul sujet qui revient, depuis quelques jours, c’est sa rencontre avec son fils. Il a déjà parlé de lui à Albane. D’ailleurs, il n’a parlé qu’à Albane de ce sujet-là. Il lui a dit avoir eu un enfant il y a vingt-cinq ans et ne jamais l’avoir assumé, en se mettant d’accord avec la mère de celui-ci. Il lui a dit qu’elle était tombée malade et qu’il songeait à le rencontrer, finalement, même s’il avait promis de ne jamais le faire. La suite, c’est maintenant qu’il doit la raconter. « J’ai rencontré mon fils. » Il regarde les pommes plutôt qu’elle directement, même s’il n’a pas honte de ce sujet. « On aurait tellement dit un film. Je suis allé toquer à sa porte et je lui ai dit que j’étais son père. Je ne me suis pas cru moi-même, sur le coup, on aurait dit un vieux cliché. » Il relève ses yeux vers son visage. « J’ai imaginé toutes les pires réactions, à aucun moment je ne me suis dit qu’il allait simplement m’accepter. Et pourtant… c’est ce qui s’est passé. Il s’appelle Melchior, il travaille dans un restaurant italien et il fait partie d’un groupe. Tu le connais ? » Jake a la fâcheuse habitude de croire qu’Albane connaît toutes les personnes de sa tranche d’âge, alors que lui-même ne connaît pas tous les cinquantenaires de Brisbane. L’une de ses expressions favorites est de dire que le monde est petit, il a bien envie qu’elle le lui confirme en le faisant la prononcer une énième fois. Connaître quelqu’un qui connaît déjà son fils, même partiellement, ça pourrait l’aider à savoir comment agir avec lui. « Je sais que je suis un bon infirmier, ami et tout ça, mais j’ai vraiment l’impression que je vais faire un terrible père. » Arriver avec vingt-cinq ans de retard, c’est déjà un gros handicap.
Underneath this heaviness, feel so down and blue. I've got too much on my mind. Try to find a steadiness with everything I do, but it's so so hard to find. It's raining and the clouds are smirking. It's a grey morning
Normal. Il lui offrait ce mot avec spontanéité, comme si cela sonnait comme une évidence. Et dans son monde à lui, peut-être que c’était bien le cas. C’était normal de l’aider sans demander son reste. Pendant une seconde, la petite blonde entre-ouvre les lèvres, prête à expliquer par a + b pourquoi il a tort. Mais elle décide de laisser couler, de se contenter de sourire. D’exprimer sa gratitude par le silence ; c’est probablement plus simple ainsi. Elle n’aura pas à justifier combien c’était anormal. Elle était plutôt indépendante à l’époque, capable de se débrouiller seule. Elle ressemblait beaucoup à Jake, à toujours donner sans s’attendre à recevoir quoique ce soit en échange. Elle était bien dans sa tête, droite dans ses idées et ses principes. Elle buvait peu, ne fumait pas, ne se droguait pas, n’était impliquée dans aucune activité illégale. Elle était heureuse, tout simplement, ne vivait rien qui puisse justifiée un passage à l’improviste chez un ami la nuit tombée, aurait certainement attendu le lendemain. Elle était bien plus fonctionnelle, pour résumer. C’était assez pathétique comme constat. L’unique chose dont elle était certaine, c’était qu’elle avait eu de la chance de tomber sur des personnes comme Jake depuis son arrivée à Brisbane. Il pensait que c’était normal, mais ne réalisait pas combien il était une bouée de sauvetage pour elle. Mais elle ne lui dira pas, tout ça. C’était ce qu’elle aimait chez lui ; il ne la pressait pas, ne lui tirait pas les vers du nez. Il la laissait venir vers lui quand elle se sentait prête à parler, ce qui avait certainement contribué à créer cette solide confiance qui régnait entre eux. C’était tant mieux. Car peu importe la manière dont il la percevait, il était bien loin du compte. C’était bien plus simple de se changer les idées.
Et la tête qu’il fit à la mention des polybromodiphényléthers valait définitivement le rappel de ce service pour le moins original. La compétition était terminée pour savoir qui de l’équipe réussirait à le prononcer correctement le plus rapidement possible, alors si Jake ne voulait pas revenir sur cette défaite passée, elle n’insisterait pas. La concernant, après des années d’études à lire ses cours à voix haute, elle était devenue habituée aux noms de molécules à dormir dehors et aux combinaisons interminables. Bien les prononcer, c’était bien les retenir. Alors finalement, ce terme là n’avait nécessité qu’une petite recherche pour savoir de quoi il s’agissait, et cela avait fini par rentrer assez facilement dans le cerveau de la française. Le pouvoir des souvenirs, dira-t-on. Il sait comment la ramener au moment présent, la sortir de ses pensées pour attiser sa curiosité. « Tu es en train de me dire que je n’avais pas toute l’histoire ? » Ils avaient parié sur le cas de ce patient un peu fou. Quelque chose qui n’avait absolument rien d’éthique mais qui arrivait en permanence. Il fallait bien motiver les troupes. « Et tu as gagné ? » L’homme ne s’était pas raté. Elle se souvenait encore du temps que cela avait mis pour sortir les éclats de verre jusqu’au dernier. Certains étaient microscopiques, assez petits pour les rater au premier coup d’œil, mais pas assez pour qu’ils puissent être laissés là. Ils avaient fini par assommer le patient avec des anti-douleurs pour ne pas lui faire trop subir la sensation de la pince sur sa peau à vif. Cela avait certainement contribué à le faire divaguer quelque peu… « Nous sommes deux infirmiers sérieux. Nos patients seront parfaitement bien traités, grâce à notre incroyable conscience professionnelle… Mais j’admets que j’ai hâte de pouvoir t’écraser à la première occasion. » Albane était d’une douceur notable en temps normal. Cependant, elle ne résistait jamais vraiment à l’appel du défi quand c’était bon enfant. Ils avaient du sens commun, cela ne pouvait pas craindre quoique ce soit. Pas comme les idées farfelues qui passaient par l’esprit de certains patients qui débarquaient aux urgences, en revanche. Pour le coup, la jeune femme encaissa l’attaque sur ses talents culinaire avec un rire qui débordait de franchise. Ce n’était pas le pire gâteau qu’elle ait tenté de faire, mais elle était sûre que cela pourrait frôler la catastrophe un jour… « T’es mauvaise langue. Je maîtrise très bien les sandwichs aussi ! » Et les barres de céréales, les biscuits, tous ces aliments qui s’avalaient à la va-vite et ne demandaient pas d’efforts en cuisine. C’était encore quand elle pensait à se nourrir. « … Il faudra que je vérifie que mon détecteur de fumée fonctionne bien. Juste au cas où. » Manger ses productions n’était pas le plus dangereux. Oublier de couper le gaz et finir par s’intoxiquer dans son propre appartement, en revanche… Ce ne serait pas le programme du soir, étant donné qu’elle n’avait prévu d’aller nulle part. il lui avait ouvert sa porte et elle était en train de prendre bien plus que ce qu’il ne faudrait. Elle n’aimait pas l’idée de le savoir fatigué le lendemain par sa faute. La fatigue avait beau faire partie de leur métier, cela rendait les journées compliquées. Il était encore temps de limiter la casse mais plutôt que d’être d’accord, Jake la rabroua gentiment, la faisant se taire immédiatement. Pourtant, elle fronça les sourcils, sceptiques face à ce nouvel argument. Ils avaient tous eu leur moment peu glorieux à venir au travail après une nuit blanche, une beuverie, le sang et les poumons parfois encore contaminés des substances de la veille. « Mais justement… t’as plus mon âge. T’as besoin de repos. » Les mots glissèrent de ses lèvres d’une toute petite voix, comme par peur de se faire gronder. Elle n’aimait pas jouer avec l’argument de l’âge, mais il fallait quand même admettre que revenir sur ce qu’il avait pu faire dans sa jeunesse était quelque peu ironique.
Et c’est ainsi que plutôt que de faire preuve d’un peu de sens commun, ils se retrouvèrent dans la cuisine, Albane farfouillant déjà à la recherche de son précieux, le tout sous le regard du propriétaire des lieux. Elle aurait pu prétendre ne pas vouloir de gâteau elle, les ramener à la raison. Mais elle avait un soudain besoin de profiter de cette présence. « Tu as choisi une drôle de carrière pour être éloigné des médecins. » Elle le taquine, amusée, d’humeur visiblement à faire la pitre subitement. Car c’est exactement ce qu’elle fait au milieu de la pièce en se mettant à jongler avec les pommes, le tout sous le regard perplexe de son ami. Un talent caché qu’elle exhibe sans la moindre pudeur pendant quelques instants avant de redéposer les pommes sur le comptoir, sans perte ni fracas. « Grâce à moi, tu pourrais être un clown qui jongle. » Mais elle comprenait où il voulait en venir. Ils n’étaient pas des casse-cous de première, pas les plus à même de subitement se mettre à jouer avec le feu. Et plus vite ils pouvaient faire ce gâteau, le moins probable ce serait qu’ils aient à se trouver un autre choix de carrière pour le futur. Si bien que la blonde retrouva un peu son sérieux en se lançant dans l’épluchage des fruits, un domaine qui ne risquait a priori rien. A priori, car la mention de la rencontre avec ce fils inconnu la fit relever les yeux tellement brusquement qu’elle sentit la lame lui effleurer la peau, menaçant de lui couper le doigt. « Ton fils ?! » Elle avait eu l’histoire en surface, n’ayant pas trop oser demander les détails. De ce qu’elle savait toutefois, c’était vite raconté. Un enfant né d’un accord entre deux adultes, d’une femme qui avait visiblement décider d’avoir un bébé rien qu’à elle. Quand Jake lui en avait parlé la première fois, Albane n’avait pu que se sentir désolée, à la fois pour ce petit et pour Jake. Elle faisait partie de ces gens pour qui la famille et les liens de sang avaient une importance capitale, alors elle avait bien été incapable de comprendre ce qui était passé dans l’esprit de cette femme pour proposer un tel deal. Jake, lui, avait été assez gentil pour accepter, sans même réaliser probablement à quel point il était le perdant dans cette histoire.
