Les jours passant, Rhett en est venu à se demander à de multiples reprises si l’idée de proposer un restaurant à Mabel était réellement bonne. La blonde est paradoxale au possible, il pense la connaître par cœur autant qu’elle est une parfaite inconnue à ses yeux: rien ne lui dit qu’elle lui a un jour dit la vérité sur quoi que ce soit. La Mabel d’aujourd’hui n’est en rien semblable à celle qu’il a connu, à commencer par le fait qu’elle est désormais une femme et une mère. De son temps, ce sont deux termes qu’il n’aurait jamais pensé lui associer. Celui de mère, tout du moins, puisqu’il sait qu’il aurait fini par la demander en mariage si elle lui avait fait part de son souhait d’avoir une bague au doigt. Si ce n’est pas un avenir dont il rêve pour lui, il ne l’abhorre pas pour autant. Et pour Mabel, tout le monde sait qu’il aurait été prêt à tout.

Pour le moment, le retour à la case départ impose à ses efforts un retour à zéro. Il se contente de ne pas lui mettre un lapin autant que d’arriver à l’heure, ce qui en réalité ne sont nullement des faveurs qu’il lui fait ; il aurait agi de la même façon avec qui que ce soit d’autre. La preuve, c’est un scénario qu’il a déjà joué avec Lexie, avec un historique bien différent et un objectif qui l’est tout autant, pourtant. Déjà, il savait par avance que la blonde n’arriverait pas à l’heure, raison pour laquelle il n’est pas surpris de devoir attendre quelques minutes à sa table, précisément choisie pour sa situation excentrée par rapport aux autres. Bien qu’il connaisse la raison de tout ceci, une part de lui, rationnelle, ne peut s’empêcher de penser qu’elle a finalement honte de lui. En réalité, il prévoyait de l’attendre bien plus longtemps encore et il est surpris autant qu’heureux d’observer la silhouette de la blonde se détacher de la masse. Mabel a un sourire d’apparence et le chef de salle qui lui ouvre la voie tel un ballet millimétré. La scène le fait sourire doucement en retour.

Rhett se relève pour la saluer d’une étreinte rapide, se retenant contre la table du bout des doigts. Maintenant plus que jamais, il se demande si toute cette soirée était une bonne idée et si renouer avec le passé est réellement la bonne chose à faire, parfois, et s’il ne vaut peut-être pas mieux l’enterrer pour mieux l’oublier. Longtemps, c’est tout ce qu’il a espéré à propos de Mabel. “Ce sont les hormones qui te rendent presque ponctuelle ?” Il essaye maladroitement de lancer la conversation, incapable de faire sans son humour et ses blague qui n’en ont parfois que le nom. “En tout cas, tu es radieuse.” Et à ce compliment, il n’ajoute aucun commentaire au sujet de la grossesse, ne trouvant aucun lien entre les deux. Sa beauté n’a jamais été remise en question, même quand il la détestait de toute son âme.

« Tu pourras être fier de ce miracle, je suis presque à l'heure pour toi » Et le pire dans toute cette histoire, c’est qu’il est justement fier d’elle. Oubliés les peines de coeur et les longs messages de reproches adressés à Mabel, le voilà qui voit déjà de nouveau en elle une amie, une présence positive à ses côtés. S’il hésite encore sur l’étiquette à lui apposer, il sait au moins qu’il est heureux de la retrouver ce soir et qu’il espère sincèrement qu’ils sauront retrouver le droit chemin à deux. Ils ont sûrement appris de leurs erreurs, maintenant, et puisqu’une vie de couple n’est pas faite pour eux - pas ensemble, tout du moins - alors ils peuvent au moins essayer d’être amis. Ils savent assez de choses l’un sur l’autre pour pouvoir se comprendre. “Et j’en suis honoré.” Il reprend dans un sourire sincère, ses yeux clairs n’ayant aucun mal à briller sous les lumières aveuglantes de la salle.

