Dimanche soir, 7 novembre.

Lexie a tourné en rond dans son appartement toute la journée, ressassant les événements de la veille et sa rencontre avec Elijah. Alors qu’elle se trouvait au boulot et s’apprêtait à interviewer des candidats à une élection, ayant la chance de se voir attribuer une vraie mission journalistique, une connaissance lui avait indiqué avoir repéré son frère en ville. La brunette avait été dubitative, mais la photo jointe au message ne laissait pas de place au doute : Lexie reconnaîtrait entre mille la musculature de son frère, sa manière de se tenir et sa mâchoire carrée, malgré une barbe beaucoup trop longue et une allure de SDF. Une fois de plus, elle avait laissé passer sa chance d’évoluer dans le milieu du journalisme pour entamer une traque de son frère dans le centre-ville de Brisbane. Heureusement, même plus de quinze ans après son dernier passage en ville, le brun semblait avoir toujours les mêmes habitudes, les mêmes faiblesses, et Lexie semblait s’en souvenir parfaitement.
La brunette avait fini par lui tendre une embuscade et le déloger à la sortie d’une banque, où Elijah n’avait pas caché sa surprise de la revoir. Lexie, quant à elle, était habitée par la colère et la déception, les deux émotions liées au fait que l’aîné des Walker était en ville depuis une durée indéterminée et n’avait pas encore pris contact avec les siens. Une part d’elle avait eu envie de le gifler et de l’abandonner sur le parvis de la banque. L’autre part, beaucoup plus importante, réclamait cependant des réponses, et la brunette avait alors soumis son frère à un véritable interrogatoire en règle.
Avant qu’ils ne se séparent, Elijah avait exigé de Lexie qu’elle garde le secret et ne dévoile pas son retour à Channing : il souhaitait le lui dire en personne. Mettant la brunette dans une position délicate, celle-ci avait fini par accepter, mais par lui imposer un bref délai : jusqu’au lendemain soir, pas plus longtemps. Lorsqu’elle retrouvait Channing pour dîner chez lui, elle lui raconterait tout. Il était hors de question qu’elle mente à son frère. Elle lâcherait donc le morceau à cette occasion, et peu importe si Elijah s’était dégonflé d’ici-là.

Le soir arrive enfin, et la brunette se gare devant la villa de Channing. Elle frappe à la porte et attend que son frère vienne lui ouvrir, son pied s’agitant nerveusement sur le perron. Elle a les bras chargés de différents tupperwares et d’alcool, preuve que sa journée a été productive. Pour s’occuper l’esprit, elle avait décidé de s’occuper les mains, et avait passé de nombreuses heures à cuisiner. Après tout, c’était une activité plus saine que la prise de cocaïne, à laquelle elle avait étrangement résisté, même si elle avait emmené une petite fiole dans son sac. Ne faisant pas de sport, et ne pouvant se débarrasser de ses frustrations en allant courir ou en frappant dans un sac, elle avait préféré faire des gâteaux.

« Salut ! »

Elle ne sourit pas, fuit le regard de son frère, alors qu’elle dépose un baiser sur sa joue et lui fourre dans les mains une partie de ce qu’elle a emmené.

« Je sais qu’on avait dit que tu t’occupais du repas, mais j’ai eu une journée … particulière, alors … voilà. »

Elle pose le reste dans la cuisine, tend un premier plat à son frère.

« Des lasagnes. A mettre au four pour ce soir ou bien tu peux te les garder pour la semaine prochaine. Peu importe. »

Elle hausse les épaules, refusant toujours d’affronter le regard de Chan. Elle sait pertinent qu’il sent déjà que quelque chose la tracasse, et a peur qu’il arrive à lire en elle rien qu’en plongeant dans ses yeux. Alors Lexie ouvre le frigo, y glisse les bouteilles qu’elle a apportées, tout en sortant deux bières. Elle les décapsule, puis en tend une à Chan. La brunette précède ensuite son frère au salon, s’installant dans un canapé, repliant ses jambes sous elle pour s’asseoir en tailleur. Finalement, elle lève enfin les yeux vers le grand brun, son doigt tapotant nerveusement contre la bouteille en verre. Elle se demande un instant si Channing va penser qu’elle est en manque de cocaïne ou comprendre que quelque chose la travaille. Et puis, au final, elle n’est plus très sûre elle-même de la raison de son agitation, ou plutôt elle n’est pas certaine de ne pouvoir l’attribuer qu’à une seule cause.