Pourtant, c’était un large sourire un peu bête qui étirait les lèvres de la blonde. Elle imaginait parfaitement la scène. La rencontre inattendue entre un père et son fils, le désir mutuel d’apprendre à se connaître. Elle était heureuse pour lui que les choses se soient déroulées ainsi, qu’il n’ait pas été rejeté. Vingt-cinq ans, c’était déjà bien assez long pour en plus devoir trimer. Quant à ce prénom… Albane pencha légèrement la tête en fixant son ami. La probabilité serait quand même assez extraordinaire. Mais ce prénom, dans un restaurant italien, membre d’un groupe ? « Melchior, comme Melchior Nicholls ? Mel est ton fils ? » Maintenant qu’elle y réfléchissait, ils se ressemblaient un peu physiquement. Ils avaient aussi la même gentillesse, la même douceur, la même générosité. « On a une amie commune, Dani. C’est comme ça qu’on s’est rencontré. C’est un chouette type. » Ils ne se connaissaient pas encore très bien, et les informations qu’ils détenaient sur l’autre étaient pour la plupart reliées à l’alcool ingéré durant la soirée. Chose que l’infirmier n’avait pas vraiment besoin de savoir après tout. Qui plus est, elle n’était pas sûre de ce qu’ils partageaient actuellement. Elle n’était certainement pas le premier sujet de discussion qui devait leur passer à l’esprit. Ce serait au moins aussi absurde que la possibilité que Jake ne soit pas un bon père. Elle en lâcha son couteau, relevant un doux regard indulgent sur lui, mains posées sur le plan de travail. « Tu es le père dont chaque jeune adulte rêverait. Tu sais comment encourager les gens, les soutenir, les écouter, donner l’impression que tu t’intéresses même aux détails les plus stupides. Tu es toujours de bon conseil et prêt à ouvrir ta porte à n’importe quelle heure. Alors tu arrives peut-être un peu tard pour lui apprendre à lire, marcher, ou à ne pas dire de gros mots. Mais Mel est quelqu’un de bien. Vous serez capables d’être fiers l’un de l’autre, et si tu doutes de tes capacités à être un bon père pour lui, alors sois un ami. J’aurais adoré que mon père soit mon meilleur ami. » Elle en était convaincue, c’était le début de quelque chose de beau entre eux.
Albane a des talents que Jake ne possède pas, lui. Comme celui de prononcer des mots plus grands qu’elle, par exemple. Il n’a pas envie de se lancer dans cette aventure maintenant. Mauvais perdant, il sait très bien qu’il n’arrivera pas à se concentrer sur autre chose tant qu’il n’aura pas réussi à l’articuler correctement. Et puisqu’il vient de se réveiller et qu’il lui semble toujours aussi compliqué qu’à l’époque, mieux vaut ne pas tenter le diable. Il préfère lui raconter une autre histoire qui découle de cette soirée-là : le pari fait avec le médecin de garde. « Tu es en train de me dire que je n’avais pas toute l’histoire ? » Elle a la réaction qu’il espérait. Elle s’intéresse. « Et tu as gagné ? » Un sourire victorieux se glisse sur le coin de ses lèvres. « Bien sûr. Il ne voulait pas perdre de temps sur ce patient et n’avait pas remarqué à quel point la plaie était profonde. Il a visé trop bas, moi, j’y étais presque. » Il ne se souvient plus exactement du nombre de bouts de verre retirés de son bras. Il se souvient juste de la patience qu’il lui a fallu avoir et des douleurs ressenties dans le dos à force de rester à côté de lui, pince en main. Jake lui dit qu’ils feront ça, eux aussi, un de ces jours. Il sait qu’il y a souvent des paris à faire aux urgences. Et même s’il n'y a aucun cas intéressant et que ce n’est pas original, ils peuvent se contenter de parier sur des résultats d’analyses. Tout peut devenir un jeu, si on cherche bien. « Nous sommes deux infirmiers sérieux. Nos patients seront parfaitement bien traités, grâce à notre incroyable conscience professionnelle… Mais j’admets que j’ai hâte de pouvoir t’écraser à la première occasion. » Il a senti l’ironie dès les premiers mots. « Tu devrais t’entraîner, pendant que tu le peux encore. Tu ne sais pas ce qui t’attend. » Il se vend de la sorte : imbattable. Parce que c’est ce qu’il a envie d’être, puisqu’il ne supporte pas perdre. Le rire qui s’échappe de sa gorge face à ses critiques le rend sincèrement heureux. Il a la sensation qu’en peu de temps, elle est passée de celle qui ne veut pas être seule à quelqu’un qui se sent bien. Il ignore pourquoi elle avait besoin de compagnie et pourquoi c’est lui qu’elle a choisi, mais s’il peut remplir ce rôle et lui changer les idées, alors il est lui-même gagnant. « T’es mauvaise langue. Je maîtrise très bien les sandwichs aussi ! Il faut que je vérifie que mon détecteur de fumée fonctionne bien. Juste au cas où. » Il hoche son visage en se pinçant les lèvres. « Dis-le en rigolant, mais j’ai déjà vu des gens qui ne savent pas faire de sandwichs… J’avais vu un interne, une année, qui avait mis la garniture sur le pain et la sauce au milieu, du coup rien ne tenait et tout coulait dans tous les sens. Il sentait la sauce césar toute la journée après ça, on a évité de le mettre dans les secteurs où les patients doivent être à jeun. » Des histoires comme celle-ci, sur l’hôpital et son personnel, Jake en a des centaines. « Mais oui, vérifie ton détecteur. Il y a meilleure mort que celle par les flammes ou par l’intoxication. Quitte à y passer, autant que ce soit spectaculaire, pas dans ton sommeil. » Il en rigole, mais il n’aime pas trop ce sujet-là. Il est de ceux qui aimeraient que la mort n’existe pas et que la vie soit éternelle. Parce qu’enterrer ses proches lui fait trop mal au cœur. Lui, personnellement, il n’a pas peur de ce qu’il y a après. Quand son heure viendra, il l’acceptera. Mais il n’aime pas l’idée que ça arrive à ceux qu’il aime. Et encore moins à ceux plus jeunes que lui – depuis qu’il a dépassé l’âge que sa mère avait à sa mort, il trouve beaucoup de décès injustes, encore plus qu’avant. Albane lui dit qu’il est encore le temps d’aller se coucher et Jake tente de la contrer en lui racontant ses déboires. Mais ça ne fonctionne pas, au contraire. « Mais justement… t’as plus mon âge. T’as besoin de repos. » Elle a raison, il doit bien l’admettre. « On ne va pas traîner jusqu’au bout de la nuit. Si j’avais besoin d’aller me coucher, j’y serais allé. Ne t’en fais pas pour moi. » Elle n’est pas venue jusqu’ici pour s’inquiéter de son état. Et même si c’était le cas, il ne l’aurait pas accepté : Jake s’occupe des autres, les autres ne s’occupent pas de lui. C’est ainsi depuis toujours et il a bien l’intention que ça le reste.
« Tu as choisi une drôle de carrière pour t’éloigner des médecins. » La remarque le fait rire. C’est vrai que son expression fonctionne un peu moins quand, tous les jours, il travaille avec eux. « J’évite d’être en état d’être ausculté, je veux dire. Sauf quand il est vraiment canon, là, je peux être malade s’il le souhaite. » Il rigole plus qu’autre chose. L’infirmier n’est pas tout à fait dans une histoire mais ne se sent plus réellement concerné par les autres hommes, depuis qu’il parle à Marcus. Et même s’il n’y avait pas cet homme-là en particulier, il est de ceux qui veulent vivre une histoire sérieuse plutôt que plusieurs éphémères. C’est pour ça que sa dernière relation sérieuse date d’il y a cinq ans, et qu’il n’en compte pas énormément à son actif. Albane se met à jongler sous le regard étonné de son ami. Il ne s’y attendait pas et, en même temps, il est assez impressionné. « Grâce à moi, tu pourrais être un clown qui jongle. » « Pourquoi pas. » Il a bien envie d’essayer d’apprendre. Mais il fait preuve d’une maladresse impressionnante, quand il n’est pas à son travail. Alors il doute de réussir à le faire. Il serait plutôt du genre à en lancer une en l’air et à suivre son parcours qu’à essayer de rattraper et renvoyer les deux autres. Elle court vers la catastrophe, si elle pense pouvoir lui apprendre quelque chose dans ce domaine-là. Finalement, ils redeviennent sérieux et elle lui demande de lui parler de lui. S’il a esquivé le discours sur sa journée, il peut bien lui raconter les récents événements. « Ton fils ?! » Il voit le couteau se rapprocher dangereusement de son doigt, et ça le fait grimacer. « Fais attention avec ça. » Il lui dit, en faisant un signe de tête en direction de la lame. Elle voulait un infirmier à sa portée pour une potentielle intoxication, pas pour une amputation. « Melchior, comme Melchior Nicholls ? Mel est ton fils ? » Il n’y croyait pas en lui demandant mais oui, elle a bel et bien l’air de le connaître. « On a une amie commune, Dani. C’est comme ça qu’on s’est rencontré. C’est un chouette type. » Il aime qu’elle lui confirme l’impression qu’il a eue de lui. « Je trouve aussi. Il est gentil. Et il a l’air d’avoir la tête sur les épaules, de savoir ce qu’il fait. Il y a des types de son âge qui traînent dans les bars toute la journée et qui n’ont aucune idée de leur avenir. Je suis assez fier qu’il ait une voie, lui, même si je n’y suis pour rien. » Fier, heureux surtout. Mais Jake le lui confie aussi ses peurs : il pense qu’il va faire un mauvais père. Il a déjà une absence de vingt-cinq ans sur le dos, mais pour le reste ? Il ne sait pas comment agir, personne ne lui a jamais appris. « Tu es le père dont chaque jeune adulte rêverait. Tu sais comment encourager les gens, les soutenir, les écouter, donner l’impression que tu t’intéresses même aux détails les plus stupides. Tu es toujours de bon conseil et prêt à ouvrir ta porte à n’importe quelle heure. Alors tu arrives peut-être un peu tard pour lui apprendre à lire, marcher, ou ne pas dire de gros mots. Mais Mel est quelqu’un de bien. Vous serez capables d’être fiers l’un de l’autre, et si tu doutes de tes capacités à être un bon père pour lui, alors sois un ami. J’aurais adoré que mon père soit mon meilleur ami. » Jake l’écoute. Il est suspendu à ses lèvres, et même lorsqu’elle a terminé, ses mots continuent de faire leur effet dans son crâne. « Je pense que j’avais besoin d’entendre ça. » Il en est même sûr. « Pas de me faire gratifier de tant de choses, mais que je peux être son ami avant tout. Je ne m’attends pas à ce qu’il m’appelle papa et qu’il cherche à tout faire avec moi mais… si je peux être invité de temps en temps et avoir une petite place, je la prends volontiers. » Il a tiré un trait sur la dénomination papa il y a bien longtemps, en comprenant que personne n’allait arriver pour fonder une famille avec lui. « Tu sais que récemment, avant de recevoir la lettre de la maison de soins, j’hésitais à contacter les services sociaux, les orphelinats ? Pour être une famille d’accueil, ou même adopter. » Il n’en savait trop rien, c’est pour ça qu’il n’a jamais entamé les démarches. « Je me suis bien rendu compte que seul et avec ce travail c’était impossible. J’ai un peu l’impression que c’est le destin, du coup. Pas qu’Adélaïde ait développé sa maladie, ça non. Mais que Melchior arrive dans ma vie au moment où je n’attends qu’un enfant. J’espère être plus, mais je veux bien être son ami. » En attendant, pour commencer, parce qu’il ne faut pas brûler des étapes. « Bon, ce gâteau. Comment tu les fais, les gâteaux aux pommes, toi ? » Il y a sûrement plus d’une technique et il n’a pas envie d’imposer la sienne. Elle avait l’air partie à savoir ce qu’elle faisait, autant continuer. « Et toi ? Quoi de nouveau à me raconter ? » Il la sait très discrète, mais il tente le coup quand même. Il a parlé, peut-être qu’elle a envie d’en faire autant. Il trouve ça toujours très agréable de se confier, mais il est plus réputé pour être celui qui sait bien écouter que celui qui raconte toutes ses péripéties.
