I wouldn't wish this on just anyone, but you seem to share my impulse. I wouldn't take this from just anyone but you seem to like the result. I'll connect the dots and you can tell me when to stop. I'd rather keep on going than be something that I'm not. We're creatures of habit, we can't live without it
Il était mort. Ce braqueur, ce pauvre type qui avait accepté de l’argent en échange de la pire des besognes. Le pantin envoyé pour se salir les mains. Lou l’avait descendu, s’était assurée qu’il ne recommencerait plus jamais. C’était probablement une bonne nouvelle, quelque chose qui devait être fait. Mais Albane sentait son estomac se retourner à chaque fois qu’elle repensait à Lou, au rictus qu’elle arborait quand elle le lui avait annoncé. Comme si… elle avait accompli quelque chose. Comme si ce sang versé avait servi à quelque chose. Où était ce corps désormais ? Resté là où elle l’avait tué ? Abandonné dans un ravin où il ne serait pas découvert avant des mois, des années, peut-être jamais ? Envoyé dans une boîte en carton au Club ? Ce n’était pas une vendetta. C’était complètement insignifiant. Car pendant ce temps, Mitchell Strange était toujours en liberté, désormais relaxé par la justice australienne. Personne ne viendrait le chercher, toquer à sa porte un beau matin pour lui offrir ce qu’il méritait. Même pas Lou, et c’était bien ça le problème. Elle avait eu le temps, les opportunités. La française était persuadée qu’elle saurait où trouver ce type pour lui faire payer. Mais les discours de vendetta avaient changé. La Ruche n’était plus cette sorte d’organisation secrète supposée honorer la mémoire de Blanche. Ce n’était plus qu’un gang comme un autre avec son business, son trafic à grande échelle, sa violence et son ambition. Elle avait été naïve de penser qu’il en serait autrement, qu’elle pouvait faire confiance à la deuxième personne sur la liste des responsables pour le meurtre de sa sœur. Le pire étant que si elle devait être honnête avec elle-même, alors Albane était aussi à blâmer. Elle s’était laissé endormir, jouant le rôle d’une alliée silencieuse et docile. Préférant de loin endormir ses sens à la morphine plutôt que de se battre, de faire quelque chose. Quoi, avait envie de demander la raison. N’importe quoi, aurait répondu la détresse.
On ne l’avait pas appelée aujourd’hui. De ce qu’elle savait, il n’y avait pas d’homme à terre, de bobo à soigner, de blessure à passer sous silence car des questions seraient posées à l’hôpital. Pour autant, cela ne surprenait plus personne de la voir au BB-8, silhouette seule se fichant bien de profiter de l’ambiance ou des pistes de bowling. Cet endroit paraissait tellement… normal, en surface. Familial, familier. Un lieu qu’on associerait à des soirées joueuses et à des bières pas trop chères. Il lui arrivait de se demander si un jour, les flics perceraient la couverture de ce prétendu bowling, réussiraient à percer son secret à jour. Probablement pas, à moins d’avoir un traître dans les rangs. Personne ne voulait en arriver là, pas même elle. Il y avait trop à perdre pour tout le monde. Qu’elle le veuille ou non, elle était aussi enfoncée que le plus pourri d’entre eux dans ce gang. « Où est-ce qu’elle est ? » Au bar, Danika lui désigne du menton l’une des portes planquées qui permettent l’accès au sous-sol. Au ring où les combats se déroulent, par exemple. De quoi faire grincer des dents à la française qui disparaît sans demander son reste. Elle détestait s’approcher de ces rings, refusait généralement de s’y pointer quand les combats s’y tenaient, quand bien même il n’était pas rare qu’elle soit appelée quand certains matchs devenaient un peu trop virulents. Elle prodiguait les soins à l’arrière, dans les vestiaires, loin de cette violence rémunérée. Il était encore un peu tôt pour qu’ils aient commencés. Du moins, c’était ce sur quoi elle comptait.
L’odeur du sang ne quittait jamais vraiment cet endroit, et c’était bien ce qu’elle détestait le plus. Il n’y avait pas foule encore, à peine ce qui ressemblait à un échauffement sur le ring. Lou se tenait plus loin, simple spectatrice. Le fait qu’elle soit seule donna le courage nécessaire à Albane pour s’approcher d’un pas qui se voulait déterminé, venir se poster à ses côtés. « C’est une soirée paris sportifs au programme, on dirait. » Miser sur celui qui avait le moins de chances de finir dans le caniveau. « Tu prévois de t’occuper du cas de Strange ce week-end, pour une petite sortie dominicale ? » Les mots glissent sur ses lèvres sans qu’elle ne cherche à les retenir, bien trop vite pour que la raison puisse faire quelque chose. Elle avait répété cette confrontation un millier de fois dans son esprit, préparé une centaine de discours, imaginé autant d’issues. Mais maintenant qu’elle y était, l’assurance n’était plus la même. Elle ne reconnaissait pas cette scène, ne se reconnaissait plus non plus.