« Tu devrais t’asseoir. »

Elle attend que son frère l’écoute, buvant quelques gorgées de bière. Elle aurait peut-être dû sortir l’alcool fort de suite, tout compte fait.

« Elijah est revenu. »

Elle observe son aîné, guette sa réaction. Elle ne sait pas s’il est au courant ou non, si le concerné a tenu sa promesse ou s’est dégonflé. Mais si Chan avait vu Elijah aujourd’hui, elle pense que le premier n’aurait pas attendu la rencontre de ce soir pour contacter sa sœur et en parler avec elle. Lui n’aurait sans doute pas garder un tel secret, et cette pensée met la brunette encore plus mal à l’aise.

« Il est ici, à Brisbane », qu’elle croit utile de préciser.

Lexie a passé une journée particulièrement étrange. Moins étrange que celle de la veille, et ses retrouvailles avec Elijah. Mais le contrecoup a été rude. Elle avait toujours 50 000 questions à poser à son aîné, l’avait déjà pas mal mitraillé alors qu’ils se faisaient face dans ce petit café. Leur rencontre s’était achevée sur la mention de Channing : Elijah avait exigé de Lexie qu’elle le laisse annoncer son retour lui-même à leur frère. Après une longue hésitation, la brunette avait fini par accepter, mais n’avait laissé qu’une journée de délai à Elijah. Lors de son dîner avec Chan, elle raconterait tout, parce qu’elle ne voulait pas lui mentir. Elle se sentait déjà suffisamment mal de ne pas l’avoir appelé dès qu’elle avait retrouvé Elijah, mais elle avait eu besoin d’un temps seul avec son aîné, un moment rien qu’à eux.
Toute la journée, Lexie avait donc tourné en rond. Elle avait joué du piano, regardé la télé, et surtout cuisiné. Elle s’était lancée dans toutes sortes de plats, histoire de s’occuper les mains et l’esprit. La diversion était un succès partiel : elle n’avait pas cessé de penser au retour d’Elijah, mais les heures avaient fini par s’écouler jusqu’au dîner sans qu’elle ne se cogne la tête contre les murs, sans qu’elle ne consomme de cocaïne ou sans qu’elle n’appelle Chan pour tout lui balancer.
Elle était finalement arrivée en avance chez Channing, les bras chargés de victuailles. La ponctualité et Lexie n’étaient pas très amies, et c’était sans doute là le premier indice qui permit à Chan de se rendre compte que quelque chose clochait.

« On attend du monde ? Qu’est-ce que c’est que tout ça ? »

Elle se déchargea dans les bras de son frère puis sur le comptoir de la cuisine, sans répondre à sa question. Elle se préférait se concentrer sur quelque chose de factuel, expliquer ce qu’elle avait préparé.

« Lexie … aurais-tu oublié que je vis seul ? »

Elle haussa un sourcil en dévisageant son frère : pensait-il qu’elle était droguée et complètement à côté de la plaque ? Non, il la connaissait mieux que ça, tout de même. Elle choisit de répondre par une pirouette.

« Je pense à ta ligne, c’est tout. Avec mes petits plats, tu iras moins au resto et tu préserveras tes abdos. Fais gaffe au petit bidon ! Bientôt, mère va désespérer de ton célibat alors que tu ne rajeunis pas ! »

Ce n’était pas très sympa. Pas très drôle non plus. Ce n’était pas très Lexie, en réalité -même si sympa et drôle n’étaient pas les objectifs qui venaient spontanément à l’esprit quand on devait décrire la brunette. Mais elle esquivait toujours LE sujet important, celui qui la mettait dans tous ses états.

« Eh, qu’est-ce qui se passe ? »

Elle ne répondit pas non plus à cette question, pas maintenant, pas à jeun. Ils avaient tous les deux besoin d’alcool, alors elle plongea sa tête dans le frigo et en sortit deux bières qu’elle décapsula, buvant quelques gorgées. Elle se fit au passage la réflexion que finalement, elle aurait dû opter pour de l’alcool plus fort.

« Si Caelan apprend que tu as touché à son stock de bières … »

Elle ne put s’empêcher de rire, un rire sans joie qui franchit ses lèvres sans qu’elle ne puisse le retenir, comme les paroles qu’elle prononça en réponse à cette remarque.