Underneath this heaviness, feel so down and blue. I've got too much on my mind. Try to find a steadiness with everything I do, but it's so so hard to find. It's raining and the clouds are smirking. It's a grey morning
L’hôpital et ses aventures. Albane avait beau y passer la plupart de son temps entre le travail et les heures supplémentaires qu’elle enchaînait quand elle ne voulait pas rentrer, elle restait toujours fascinée par les histoires qu’elle pouvait entendre. Cela faisait bien partie des lieux au monde où elle ne pourrait jamais affirmer avoir tout vu. Cet endroit sauvait des vies, mais réparait aussi les pires sottises que l’espèce humaine pouvait bien commettre. Car non, les urgences n’accueillaient pas que les accidents. Elles accueillaient aussi les conséquences directes des actions stupides. Il était toujours délicat de rire de certaines situations quand des patients se retrouvaient à souffrir, mais avec le recul ? cela représentait des conversations sans fin. Si bien que la jeune française finit par pouffer de rire, un sourire fier déformant ses lèvres. Jake avait l’air si satisfait de sa victoire passée. Quelque chose qu’il ne laissait pas à la chance mais à son expertise des plaies sans précédentes. Si elle avait été là, à s’occuper elle-même du patient, elle aurait probablement morigéné ses collègues pour se comporter comme des adolescents puérils. Mais cela aurait uniquement été car malgré un sens accru de l’observation, elle savait pertinemment qu’elle aurait perdu à ce genre de jeux. Ce qui ne l’empêche pas d’avoir le regard qui s’illumine à la perspective de trouver un autre défi pour tuer le temps, à la prochaine occasion. Elle n’avait pas un esprit particulièrement mutin au travail, s’aspirant parfaitement dans ses tâches pour ne pas voir les heures passer. Cependant, la provocation de Jake, aussi bon enfant soit-elle, agitait cet élan de fierté dans le cœur de la blondinette qui le pointa du doigt avec un air plus qu’assuré. « Tu as peut-être plus d’année d’expérience que moi. Mais j’ai la jeunesse et les réflexes qui vont avec. Qui plus est, j’ai toujours été une pro au Cluedo et à Docteur Maboul. Tu n’as aucune idée de la personne à qui tu t’adresses. » Elle n’avait aucune idée de ce qu’ils trouveraient à faire. Sauf qu’à y réfléchir, elle ne voyait aucune tâche qui pourrait sembler insurmontable. Il allait perdre, et ensuite, elle le narguerait pendant plusieurs semaines, jusqu’à ce qu’elle soit obligée de lui payer un verre et de lui faire les yeux doux pour retrouver son amitié et ne pas se faire bouder durant le prochain service. Elle n’avait pas peur de le taquiner ; c’était quelque chose qui leur venait assez naturellement, désormais. La preuve étant le détachement avec lequel elle accueillit les critiques sur sa cuisine.
Cependant, il y avait une différence entre ne pas savoir cuisiner, et n’avoir aucun sens commun. Albane offrit un regard concerné à son ami en imaginant ledit sandwich raté. Il fallait faire preuve d’un certain degré de stupidité pour en arriver là. Ou alors, avoir perdu un pari. Quoique ce soit qui ne remettrait pas en cause les capacités mentales dudit interne en accomplissant cette prouesse de balourdise. La mention de l’odeur la fit grimacer tant elle imaginait le désagrément causé. Les internes étaient un cauchemar pour tout hôpital. Il y avait les bons internes, ceux qui avaient à cœur de réussir. Et les autres qui avaient débusqué l’opportunité mais de toute évidence n’étaient pas taillés pour ce genre de métier. Pour en rajouter une couche, à leur arrivée dans un nouvel hôpital, beaucoup ne réalisaient pas l’importance d’avoir une blouse de rechange. Ainsi qu’une brosse à dent -l’hygiène ne faisant tristement pas parti des prérequis à l’embauche-. Alors forcément, quand il y avait un accident à l’heure du déjeuner, il fallait ensuite assumer. « Sans même parler de la sauce césar… je suis sincèrement inquiète en pensant que des patients vont atterrir entre ses mains. » Elle secoue la tête dans un soupir. Il y avait une hiérarchie parmi les postes de l’hôpital, mais le métier ne faisait définitivement pas l’intelligence. Elle ne mourrait pas à cause d’un sandwich, c’était certain. Mais parler de la meilleure mort possible avait quelque chose de sordide qui lui fit avoir un sourire contrit. Même en travaillant dans un environnement où la mort était omniprésente, le sujet était toujours délicat chez la blonde. « Je n’aurais rien contre une mort dans mon sommeil, personnellement. Mais rester en vie, c’est bien aussi. » Pas parce qu’elle le voulait sincèrement. Surtout parce que ses parents ne se remettraient certainement pas de la perdre, après Blanche. Elle fut en tout cas ravie de détourner le sujet. Elle était venue chez Jake parce que l’appartement vide lui pesait, ce n’était pas pour y repenser. C’était bien plus simple de se moquer de son ami -avec bienveillance, bien entendu-. Rebondir sur cette volonté à rester éveillé. Elle n’avait pas envie qu’il se force, mais plus elle insistait, plus il la rabâchait sur le fait que la décision lui appartenait. Elle arrêta de lutter, dut retenir à nouveau ses remerciements. C’était normal, lui aurait-il répété.
Elle ne pouvait que comprendre, ceci dit. Plus elle fréquentait l’hôpital, moins elle avait envie d’être de l’autre côté. Être la patiente, devoir subir les allées et venues des médecins, les examens. Aussi seule pouvait-elle se sentir dans son appartement, elle aimait y rentrer le soir. « On pourrait s’amuser à ça, la prochaine fois. Décerner les awards du médecin le plus séduisant du service. » répond-elle simplement avec un petit sourire amusé. C’était puéril comme jeu mais au moins ils ne seraient pas en compétition, aurait tout le loisir de tuer le temps en se rapprochant de leurs collègues. Un exercice de team building comme un autre. Ce serait toujours moins dangereux et dérangeant pour les patients que de parier sur leurs blessures. De toute manière, ils auraient l’occasion d’en reparler. S’ils survivaient au gâteau passé, à celui qui se préparait, si elle ne se découpait pas un doigt dans la manœuvre. Car si elle savait jongler -un talent aussi saugrenu qu’inutile-, rester parfaitement concentrée quand des nouvelles aussi grosses lui tombaient dessus était déjà bien plus compliqué. Le hasard de ces retrouvailles étaient d’autant plus déstabilisant que parmi les deux millions d’habitants et quelques qui composaient la ville de Brisbane, il se trouvait qu’elle connaissait ledit fils. Le doute n’était pas permis ; c’était un prénom plutôt rare, et les spécificités sur son identité collait trop au Mel avec qui elle avait passé quelques soirées déjà. Elle ne pouvait pas s’empêcher de sourire face au ton protecteur que Jake employait à l’égard de son fils, qu’il venait à peine de rencontrer. Gentil, la tête sur les épaules, de la suite dans les idées. Cela décrivait assez bien le jeune homme, de ce qu’elle savait. « Il est tout ça, oui. Et tu n’y es peut-être pour rien, mais j’ai tendance à croire que les chiens ne font pas des chats. Je ne serais pas étonnée qu’il ait tiré certains de ses traits de toi. » C’était peut-être totalement subjectif de sa part, voire un peu idéaliste. Mais elle le pensait sincèrement. Ce n’était pas juste une manière de rassurer Jake.
Il en était de même quand elle lui expliqua pourquoi à son sens, il n’avait aucune raison de s’inquiéter pour sa future relation de père auprès de Mel. Les choses suivraient leur cours. Il était évident que vingt-cinq ans représentaient une éternité à rattraper, mais de ce qu’il lui disait, le garçon l’avait immédiatement accueilli. Il avait l’air avide de connaître ce père qui avait été absent. Ce n’était même pas comme s’il pouvait lui reprocher quoique ce soit ; Jake avait juste respecté les souhaits de la mère de Melchior. C’était faire preuve de droiture, de ne pas s’immiscer dans la vie de cet enfant sans y avoir été invité. Discutable au niveau moral de la part de cette femme, mais pas de Jake. « Je ne peux qu’imaginer ce que ça doit te faire d’avoir raté autant de temps… Mais c’est tout autant d’années qu’il n’a pas eu avec toi. Il est encore jeune quand tu y réfléchis, il y a encore des milliers de choses qu’il a à accomplir dans sa vie. S’il t’a aussi bien accueilli, ce n’est pas pour t’exclure. Je pense que vous allez mutuellement vous adorer. » Et elle n’aurait aucun scrupule à souffler à Mel combien Jake était un type incroyable, juste pour peser dans la balance. Pas que ce soit nécessaire ; les deux se débrouilleraient certainement à merveille. Même sans avoir été de mission couches et biberons, elle imaginait parfaitement son ami avec cette fibre paternelle de papa poule. Quelque chose qui visiblement le démangeait. Elle se sentait triste pour lui, qu’il ne se soit pas résolu à se lancer dans une démarche d’adoption. Mais elle ne pouvait que comprendre ; un enfant n’était pas une mince affaire. Les horaires de l’hôpital étaient imprévisibles, demanderaient une organisation monstrueuse. Cela aurait été un homme face à une montagne de responsabilités. « C’est un projet tombé à l’eau, alors ? » Melchior était adulte. Il était son fils et passerait certainement avant le reste du monde, mais c’était… différent. « Il n’en a pas beaucoup parlé mais avec ce qui est arrivé à sa mère… il a besoin de toi. Que tu aies été là depuis le début ou non. » Car il avait des amis. Mais cela ne remplaçait pas un père qui ne demandait qu’à être présent à ses côtés.