Encore peu habitué à l’observer avec un ventre aussi arrondi, il a bien du mal à dégager ses yeux de cette excroissance qu’il a sans aucun doute peur de voir devenir un véritable mini-humain dans peu de temps. « Merci de le souligner » Il esquisse un faible sourire en réponse au sien, ne voulant pas mettre davantage l’emphase sur le sujet. S’il trouvait nécessaire de lui faire part de son sentiment et du fait qu’elle soit effectivement radieuse, il ne compte pas faire de sa beauté un sujet de discussion à part entière : il lui en a déjà fait part bien assez de fois, à Londres, et aujourd’hui ce serait déplacé que de continuer sur ce terrain-là. « Je suis heureuse de te retrouver ici aujourd'hui. » Encore une fois, Rhett n’a pas besoin de répondre pour qu’elle sache que le sentiment est partagé. Après tout, l’invitation venait de lui et il ne regrette pas de l’avoir formulée. Peut-être qu’il changera d’avis d’ici la fin du repas, mais il ne l’espère sincèrement pas.

« J'espère que mon charmant guide qui s'est amusé à nous pousser ensemble dans l'ascenseur en a eu pour son argent... Je n'arrive même pas à comprendre ce qui lui est passé par la tête. » L’australien a un sourire amusé, lequel il avait bien été incapable de partager avec ledit guide lorsqu’il l’a rapidement congédié de l’ascenseur, jugeant à terme sa présence inadéquat à en juger par la discussion qui était la leur. “Je crois qu’il a eu beaucoup de choses à raconter autour de la machine à café.” Autant dire qu’il a soigneusement évité Rhett depuis ce jour-là et que ce dernier n’a pas non plus fait le moindre effort pour provoquer une rencontre entre eux. Ils étaient sur la même longueur d’onde, finalement, même si l’ancien rugbyman avait quelques envies de meurtre à son sujet ; oui, rien que ça. Disons que s’il avait pu lui arracher la tête au moment des faits, il ne se serait pas gêné pour le faire. Le retour de Mabel dans sa vie n’est pas ce qu’il avait prévu et elle représente à un seul un véritable tremblement de terre qu’il n’avait pas le moins du monde prévu d’encaisser. Pourtant, sa magnitude semble avoir largement été surestimée, en témoigne l’instant qu’ils partagent sans se crier dessus ni même s’insulter. C’est une chose qui lui aurait semblé impossible il y a peu de temps encore. « Comment ça se passe pour toi en ce moment ? » Oh, cette question, cette incessante question qui est endogène au moindre repas, à la moindre discussion. “Je viens d’avoir trente neuf ans, je crois que c’est déjà une réponse en soi.” Elle sait, Mabel, à quel point il accepte très peu l’idée de vieillir, et le fait d’avoir été en couple avec une jeune femme de huit ans sa cadette n’a été en rien pour arranger un tel sentiment. Il lui répond dans un sourire, ne voulant pas dramatiser une annonce qui n’a pas à l’être. Il a trente neuf ans depuis deux jours à peine, c’est surtout la barre de la quarantaine qui sera difficile à accepter pour lui. “Tu te souviens de mon amie Joanne ? On a repris contact. Elle a deux enfants, maintenant, je pourrais lui demander des conseils pour toi si tu veux.” Elle n’en a sûrement rien à faire de Joanne mais c’est important pour lui que de lui annoncer une telle chose alors qu’il tente réellement de cacher sa joie à l’idée de renouer les liens avec la jeune divorcée (et ça aussi, c’est une véritable bonne chose). C’est une parfaite excuse pour lui de lui parler de sa vie, de ses amis qui le rendent fier et évoluent à défaut qu’il en soit de même pour lui, ayant plutôt eu tendance à se laisser couler, surtout depuis leur rupture. “Et toi ? L’interview de l’autre jour s’est bien passée, finalement ?” En espérant que le fait qu’elle ait troqué un employé lambda des locaux pour se faire guider par Rhett en personne n’ait pas éveillé plus de bruits de couloir encore - oh si, bien sûr que ça en a éveillés.