There's no need to panic, cause you're just as tragic
Les semaines et les mois passaient comme un battement de cils. Ce n’était qu’un soir comme un autre d’une journée comme une autre dans le quotidien que Lou s’était forgée -une vie pas comme les autres. Dieu seul savait depuis combien de temps elle n’avait pas atterri -et faisait en sorte de demeurer dans les hauteurs de son psyché. Un mois, un an qu’elle planait et cela n’avait pas d’importance. Plus vraiment. Les heures manquaient de sens. Plus grand chose n’en avait d’après elle. Ni la Ruche, ni sa parole, ni son but premier ; la jeune femme cherchait à rendre à l’organisation une direction, elle y travaillait depuis qu’elle avait trahi le serment de sa fondation. Elle n’aurait jamais cru que l’argent serait suffisant pour lui faire tirer un trait sur une vengeance attendant son grand moment depuis quatre ans ; pourtant ce fut le cas. Un million. On disait que les personnes qui gagnaient au loto perdaient, en échange, le sens des réalités ; elle pouvait le comprendre désormais. Un million de plus était un pas supplémentaire vers ses grands projets. Ce n’était plus à propos de Blanche depuis plus longtemps qu’elle ne voulait bien l’avouer. Cela le fut de nouveau quand il fallut abandonner le cadavre de Tyler dans le désert après qu’il ait braqué la pâtisserie. L’acte de Lou avait été aussi symbolique qu’hypocrite. Voilà qu’elle tuait un moins que rien juste pour sa conscience, et elle ne ressentait pas le moindre regret. Sa conscience était aux abonnés absents depuis aussi longtemps que sa sobriété -c’était plus simple ainsi. Elle avait ce qu’il fallait, et c’était tant pis pour lui. Mauvais choix de vie, elle connaissait. Au mieux, elle lui avait épargné de tomber plus bas. Bientôt quelques shots de tequila remplaceraient sa bière dans sa main tandis qu’elle contemplait vaguement les formes des silhouettes qui hurlaient comme des boeufs, s’agitaient comme des singes et saignaient comme des chèvres offertes au diable. C’était rituel pour chacun d’entre eux, après tout. Cathartique. Les uns répondaient à leur fascination du spectacle, les autres à la rage en eux. Elle, à l’odeur des billets verts macérés dans la sueur de mains moites et tachetés d'hémoglobine. Son esprit avait décorrélé les sacs de chair et d’os au centre du pit des humains qu’ils étaient. Ils n’étaient pas plus réels que les clients du strip-club ou les junkies qui frappaient à la porte de la Ruche. C’était pour cette raison qu’Albane détonnait toujours autant dans cet environnement. « C’est une soirée paris sportifs au programme, on dirait. » Lou ne connaissait que trop bien le jugement derrière le sarcasme de personnes comme la française, ceux qui pensaient valoir mieux. Elle s’était longtemps laissée traîner dans la boue, heurter par leurs discours, croire qu’elle méritait moins ; puis elle avait découvert que derrière chaque moralisateur se cachait une noirceur, un vice, un besoin qu’elle seule avec la Ruche pouvait prodiguer. Elle n’avait pas besoin de se hisser au-dessus ; depuis son sous-sol, elle les tenait par la gorge. « Tu prévois de t’occuper du cas de Strange ce week-end, pour une petite sortie dominicale ? » Le regard de l’australienne se porta enfin sur la jeune femme. Elle la jaugea, de haut en bas. Puis elle déposa sa bière entre les mains d’Albane d’un geste ferme. “Tu as besoin d’un verre.” Qu’elle descende de son char avant de lui adresser la parole. Lou avait perdu toute notion de patience envers ceux qui oubliaient leur place. “Et j’ai besoin d’une clope.” Quart de tour à gauche, direction la porte de sortie de secours. Elle appuya sur la barre et laissa le mouvement du battant la guider dehors. La rue de derrière était calme, peu de passage s’y effectuait. Le trottoir et la façade étaient propres, respectables. Une caméra scrutait le tout à quelques mètres au-dessus d’elles. D’un geste machinal, Lou sortit une cigarette du boîtier argenté qu’elle avait en poche. Plus classe que les paquets de Lucky froissés qu’elle avait l’habitude de trimballer partout. Une fois le tabac fumant au bord de ses lèvres, adossée aux briques blanches, Lou leva de nouveau les yeux vers Albane. “Qu’est-ce qui te prend, cupcake ?” Une mouche l’avait piquée et la jeune femme savait parfaitement laquelle. A dire vrai, elle était plus étonnée que la française ait attendu tout ce temps avant de la confronter à sa parole manquée que la surprise qu’elle affichait d’avoir droit à un tel ton. Mais même en tort, l'orgueil de Lou lui faisait garder le menton haut et le regard désinvolte.
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Elle aimerait avoir une idée de ce qu’elle est en train de faire Albane, de ce qu’elle espère accomplir ici. De ce qu’elle est en pouvoir d’accomplir, également. Il s’agissait de la Ruche ici, d’un gang qui avait piétiné les principes humains et moraux au profit de l’argent, du pouvoir. Pas une sorte de grosse corporation qui prendrait les plaintes, déciderait de quoi en faire après quelques rendez-vous au sommet. Les pieds dans ce sous-sol puant et grouillant d’histoires toutes aussi sombres les unes que les autres, cela aurait dû être le parfait moment pour avoir un éclair de conscience, réaliser qu’elle était sur le point de mettre les pieds dans quelque chose qui la dépassait. Elle avait bien essayé de se faire une raison, de lâcher l’affaire et de passer à autre chose. Mais elle en était purement incapable. Il continuait d’y avoir cette colère permanente qui lui tordait le ventre, ce sentiment d’injustice qui faisait grimper les envies de violence, et la douleur qui l’enterrait chaque jour un peu plus. C’était à ne plus savoir à qui s’en prendre, à qui en vouloir. A qui se raccrocher pour un peu d’aide, aussi. Elle se sentait juste seule, entourée de promesses non tenues et de confiance bafouée. Le cimetière de l’espoir, ni plus ni moins. Et ici, le regard sombre de Lou rappelle juste la blonde à sa propre naïveté. Il n’y a pas besoin de mots pour la rappeler brutalement à la réalité, la remettre à sa place. C’était tout le problème de l’honneur, la plupart du temps. Il avait la valeur que l’on le lui percevait. La moindre éraflure, et il était bon pour la poubelle.