Albane baissa les yeux sur les pommes qui étaient désormais épluchées. Comment faire un gâteau aux pommes. C’était une bonne question. « Euh… » Elle se lava les mains pour revenir dans son salon, se pencher sur son sac pour récupérer son téléphone. L’écran affichait des appels indésirables. Encore. « Avec une recette, figure-toi. » Elle ratait ses mets en suivant les instructions, c’était là tout son talent. Et en revenant dans la cuisine, le nez sur l’écran, elle tapota jusqu’à sortir la première recette qui venait. Puis, elle se mit à la recherche d’une balance. Elle tournait le dos à Jake quand il lui demanda à son tour ce qu’elle avait à raconter sur sa vie, récemment. Elle put soupirer en silence, ne rien laisser paraître. Elle avait failli se faire pincer avec de la morphine volée, l’autre jour. Elle s’était rendue malade avec ce poison deux nuits plus tôt. Elle avait encore l’odeur sanglante du ring de la Ruche dans le nez. Elle devenait folle à penser à Strange qui courait toujours. Blanche lui manquait. « Pas grand-chose de palpitant. » finit-elle pas répondre après une grande inspiration, tentant tant bien que mal de retrouver un visage détaché. Il n’avait pas besoin de savoir tout ceci. Elle avait voulu fuir ses problèmes en venant ici, et comptait bien continuer. « J’ai… on peut dire rompu avec un type que je voyais. Un couillon du service orthopédique. » Elle met la main sur la balance et se retourne enfin vers Jake, reprenant distraitement sa préparation du gâteau. Un saladier, peser le sucre, la farine, la levure. Essayer de ne pas le rater, encore. Elle ne donnerait pas le nom de Winston ; vu la réputation qu’il se traînait, elle préférait encore que cela reste entre eux. « Je ne sais même pas si on était vraiment ensemble. Je ne l’aime pas, mais c’était juste agréable d’avoir quelqu’un avec qui partager une telle proximité. Il arrive quand même à me manquer, cet abruti. » Elle grimace en voyant la coquille d’œuf tomber dans le saladier, part à sa pêche. « On devait passer la soirée ensemble, avant ça. Il avait même laissé son chien chez moi. Mais il n’est jamais rentré après son service, a ignoré tous mes appels. Je n’avais toujours pas de nouvelles même au petit matin, j’ai dû me débrouiller pour faire garder la pauvre bête. Je l’ai recroisé à l’hôpital, il était venu travailler comme si de rien n’était malgré sa gueule de bois et son visage massacré. Il s’est battu la veille. J’ai essayé de le confronter, parce que j’étais folle d’inquiétude… Il m’a bien précisé en retour qu’il ne me devait rien et que j’agissais comme une hystérique. » Rien que d’y penser faisait encore renaître un nœud dans sa gorge. Elle ne savait même plus si elle était en colère, déçue, ou blessée. « Tu penses que j’ai sur-réagi ? » finit-elle par demander d’une voix penaude. Elle ne savait même plus ce qu’elle devait faire à son sujet. Elle ne pouvait pas avoir de personnes non fiables dans sa vie, pas en ce moment. Mais peut-être que c’était elle, le problème.
Après autant d’années dans cet hôpital, Jake a plus d’histoires à raconter que le père castor lui-même. Et il aime fouiller dans sa mémoire pour en ressortir des situations plus étonnantes les unes que les autres. Ce qui l’impressionne c’est que, même après presque deux décennies là-bas, il arrive encore à trouver pire jour après jour. Albane a raison : certains n’ont vraiment pas beaucoup de neurones connectés entre eux et viennent avec des blessures qui auraient largement pu être évitées. La bêtise humaine n’a pas de limites, heureusement que les soins n'en ont pas non plus – ou presque pas. Entre les histoires des patients eux-mêmes et les petits jeux entre membres du personnel, Jake n’arrivera jamais à court de sujets. Et bientôt, il espère pouvoir raconter un service vécu avec Albane. Ils trouveront de quoi s’amuser, faire passer le temps et aider les patients malgré tout. Il fait toujours attention à ce que ces défis ne viennent pas déranger les patients ou les soins apportés. S’amuser est une chose, rester professionnel en est une autre. Il faut donc savoir rallier les deux, car l’un ne peut pas exister s’il n’accompagne pas l’autre – dans un sens, du moins. « Tu as peut-être plus d’année d’expérience que moi. Mais j’ai la jeunesse et les réflexes qui vont avec. Qui plus est, j’ai toujours été une pro au Cluedo et à Docteur Maboul. Tu n’as aucune idée de la personne à qui tu t’adresses. » Elle sonne presque menaçante. « Le Cluedo est supposé apporter quelque chose à tout ça ? » Il n’est pas vraiment sûr que ça puisse l’aider, dans un jeu comme celui qu’il lui a raconté. C’est vrai qu’il faut bien analyser, mais ça s’arrête là. « Enfin bon. Ne vends pas la peau de l’ours avant de l’avoir tué. » Il n’aime pas vraiment cette expression, en temps normal, mais elle s’applique parfaitement à la situation. Ils verront que ça donnera quand ils auront de nouveau des horaires qui coïncident. Avec tous les remplacements dans tous les sens, il se peut que ça n’arrive pas avant de longues semaines, si ce n’est des mois. Jake lui offre une seconde histoire après avoir parlé de ses talents culinaires à elle. Celle de cet interne qui ne savait vraiment pas faire de sandwichs. Depuis ce service, ses supérieurs lui ont interdit de revenir avec un repas comme celui-ci. Le réfectoire de l’hôpital est fait pour ça et, depuis, il mange ce qui est préparé sur place – et évidemment, il a un rechange au cas où. « Sans même parler de la sauce césar… je suis sincèrement inquiète en pensant que des patients vont atterrir entre ses mains. » Il grimace légèrement. « Certains sont plus doués que d’autres. Mais il y en a vraiment qui ne transpirent pas l’intelligence. Heureusement qu’il y a des paliers à atteindre et que tous ne finiront pas leurs études. » Il y en a qui réussissent à comprendre par eux-mêmes que ce n’est pas fait pour eux et d’autres qui sont poussés jusqu’à la porte de sortie. Jake est bienveillant, tant qu’il le peut, mais c’est vrai qu’il a du mal avec ceux qui ne réfléchissent pas avant d’agir. L’hygiène, dans ce domaine, c’est ce qu’il y a de plus important. Ceux qui en manquent ne devraient même pas finir un entretien d’embauche et être expulsés directement. « Je n’aurais rien contre une mort dans mon sommeil, personnellement. Mais rester en vie, c’est bien aussi. » Lui aimerait pouvoir profiter de ses derniers instants. Avoir les yeux grands ouverts et juste apprécier la vue, peu importe laquelle ce sera. Vivre jusqu’à son dernier souffle, totalement. Mais il est d’accord avec elle : rester en vie, c’est bien. « Tu as raison. » Il n’insiste pas. Le sujet a été abordé parce qu’elle parlait de son alarme, pas parce qu’il veut une discussion profonde sur ce thème. A cette heure-ci et dans ces conditions, ce n’est pas vraiment l’idéal, alors ils passent à autre chose.