« Tu te focalises trop sur l'âge. » Pourtant, son âge est affiché partout, constamment. Il ne peut faire sans, ne peut éviter les questions à ce sujet non plus et peut guère en faire de même avec les fêtes d’anniversaire. Tout recommence chaque année et cela se révèle être à ses yeux un véritable supplice dont il ne peut se défiler, éternellement occupé à sourire poliment face aux félicitations d’autrui: bravo, une année de plus ; une de moins à vivre. « Je parlais de ta vie en général, pas de ce sujet qui fâche ! » Et, à nouveau, c’est un sourire poli qu’il esquisse, ne souhaitant pas engager une bataille sur ce terrain-là. Après tout, ce n’est en rien de la faute de la jeune femme s’il vieillit lui aussi. “Alors outre ce léger détail, les choses se passent bien.” Elles ne sont pas aussi réjouissantes qu’il pourrait l’espérer et rien ne lui donne autant d’adrénaline qu’il a pu en connaître en Angleterre, mais il n’a pas non plus de raison de se plaindre du train de vie qu’il mène.

Pourtant, il n’a pas besoin de beaucoup de temps avant de déjà aborder le sujet de Joanne, comme si elle était le soleil autour duquel il gravitait et qu’il se devait de faire savoir au reste du monde qu’il commençait enfin à la retrouver. Parce que oui, Mabel représente à elle seule un monde tout entier, cela n’a rien de nouveau. « Tu es donc quoi ? Tonton par alliance ? » L’australien esquisse un rire mi-gêné, mi-amusé. “J’imagine que ‘tonton Rhett’ c’est déjà un bon début.” Quand bien même personne ne l’appelle comme ça, et surtout pas son amie. Pourtant, ses deux mini-elle sont sûrement les seuls enfants en ce monde avec qui il s’entend sans mal et qu’il est heureux de retrouver, les rares fois où cela est possible. Sans doute qu’il compense à sa façon la haine qu’il tient contre leur père et tente de (se) prouver qu’il ne leur en tient pas rigueur, à eux.

Poliment et avec une certaine curiosité, c’est vers elle qu’il laisse reposer la prochaine question, lui demandant ainsi si l’interview dans les studios d’ABC s’était bien passée. Le sourire qu’elle lui tend semble déjà répondre en partie à la question. « La journaliste semblait être au courant de notre entrevue, puisqu'elle a essayé subtilement de me poser des questions sur toi, sur notre relation... Heureusement, ça n'a pas été gardé au montage final, parce que ça m'aurait énervé de parler de toi dans une interview concernant mon mariage et mon enfant. » Elle soupire, il grimace sans même chercher à lui cacher le fond de ses pensées. “Ouais, les bonnes vieilles casseroles du passé.” Son ton est empli d’ironie simplement parce qu’il a passé l’âge de se la jouer dramatique mais il ne mentira pas ; que parler de lui puisse l’énerver a quelque chose de profondément blessant, surtout pour un sportif cultivant éternellement un certain ego. Ce n’est sans doute pas ce qu’elle voulait dire, au fond, mais les mots ont été prononcés et Mabel se montre être plutôt douée pour enfoncer le couteau dans la plaie. Ou tout du moins, Rhett n’en doutait pas, mais elle vient simplement lui confirmer que le temps n’a rien changé de son caractère de feu. « Je ne suis pas sûre que nous revoir arrange les choses. A croire qu'on ne peut pas juste discuter ou vouloir être amis, et qu'on est voués à se retomber dans les bras maintenant qu'on s'est revus ! »En effet, qu’ils se soient revus n’a rien arrangé aux rumeurs à leur sujet mais a au moins permis aux journalistes d’écrire quelques lignes dans leurs journaux sans le moindre mal. Cela représente sans doute de l’argent gagné facilement, personne ne peut cracher dessus. “Les gens ont tendance à oublier que les personnes qu’ils voient dans les magazines existent dans la vraie vie.” Et que, par conséquent, elles sont bien réelles, faites de chair et d’os, dotées de sentiments et emplies de défauts. Retomber dans les bras de Mabel est en fin de liste des erreurs qu’il compte réaliser dans les années à venir, ils devraient tous revoir leurs estimations à la baisse puisqu’il ne leur offrira pas ce qu’ils désirent: il a commis l’erreur de tomber amoureux d’elle une fois, déjà, et il ne recommencera pas.