Le verre de bière atterrit sans ses mains, la fait froncer les sourcils. Le sarcasme lui pend au bout de la langue, s’éclate contre ses dents serrées. Ce ne serait pas d’un verre, dont elle aurait besoin. Mais peut-être cinq, huit, dix. Autant qu’il faudrait pour qu’elle finisse en sale état, qu’elle devienne incapable de réfléchir, de penser, de ressentir. Peut-être moins, si par miracle elle avait l’alcool heureux. Dans tous les cas, ça demanderait bien plus que de la bière. L’idée lui vient d’abandonner le verre, de le lâcher à leurs pieds pour marquer sa colère. Une pensée puérile qui lui passe après avoir pris une profonde respiration. C’est pas une mauvaise idée de sortir d’ici, de laisser la lourde atmosphère de poussière, de sang et de sueur loin de leur discussion. Ça éviterait de lui donnait la nausée et de la ramener de trop près à ce qu’elle imaginait, quand elle tentait de se figurer la scène où Lou descendait le larbin qui avait juste obéi. Malgré tout, ce n’est pas l’air extérieur ou le soleil qui la font mieux respirer. Albane suit docilement mais garde quelques pas de distance, éternellement méfiante envers cette femme qu’elle ne reconnaissait plus depuis bien plus longtemps qu’elle ne voudrait l’admettre. Elle lorgne sur la cigarette pendant quelques instants, se demande si elle pourrait pousser l’insolence jusqu’à en gratter une. Mais non, elle s’était dit qu’elle arrêterait. Une résolution prise deux jours plus tôt, probablement vouée à tenir jusqu’au soir. Peut-être au lendemain, avec un peu de volonté. Le paquet attendait son funeste destin dans un tiroir du meuble de l’entrée. Puis, la question qui fâche. Qui lui fait crisper la mâchoire, donne envie à la française d’attraper Aberline par les épaules et de lui hurler dessus jusqu’à percevoir un peu de bon sens, de respect, n’importe quoi. A la place, il n’y a pas un son qui sort. Juste du silence, alors que Albane dévisage la responsable directe de toutes les merdes qui avaient bousillées sa vie depuis plus de trois ans. Trop faible pour haïr correctement malgré tout. « Tu sais, j’ai réalisé un truc l’autre matin. Dans deux semaines, ça aurait été l’anniversaire de Blanche. Elle aurait eu vingt-six ans. Je n’ai aucune idée de ce qu’elle aurait demandé, si elle aurait voulu qu’on parte randonner un week-end pour le simple plaisir d’ouvrir une bouteille de champagne dans un décor de guide géographique. Ou si elle aurait voulu qu’on claque un mois de salaire juste pour une fête démesurée dans un bar friqué de la ville. » Le visage de sa sœur était encore ancré dans son esprit. Parfois, elle pouvait imaginer ses réactions à la perfection face aux situations cocasses, étranges, révoltantes. Comme un fantôme qui ne quittait jamais vraiment ses côtés. Mais ce n’était même plus une question de la savoir présente à veiller sur elle ou non. « A la place, elle a sa concession au cimetière du coin. Elle aura un joli bouquet de fleurs, certainement un tas de larmes. Et tu vois, je réfléchissais à ce que je pourrais bien lui raconter. Autre que le fait qu’elle a été tuée en vain, qu’elle n’est pas vengée et que je ne sais pas si elle le sera un jour, et qu’en attendant j’ai eu la stupidité de te suivre en pensant que tu ferais ce qui est juste. » Il y a ce rire nerveux qui agite ses épaules alors qu’elle fait les milles pas devant le nez de Lou, incapable de juste la regarder. Parler de Blanche la met toujours dans cet état. Fébrile, instable, en colère à n’en plus savoir que faire. Jusqu’à ce qu’elle se fige, passe une main dans ses cheveux pour ramener ses mèches blondes en arrière. « Ce qui me prend, c’est que j’ai besoin de t’entendre admettre que t’en as plus rien à faire, de ce qui est arrivé à Blanche. Tu as tiré ton épingle du jeu, tu es à la tête de tes petites affaires. Et moi, je suis juste la dernière des imbéciles pour rester docilement. » Car elle était là la vérité désormais, n’est-ce pas ? Rien ne changerait jamais. C’était fini. Et si tout ce qu’il lui restait à faire pour sauver le peu d’amour propre qu’il lui restait, c’était de se prendre une bonne dose de réalité dans les dents, peut-être était-ce nécessaire. Subitement, la bière qu’elle tient toujours lui semble bien plus intéressante. Malgré ses réticences, c’est quelques longues gorgées qu’elle descend, comme si cela pouvait encore faire une différence.