Pour éviter la mort, il faut éviter les médecins. Ça se suit étrangement bien, non ? « On pourrait s’amuser à ça, la prochaine fois. Décerner les awards du médecin le plus séduisant du service. » Il aime bien l’idée. « Tu as déjà le gagnant sous tes yeux. » Il le dit pour son amour de la compétitivité, pas de manière narcissique. Pour le coup, ne pas gagner ne le dérangerait pas : quand il s’agit d’un jeu à votes, la victoire ne dépend pas de lui, il ne peut donc pas s’en vouloir. « Je pense qu’ils ont vraiment de beaux mecs en plastique. J’ai même pensé à une époque que c’était un critère pour l’embauche. Avoir une belle tête pour attirer plus de clients, tout ça… » Mais non, ça n’est pas le cas. « Ce serait drôle à faire, oui. » Il valide l’idée et la garde dans un coin de sa tête pour le jour – ou le soir – où ils seront ensemble. En plus, au service des urgences, tout l’hôpital s’y retrouve à un moment donné. C’est l’endroit où il y a constamment de la circulation – et l’endroit où on demande constamment de ne pas rester au milieu, cherchez la logique. Ils verront en temps voulu. Pour l’heure, le sujet dérive encore et ce sont les dernières activités de Jake qui viennent sur le tapis. L’histoire qu’il raconte à tout le monde en ce moment est la même : sa rencontre avec son fils. Melchior a répondu à toutes ses attentes et désormais, il n’attend que de le retrouver. Il veut le découvrir et passer du temps avec lui autant qu’il le peut. Tout ce qu’il sait de lui, pour l’heure, il le confie à Albane avec une certaine fierté. Il a beau ne pas l’avoir élevé, il a grandi avec les valeurs qu’il aurait aimé lui inculquer lui-même. « Il est tout ça, oui. Et tu n’y es peut-être pas pour rien, mais j’ai tendance à croire que les chiens ne font pas des chats. Je ne serais pas étonnée qu’il ait tiré certains de ses traits de toi. » Il ne peut pas le savoir. D’après ce qu’il lui a dit, Adélaïde n’a jamais vraiment trop parlé de Jake à Melchior. Il a grandi sans modèle paternel, et sans en avoir un à envisager non plus. « Qui sait. » Il n’est pas convaincu mais une part de lui a envie d’y croire, quand même. Est-ce que la gentillesse se transmet dans les gènes ? Si c’est le cas, Jake en a des assez puissants. « Je ne peux qu’imaginer ce que ça doit te faire d’avoir raté autant de temps… Mais c’est tout autant d’années qu’il n’a pas eu avec toi. Il est encore jeune quand tu y réfléchis, il y a encore des milliers de choses qu’il a à accomplir dans sa vie. S’il t’a aussi bien accueilli, ce n’est pas pour t’exclure. Je pense que vous allez mutuellement vous adorer. » Pour la seconde fois, elle a les mots qu’il voulait entendre. Un sourire sincère s’installe encore une fois sur son visage. « Je vais l’aider à ne pas faire les mêmes erreurs que moi, qu’il ne se ferme pas aux autres uniquement parce qu’il idéalise trop ce que pourrait être sa vie. Je suis passé à côté du plus important en espérant mieux, quand j’avais déjà tout ce qu’il fallait. » Il pense à Frances, en disant ça. Il est heureux d’avoir rompu avec lui, parce que c’est ce dont il avait besoin, mais sa vie aurait pris un tout autre tournant s’il était resté avec. « C’est un projet tombé à l’eau, alors ? » Il hausse ses épaules. « Pour l’instant. Je ne sais pas de quoi l’avenir est fait. Mais seul, je ne vais pas y arriver. Alors… j’attends de voir. » De voir où ça le mène avec Marcus, d’abord. Ils ne sont même pas encore en couple, il ne se voit pas envisager un enfant avec lui. Mais seul, il ne pourra jamais. Il met ce projet de côté et le ressortira un jour, quand il sera en mesure de le faire, et s’il ne se pense pas trop vieux à ce moment-là. « Il n’en a pas beaucoup parlé mais avec ce qui est arrivé à sa mère… il a besoin de toi. Que tu aies été là depuis le début ou non. » « Je vais l’être, comme je le suis avec tout le monde, déjà. » Avec elle, par exemple.
S’il n’était pas là pour les autres quand ils ont besoin de lui, ils ne seraient pas dans sa cuisine à essayer de faire un gâteau. « Euh… Avec une recette, figure-toi. » Il la regarde se laver les mains et aller récupérer son téléphone. « Mais non ? » Elle semble chercher sur son téléphone, il reste en retrait, se contente de l’observer. Il ne va pas aller regarder la recette au-dessus de son épaule, il lui fait confiance pour ne pas confondre les grammages entre les ingrédients. « Quand on est observé par quelqu’un, il y a deux résultats possibles. Si on assurait déjà, on perd nos moyens. Et si on galérait, on fait quelque chose d’incroyable. » Il pense donc que ce gâteau sera entièrement réussi, même s’il la dérange dans ses préparations en lui posant des questions. Il a parlé de Melchior, il espère bien qu’à son tour, elle aura quelque chose à lui dire. Sûrement pas la raison qui l’a poussée à le rejoindre ce soir, mais quelque chose, quand même. « Pas grand-chose de palpitant. » Il en attend plus. Et c’est pour ça qu’il ne dit rien : face au silence, on a tendance à en rajouter. « J’ai… on peut dire rompu avec un type que je voyais. Un couillon du service orthopédique. » Couillon et service orthopédique suffit à Jake pour savoir de qui elle parle, même si ça l’étonne qu’elle se soit retrouvée avec lui. Il attend d’en savoir plus pour confirmer sa première pensée. « Je ne sais même pas si on était vraiment ensemble. Je ne l’aime pas, mais c’était juste agréable d’avoir quelqu’un avec qui partager une telle proximité. Il arrive quand même à me manquer, cet abruti. » Il relève légèrement sa tête pour mieux voir ce qu’elle fait dans le saladier quand il voit la coquille tomber. « On devait passer la soirée ensemble, avant ça. Il avait même laissé son chien chez moi. Mais il n’est jamais rentré après son service, a ignoré tous mes appels. Je n’avais toujours pas de nouvelles même au petit matin, j’ai dû me débrouiller pour faire garder la pauvre bête. Je l’ai recroisé à l’hôpital, il était venu travailler comme si de rien n’était malgré sa gueule de bois et son visage massacré. Il s’est battu la veille. J’ai essayé de le confronter, parce que j’étais folle d’inquiétude… Il m’a bien précisé en retour qu’il ne me devait rien et que j’agissais comme une hystérique. Tu penses que j’ai sur-réagi ? » Si doute il y avait, doute il n’y a plus : le chien, le service et la manière dont il est décrit. Tout correspond à Winston. Jake le connaît depuis des années et des années, bien avant que celui-ci n’intègre l’hôpital en tant que médecin. Il y était patient, même. L’infirmier ne compte pas lui dire qu’il sait de qui elle parle. Il pense que si elle n’a pas dit son nom, c’est pour une raison précise. Il ne veut pas la mettre mal à l’aise, convaincu que lui dire qu’il a trouvé lui apporterait plus à lui qu’à elle. « Je pense que c’est plutôt lui, qui a été vraiment très con. » Et pour utiliser un mot comme ça, c’est que c’est très sincère de la part de Jake. « Tu l’aurais fait avec lui comme avec un autre. Ne pas avoir de nouvelles de quelqu’un peut rendre fou. » Que ce soit une relation amicale, amoureuse ou professionnelle. « C’est facile de s’imaginer les pires scénarios, de croire qu’il s’est passé quelque chose. Envoyer un message n’a jamais tué personne, même moi je sais le faire. » Même lui, oui, l’homme qui n’aime pas la technologie – sauf quand il s’agit de Marcus. « Dire qu’il ne te doit rien c’est prendre un raccourci facile. Je suis ton ami, je ne te dois donc rien. Mais si on a un rendez-vous et que je dois annuler pour une raison quelconque, je te préviens. Ça, je te le dois. Ça s’appelle le respect, il me semble. » Il hausse ses épaules. « J’aurais réagi de la même façon. Mais… si je peux me permettre, tu as bien fait d’y mettre un terme. » Parce qu’il ne lui apportera pas de bonnes choses, surtout si elle ne ressent rien pour lui dès le départ. Il a envie d’ajouter quelque chose par rapport à son irrespect constant envers les infirmiers, mais le faire reviendrait à lui faire comprendre qu’il sait de qui elle parle. « Tu as essayé de lui demander comment il aurait réagi si les rôles étaient inversés ? Si ce n’est pas de la même manière que toi, il n’a rien à faire dans ta vie. Peu importe le type de relation que vous entretenez. » Il grimace légèrement, avant de se rapprocher d’elle pour regarder sa pâte à gâteaux qui ressemble à quelque chose, maintenant qu’il y a tous les ingrédients. « Faut cuire ça combien de temps ? » L’idée d’avoir un gâteau tout chaud à déguster commence à lui donner faim, même à cette heure-ci. « Je pense que tu mérites mieux que quelqu’un qui te fait de telles frayeurs. » Ils sont suffisamment proches pour qu’il ose lui donner son avis sur la situation, car là, il parle bien de sa vie sentimentale. « Mieux vaut être seule que mal accompagnée, tout ça… » C’est un conseil qu’il a appliqué à lui-même il y a plus de cinq ans, qu’il n’a réellement regretté depuis, même s’il s’est demandé plus d’une fois ce qu’il serait devenu avec son ex.
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Les supérieurs de l’hôpital ne seraient certainement pas fiers d’eux, à les entendre parler des potentielles bêtises qu’ils pourraient bien faire durant leur service. Les grands pontes du conseil d’administration se prenaient bien trop souvent au sérieux ceci dit, semblant loin de réaliser qu’au sein même des services hospitaliers, l’humain primait de loin sur la politique. Que ce soit le personnel médical ou les patients, tous étaient là dans l’optique d’aider ou d’être aidés. Albane ne manquerait jamais à ses devoirs, et c’était tout ce qui comptait. Qui plus est, ils faisaient une bonne équipe avec Jake. Il avait été l’un des premiers avec qui elle avait travaillé à son arrivée à l’hôpital et même si elle ne l’admettrait jamais vraiment, elle avait énormément appris à l’observer exercer son métier. Les années d’expérience étaient palpables. Mais dans un défi, cela pourrait lui porter préjudice. La preuve en était l’absence de rapprochement qu’il faisait entre le Cluedo et le monde de l’hôpital. Ce qu’elle signifiait ici, c’était qu’elle était une enquêtrice hors pair. Elle savait où chercher, comment demander les choses. Ce serait extrêmement facile si jamais ils devaient collecter des informations dans l’un de leurs défis, comme par exemple savoir ce qu’avait fait le docteur la veille pour être arrivé débraillé et en retard le matin-même. « Tu comprendras que je ne peux pas te dévoiler mes cartes secrètes. » Elle papillonne des yeux en sa direction, un large sourire collé aux lèvres. Oh, elle ne doute pas qu’il fera un adversaire redoutable. Mais elle aussi pouvait être particulièrement efficace quand il y avait une victoire à la fin de la route. « Que le meilleur gagne. » conclut-elle, bien loin d’être impressionnée. Quoique qu’il advienne et peu importe le gagnant, le travail serait tout de même bien fait. Elle se demandait si les docteurs se pensaient assez bien pour se prêter à ce genre de jeux, eux. Ce qui semblait déjà bien plus dangereux à en croire le récit de Jake, où les docteurs de demain ne brillaient pas par leur intelligence, mais se voyaient quand même confier des patients… Quelque chose que la française ne saisissait pas. Ils sortaient d’école de médecine, et elle ne doutait en rien de leurs connaissances quant aux pratiques de la médecine. En revanche, ils manquaient généralement d’expérience pratique, n’étant familier qu’avec la théorie. Alors était-ce vraiment une bonne idée de les laisser avec une supervision plutôt faible, pour ne pas dire absente, avec certains patients ? Certains cas n’étaient pas une question de vie ou de mort, se trouvaient être faciles à traiter. Mais Albane mentirait si elle disait faire confiance à chaque membre du corps médical. Une erreur de jugement ou une erreur en pratique étaient bien trop vite arrivées. « Mes parents voulaient que je fasse une école de médecine. L’école d’infirmerie n’était pas assez bien à leurs yeux. Mais tu sais, je ne les envie pas. J’ai vu beaucoup de choses aux urgences, et je ne suis plus vraiment sensible même aux pires horreurs… mais passer des années à étudier sans relâche pour ensuite passer une carrière où je dois affronter des situations de vie ou de mort chaque jour ? Ce serait un vrai cauchemar. » Elle préférait laisser cette responsabilité à d’autres, bien plus à l’aise dans son rôle d’infirmière où elle ne faisait qu’aider. Et soulager également, depuis qu’elle avait passé sa qualification pour devenir infirmière anesthésiste. Un pouvoir supplémentaire qui ne lui servait pas uniquement au bloc, au final. Elle aimait pouvoir aider ses patients avec la douleur, les voir se détendre au fur et à mesure que les médicaments faisaient effet. C’était souvent nécessaire pour faire cesser les cris, aux urgences. Le fait qu’ils abordent le sujet de la mort lui amena la pensée sordide que la mort médicamenteuse était quelque chose qui ne la dérangerait pas. Un risque avec lequel elle flirtait un brin trop souvent. La barrière se jouait à quelques milligrammes de morphine. Il ne faudrait rien qu’un peu plus pour basculer. Mais Albane préféra hausser les épaules, passer à autre chose. Si elle était venue ici ce soir, c’était aussi pour se tenir loin de toute tentation dangereuse. Autant s’y tenir et faire en sorte que le principal risque de la soirée soit un doigt découpé pendant son épluchage de pommes. Ce que l’ego de Jake faillit provoquer, à la faire rire de la sorte. Elle releva les yeux sur son ami, prenant le temps de l’observer quelques longues seconde avec une moue pensive pour se faire son avis. A le fréquenter presque tous les jours et à justement le voir comme un ami, elle n’avait pas pensé au fait qu’il soit un potentiel bachelor dans le service. « Je t’inscris sur la liste des candidats potentiels. Mais ne t’attends pas à avoir un traitement de faveur de ma part ! » Elle jugerait avec un regard complètement impartial, visualisant silencieusement les rivaux potentiels. Elle ne connaissait malheureusement pas tous les docteurs, serait incapable d’associer quel médecin appartenait à quel service. Elle ne se souvenait pas que Jake lui ait parlé de son temps à bosser au service plastique ceci dit. « Je savais que tout n’était pas naturel chez toi. Laisse-moi deviner, tu as fait une rhinoplastie ? » Elle laissa planer un regard suspicieux sur le brun, bien déterminer à le taquiner un coup.