« J'ai toujours aimé être au centre de l'attention, mais parfois, j'aimerais pouvoir contrôler ce qui se dit autour de moi... » - “Ça ne s’arrangera pas quand tu auras accouché.” Il soupire doucement, ses yeux occupés à vadrouiller sur le tissu de la table. Il a besoin de longues secondes avant de se rendre compte qu’il aurait peut-être dû garder ses pensées pour lui et ne pas venir lui donner davantage de raisons de s’inquiéter. “C’est pas ce que je voulais dire. Enfin si, mais c’est pas une finalité en soi. Les gens se lassent de tout et les paparazzis aussi. Si tu cherches un peu d’intimité, t’en auras.” Et justement, tout réside dans un seul et unique mot clé: si. Parce que l’arrivée d’un enfant pourrait l’entraîner dans un tourbillon médiatique dont elle pourrait tirer gros, elle le sait sûrement autant que lui. Reste seulement à savoir à quel point elle compte réellement privilégier sa vie de famille sur sa carrière.

« Mais est-ce que ça t'intéresse d'être tonton Rhett ? » - “Dan un certain sens, oui.” Parce que dans un certain sens cela viendrait prouver qu’il compte pour eux autant que pour Joanne et c’est tout ce qu’il cherche ; certainement pas à se frayer une véritable place au sein de leur famille déjà bien assez complexe en l’état. Il serait le faux-tonton cool qui apporte toujours des cadeaux, celui qui leur montrerait bien évidemment tous les matchs de rugby du monde et qui leur rapporterait des autographes de leurs stars préférées. Il pourrait être ce tonton là, s’il ne persistait pas une certaine gêne dès lors qu’il échange avec Joanne et que les années de silence les rattrapent un peu trop rapidement, un peu trop brutalement. Il aimerait que ce ne soit pas le cas mais force est de constater que leurs vies ont pris des chemins différents. « Ils doivent être spéciaux pour avoir ainsi ton attention. » Ils le sont, justement parce qu’ils sont les enfants d’une amie précieuse et que grâce à leur simple sang, ils gagnent une importance capitale à ses yeux. Ils restent des enfants agaçants mais Rhett n’a aucun mal à passer outre dès qu’il retrouve en eux le sourire de leur mère et ses yeux. Malheureusement, ils ont tout autant pris de leur père et ça, il s’en serait bien passé. “Oui, ils le sont.” Tout comme l’enfant de Mabel le sera aussi, même s’il ne revendiquera jamais le titre de ‘tonton’ à ses côtés. Elle aussi, d’une manière bien différente, a longtemps compté pour le rugbyman. Il ne sait pas s’il est soulagé ou déçu que cet enfant ne soit pas le sien, finalement. Il y a sans doute des deux.