« S’il râle, t’auras qu’à me l’envoyer, que je lui explique ma façon de penser, parce que Caelan, je l’emmer**. »

Ce n’était pas poli, ni sympa, mais ça ressemblait déjà un peu plus à la brunette, même si elle était rarement aussi méchante gratuitement. D’habitude, elle se contentait de l’être quand on l’était avec elle, ou bien pour se protéger, ou encore pour remettre quelqu’un à sa place. Ses piques étaient une carapace mais aujourd’hui, elles n’étaient que des distractions pour détourner la conversation.
Finalement, elle rejoignit le salon et s’installa sur le canapé, Chan s’asseyant à côté d’elle. Et elle se lança enfin, lança la bombe, dégoupilla la grenade. Elle se souvint soudain de cette histoire qu’elle adorait quand elle était petite, « Le loup est revenu ». C’était presque pareil, finalement, sauf que c’était d’un déserteur que l’on parlait, et qu’il s’agissait d’Elijah. Elle révéla la cause de son agitation et dévisagea son frère, tentant de lire sur son visage les émotions qui traversaient Chan. Il ne détourna pas le regard, mais resta un instant interdit. Il cligna des paupières, comme pour s’assurer qu’il ne rêvait pas et que la situation était bien réelle. Il semblait avoir été mis sur pause, alors Lexie reprit la parole, reformulant la nouvelle, comme pour s’assurer qu’il avait bien compris.

« Je pensais que tu avais quelque chose de grave à m’annoncer, finalement ça aurait pu être pire. »

Elle haussa les sourcils, surprise. Ca non plus, ce n’était pas très sympa, et ça ne ressemblait pas à Chan. Parce que, pour lui, la gentillesse était l’un des adjectifs qu’on utilisait systématiquement pour le décrire.

« Elijah … ça faisait longtemps que je n’avais pas entendu son prénom. Il est vivant, donc ? »

Lexie pinça les lèvres. Elle ne répondrait pas non plus à cette question rhétorique. A croire que leur conversation ressemblait à un dialogue de sourd depuis le début de la soirée. Pourtant, il n’y avait rien à répondre à cela, Chan semblant plus en train de se parler à lui-même et de digérer la nouvelle.

« Vous avez partagé un mojito en terrasse pour fêter ça j’espère ? »

La brunette fronça les sourcils, blessée. Ca, c’était méchant. Que ses remarques envers Elijah soient désobligeantes, c’était une chose. Mais qu’il lui parle ainsi, c’est inédit, et la jeune femme fut un instant troublée.

« Chan … »

Elle se sentit redevenir une gamine, et tout ce qu’elle trouvait à se dire, c’était que c’était nul. Son comportement était nul, sa réplique était nulle. Et finalement, il était tout aussi puéril qu’elle. Parce qu’il savait très bien qu’elle l’aimait plus que tout au monde, et que ce serait toujours eux contre le reste du monde. Elle avait une confiance aveugle en lui, et elle aurait aimé que ce soit réciproque.

« Tu es injuste … »

Elle posa sa main sur celle de son frère, même si elle était blessée, parce qu’elle avait l’impression que lui aussi, l’était. Dans l’immédiat, tout ce qu’elle voulait, c’était supprimer la distance physique entre eux, pour qu’ils soient à nouveau proches.

« Je ne savais pas qu’il revenait, ni même qu’il était de retour. Une nana que je fréquente m’a envoyé une photo de lui, et je l’ai retrouvé en ville, pas loin de son dernier appartement. »

Elle se mordilla la lèvre, espérant que Chan ne relève pas qu’elle avait parlé d’une nana qu’elle fréquentait. Elle n’avait jamais crié sur tous les toits qu’elle aimait aussi coucher avec des filles, et ce n’était sans doute pas l’objet de la conversation de ce soir.

« Il était là depuis plusieurs jours, n’avait prévenu personne. Il a été très surpris de me voir. »

Elle laissa échapper un rire sans joie à l’évocation de ce souvenir amer.