Et puis, il y eut le sujet de Melchior. De ce fils inconnu jusqu’à il y a peu. Albane ne pouvait qu’imaginer le saut dans l’inconnu que cela devait être, de se retrouver subitement face à son enfant. Vingt-cinq ans, c’était une énorme période à rattraper. Malgré le lien de sang, c’était comme rencontrer un total inconnu. Ils partaient de zéro. Mais en connaissant les deux hommes, la française était persuadée que, aussi légitimes soient les doutes de l’infirmier, il n’avait pas de quoi s’inquiéter. Leur situation était particulière et le seul tort de Jake ici avait été de respecter les volontés égoïstes d’une femme. Elle imaginait mal Mel le blâmer pour quelque chose comme ça. Qui plus est, ce n’était pas tous les jours que l’on rencontrait l’une des personnes les plus importantes de sa vie. Il y avait quelque chose de touchant à voir l’instinct paternel se bousculer de la sorte, déborder de tous les côtés. Il voulait tellement bien faire qu’il n’avait même pas l’air de savoir par où commencer. « C’est ce genre de leçon qu’on apprend toujours trop tard. Tu vois, quand je te dis que tu as encore beaucoup à lui offrir en tant que père. » Évidemment que ce ne serait jamais une relation aussi enfouie dans les racines que s’il l’avait vu naître et grandir. Mais elle n’en avait pas moins de valeur. Surtout si cela devait être le seul enfant qu’il aurait dans sa vie. Il y avait malheureusement une triste part de réalité dans cela. Il y avait un temps pour tout, des stades de vie qui ressemblaient à des chapitres avec un début, et une fin. S’il fallait attendre que quelqu’un soit avec lui pour mener à bien ce projet de paternité, cela pourrait encore prendre du temps. Peut-être trop, jusqu’au jour où il faudrait admettre que c’était trop tard. Elle espérait sincèrement que Jake n’aurait pas à vivre cela. De toute façon, il semblait qu’il aurait de quoi se tenir occupé pour les prochains mois. « Je promets de te partager avec Mel. » conclut-elle avait un sourire taquin, quoique en réalité vraiment mal à l’aise à l’idée de s’imposer de trop.
Au fur et à mesure que la discussion avançait, le gâteau progressait lui aussi. Les pommes étaient épluchées, coupées. Il ne fallait plus que la mixture, mélanger le tout, et enfourner. Elle avait du mal à déterminer de si ce gâteau serait une réussite ou non ; la pâte liquide ne lui inspirait jamais rien de bien intéressant. Il fallait attendre la cuisson pour la voir se transformer en quelque chose de digeste… ou non. « Tu insinues donc que je devrais me mettre à cuisiner uniquement sous supervision ? » D’une manière ou d’une autre, cela éviterait les catastrophes. Celles issues d’une inattention, par exemple. En toute franchise, la française n’aimait vraiment pas cuisiner. Elle le faisait parfois pour se nourrir, ou pour essayer de concocter des choses réconfortantes. Ici, c’était par gourmandise. Ou par exutoire, réalisa-t-elle quand sa langue commença à se délier pour parler de Winston. C’était la première fois qu’elle en parlé à qui que ce soit. A vouloir se convaincre que cette histoire ne signifiait rien, elle avait fini par se renfermer, tout minimiser sans même voir à quel point cela lui pourrissait le moral. Les journées à l’hôpital étaient un calvaire quand il était dans le coin et qu’elle devait faire tous les efforts du monde pour l’ignorer. Ou pire, éviter les conversations en lui parlant si sèchement. Elle s’était ressassé leur dispute des dizaines de fois et lentement, elle sentait la culpabilité la gagner. Peut-être qu’elle avait eu tord de réagir de la sorte. Qu’elle aurait dû se montrer patiente, à l’écoute. Qu’elle n’aurait pas dû lui sauter à la gorge directement. Alors avoir l’avis de Jake lui semblait important. C’était réconfortant, qu’il lui assure qu’elle n’était pas en tort, que sa réaction était normale. Elle devait ressembler à un chiot triste à hocher la tête face à ses dires. Elle pouvait encore sentir l’inquiétude lui tordre les tripes en souvenir de cette soirée seule dans son salon, le chien couché à côté d’elle, et Win injoignable. Cela avait été encore pire quand elle avait commencé à aller directement sur son répondeur. « Surtout qu’il s’est effectivement passé quelque chose durant cette soirée. Je pense juste qu’il est allé chercher les ennuis. Mais même sans ça, il n’a eu aucun scrupule à me poser un lapin en me laissant avec son chien. » Il n’était pas excusable, ici. C’était bien plus facile à voir quand c’était Jake qui posait les mots sur la situation. Win lui avait juste manqué de respect, c’était ça. Alors oui, cela méritait qu’elle s’énerve. Qu’elle coupe court à leur relation. « Même si c’était le mieux à faire… j’en sais trop rien. Je crois qu’une part de moi aurait envie de juste passer l’éponge et de revenir à ce qu’on avait. » Car c’était dans son tempérament, de pardonner trop facilement, de donner des deuxièmes chances, de juste se laisser piétiner. « Je ne peux pas dire que notre discussion ait été très civilisée ou très rationnelle. Mais je ne sais pas si j’ai envie de lui demander d’inverser les rôles. J’aurais trop peur de réaliser qu’il n’en a vraiment rien à faire. » Elle pourrait se remettre de cette dispute, avec du temps. Par contre, se dire qu’elle s’était attachée dans le vent, elle n’en était pas certaine. Elle versa le contenu du saladier dans le plat à gâteau, secoua la préparation du bout de la cuillère pour répartir les bouts de pomme. « Vingt-cinq minutes à tuer. » Précautionneusement, elle prit le plat et le déposa au four, régla le minuteur. « Quand je me retrouve seule, ça m’amène à me retrouver chez toi tard le soir, sans prévenir. Je ne sais pas si c’est vraiment ce que tu souhaites. » Car sinon, il lui restait l’option de la drogue. Loin d’être la meilleure. Cela lui faisait du bien d’avoir les mains et l’esprit occupés alors elle poursuivit dans cette démarche, déposant la vaisselle au fond de l’évier pour s’en charger. « Ce qui me fait penser que je ne me suis pas renseignée sur ton sujet, récemment. Tu vois quelqu’un ? » Il avait parlé du travail, de son fils. Mais pas de sa vie privée.