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Il faisait à peine plus frais sous le soleil australien qu’auprès des mâles échauffés à l’intérieur. C’était peut-être le premier jour sans pluie depuis un moment. Cela sonnait comme une raison suffisante pour sortir avant la prochaine vague d’averses de saison, c’était probablement plus civil que de fumer près des machines du bowling pour ceux qui s’encombraient de ce genre de pensées ; c’était surtout pour éviter les oreilles baladeuses et le spectacle d’une querelle sous les yeux du reste des membres de la Ruche présents et des combattants. Ils ne seraient pas contre un crépage de chignon dans les règles, les boules de testostérone ambulantes. Mais pour Lou, le programme consistait justement à désamorcer la contrariété qu’elle saisissait dans le regard de la française. Hors de question de subir une scène, des demandes, des exigences ; elle n’avait pas de comptes à rendre, Aberline, pas même à Albane. Se justifier n’avait jamais été sa tasse de thé, tant que cela impliquait que son interlocuteur prenait l'ascendant sur elle, toute forme d’autorité, de hiérarchie, elle se braquait et levait haut le majeur. A Albane, elle ne devait rien. Rien d’autre que la bénédiction d’engager cette croisade au nom de sa soeur, cette même quête qu’elle condamnait en son fort intérieur ; le beurre et l’argent du beurre d’après Lou, une hypocrisie qu’elle lui accordait tant que la jeune femme ne se permettait pas d’exiger quoi que ce soit. Bien sûr, le jour était venu et l’australienne en avait redouté la venue depuis des mois -depuis que Strange lui avait filé entre les doigts. Elle avait anticipé la manière dont elle l’enverrait paître en lui disant que ce n’était pas si facile de tuer quelqu’un, que la police était arrivée et que cela n’était pas de sa faute -comme toujours, puisque ce n’était jamais de sa faute. Elle s’était fait le film de la façon dont elle rabattrait son caquet concernant le temps que cela lui prenait de le trouver à nouveau, qu’elle ne le cherchait même plus vraiment, parce qu’il n’en était pas à son coup d’essai et savait parfaitement comment disparaître n’est-ce pas. Sauf qu’il était blanchi, maintenant. La télévision l’avait craché en boucle assez longtemps pour que la française ne passe pas à côté de l’information. Lou s’était chargée de tirer quelques ficelles afin de faciliter l’aboutissement de cette relaxe. Elle l’avait aidé, celui dont elle avait juré d’offrir la tête sur un plateau. Pour cela, elle n’avait rien qu’Albane serait prête à entendre. Raison pour laquelle Lou temporisa ; bien qu’elle sût parfaitement ce qui alimentait la frustration de la jeune femme, elle joua la carte de l’ignorance. Et entre deux bouffées de tabac, elle laissa son regard vagabonder ici, là, partout excepté sur la silhouette de celle qu’elle avait flouée. « Tu sais, j’ai réalisé un truc l’autre matin. Dans deux semaines, ça aurait été l’anniversaire de Blanche. Elle aurait eu vingt-six ans. [...] » Couplet émotionnel d’entrée de jeu. Lou pouvait bien conserver son masque d’incrédulité, le soupir qu’elle lâcha était moins rempli de lassitude que de peine. Toujours la même, lancinante, sourde, comme une crise d’arthrite les jours humides, présente assez régulièrement pour ne pas être oubliée. Et elle n’oubliait pas, Lou. La date d’anniversaire, peut-être, mais pas le reste. Pas à quel point Blanche était jeune, pleine de vie, un sourire généreux aux lèvres, le caractère affirmé, ni qu’elle avait été privée de toutes les expériences que la vie avait encore à lui offrir par sa faute. Cette culpabilité avait failli la tuer plus d’une fois. « A la place, elle a sa concession au cimetière du coin. Elle aura un joli bouquet de fleurs, certainement un tas de larmes. Et tu vois, je réfléchissais à ce que je pourrais bien lui raconter. Autre que le fait qu’elle a été tuée en vain, qu’elle n’est pas vengée et que je ne sais pas si elle le sera un jour, et qu’en attendant j’ai eu la stupidité de te suivre en pensant que tu ferais ce qui est juste. » Aberline se demanda brièvement ce qu’elle pourrait raconter à la stèle, elle aussi, et confirma qu’elle n’avait rien pour être fière. Elle n’avait pas tué Strange ni aidé à le mettre derrière les barreaux lorsqu’elle en avait eu l’opportunité. Elle recommençait à fumer, piquer, renifler tout ce qu’elle avait juré de ne plus toucher lorsqu’elles s’étaient connues. Elle ne pouvait même pas se vanter de prendre soin de sa soeur tant il était clair qu’Albane vivait son existence comme une équilibriste au-dessus du vide. Lou inspira longuement sur sa cigarette, s’imposa la brûlure accrue au fond de sa gorge, le poison dans les poumons qui ne saurait pas l’arracher au monde assez tôt. Car chaque baiser goût tabac, c’était étreindre la mort un peu plus fort. « Ce qui me prend, c’est que j’ai besoin de t’entendre admettre que t’en as plus rien à faire, de ce qui est arrivé à Blanche. Tu as tiré ton épingle du jeu, tu es à la tête de tes petites affaires. Et moi, je suis juste la dernière des imbéciles pour rester docilement. » Ce n’était pas tant une question d’intelligence que de nécessité, mais pour qui ? Pour Albane qui empochait un billet à chaque intervention, chaque prescription et lui permettait de vivre plus confortablement ? Pour Lou qui avait encore besoin d’une excuse pour affirmer faire tout ce qu’elle faisait pour de bonnes raisons ? “Ce n’est pas ça.” qu’elle souffla dans une volute grisâtre. Croire qu’elle n’en avait plus rien à faire était mal connaître la jeune femme ; c’était parce qu’elle s’acculait de culpabilité qu’elle avait rechuté si fort et tentait de rendre le monde muet un rail à la fois. Parce qu’avoir tourné le dos à sa promesse la crucifiait. “Je sais de quoi ça a l’air, mais t’as tort. Et prétends pas savoir mieux que moi comment je mène ma barque. Tu sais pas. T’y es pas. Je te préserve autant que possible de tout ça, et pour ça c’est “merci” le mot que tu cherches.” Sans vergogne, et comme à son habitude, Lou trouverait tous les moyens possibles de retourner la situation. Elle pouvait faire en sorte que, d’ici la fin de la conversation, Albane reparte la queue entre les jambes persuadée d’avoir son lot de torts et d’avoir été injuste avec elle. Elle pouvait pousser la manipulation jusqu’à ce que la française en vienne à lui demander pardon. “Les choses sont pas allées selon le plan. J’aurais préféré, crois-moi. Mais c’est pas le cas et j’ai été obligée de faire avec.” Obligée de faire passer ses plans et ses intérêts avant la vengeance et les promesses. Obligée d’aller de l’avant pour ne pas être rongée par ses pensées sombres. “Parfois, il faut être plus malin que ce que la colère te dicte. J’ai appris ça de la manière forte.” Plus malin comme exécuter un voleur à l’étalage sur un coup de tête juste parce qu’il s’en était pris à la pâtisserie, au cœur, au centre nerveux de toute la haine que Lou avait redirigée vers elle-même. L’autel des promesses bafouées. “J’oublie pas Blanche, Al’, jamais. Ca me rend aussi malade que toi d’être dans cette situation.” Ca, la française pouvait le croire sur parole. Quant à la définition de la situation, Lou entretenait le flou volontairement ; de cette manière, elle pourrait modeler les événements à sa guise, et bien sûr, à son avantage.