« Il dit qu’il va rester. »

Elle haussa les épaules, comme pour signifier qu’elle ne savait pas si c’était vrai, ni même si on pouvait encore lui faire confiance. Car si Lexie avait toujours été plus proche d’Elijah que Chan ne l’était, elle n’était pas prête à lui pardonner son départ. L’aîné des Walker les avait quitté quand ils avaient eu besoin de lui, et ne s’était pas retourné. Sa peur de l’abandon en avait pris un sacré coup ce jour-là, et les suivants, alors qu’elle espérait toujours son retour. Elijah était peut-être le seul sujet sur lequel Lexie était plus tolérante que Chan, mais ce n’est pas pour autant qu’elle accordera facilement son pardon, alors qu’il l’a tant fait souffrir.

Elle botte en touche, Lexie. Elle fait le choix de ne pas répondre, ou bien répond à côté aux questions de son frère. Elle invente des inepties, entend bien que les mots qui sortent de sa bouche n’ont pas vraiment de sens. Elle parle de la ligne de son frère, de son célibat, insulte son meilleur ami, et rien de cela n’a de sens. Parce que, finalement, la journée d’hier n’en avait pas non plus, de sens, rien n’était logique, rien n’était attendu, et la brunette ne sait pas où elle va. Elle soupire quand elle entend le ton plus ferme de Chan à l’évocation de Caelan. On ne rigole visiblement pas avec son bro, et elle regrette déjà ses paroles. Elle s’excuserait presque, mais ce n’est pas dans ses habitudes, et encore moins aujourd’hui, alors qu’elle en a, une excuse, et une bonne, pour se comporter comme une peste.

Finalement, les voilà dans le salon, chacun une bière en main, et Lexie crache morceau : Elijah est revenu. Elle s’attendait à ce que la nouvelle bouleverse Channing, à ce qu’il soit perdu, perturbé, en plus d’être surpris. Elle ne s’attendait cependant pas à ce que la colère qu’il ressente la percute, elle. Elle était pourtant sa protégée, celle dont il prenait soin, à qui il faisait attention. Elle lui fait remarquer l’injustice de ses remarques, et il vide sa bière d’une traite avant de répondre.

« Tu penses que lui est juste, peut-être ? »

Lexie fronce les sourcils. Elle attend que Chan se serve un verre de whisky et s’installe à nouveau à côté d’elle pour reprendre la parole. Elle essaie de capter son regard, tourne son visage vers le sien du bout des doigts afin qu’il la regarde enfin. Lexie fronce un instant les sourcils, l’observant en silence, secouant doucement la tête.

« Je te parlais de toi et moi, Chan … Il n’est pas là, moi oui. »

Elle se mordille la lèvre inférieure, signe de son hésitation.

« Et c’est avec moi que tu es injuste, là. »

La brunette fait la moue et laisse retomber sa main, fixant finalement son regard sur ses genoux. Elle n’a pas l’habitude de faire des reproches à son grand frère, même s’ils sont dits d’un ton extrêmement doux et compatissant. Elle le voit, qu’il souffre, et se sent en partie responsable, parce qu’elle est le messager, la porteuse de mauvaises nouvelles.

« J’aurais préféré qu’il ne redescende jamais de sa montagne celui là. »

Ouaw, la violence de ces propos heurte Lexie de plein fouet. Elle ne connaissait pas Chan ainsi, mais en même temps, ils ne se fréquentent presque qu’à deux, dans leur bulle. Et si elle a fait des centaines de choses qui pourraient faire en sorte qu’elle s’attire les foudres de son aîné, il l’a toujours protégé, couvé. Peu importe ses erreurs, il les lui pardonne, et cherche à l’aider. Elijah n’a pas ce privilège, et ne l’aura sans doute jamais. La faute à son départ, il y a quinze ans de ça. La faute au destin qu’il a fait endosser à Chan, probablement. La brunette pince les lèvres, préférant ne pas répondre à cette remarque.

« Je ne sais même pas quoi te dire, Lex … Je sais que tu tiens à lui, bien plus que je ne le comprendrais jamais. »

Elle s’apprête à nier, à dire que c’est compliqué, parce que c’est le cas. A expliquer qu’elle ne connait pas l’homme qu’elle a revu hier. Qu’il ne connait pas non plus la jeune femme qu’il a retrouvé, après avoir laissé une adolescente endeuillée. Mais Chan lui adresse un sourire triste qui ne gagne pas ses yeux et poursuit.