« Tu comprendras que je ne peux pas te dévoiler mes cartes secrètes. » Jake entre ouvre légèrement la bouche avant d’hocher sa tête de haut en bas. « Oh, je vois. Très bien. » Si elle veut la jouer comme ça, ainsi soit-il. Il est prêt. « Que le meilleur gagne. » « Moi. » Il prononce ce mot dans une fausse toux, un sourire aux lèvres. Ils verront bien où ce petit jeu les mènera. Une chose est sûre, pour l’infirmier comme pour l’infirmière, c’est qu’ils ne laisseront jamais un défi passer au-dessus de leur travail. Bâcler le travail pour s’amuser n’est pas quelque chose d’envisagé ou d’envisageable. Il y a déjà assez de médecins et d’infirmiers qui n’ont pas les yeux en face des trous et qui font n’importe quoi. Jake trouve ça drôle de raconter certaines de ces histoires, mais il est vrai qu’une part de lui est assez dégoûtée. Il n’aime pas l’idée de confier ses patients à des membres du corps médical qui font n’importe quoi de leurs mains, ou qui ne savent pas connecter deux neurones ensemble. « Mes parents voulaient que je fasse une école de médecine. L’école d’infirmerie n’était pas assez bien à leurs yeux. Mais tu sais, je ne les envie pas. J’ai vu beaucoup de choses aux urgences, et je ne suis plus vraiment sensible même aux pires horreurs… mais passer des années à étudier sans relâche pour ensuite passer une carrière où je dois affronter des situations de vie ou de mort chaque jour ? Ce serait un vrai cauchemar. » Il est d’accord avec elle. Les infirmiers font face à la mort, eux aussi, mais de moins près que les médecins et chirurgiens qui eux, la combattent. Jake a la triste habitude de voir arriver des patients et de les revoir partir en direction de la morgue, mais il n’a pas son rôle à jouer dans le processus. Il ne sait pas s’il pourrait l’assumer, en réalité. Lui qui veut faire le bien partout ne pourrait pas s’en remettre s’il était – plus ou moins – la cause d’un décès. Les erreurs arrivent rapidement au bloc opératoire, il sait qu’il n’a pas les épaules pour. Infirmier, c’est vraiment ce qui lui correspond. « Les infirmiers sont contents de t’avoir dans leur équipe. Je me permets de parler en leur nom. » Ceux de l’hôpital, ceux en général. Ce métier vaut le détour, quoiqu’on en dise, et Albane en est une bonne représentante – tant qu’il ne sait pas pour la morphine et la ruche, il peut se permettre de penser tout ça. Et en parlant de ce qui vaut le détour, Jake défend la cause des plasticiens de l’hôpital, qui sont plutôt agréables à regarder. Pour organiser un concours de beauté dans l’hôpital, passer par eux pour les potentiels candidats n’est vraiment pas déconnant. Evidemment, Jake n’hésite pas à se mettre en avant lui aussi. Pourquoi n’aurait-il pas le droit de participer ? « Je t’inscris sur la liste des candidats potentiels. Mais ne t’attends pas à avoir un traitement de faveur de ma part ! Je savais que tout n’était pas naturel chez toi. Laisse-moi deviner, tu as fait une rhinoplastie ? » Jake touche son nez du bout des doigts. « Si j’en avais fait une, tu crois que j’aurais choisi ce nez ? » Il demande, très sérieusement, avant de sourire de nouveau. « Je suis dans cet hôpital depuis plus de vingt ans, si je ne connais pas quelqu’un d’un service c’est soit qu’il est nouveau, soit qu’il est très discret. » Parce qu’à la cafétéria, Jake a déjà croisé plus ou moins tout le monde. Et puisqu’il va de services en services pour donner un coup de main, il a déjà travaillé à peu près partout
Ils parlent ensuite de quelque chose d’un peu plus sérieux : Melchior. Jake ne pensait pas un jour rencontrer son fils et désormais, celui-ci est son sujet de discussion préféré. Il n’a pas encore beaucoup bâti avec lui, mais il ne doute pas que ça arrivera tôt ou tard. Tout ce qu’il sait, pour l’instant, c’est qu’il est effrayé à l’idée de mal faire les choses. Arriver vingt-cinq ans plus tard était déjà pas très glorieux de sa part, maintenant, il doit éviter de faire des gaffes. « C’est ce genre de leçon qu’on apprend toujours trop tard. Tu vois, quand je te dis que tu as encore beaucoup à lui offrir en tant que père. » Elle a les bons mots pour le rassurer. Il lui racontera ça, oui, et le reste aussi. « J’espère. » Il verra bien où cette histoire le mène. « Je promets de te partager avec Mel. » Cette phrase le fait sourire plus qu’il l’aurait cru. Ça ne le met pas mal à l’aise, lui, bien au contraire. Il ne peut pas dire qu’il voit Albane comme une fille, mais c’est vrai qu’il tient énormément à elle. « C’est gentil. Vous aurez la chambre à tour de rôle. » La chambre d’amis qui, pour l’instant et depuis un moment, n’est utilisée que par Albane. Durant toute cette discussion, Jake n’a pas lâché des yeux Albane, qui s’occupe seule du gâteau. Heureusement qu’il avait dit, à la base, qu’il voulait en faire un lui-même. Finalement, observer a ses avantages et il ne se gêne pas pour faire quelques commentaires. « Tu insinues donc que je devrais me mettre à cuisiner uniquement sous supervision ? » « Je ne l’insinue pas, je le dis haut et fort. » Il aime bien la taquiner et maintenant qu’elle a mis en avant ses -non- talent culinaires, il est obligé de l’embêter sur ça, encore et encore. Elle lui parle du garçon qu’elle fréquente, ou fréquentait, et Jake ne met pas longtemps avant de comprendre de qui il s’agit. Ce qu’il a fait ne l’étonne pas réellement, ce qu’il trouve étrange, cependant, c’est qu’elle aime être avec un type comme lui. Il n’est clairement pas fait pour elle, selon lui. « Surtout qu’il s’est effectivement passé quelque chose durant cette soirée. Je pense juste qu’il est allé chercher les ennuis. Mais même sans ça, il n’a eu aucun scrupule à me poser un lapin en me laissant avec son chien. » « Et ça, ça fait beaucoup trop d’animaux impliqués. » Il prononce cette phrase sur un ton plus que dramatique. « Même si c’était le mieux à faire… j’en sais trop rien. Je crois qu’une part de moi aurait envie de juste passer l’éponge et revenir à ce qu’on avait. Je ne peux pas dire que notre discussion ait été très civilisée ou très rationnelle. Mais je ne sais pas si j’ai envie de lui demander d’inverser les rôles. J’aurais trop peur de réaliser qu’il n’en a réellement rien à faire. » « Hum. » Il réfléchit, parce que ce n’est pas facile de conseiller quelqu’un sur ses relations amoureuses. Jake est celui qui donne de bons conseils mais qui ne sait pas les appliquer, généralement – d’où son célibat. « Si tu penses que la réponse ne te plaira pas, c’est que tu sais déjà à quoi elle ressemblera. » Elle enfourne le gâteau et il lui demande combien de temps celui-ci doit cuire. « Vingt-cinq minutes à tuer. Quand je me retrouve seule, ça me mène à me retrouver chez toi tard le soir, sans prévenir. Je ne sais pas si c’est vraiment ce que tu souhaites. » Il regarde le four, la regarde elle. « Je vais avoir un gâteau aux pommes incroyablement bon sans avoir eu à lever le petit doigt. Je le souhaite, si. » Le sujet a été abordé à son arrivée : elle ne le dérange jamais. « Ne reste pas dans quelque chose de seulement convenable par peur de ne pas trouver mieux. Et puis, je suis sûr que tu as d’autres amis qui peuvent te tenir compagnie. » Jake n’est pas le seul dans son entourage. Du moins, il ne le pense pas. « Ce qui me fait penser que je ne me suis pas renseignée sur ton sujet, récemment. Tu vois quelqu’un ? » Elle a le don de dévier le sujet sur lui pour que ça ne reste pas trop longtemps sur elle. « Plus ou moins. » Il hausse ses épaules. « Ça fait un an que je me dis que oui, mais ça fait aussi un an que ça n’avance pas. » Il se pince les lèvres. « C’est le frère d’une patiente qu’on a eu il y a un petit moment. Norah, une infirmière. Elle avait eu un accident, je ne sais pas si ça te dit quelque chose ? » C’était il y a un peu plus d’un an, donc. « On parle presque tous les jours par message, mais à chaque fois qu’on se voit, je n’arrive pas à faire le premier pas. Je suis comme bloqué en attendant qu’il agisse mais… je ne crois pas qu’il le fera un jour, il va falloir que je me lance. » Parce que sinon, ils resteront indéfiniment bloqués dans cette relation qui n’en est pas vraiment une. « On dirait vraiment deux adolescents qui se tournent autour, c’est marrant. » Marrant, ridicule et très frustrant. Mais ces deux derniers mots, il préfère ne pas les dire et les garder pour lui. « Tu seras invitée au mariage d’ici trente-sept ans, à ce rythme. Prépare-toi. » Elle a le temps de trouver son cavalier, d’ici là.