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Il fallait que quelqu’un soit coupable de cette situation, et Lou était la parfaite tête à désigner. C’était bien là le problème ; Albane avait besoin d’accuser quelqu’un. Elle avait besoin d’une personne pour prendre le blâme, une personne qu’elle pourrait haïr. Elle avait besoin de se raccrocher au fait que les événements n’étaient pas juste dû à des circonstances intangibles, au destin, au karma, à la malchance, à n’importe laquelle de ces bêtises. Elle avait besoin de se défouler sur l’âme coupable pour alléger son âme et sa conscience, se sentir mieux le temps d’une seconde. Il y avait de l’acharnement dans cette diatribe qu’elle crachait, dans ces accusations virulentes et ces attaques répétées. Elle voulait faire mal, peu importe la manière utilisée. Avoir un signe quelconque qu’elle n’était pas la seule à souffrir de l’absence de Blanche, la seule à continuer de voir son visage partout. Plusieurs années plus tôt, la française avait sincèrement cru à la mission sous-jacente de la Ruche, s’était accroché dur comme fer à l’idée qu’à défaut d’y avoir une justice, il y aurait une vengeance. Elle avait été tenue hors de l’eau par toutes ces promesses, fermant volontairement les yeux face à l’immoralité des actes. Mais aujourd’hui, ce n’était plus une source d’oxygène. Ce n’était plus ce qui la gardait saine. Bien au contraire, ce gang et ses promesses évaporées lui plongeaient la tête sous l’eau, toujours plus profondément. Dans ses moments de lucidité, la blonde avait conscience de la dangerosité de sa vie actuelle, de combien elle jouait avec le feu. Il ne suffirait que d’un peu plus certains jours pour la pousser au bord du gouffre. Elle ne se reconnaissait pas quand elle avait cette clope au bec, inspirant cette fumée dont elle détestait l’odeur. Il ne se comprenait pas quand l’alcool polluait son sang, que son cerveau disjonctait, que sa démarche déviait jusqu’à la faire chuter. Elles étaient étrangères aussi, les marques d’aiguille cachées le long de sa peau. Mais c’était si facile d’y céder. Parce qu’elle n’était pas comme Lou. Elle ne savait pas garder contenance face à toutes les situations, ne savait pas rester en contrôle quand le monde s’écroulait. Elle n’était pas si forte, et c’était bien ce qui attisait sa colère. Peu importe combien elle se battrait, elle ne serait jamais de taille face à la vipère. La partie était jouée d’avance, peu importe les efforts que la française pourrait mettre à la culpabiliser. Albane avait beau essayer de la décrypter, rien ne transparaissait vraiment de ses traits. Était-ce de la peine ? De la douleur ? De l’agacement ? De l’inintérêt pur ? Est-ce que les mots avaient seulement le don de l’atteindre ? Les lèvres s’entre-ouvrent sans que les mots n’en sortent. Le doute finit par s’insinuer en elle, insidieux. Parce qu’elle a envie de croire qu’elle a tort, probablement. Que ce qui est arrivé à Blanche n’est effectivement pas relégué au second plan, que ce n’est qu’une question de temps. Tout ce dont elle est certaine, c’est qu’elle est incapable de dire merci, de trouver quoique ce soit qui vaille le coup de la remercier. Lou n’a rien apporté de bénéfique dans sa vie, rien d’autre que de la noirceur et des implications douteuses. Tout ça pour quoi, au final ? Elle n’avait pas besoin de connaître tous les détails quand seulement une chose l’intéressait ; Strange était toujours en liberté, sans être inquiété. Mais Aberline avait raison ; tout ce que la française faisait ici, c’était de composer avec un puzzle incomplet. Elle percevait l’image complète, pas les détails. « Je veux plus être tenue en dehors de tout ça. C’était quoi, ce plan ? Qu’est-ce qui a changé ? Pourquoi ça a merdé ? » Qu’est-ce qu’elle ne savait pas ? Elle avalerait n’importe quel mensonge bien ficelé qui pourrait l’apaiser ici, lui laisser penser qu’elle pouvait encore continuer d’accorder sa confiance. Ses doigts se crispèrent sur ses bras croisés. Elle ne parvenait pas à comprendre tout ce qui lui était raconté, avait plutôt la sensation qu’on lui parlait par messages codés. « Peut-être que si la colère avait dicté tes actions, on n’en serait pas là à avoir cette discussion. » Sa mâchoire se serre si fort qu’elle peut en entendre ses dents grincer. Plus d’une fois, elle y avait songé, s’était dit que cela ne pouvait pas être si compliqué. Il aurait suffi d’un flingue, d’appuyer sur la détente, et ce serait la fin de l’histoire. Cela semblait si simple, vu comme ça. Elle resta silencieuse plusieurs secondes, à essayer de jauger la sincérité de la brune. Lentement, sa détermination à mener à bien cette confrontation commençait à s’effriter. Parce que malgré la rancœur, Lou était l’une des dernières personnes au monde à avoir encore à cœur d’honorer le souvenir de la cadette Dumas. L’une des seules à pouvoir faire quelque chose, parce que c’était le rôle qu’elle avait choisi. « Elle aurait certainement apprécié que tu tentes de me préserver. Mais ça sert plus à rien. C’est pas en ton pouvoir. » Une réalité bien amère. Brisbane n’avait plus cette allure de rêve australien après tant de noirceur ; autant avoir l’histoire complète.