« Mais promets moi simplement que cela ne signifie pas que je vais te perdre. »

Sa bouche s’entrouvre sur le coup de la surprise. Ses yeux, eux, s’emplissent de larmes. Parce qu’elle n’aime pas voir son frère souffrir, et parce qu’il lui démontre à quel point il tient à elle. Ce n’est pas la première fois qu’il l’affirme, mais c’est la première fois que Lexie ressent cette insécurité qui lui brise le cœur. C’est elle, d’habitude, qui craint de perdre son amour, avec toutes les bêtises qu’elle enchaîne. C’est elle qui a peur qu’il en ait assez de réparer ses erreurs, de ramasser les pots cassés. C’est elle qui craint qu’un jour il baisse les bras en constatant qu’il ne pourra pas la sauver.
Elle avale difficilement sa salive puis se jette sur son frère, passant ses bras autour de son cou. Elle aimerait le réconforter comme il la réconforte d’habitude. Elle aimerait trouver les mots, mais n’a pas son expérience et son charisme.

« Je … »

Elle bute sur les mots, parce qu’elle n’a pas l’habitude de les prononcer. Elle n’est d’ailleurs pas non plus une habituée des câlins fraternels. Elle se contente en principe de tolérer le contact de Chan et de ne pas le repousser pour ne pas lui faire de peine. Elle sait que dans son geste, il y a quelque chose de paternaliste et de supérieur qu’elle a du mal à tolérer, même s’il n’en est pas conscient. Ses caresses sont un rappel du fait qu’il réussit là où elle échoue. Mais aujourd’hui, c’est Chan qui a besoin de réconfort. Il casse leurs habitudes par son comportement, elle ne fait que renforcer ce bouleversement, et tente de finir sa phrase.

« … t’aime. »

Elle avale difficilement, une nouvelle fois, comme si elle allait ainsi réussir à faire descendre le nœud qui semble lui bloquer la gorge.

« C’est toi et moi, envers et contre tout … envers et contre tous. Ca a toujours été comme ça, et ça le sera toujours. »

Sa voix tremble, alors qu’elle retient difficilement ses larmes.

« Je ne te laisserai jamais, tu le sais non ? »

Finalement, les larmes débordent et roulent sur ses joues, alors que la brunette est incapable de les arrêter. Sa voix se brise sur la fin de sa phrase, alors même qu’elle espère que Chan lui confirmera que oui, il sait. Parce qu’elle sait qu’elle est loin d’être la meilleure sœur du monde, elle est même sans doute l’une des pires, mais s’il y a une chose qu’elle pensait avoir su montrer à son frère, c’est son amour pour lui. Et s’il ne sait pas qu’il est la personne qu’elle aime le plus au monde, alors cela lui brisera le cœur.

Lexie endosse certes aujourd’hui le rôle de la porteuse de mauvaises nouvelles, mais elle ne s’attendait pas à devoir subir la colère de Channing. Qu’il soit fâché est compréhensible, mais pas contre elle. On ne tire pas sur le messager, surtout pas lorsqu’il s’agit de sa petite sœur. La brunette ne comprend pas cette injustice dont elle est victime, habituée à un frère doux, tolérant, qui pardonne, notamment à leur mère, et fait tout pour que les rencontres entre Lexie et Mary se passent bien. Pourtant, Elijah ne semble pas pouvoir bénéficier des qualités de Channing, et la jeune Walker se demande si un jour il saura pardonner d’avoir scellé son destin. Finalement, Chan s’ouvre et avoue les raisons son comportement et de son injustice : la peur de perdre Lexie.
La surprise se lit sur le visage de la brunette. Elle n’arrive pas à croire que son frère puisse ressentir la même peur qu’elle. C’est elle qui craint qu’il l’abandonne, lassé de devoir supporter ses erreurs. C’est elle qui redoute qu’il ne lui tourne le dos, fatigué de devoir réparer ses fautes. Et pourtant, il ressent la même crainte qu’elle. Est-ce dû à leur éducation, à leur enfance, et aux déceptions qu’ils ont subies ? Est-ce dû au départ prématuré de leur père, qui faisait de toute façon passer l’entreprise avant ses enfants ? Est-ce dû à l’éducation délivrée par Mary, ou plutôt à son manque d’investissement, elle qui n’a jamais souhaité avoir d’enfants ? Leurs parents leur ont-ils transmis à tous des craintes et des fragilités similaires ?
Sur le visage de la brunette, le choc laisse rapidement place à la tristesse et à la douleur, car Lexie pensait pourtant avoir su montrer à Channing à quel point elle tient à lui. Elle est maladroite, certes, ne lui clame pas son amour, ne le prend pas dans ses bras, mais elle pensait avoir réussi à lui démontrer son amour à sa façon. Perturbée, perdue, elle enlace Channing, se jette dans ses bras, et lui avoue qu’elle l’aime. Si elle sent d’abord son frère se crisper, les rôles étaient décidément inversés aujourd’hui, il finit par l’enlacer à son tour et par lui caresser le dos, comme pour l’inciter à poursuivre, et la rassurer.