Amèrement, Rhett reprend ses paroles en soulignant le fait qu’elle préfère l’effacer de son histoire plutôt que simplement accepter ce qu’ils ont été, le temps qu’ils l’ont été. Il n’a aucun mal à passer du coq à l’âne, toujours ausi vif dans ses réactions émotionnelles, à défaut qu’il en soit de même des physiques. « Tu n'es pas une casserole de mon passé. » Il dodeline de la tête, arrange un sourire aussi grand qu’il se veut faux. Tout dans son attitude crie ‘oh, vraiment ?’ d’un air narquois mais il n’est pas assez fou au point de véritablement prononcer ces mots. Il se contente de fortement les penser, alors. S’ils en sont réduits à se retrouver dans le coin d’une salle de restaurant alors qu’il n’est même pas une casserole du passé, alors il craint quelque peu la vie que doivent mener ceux à qui elle colle l’étiquette. « J'apprécie la personne que tu es, et je regrette de ne pas avoir été honnête avec toi, parce que tu méritais mieux que ça. Mais on ne fait plus partie de la vie de l'autre et... Cette interview était sensée être sur mon avenir, par sur le nôtre. » Parce que Mabel, elle, continue encore de briller sous le feu des projecteurs. Elle vit ce qui est aujourd’hui le rêve de Rhett, après longtemps avoir été sa vie. Il serre les dents et encaisse en silence à défaut de pouvoir faire autre chose. Ce n’est pas de sa faute s’il a eu cet accident, il n’oserait jamais le lui reprocher d’une façon ou d’une autre. Simplement, il trouve profondément injuste qu’elle puisse vivre une vie aussi belle alors qu’il s’est retrouvé avec plus rien, du jour au lendemain. C’est elle qui l’avait approchée pour sa renommée, pas le contraire. Si tout avait dû se passer aujourd’hui, c’est à peine si elle aurait jeté un regard sur le gars de la télé. “Tu as des projets ?” Il préfère encore changer de sujet et à défaut d’avoir apparemment pu parler de ce dont elle voulait avec la journaliste, il lui offre la chance de s’exprimer en cet instant.

« J'espère qu'ils se lasseront, mais j'ai surtout peur qu'ils veuillent surtout se focaliser sur le bébé. Qui n'a rien demandé à personne et que je ne veux pas exposer. »
“Tu sauras le protéger.”

Il ne lui dit pas qu’ils ne se focaliseront pas sur l’enfant parce que bien sûr que c’est ce qu’ils s’empresseront de faire à la seconde où il sera né, la première photo de lui et toutes les autres ensuite étant assurées de faire le tour de la toile. Mabel le sait sûrement autant que lui, elle se contente simplement de garder espoir là où elle n’a que ça à quoi se raccrocher. La réalité finira toujours par la rattraper mais Rhett ne doute pas qu’elle saura se montrer discrète et cacher son enfant du flash des journalistes. Au moins, elle sait déjà à quoi s’attendre, pour elle-même déjà être passée par là. « Le plus dur va sans doute être de ne pas parler ou de minimiser l'impact de sa vie sur la mienne. Alors que je vis de ce que je décide d'exposer. » Finalement, sans lui même avoir la moindre intention de devenir parent et encore moins d’expérience en ce domaine, il pense comprendre ce qu’elle ressent et, plus important encore, ses craintes. “J’ai tendance à penser que ce que tu diras sur elle seront des informations en moins que les journalistes iront chercher. Tu sais déjà comment les choses se passent dans le milieu, il s’agit simplement de doser.” Il parle comme s’il n’était question que d’une formule mathématique applicable à toutes choses, quelque chose de quantifiable et de modulable, une simple équation sans la moindre inconnue. Rhett conçoit encore bien mal que l’arrivée d’un enfant dans la vie de quelqu’un n’est pas synonyme de changement mais bel et bien de chamboulement total.