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Le plan, le fameux. Lou n’avait eu le temps que d’en mettre en place la fin que la début s’imposa à elle. Et les événements se déroulèrent bien trop rapidement. Elle n’était pas prête, quoi qu’elle prétende à propos de ce jour fatidique. Rien ne lui aurait permis d’anticiper tout ce qui allait se passer au sein du Club et, par la même occasion, précipiter cette opportunité de vengeance. Si d’autres n’avaient pas mis leur grain de sel, la jeune femme serait probablement encore en train de le mettre au point, son plan. Parce qu’elle voulait faire les choses bien, intelligemment. Elle avait encore le déroulé idéal dans sa tête, incapable d’oublier la manière dont elle aurait rêvé que tout se fasse, ce scénario parfait qui aurait mené à une revanche parfaite. Mais Lou était plus douée pour imaginer des histoires que pour les appliquer, encore moins pour les vivre. C’était un talent bien à elle de lancer des plans sur la comète, espérer beaucoup, trop fort, et se prendre la déception en pleine figure comme un crochet du droit. C’était visiblement trop demander que les choses aillent dans son sens, rien qu’une fois. Cependant, quoi qu’il arrivait, Aberline feintait le contrôle. Elle savait rebondire, ça oui, en voilà un autre talent. Elle savait prendre sa déception, sa colère, et en faire quelque chose de constructif. C’était soit ça soit devenir folle, à dire vrai -et de ce côté-là les choses ne se passaient pas particulièrement bien non plus. « Je veux plus être tenue en dehors de tout ça. C’était quoi, ce plan ? Qu’est-ce qui a changé ? Pourquoi ça a merdé ? » L’australienne pinça l’arête de son nez puis inspira profondément, cigarette au bord des lèvres. “Tu sais pas ce que tu veux.” fit-elle sèchement. Elle ne savait pas, Albane, quel était véritablement le quotidien de la Ruche. Elle ne pouvait décemment pas s’imaginer ce que cela impliquerait pour elle d’être entièrement plongée dans ces histoires. Ce n’était pas le genre de baptême pour elle, pas sa religion. C’était romancé et banalisé dans les films, les séries, les livres ; on rendait ça sexy, glamour, édulcoré à l'hémoglobine pailletée. Elle ne savait pas ce qui était bon pour elle, Albane. Comment le pourrait-elle ? « Peut-être que si la colère avait dicté tes actions, on n’en serait pas là à avoir cette discussion. » Il était bien là le problème ; Lou s’était laissée emporter. Elle l’avait joué antagoniste de nanar en déblatérant trop longtemps plutôt qu’en passant à l’action. Elle avait tant à dire, sur le coeur, dans les tripes, trop de choses qu’elle ne pouvait se passer de cracher au visage de Strange avant qu’il ne parte pour toujours. La peine qu’il lui avait fait, le gâchis qu’ils étaient, comment elle avait su se relever, le devancer et lui faire face. Sur le moment, cela lui avait paru important. Rétrospectivement, une balle entre les deux yeux aurait probablement pu tout résumer. “Tu parles trop pour quelqu’un qui délègue sa vengeance à quelqu’un d’autre. Tu veux que ce soit fait selon tes termes ? Fais-le toi-même.” Piqûre de rappel dont Albane semblait avoir bien besoin, cordialement. Lou savait parfaitement que la jeune femme n’avait pas ce qu’il fallait, pas le cran, pas les ressources, pas la détermination pour appuyer sur la gâchette et vivre avec la montagne de conséquences que cela faisait peser sur une vie. Lou connaissait la culpabilité, le poids des souvenirs, les fantômes, les regrets. Elle avait tué plus de gens par accident que de son propre fait mais cela n’avait jamais rendu les choses plus digestes. Elle apprenait à se déconnecter de ce genre d’émotions pour pouvoir vivre avec. La fin, les moyens, ce genre de choses. Finalement se débarrasser de certaines personnes devenait une nécessité, comme pour Tyler et Victoire. Ou du moins, Lou parvenait à s’en persuader, à y donner du sens. « Elle aurait certainement apprécié que tu tentes de me préserver. Mais ça sert plus à rien. C’est pas en ton pouvoir. » Albane était une grande fille, mais elle restait une gosse. Pomponnée dans son rêve australien, elle apprenait récemment ce que c’était de grandir et tentait d’aller plus vite que ce qu’elle pouvait encaisser. Il suffisait de la regarder. L’australienne la toisa, impassible. “Ca le serait si tu daignais me faire confiance. Mais c’est trop demander, hein cupcake ?” Au bout de sa cigarette, Lou la jeta au sol et l’écrasa de son talon. Un long soupir agacé vida ses poumons goudronnés. Pour calmer l’esprit mouvementé d’Albane, elle allait devoir trouver de quoi rassasier sa curiosité pendant un temps. Heureusement, quelques parts de vérité pouvaient jouer en sa faveur, ne pas égratigner le peu de foi que la française avait en elle, et soutenir le fait qu’elle tirait des conclusions hâtives à propos de sujets qu’elle ne maîtrisait pas. Oui, elle avait toujours les moyens de retourner la situation en sa faveur. “La police a débarqué, raconta-t-elle. Je tenais Strange et ils sont arrivés. J’ai pas croulé sous les options. Soit je le butais et je n’avais plus le temps de filer donc je me faisais coffrer pour meurtre la main dans le sac, je prenais perpette et plus personne ne serait vengé un jour ; soit on sortait tous les deux vivants de là.” Le choix était vite fait, même Albane serait en mesure de l’admettre. Lou n’était plus d’aucune utilité derrière les barreaux. “Puis il a disparu du paysage. Je pensais pas qu’il serait assez con pour revenir en ville, mais faut pas sous estimer l’ego de Mitchell Strange.” Elle haussa les épaules ; fin de l’histoire. Hors de question de mentionner le rôle qu’elle avait joué dans sa relaxe, ni ce qu’elle préparait pour le garder sous sa coupe. Lou avait commencé à planifier une revanche plus intelligente qu’un bain de sang, mais elle ne comptait pas sur Albane pour saisir la manœuvre. Après tout, elle n’était plus vraiment son intérêt, ni dans celui de la mémoire de Blanche.