« Je t’aime aussi Lexie … »

Mais ça ne semble pas assez. Pas après son comportement d’il y a quelques minutes. Pas après les propos qu’il a tenu, pas après qu’il ait eu l’air si bouleversé. Alors la brunette poursuit, lui affirmant que leur relation est à part. Ils ont toujours été proches, leur lien a toujours été particulier, profond. Elle ne peut empêcher les larmes de couler, à la fois parce qu’elle se sent étrangement vulnérable de dire à haute voix ce qu’elle ressent pourtant depuis toujours, mais aussi parce qu’elle regrette d’avoir fait souffrir son frère. Alors quand il l’attire à lui pour la bercer doucement, elle se laisse faire sans se raidir, enfouissant sa tête dans son torse, là où elle sait qu’une place lui sera toujours réservée.

« Je sais Lexie … Je sais. Ce n’est pas l’amour que tu me portes que je mets en doute. »

Cachée dans le cou de Channing, là où il ne peut la voir, elle fronce les sourcils, perplexes. Alors qu’est-ce que c’est ? Elle aimerait s’éloigner pour pouvoir plonger son regard interrogateur dans celui de son frère, mais n’ose pas briser leur étreinte, pas encore, alors qu’il continue à la serrer fort contre lui.

« C’est celui que tu pourrais lui porter à lui, qui m’effraie. »

Cette fois-ci, elle s’éloigne doucement, plongeant son regard perdu dans celui de Channing, bleu sur brun, ne suivant toujours pas réellement son raisonnement.

« Je sais que tu n’aimes pas grand monde petite sœur. »

Il réussit à lui arracher un sourire, ayant visé juste.

« Mais quand tu aimes quelqu’un, tu aimes férocement. Je n’ai jamais douté de l’amour que tu me portes, pas une seule fois, et j’ai peur que tu le lui offres à lui aussi. J’ai peur que tu l’aimes, et qu’il n’en soit pas digne. »

Elle pince les lèvres en secouant la tête, comme pour nier. Elle aimerait vraiment lui dire que non, qu’il a tort, parce qu’à cet instant, rien d’autre n’a d’importance, à part Channing. Elle aimerait jurer qu’elle n’aimera pas Elijah trop fort, mais ce serait mentir. Elle l’aime déjà, parce qu’il est son frère, peu importe les erreurs qu’il a pu commettre. Elle peut l’aimer et lui en vouloir pour son comportement, l’un n’empêche pas l’autre. Et elle sait aussi déjà qu’elle pourrait souffrir de cet amour. Elle sait qu’Elijah pourrait repartir, quitter Brisbane du jour au lendemain, et ne plus donner de nouvelles pendant quinze ans. Mais c’est trop tard. Il s’est insinué dans son cœur il y a maintenant 31 ans, et il n’est pas prêt d’en sortir. Contrairement à Mary, ses erreurs à lui ne semble pas impardonnables. En règle générale, Lexie érige des barrières autour d’elle pour éviter d’avoir mal. C’est pour cela qu’elle repousse sans cesse les gens. C’est pour cela qu’elle peut compter ses amis sur les doigts d’une main. C’est pour la même raison qu’elle n’a jamais eu de relation amoureuse, n’a jamais été en couple. Mais pour ses frères, elle a toujours fait une exception, et en fera toujours. Alors elle avale difficilement et glisse sa main dans celle de Channing, la serrant comme pour le rassurer une nouvelle fois.

« Je tâcherai de faire attention. »

C’est tout ce qu’elle peut répondre, comme une promesse qu’elle tentera de se protéger de lui aussi, comme elle se protège de tous.