Underneath this heaviness, feel so down and blue. I've got too much on my mind. Try to find a steadiness with everything I do, but it's so so hard to find. It's raining and the clouds are smirking. It's a grey morning
Il y avait beaucoup de choses que Albane remettait en question dans sa vie, énormément de choix qui auraient pu être faits différemment. Mais sa décision de devenir infirmière n’en avait jamais fait partie. Evidemment qu’elle aurait pu faire mieux, aller plus loin, faire de plus longues études et s’offrir une meilleure situation professionnelle. Cependant, ce n’était pas ce qu’elle voulait. Elle ne supporterait pas de vivre chaque journée dans ce sentiment d’urgence, de voir les vies dépendre de ses mains. Obéir aux docteurs de l’hôpital était bien plus simple, déléguer cette responsabilité à d’autres. Elle était juste là pour aider et au quotidien, c’était quelque chose qu’elle réussissait à faire. C’était bien pour cette raison qu’elle passait plus d’heures que nécessaire à l’hôpital ; elle était utile. C’était une famille à part entière qu’elle avait là-bas, et le sourire qui étira ses lèvres était sincère ici. Elle ne saurait pas vraiment dire si l’équipe des infirmiers de Saint Vincent étaient chanceux de l’avoir, mais le contraire était vrai. Elle se serait probablement laissé couler depuis longtemps si elle n’avait pas eu ces gens pour la retenir, la forcer à faire de son mieux et à honorer son devoir. Qui plus est, cela lui avait permis de rencontrer Jake, avec sa bienveillance qu’elle n’était même pas sûre de mériter à force. Si elle s’était écoutée ici, elle l’aurait serré dans ses bras. A la place, elle préféra s’éloigner des sujets un peu trop émotionnels pour revenir à de la taquinerie pure et dure. Comme le nez de l’homme, qu’elle se mit à observer avec une telle insistance qu’elle devait avoir l’air de loucher. « J’en sais rien. Ça donne un effet très naturel en tout cas. » Il avait un point, ceci dit. Si chirurgie il y avait, ce n’était pas par ici qu’il avait commencé. Peut-être du lifting ? Elle ne s’y connaissait pas assez pour dire. C’était étrange tout de même de penser qu’ils étaient si proches alors que quand Jake était arrivé à l’hôpital, elle devait probablement en être à l’apprentissage de ses tables de multiplication. « Je retiens de venir te demander si je veux des informations sur qui que ce soit. »
Paradoxalement, actuellement elle semblait plutôt être celle à qui il devait demander des informations concernant Melchior. Sans prétendre mieux le connaître, elle avait eu droit à une facette du jeune homme qui lui était probablement inconnue. Mais si elle souriait, la culpabilité fit son retour. Mel avait des raisons de passer ses nuits, pas elle. Il faudrait qu’elle arrête de trop s’immiscer dans cet appartement, se pointer à l’improviste. Ils lui diraient certainement qu’elle ne dérangeait pas, mais elle n’avait pas à être une priorité pour l’infirmier. Il faudrait qu’elle reste à sa place et Jake avait passé l’âge de gérer une garde alternée avec ses gosses -ce à quoi elle devait ressembler ici-. Ce n’était même pas comme si elle aurait quelque chose à apporter vu ses piètres talents en cuisine. Elle avait tendu la perche pour la moquerie, ne pouvait pas mal le prendre. Cela ne l’empêcha pas de grimacer en pensant au gâteau qui était en préparation. S’il était vraiment mauvais lui aussi, elle risquait d’en entendre parler longtemps. Elle avait pourtant appliqué toutes les étapes de la recette à la lettre… Tout en parlant de Winston, du drama qui s’était déroulé quelques jours plus tôt. C’était assez pour la distraire, encore plus si Jake y allait de ses traits d’humour. Le lapin posé, le chien gardé. Se dire intérieurement qu’elle était bien plus douée à s’occuper de son chat que d’une relation. Peut-être qu’un autre animal serait bien plus bénéfique pour sa santé mentale qu’une sorte de couple bancal. L’homme avait raison ; elle ne voulait pas savoir, parce qu’elle passait son temps à se voiler la face et à tout accepter, trop effrayée de ce que la réalité pourrait lui apprendre. « Je crois que j’aurais juste aimé que ça fonctionne. » Sinon, elle ne se serait jamais autant attachée. Elle avait beau savoir qu’elle n’était pas seule, le sentiment de solitude continuait de la prendre aux tripes à chaque soirée et nuit passées seule. C’était là tout le problème. « Que veux-tu, je suis une dépendante affective. » lâcha-t-elle en haussant les épaules. Si elle devait être honnête avec elle-même, Albane travaillerait sur ce point, réaliserait qu’elle était trop instable actuellement pour pouvoir se lancer dans quoique ce soit. Ce n’était pas le moment pour trouver quelqu’un. Jake, en revanche…
Le gâteau terminé, la française se fit un grand plaisir de retrouver le canapé, attirer le chat dans ses bras pour initier une séance de câlins pendant que son ami passait aux aveux sur sa propre situation. Est-ce qu’elle lui avait déjà demandé, avant ? Car le fait que cette histoire traîne depuis un an la déstabilisa un peu. Elle qui pensait que Jake était un livre ouvert. L’accident d’une infirmière à cette époque là lui rappelait vaguement quelque chose ; le staff de l’hôpital était toujours sous tension quand l’un des leurs se retrouvait dans un des lits. « Vaguement, oui… » Ce n’était pas le cadre de rencontre le plus joyeux qui soit. Mais un an à se parler presque tous les jours ? A cinquante ans, ils n’étaient effectivement plus des adolescents. Et un an, c’était un temps interminable pour se tourner autour. « Je ne veux pas jouer la rabat-joie mais si vous vous lancez dans trente-sept ans, c’est probable que la faucheuse soit parmi les invités aussi. » Il serait définitivement vieux. C’était même perturbant à imaginer. « Tu sais que tu devrais faire le premier pas mais… tu comptes le faire, au moins ? » Ou était-ce juste un projet hypothétique qui pourrait se passer d’ici une dizaine d’années ? C’était drôle, dans un sens. Elle connaissait ce sentiment, cette peur de se jeter à l’eau. Il ne suffisait que d’un élan de courage, une minute même pour faire bouger les choses. Mais c’était souvent le pas insurmontable. « Propose-lui un rencard. Tu peux faire ça tout de suite. » Bon, il ne répondrait probablement pas, une personne normale était déjà au lit à cette heure-ci. Ce serait juste un début.
Comme a beaucoup d’autres soignants, l’hôpital a énormément apporté à Jake. Il sait qu’il a contribué à sauver des vies et que son travail est respecté, mais ce n’est pas là qu’il veut en venir. Quand il dit que cet endroit est important pour lui, il le pense profondément et ne met pas en avant que l’aspect professionnel. Il y a rencontré beaucoup de ses amis, il y a rencontré son ancien compagnon, Marcus, et tellement d’autres âmes encore. Il a perdu le compte il y a des années. Il sait seulement qu’il est comblé par cet endroit et que lui aussi, il aime cette sensation d’être utile à quelqu’un, à une cause. Il ne fait pas ça pour se sentir fier, il le fait parce qu’il pense que c’est normal. Ça n’enlève en rien la satisfaction. Ils n’ont pas besoin d’en parler durant des heures pour le comprendre : ce n’est pas égoïste que de se sentir fier de soi-même pour participer à ces tâches-là. Ce n’est pas être égocentré que de penser que cet endroit a besoin d’eux. Un regard est suffisant pour qu’ils se comprennent là-dessus et c’est pour ça que Jake n’ajoute rien. Le temps est à la plaisanterie, désormais, et Albane semble faire une fixette sur le nez de Jake. Qui, pour ne pas être parfait, n’est absolument pas refait. « J’en sais rien. Ça donne un effet très naturel en tout cas. » « Tu m’étonnes. » Il n’a jamais rien fait à son nez. Il se l’est peut-être déjà cassé ou déformé quand il était plus jeune, il ne sait plus très bien. Mais les chirurgies esthétiques ne l’intéressent pas. Jake est étrangement toujours sollicité par ses amis, qui ne comprennent pas pourquoi il ne semble pas vieillir. Il n’a pas besoin de faire appel aux crèmes qui ralentissent le vieillissement ou à tous ces autres remèdes magiques. Il n’a jamais rien fait pour son physique et son physique le lui rend bien – allez comprendre. « Je retiens de venir te demander si je veux des informations sur qui que ce soit. » Il hoche son visage. « Je suis les pages jaunes. Sauf que je n’ai pas de pages et que je ne suis pas jaune. » Jusque-là, tout va bien. Une chose est sûre, Albane n'aura pas besoin de venir lui demander des informations sur Winston. Elle semble bien connaître le jeune homme, peut-être d’un peu trop près, si elle veut l’avis de Jake. Il lui semble que l’interne n’est pas prêt à s’engager dans une relation et passe son temps à tout gâcher, la preuve avec ce qu’elle est en train de lui raconter. Il essaie de détendre l’atmosphère avec une petite blague et lui donne son avis : pour lui, cette relation ne peut pas mener à quoi que ce soit de bon. « Je crois que j’aurais juste aimé que ça fonctionne. » Il ne peut que comprendre ça. « J’aurais aimé que ça fonctionne avec mon ex également. J’ai fini par m’en remettre. » Il vaut mieux passer à autre chose lorsqu’on se rend compte que ça ne peut pas marcher plutôt que d’insister et de se perdre dans quelque chose qui n’a, de toute manière, aucun avenir. « Que veux-tu, je suis une dépendante affective. » « Bienvenue au club. » Il n’en apprécie pas moins la solitude lorsqu’il se rend compte qu’elle est nécessaire. « Tu finiras par trouver un rythme correct. » Apprendre à s’aimer soi-même plutôt qu’à rejoindre les bras de n’importe quel désespéré, ça n’a pas de prix. Le gâteau enfin au four, Albane quitte la cuisine pour récupérer le chat et aller s’installer dans le canapé. Jake la suit de près, alors qu’elle le questionne sur sa vie amoureuse à lui. Il lui parle de Marcus, sans trop savoir comment présenter la chose. Il se rend bien compte que leur histoire est absurde et ne rime à rien, pour l’instant. Bizarrement, Jake ne cherche plus à rencontrer qui que ce soit depuis qu’il a le directeur marketing en vue. Mais il ne peut pas jurer fidélité à un homme qu’il n’a encore jamais embrassé, enlacé, ou quoi que ce soit d’autre. Ils sont amis, peut-être un peu plus, à quand le véritable dénouement ? « Je ne veux pas jouer la rabat-joie mais si vous vous lancez dans trente-sept ans, c’est probable que la faucheuse soit parmi les invités aussi. » Elle n’a pas tort. « 87 ans. Je peux faire un meilleur score, tu ne penses pas ? » Il se cherche des excuses. « Tu sais que tu devrais faire le premier pas mais… tu comptes le faire, au moins ? Propose-lui un rencard. Tu peux faire ça tout de suite. » L’idée effleure effectivement son esprit avant de quitter ses pensées aussi rapidement. « Non. » Il ne veut pas faire ça par message, là, en pleine nuit. « Par message, je sais toujours quoi lui dire et comment le formuler. En face à face, j’ai toujours plus de mal. Ce que je vais envoyer ce soir, je ne suis pas sûr de l’assumer demain. » Ne pas toucher à son téléphone en pleine nuit : c’est une règle d’or. « Mais oui, je vais finir par faire le premier pas. Si ce n’est pas moi, ça ne sera pas lui. Je ne sais pas pourquoi il est comme ça. Peut-être qu’il me le racontera, un jour. » Il ne sait pas s’il a eu une relation compliquée ou si c’est juste dans sa nature d’être aussi peu engagé. « Mais il me plaît vraiment et je n’ai pas attendu autant de temps pour ne jamais rien faire. Avant 2022, ça viendra. » Il se fait la promesse à lui-même et à Albane également : ils en reparleront en temps voulu. Le four indique que le gâteau est cuit par une légère sonnerie. « Et je pense que c’est la clochette de fin. » Il se penche légèrement pour faire une caresse au chat avant de se lever du canapé. « Je le sors du four. Il y a de la glace à la vanille dans le congélateur, si tu veux. » Pour aller avec un gâteau aux pommes, ça passe toujours bien. Il retourne à la cuisine et sort le gâteau pour le poser sur le plan de travail. « Je vais aller me coucher, quand même. » Il revient vers le canapé. « Tu sais où est la télécommande et un plaid est posé sur le lit de la chambre d’amis, si tu veux. » Il ne veut pas l’abandonner mais s’il ne va pas dormir maintenant, il n’assurera vraiment pas demain en allant au travail. « Et merci de m’avoir préparé mon petit déjeuner. » Il goûtera le gâteau au réveil, lui. « Essaie de dormir un peu quand même, d’accord ? » Il ne lui souhaite pas bonne nuit, plutôt bon courage – dans sa tête, du moins. Et il rejoint sa chambre à lui pour retrouver le confort de ses draps, enfin.