« Mais ne parlons plus de ça ! Quoi qu'on peut rester dans le journalisme. Je ne t'aurai pas imaginé devenir commentateur, tu t'excites trop devant les matches pour en parler calmement, non ? » Le sourire du commentateur se veut poli. Mabel est bien placée pour connaître sa passion pour le rugby alors qu’elle a détesté chaque instant passé auprès de lui, il ne peut donc pas croire qu’elle pense réellement ce qu’elle lui dit là. “Aucune équipe n’a envie d’un joueur de 39 ans, encore moins si ce dernier est obligé de déclarer forfait après le premier plaquage.” Le numéro neuf est agile, il se faufile partout et, bien souvent, il est aussi la cible privilégiée des placages. C’est lui, le numéro neuf. C’était, parce qu’après deux fractures aux genoux et tout un tas d’autres merdes dans les mollets, ainsi qu’une commotion cérébrale de rien du tout, il n’était plus grand chose. “Hassan m’a proposé ce job quand je suis rentré. J’ai accepté. C’est le mieux que je puisse trouver, j’imagine, et apparemment j’ai même le droit de crier devant les matchs et d’être payé pour ça.” Il a encore le droit à un peu de gloire, voilà tout ce qui l’intéresse et ce bien avant le nombre de chiffres sur son chèque de paie. L’argent aide mais ne fait pas tout ; la gloire, elle, n’a pas de prix. “Je me voyais pas devenir commentateur non plus. J’espère pouvoir entraîner une équipe digne de ce nom, un jour.” Les gars de l’UQ sont bons mais ils sont universitaires, ils ne ramènent pas de coupe comme celles que tous les Saracens ont pu caresser, embrasser et brandir fièrement. “Mais je sais pas pourquoi je te raconte ça, tu te contentes d’être polie parce que t’as de toute façon toujours détesté le rugby, pas vrai ?” Elle peut le dire, maintenant qu’elle n’a plus rien perdre et encore moins à gagner.

« J'ai toujours des projets. Mais le plus important pour le moment, c'est de réussir à devenir actrice. » Elle parle de son enfant puis de sa carrière sans la moindre transition, comme si les deux étaient pleinement conciliables, ce dont Rhett ne peut que douter. Non pas qu’il ait la moindre expérience dans ce domaine, mais lorsqu’il s’agit d’atteindre ses rêves, il commence à comprendre que le moindre petit obstacle sur son chemin peut devenir un empêchement à vie. Un enfant, c’est bien plus qu’un petit obstacle sur son chemin, et pourtant Rhett ne peut s’empêcher de la comprendre, elle et son besoin irrépressible de se retrouver sous la lumière des projecteurs, adulée par la foule, demandée par les personnes de son milieu. Tout ce qu’il se contente de faire, encore et toujours, se résume à hocher la tête en guise d’approbation. S’ils étaient restés ensemble, il aurait pu avoir le droit à une partie de cette lumière, faire assez désirer Mabel la nouvelle actrice pour que le monde entier n’ait plus que son nom à la bouche. “Tu y arriveras.” Parce que la jeune femme a toujours obtenu ce qu’elle voulait, qu’il soit question d’un sujet professionnel ou bien plus personnel: il le sait d’expérience.

La question de l’intimité de sa future fille est déjà au cœur de toutes les discussions et la préserver ne sera pas une tâche facile. Pourtant, il sait à quel point la jeune mère est forte et tout ce dont elle serait capable pour protéger ses proches ; plus encore la chair de sa chair. « Je suis déjà pas douée pour doser ce que je veux ou ne veux pas dire... J'ai jamais été douée pour les demi-mesures, tu le sais bien. » L’australien étouffe un rire simple mais franc. Oh oui, il le sait bien. “Mais cette fois il ne sera pas question de toi.” Alors il se surprend lui-même à ressentir un certain espoir à l’idée qu’elle se batte différemment dès lors qu’il est finalement question de sa fille et non plus d’elle seule et de sa carrière. Cette fois-ci, il ne sera plus question que de protéger la chair de sa chair d’un monde dont elle connaît bien les excès. Elle saura trouver la juste mesure, il ne se fait pas le moins souci à ce propos.