I wouldn't wish this on just anyone, but you seem to share my impulse. I wouldn't take this from just anyone but you seem to like the result. I'll connect the dots and you can tell me when to stop. I'd rather keep on going than be something that I'm not. We're creatures of habit, we can't live without it
Il y avait certains jours où Albane avait l’impression d’attendre qu’on lui assène le coup de grâce. Elle virevoltait entre deux mondes, tentait de trouver son équilibre. Mais le fait est qu’elle marchait sur une corde, dans un équilibre plus que précaire. Elle avait essayé de se leurrer pendant des semaines, des mois. D’endosser le rôle de la jeune femme bien dans ses baskets, dévouée à aider son prochain, la personnalité douce qui savait comment faire pour bien s’entourer et profiter de chaque instant. C’était même probablement la réputation qui lui collait à la peau, la première impression qui émanait quand on la rencontrait. Elle serait éternellement dans le clan des gentils, quoiqu’il advienne. Parce qu’elle était trop douce, trop naïve. Mais ironiquement, c’était devenu le même mensonge qui l’étouffait au quotidien. Quelle crédibilité pouvait-elle avoir à prétendre être une bonne personne quand trop souvent, ses pas la ramenaient jusqu’à la Ruche ? Qu’elle était dans l’attente permanente d’un meurtre en bonne et due forme, avait manifesté de l’agacement à ce que la tête qui soit tombée ne soit pas la bonne ? Elle cautionnait tout ce qui pouvait bien se dérouler ici chaque fois qu’elle venait aider. Et puis, il y avait le reste. Elle n’était pas de taille pour lutter, et pourtant pas fichue de renoncer, pas même quand Lou montrait si clairement son irritation. Lui coupant le sifflet au passage. Elle fronça pourtant les sourcils, voulut rétorquer, mais la spontanéité décida plutôt de se battre avec la conscience. Ça n’aurait été que des mots, de réclamer la tête de Strange. De le vouloir si ouvertement mort. Malgré tout, elle était presque incapable de le prononcer, trop effrayée de ce qu’elle était devenue certainement. Qui plus est, ce ne serait qu’une distraction. Elle devait bien le savoir, au fond. Mitchell mort ne changerait absolument rien à la réalité. Blanche serait toujours disparue, les souvenirs traumatisants toujours présents. Il n’y avait rien à faire pour combler le vide que son absence laissait. Rien à faire pour qu’elle arrête de lui manquer, pour que son visage ne lui semble pas apparaître à chaque coin de rue. Dans le meilleur des cas, la Dumas serait vengée. Et puis quoi, que resterait-il derrière ? Juste elle, et tous les choix douteux qu’elle avait pu faire, tous les crimes qui seraient destinée à être éternellement passés sous silence. C’était si simple de se voiler la face aussi allègrement. Et c’était certainement pour la même raison que les mots de Lou lui firent l’effet d’une énorme claque en travers de la figure. De quoi la faire redescendre de son piédestal, la forcer à faire finalement face à la réalité. Elle attendait d’Aberline qu’elle se comporte encore comme une meurtrière. Qu’elle prenne une vie, ait à vivre avec les conséquences, tout cela pour une vengeance qui n’aurait jamais de sens et le soulagement d’une seconde. Certains soirs quand l’alcool ou la morphine lui faisaient perdre pied avec la réalité, Albane s’était imaginée mettre la main sur un flingue, devoir elle-même presser la détente. Quelques fois, elle s’en était crue capable. Généralement les mêmes soirs où elle finissait la tête dans la cuvette et n’osait plus se regarder dans le miroir le lendemain. « C’était ta promesse. » L’argument meurt sur ses lèvres, dans une voix déjà moins bien audible. Ses bras se croisent, ses mains se serrent instinctivement sur sa peau, son regard s’échappe pour fixer le goudron. Elle ne supporterait jamais d’ôter une vie, peu importe combien ce serait mérité. Mais elle ne pouvait pas non plus nier le vouloir absolument. Qu’il disparaisse, qu’elle se défasse de ce fantôme du passé. Peut-être que cela lui suffirait pour tourner la page, arrêter de venir aider à la Ruche, arrêter tous ces risques inutiles. Pourtant, c’était encore bien pire d’être tenue à l’écart et de ne rien comprendre à ce qui l’entourait. Un besoin désespéré de faire partie de quelque chose et de ne pas être seule, probablement. Toute sa détermination avait fini par disparaître sous le ton froid de Lou, ses pensées comme percées à jour. La confiance était morte depuis longtemps, fanée au fil du temps. Elle se raccrochait à ce qu’elle pouvait. « Je peux te faire confiance ? » Parce qu’elle n’en avait aucune idée. Blanche avait fait cette erreur, et cela l’avait menée trois pieds sous terre. La cigarette terminée, la française était juste résignée. Elle s’attendait à se faire rabrouer, bousculer un peu, à se faire dire de dégager d’ici. Pas à ce qu’un bout de l’histoire lui soit enfin offert. Une consolation en demi-teinte. Le récit tenait la route, le choix de sauver sa peau aussi. Elle avait essayé, au moins. Et maintenant, ce type était dieu savait où, en liberté. A devoir vivre en sachant que s’il réapparaissait, il y aurait quelqu’un pour l’accueillir. A défaut d’être enterré quelque part lui aussi, il saurait à quoi ressemblaient les nuits sans sommeil, avec un peu de chance. En attendant, s’il ne voulait pas être trouvé, il ne le serait pas. Albane était naïve ; pas assez pour ne pas réaliser cela. Elle se frotta finalement le visage, tentant à grande peine de retrouver un peu de contenance. « Je… suis désolée. Je devrais pas remettre en question tes décisions. » Elle était incapable de faire autrement. Une pensée qu’elle décida finalement d’étouffer en décidant de ne pas ignorer la bière que Lou lui avait mis dans les mains. Elle en avala quelques longues gorgées, bien consciente qu’il en faudrait bien plus pour soulager sa conscience aujourd’hui. « Tu as plus important à faire. » Que de chercher un fantôme. « Je vais y aller. Merci pour la bière. » C’était presque ironique. Mais la blonde ressentait ce besoin au fin fond des tripes de disparaître d’ici avant de dire ou faire des choses qu’elle regretterait. Pourtant, après quelques pas, elle pivota sur elle-même, visage coincé. « Quelque chose a l’air de se préparer ici pour ce soir. Si tu as besoin de mes services, je serai là. » Toujours prête à aider.