A son tour, Mabel l’interroge sur sa vie, sans qu’il ne sache pourtant si elle le fait par pure politesse ou réel intérêt. Naturellement, il tend plutôt vers la première hypothèse, sans pour autant s’en émouvoir plus que nécessaire. « J'imagine que c'est plus intéressant d'avoir un sportif ? Tu connais le jeu, tu connais les sensations qu'ils éprouvent... » Plus intéressant pour les téléspectateurs et les auditeurs, oui, sans doute, mais de son côté, tout ce qu’il peut ressentir se résume à de l’envie. Il voudrait être sur le terrain avec eux, certainement pas dans des loges en hauteur ni même sur un plateau de télévision, condamné à analyser le moindre de leurs mouvements alors que Rhett sait à quel point tout relève de l’instinct sur le terrain et non de noms de stratégies à la con. Son sourire le sauve encore une fois, lui qui lui permet si souvent de se sortir de situations tumultueuses et de questions auxquelles il n’a pas envie de répondre. “Je connais mon sujet, ça fait toute la différence.” Et ça permet de fermer le clapet des autres journalistes qui, eux, se sont toujours contentés de regarder les matchs de leurs idoles tout en faisant des études dans le milieu du journalisme. Ceux-là l’agacent, surtout parce qu’ils arborent un air éternellement condescendant. « Mais j'ai toujours trouvé que la façon dont tu en parlais était captivante. Tu es un passionné, et tu sais attirer l'intérêt, même si personnellement je ne retenais pas grand chose. » Sans doute bien plus attendri par ces paroles qu’il ne voudrait l’imaginer, le sourire qu’il esquisse désormais n’a rien d’artificiel. Les compliments de Mabel ont leur importance, surtout aujourd’hui alors qu’elle n’a plus le moindre intérêt à lui mentir et à l’amadouer - quoiqu’il serait une fois de plus tombé dans le piège, à n’en pas douter. “Ce qui ne m’a pas empêché de t’en parler quotidiennement pendant des années.” Il avoue à son tour, n’ayant jamais réellement pris en compte les sentiments de sa petite amie de l’époque lorsqu’il était question de ne plus parler de son sport constamment. A ce moment de sa vie plus que tout autre, le rugby représentait absolument tout à ses yeux, notamment parce qu’il était au sommet de sa gloire.

Pourtant, il suffit d’une simple question de sa part pour remettre toutes choses en perspective alors qu’il lui avoue éprouver l’envie d’entraîner une équipe à son tour, un jour. « Tu aimerais entraîner quelle équipe ? » Et aussi stupide que cela puisse paraître, il n’y avait jamais réellement pensé. La partie nostalgique de lui voudrait entraîner les Reds, la première équipe professionnelle dans laquelle il s’est retrouvé, et pourtant cela ne lui semble pas assez. Il rêve d’entraîner les meilleurs, parce qu’il vaut au moins ça. “Les Saracens. Ils sont comme ma famille.” Ils sont une famille à l’autre bout du monde avec qui il a perdu pour ainsi dire tout contact mais soit ; ils sont sa famille. C’est un mensonge auquel il se raccroche, la faute au fait qu’il soit particulièrement attirant. S’ils leur offraient la possibilité de les rejoindre et d’ainsi abandonner tous ses proches et sa famille ici, à Brisbane, il y a fort à parier que Rhett n’hésiterait pas un seul instant. Loin d’en être fier, il sait qu’il serait pourtant incapable de résister. “Ce serait comme te demander avec qui tu voudrais tourner. Tu me donnerais les plus grands noms, pas vrai ?” Lui comme elle n’ont jamais pris le temps de se confondre dans la médiocrité.

Attrapant son verre d'eau, il prend le temps de boire sa gorgée avant de passer à autre chose, une question qui le taraude depuis au moins cinq secondes. "Ton mari travaille dans le même milieu que toi ?" Est ce qu'il peut comprendre à quel point sa passion lui demande tout son temps, toute son énergie aussi, et à quel point elle rend difficile toute vie de famille et de couple avec ? Pour Mabel, il l'espère sincèrement.