There's no need to panic, cause you're just as tragic
« C’était ta promesse. » Oh, Lou savait. C’était sa promesse envers elle-même avant d’être pour Blanche, la vengeance, se faire justice soi-même. Mitchell Strange avait fini par lui prendre plus qu’il ne lui avait donné, notamment tout espoir d’avoir une vie normale. C’était plus simple de lui imputer son incapacité à rester dans le droit chemin que d’admettre qu’elle n’en avait pas la moindre envie. Blanche avait-elle été un déclencheur, un tremplin ou une excuse ? La jeune femme n’en était plus sûre, pourtant cela avait été si simple, limpide, clair lorsqu’elle avait actionné la machine. Elle avait perdu de vue son but. Elle s’était elle-même égarée en chemin. “Et elle venait sans date d’expiration.” prétendait-elle pourtant, et peut-être que la promesse était encore valable -et peut-être que non. La piqûre de rappel brûlait la zone d’impact, mais aurait-elle le moindre effet ? Lou voulait croire que oui, que les paroles d’Albane étaient ce dont elle avait besoin pour se réveiller d’une longue période de léthargie. Si elle n’était pas focalisée sur son nombril, c’aurait pu être le cas. A la seconde où la française serait apaisée, les pensées conquérantes d’Aberline reprendraient le dessus, la stratégie, l’ambition. « Je peux te faire confiance ? - Quelle question… » Bien sûr que non. La jeune femme avait beau tenter de se montrer loyale et fiable, la vérité était qu’elle ferait toujours passer ses intérêts et sa survie avant le reste. Ses élans de générosité n’étaient jamais désintéressés. Sa parole n’avait finalement de valeur que jusqu’à ce qu’une meilleure opportunité ne frappe à sa porte. Strange l’avait vaccinée de toute notion de dévouement envers qui que ce soit d’autre qu’elle-même. Le mal qu’elle s’était auparavant donné pour les autres n’avait jamais résulté en quoi que ce soit d’autre que déception et ingratitude. C’était ce qui l’avait fait grandir, dirait-elle. C’était ce qui l’avait forgée.
Le récit était édulcoré, presque cinématographique. Lou avait toujours su raconter des histoires, capter l’attention et distraire ; ainsi elle avait fait partie des cercles populaires de l’école, fait miroiter des fantasmes à des clients, fait vivre des aventures sur scène. Un air dramatique pour souligner la tension du tout et il ne manquait que les sirènes des voitures de police, en fond, pour restituer le moment, le dessiner dans l’imagination d’Albane. Elle passait sous silence sa crise de nerfs, son coup de folie, son auto-sabotage. Elle ne mentionnait pas la suite, sa collaboration avec l’ennemi, les projets qu’elle avait pour lui. Elle avait empoché l’argent et comme à chaque liasse supplémentaire, ses principes étaient achetés. Pas besoin de vert pour vendre son âme au diable. « Je… suis désolée. Je devrais pas remettre en question tes décisions. Tu as plus important à faire. » Mission accomplie, la française était toute penaude, remise à sa place. Comme prévu, Aberline était parvenue à lui faire articuler des excuses, à renverser la vapeur de cette discussion. Comme toujours, elle s’en sortirait à bon compte, jusqu’à la prochaine fois. “Y’a pas plus important, Al’. Sauf que j’ai besoin de savoir que t’as foi en moi.” Etait-ce nécessaire de l’ajouter ? Sûrement pas, et tandis que les mots traversaient ses lèvres, Lou réalisait qu’elle ajoutait la goutte de pathos de trop. Elle se tirait une balle dans le pied, rendant désormais impossible de justifier la survie d’un Mitchell qu’elle ne traquait plus. Tout ce qu’elle avait de mieux à faire, c’était d'agrandir son petit empire, s’enrichir, empoisonner toujours plus de monde, ruiner quelques centaines de vies en plus chaque minute qui passait. La seule chose pour laquelle Blache était morte, désormais, c’était pour justifier sa folie des grandeurs.
« Je vais y aller. Merci pour la bière. » La naïveté d’Albane lui brisa le cœur l’espace d’une seconde, tandis que la victime remerciait le bourreau d’avoir encore une fois fait main basse sur son cerveau. Maintenant, c’était Lou qui avait besoin d’un verre. « Quelque chose a l’air de se préparer ici pour ce soir. Si tu as besoin de mes services, je serai là. » La jeune femme acquiesça d’un signe de tête. Dire merci n’était toujours pas sa tasse de thé. Cependant, le regard au-dessus de son épaule, la française dans sa vision périphérique, sur le départ, elle souffla avec une sincérité dont il était difficile de douter ; “Elle me manque aussi, tu sais.” Mais la venger avait perdu son sens, et Lou, les dernières miettes de son intégrité.