Pas étonné le moins du monde de l’entendre dire qu’elle n’a rien retenu ou presque de ses années à lui enseigner les règles du rugby ou simplement à lui en parler, Rhett esquisse un sourire poli. Si en temps normal il ne se serait pas caché pour partager le fond de ses pensées, il se retient uniquement parce qu’il s’agit de Mabel et que la dernière chose dont il ait envie en cet instant serait d’élever la voix face à elle ou de jouer une fois de plus la scène du coeur brisé. Il préfère largement esquiver et ne rien lui répondre pour, plus tard, se montrer totalement transparent au sujet de l’avenir qu’il n’hésiterait pas à envisager en Angleterre si l’opportunité venait à se présenter. « Tu serais capable de tout plaquer pour retourner en Angleterre ? » La réponse tient déjà dans la question, il n’a rien à ajouter et surtout ne veut pas s’épancher davantage sur le sujet. Ce serait abandonner ses amis pour la seconde fois de sa vie et Rhett souhaite autant que possible éviter de formuler les choses ainsi, de façon aussi brutale et sans aucun doute injuste. « Remarque, tu as longtemps évolué parmi eux, tu connais leur esprit d'équipe et leur organisation, et tu sais que tu vas les apprécier. » Ouais, ouais. Ce ne sont pas ses anciens partenaires qu’il a envie de retrouver - depuis le temps, beaucoup si ce n’est la majorité ont raccroché les crampons -, c’est la renommée de l’équipe qu’il recherche encore et encore. Les Saracens seront toujours les Saracens, ils auront toujours leur palmarès et personne ne leur retirera leurs succès et leur renommée mondiale, et ce peu importe de qui est constituée l’équipe sur le terrain ou en dehors. C’est de cette lumière dont il a besoin ; les amis peuvent toujours se retrouver.

Non pas qu’il n’aime pas parler de lui, Rhett préfère pourtant laisser le sujet reposer sur Mabel, autant pour éviter les questions gênantes que pour tenter de rattraper le temps perdu lors de la décennie écoulée. « Non, du tout. Et des fois c'est frustrant, parce qu'il ne comprend pas toujours mes contraintes ou... » Ainsi, il apprend sans avoir à creuser davantage que la relation avec son mari n’est pas toujours aussi idyllique que ce qu’elle voudrait le faire croire à la télévision - ce qui, soyons honnête, a bien plus tendance à faire sourire l’australien que ce qu’il voudrait le faire croire. A défaut de laisser parler ses véritables émotions, il se contente de hocher la tête pour lui faire comprendre qu’il écoute et reste attentif à ses paroles. « Mais en même temps, je préfère qu'on ne travaille pas au même endroit. Et que je puisse me plaindre ou me réjouir du travail à quelqu'un d'extérieur, qui a une vision plus objective que moi. » Et qui sait, peut-être que Mabel a su retenir plus d’informations au sujet du travail de son mari que cela n’avait été le cas avec Rhett. Il le leur souhaite sincèrement, tout du moins. “Tu as raison. Vous ne vous marchez pas dessus, au moins.” qu’il ajoute, sans même savoir dans quoi travaille son mari. Non pas qu’il s’en moque et qu’il n’ait aucune envie d’en parler mais oui, c’est exactement ça.

« Toi, il te faudrait sans doute mieux quelqu'un qui partage tes passions. Ou en tout cas qui en sache assez sur ce qui te passionne pour pouvoir avoir de vraies discussions. » - “Je cherche pas vraiment quelqu’un de toute façon, tu sais.” il s’empresse d’ajouter, grimaçant quelque peu face aux paroles de la blonde agissant soudainement comme si elle était la mieux placée pour s’improviser conseillère conjugale. Il peut avoir des discussions avec ses amis et cela lui suffit très bien: Rhett est trop habitué à l’omniprésence des fantômes de son passé pour vouloir décemment les abandonner et aller de l’avant, seul, avec une personne dont il ne connaîtra absolument rien au départ. Rejouer la même histoire le fatigue déjà et il n’est plus certain que le jeu en vaille la chandelle, désormais. “Et à défaut de savoir quel genre de personne j’ai besoin dans ma vie, je sais au moins celles dont je n’ai pas besoin.” Mots qui pourraient ressembler à une pique visant directement Mabel ; ce qui n’est pas plus éloigné de la réalité que ça, en réalité. Pour autant, son intention n’est pas à blesser la jeune femme. Il a la rancune tenace, mais le lieu est aussi inapproprié que l’instant. "J'espère que tu seras heureuse ici, avec ta famille." Pour ça au moins, il est parfaitement sincère, levant ainsi son verre à la santé de son ex petit-amie.